L'éthique de la psychanalyse selon Freud et après Lacan : Quelle est la loi d'Antigone ?

EPhEP, Grande conférence Patrick Guyomard - Charles Melman, le 30/03/2017 


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Patrick Guyomard : Nous vous remercions d’être là pour cette nouvelle séance de ce séminaire que nous faisons en commun, pour nous entendre et puis aussi peut-être discuter un peu. Le titre du séminaire de ce soir c’est : « la loi d’Antigone. » Voilà toujours Antigone, toujours là.

 

Il y a tout un imaginaire à propos d’Antigone, je vous en donnerai un ou deux exemples tout à l’heure, une espèce de fausse familiarité, qui, sous prétexte que Antigone invoque un certain nombre de lois - enfin « de lois non écrites » - qui bien sûr peuvent s’entendre comme des lois divines mais qui pour les psychanalystes, quand on évoque ce qui n’est pas écrit évidemment peut résonner différemment.

 

Cette présence et cette invocation d’Antigone, ne doit pas, en tout cas au début, faire oublier, qu’après tout, Antigone peut être considérée comme hors la loi, que comme sans loi, après tout pourquoi pas, que comme faisant elle-même sa propre loi, qui est encore une autre façon de l’entendre. Je dis ça au départ pour que vous ne soyez pas trop pris dans l’évidence de quelque chose de bien connu.

 

C’est-à-dire qu'il est clair qu’elle se réfère à quelque chose, qu’elle prend sa position au nom de certaines valeurs. La question est justement d’interroger ses valeurs, et peut-être d’en saisir le bien-fondé, voire s’agissant de lois, de leur légitimité.

 

Alors il se trouve que dans notre champ psychanalytique, Antigone est à jamais associée à ce qui conclut la fin du séminaire de Lacan sur L’éthique, et que nