Stéphane Renard : Grave - Julia Ducounau, film franco-belge 2017

GRAVE

 

Julia Ducournau, film franco-belge 2017

 

 

Stéphane RENARD

 

20 avril 2017

 

 

 

Grave est un film dérangeant. Le sexe y est comme sublimé en une pulsion dévorante qui aurait débordée le cadre des jeux de la rencontre amoureuse pour hystériser coups de dent et suçotements jusqu'au cannibalisme.

 

Ce film est d'autant mieux construit qu'il intéresse jusqu'au bout. C'est pourtant une rude épreuve que cette projection cinématographique, car c'est une lutte contre les effets d'une altérité qui favorise sa présentification. Il n'est pas possible au cours de la séance d'appuyer une identification qui viendrait en soutien moïque. D'où ce sentiment d'altérité. Puisque en quel semblable retenir : l'un des zombies qui erre tantôt rampant, tantôt déchaîné, l'héroïne dévoreuse de chair humaine, sa sœur encore plus avancée dans cette voie, l'un des anciens aux comportements sadique ? Ne reste que l'ami de Justine qui présente figure humaine encore qu’il ne la gardera pas longtemps puisqu’il sera dévoré nuitamment.

 

Le dialogue intérieur, qui accompagne le film pour chacun, oscille potentiellement entre cette recherche d'un appui introuvable, puisqu’aucun semblable ne semble pouvoir lui donner corps, et celle d'une forme identifiable, connue, qui rende la stabilité à ce qui se présente ainsi à la lecture du film. Ce sera vain. Dans ce film point de mêmeté, point de confort, point d'ennui qui du coup viendrait organiser un désir d'autre chose. Le pire est qu'il ne s'agit pas d'un film qu'on pourrait qualifier d'étranger, dont on pourrait indiquer la filiation comme provenant de l'autre coté d'une frontière, avec cet avantage qu'elle nous garderait ainsi entre soi, entre nous, rejetant ce film de l'autre coté. La réalisatrice nous parle d'un intérieur informe, de l'organicité corporelle qui nous est consubstantielle, de tripes et de boyaux, dont elle souligne le caractère sans cesse mœbien. Le film est déjà dedans qui vient en bon film d'horreur présenter le grand Autre sans qu'on ne sache plus si c'est dedans ou dehors, parce que justement ses signifiants maîtres tombent.

 

En première lecture, c'est l'histoire de deux sœurs, Justine et Alexia, qui ont intégré avec un an d'écart l'école Vétérinaire de Maisons-Alfort. L'arrivée des nouveaux, le bizutage d'intégration, l'école, les élèves forment un tableau qui nous plonge d'entrée dans un univers étrange.

 

Déshumanisée, sadisée par les anciens, la nouvelle promotion nous est présentée comme un ensemble de corps impersonnels aux individualités d'abord inexistantes. Tirés du sommeil dans des hurlements par des personnages encagoulés et anonymes, errants aux heures matinales pour rejoindre une place de rassemblement, rampant de nuit à quatre pattes ou réalisant des exercices physiques aux ordres, les situations des épreuves d'intégration établissent un climat de malaise palpable. D'autant que l'objectif d'un sentiment de classe et d'appartenance, d'intégration, but avoué de la procédure, se présentifie sous la forme d'une soirée fusionnelle, une monstration exacerbée de corps dansant cette fois, enchevêtrés, serrés, entremêlés, agités d'une débauche de membres et de mouvements au rythme contemporain d'une musique tecno. 

 

Le contraste sera saisissant, lorsqu'à cette agitation véritablement carnée, sera opposée la placidité surprenante d'une vache découverte à l'entrée de la classe par l'élève en retard. La bête occupe la scène au coté d'un professeur aussi paisible qu'elle, qui invitera la jeune nouvelle, saisie par le spectacle, à rejoindre ses camarades sagement répartis dans les bancs de l'amphi qui y fait face.

 

Les animaux, leur dissection, les organes, le sang envahissent l'écran sur fond d'humiliation de la nouvelle promotion par les anciens. Le décor est planté. À peine, car très vite apparaît le fond du sujet avec l'obligation faite aux nouveaux d'ingurgiter un rein animal (de lapin). L'intégration cette fois devient réelle.

 

Pour Justine l'épreuve est redoutable : végétarienne et sujette aux allergies, elle ne peut avaler n'importe quoi et surtout pas de la viande. Elle y est pourtant forcée et trahie d'entrée de jeu. Sa sœur appelée en renfort pour valider l'extrême gravité de l'impossibilité dans laquelle elle se trouve, se range avec les anciens dont elle fait partie. La classe supplante doublement l'organicité : celle de la sororité et celle du végétarisme. Justine mange forcée, puis Justine vomit, et très rapidement développe une réaction allergique gravissime. Le film est lancé. Ça va parler de ce qui ne va pas, et ce qui ne va pas, on le traite par l'absurde. Manger de la viande est impossible, essayons donc l'humain. La question est posée : l'homme est il un animal comme les autres, c’est-à-dire immangeable pour une végétarienne ? La métaphore sexuelle poussée à l'extrême présente un tableau morbide, celui de la consommation de l'homme par l'homme, et plus précisément ici celui de l'homme et de la femme par la femme.

 

Il n'y a pas d'autres enjeux pour l'héroïne sitôt installée dans son personnage que de lutter, de jouer avec une attirance pour la chair de l'autre, non pas en tant que partenaire mais en tant qu'elle peut la saisir pour la goûter, la manger, dévorer sa chair, le sang de l'autre, la viande, la carne.

 

Et c'est une lutte perdue d'avance que l'héroïne tente contre elle-même. Peu à peu entraînée, par glissements progressifs elle perd la capacité de refréner cet instinct de dévoration. La réalisatrice prend le soin de lui faire partager son appartement à l'internat de l'école avec un homosexuel, et lorsqu'au cours du bizutage elle se trouve enfermée avec un garçon dans le but de mélanger les deux couleurs bleu et jaune dont ils sont recouverts, elle refuse le contact.  Lorsque les frottements rendus obligatoires par le type d'épreuve auquel ils sont soumis deviennent trop insupportables, elle dévore la langue de son malheureux partenaire. Là encore l'érotisme normalement contenu de la sexualité déborde le cadre de l'échange et la pulsion dévorante, hystérisée transforme la jeune femme en loup garou : le morceau qu'elle arrache, et le sang qui coule et dont elle à le visage barbouillé, sont aussi réels que l'acte de carnation qu'elle vient de produire.

 

Justine et Alexia se révèlent deux cannibales organisant jusqu'à des accidents de voitures pour se repaître du sang de leur victime. Il n'y a chez elles aucun rite, aucune compassion, aucun protocole liés à la dévoration comme les récits anthropophagiques du Brésil nous en donnent un aperçu. Il s'agit de jouir de la carne crue prélevée sur l'individu et consommée dans l'instant. 

 

C'est la troisième fois que Julia Ducournau, réalisatrice, et Garance Marillier, Justine, se retrouvent au cinéma. L'une et l'autre signent une très belle performance dans la mesure où le film est très maîtrisé, très bien conduit, et nous garde captif de son objet jusqu'au bout en renouvellent notre intérêt au fil de la narration par les surprises d'un scénario moins léger qu'il n'y paraît. Au-delà de l'anthropophagie et qui en porte une métaphore très déliée, très profonde, assurément liée à la déviance d'une instance suprême qui viendrait produire une autoconsommation, de type incestueuse donc et non pas de vie, c'est peut-être la question de ce qui l'en est de notre entre dévoration séculaire dont il s'agit.

 

Le récit des ogres qui accompagnent nos cultures opposent la pulsion destructrice d'une oralité immaîtrisée et la dévoration des enfants aux ruses qu'il faut inventer pour leur échapper. Ce qui fait peut-être l'étrangeté de la narration, alors qu'elle aurait pu s'inscrire dans une tradition ancienne à laquelle appartiennent également les vampires, n'est pas que le cannibalisme présenté soit atavique, ce qui donne un poids classique au récit, mais que par l'entre dévoration des deux soeurs s'introduit une composante nouvelle.

 

Le cadre de l'école vétérinaire, retenu comme écrin, présente l'avantage de fournir un lieu où la chair animale est constamment exposée : dissection, intervention de chirurgie animale, frigo. La transition d'une monstration de la chaire sanglante animale à humaine est ainsi facilitée. D'une part avec les scènes de bizutage les élèves sont désincarnés, réduit à l'état de bête comme les bizuteurs d'ailleurs. D'autre part l'ingurgitation de chair animale crue est imposée. Le glissement de consommation de l'espèce animale à l'espèce humaine opère ainsi en continuité.

 

Il n'est peut-être pas anodin que ce soit d'un point de vue de psychanalyste que vienne se rappeler que l'homme possède le langage et que de la carne à l'homme la voie du langage reste la seule possible.

 

Une précédente réalisation qui les a réunies porte le titre Mange. Il semble que Grave reste dans cette lignée puisqu'il s'agit bien de manger. De manger ou d'être mangé ? Il pourrait ne s'agir que d'une actualisation de la compétition sociale détournée et amplifiée dont l'analyse sommaire consiste à ne considérer que ces deux déterminants. Cependant l'actualité cinématographique, dans un autre registre, nous propose en ce moment même Split, c’est à dire divisé, film canadien de Night Shayamalan, dans lequel un jeune homme aux personnalités multiples se laisse submerger par l'une d'entre elle et sous cette impulsion irrépressible enlève trois jeunes filles pour en dévorer deux.

 

La dévoration est donc à l'ordre du jour. La dévoration c'est l'enfant au sein qui ne s'arrête pas au lait. Il ne s'agit rien moins que de la question de l'inceste, puisque la dévoration de soi-même ou d'un semblable renvoie à ce déficit d'impossible qui viendrait défaire le totalitarisme d'un désir duel pour introduire le sujet à l'altérité. 

 

Stéphane Renard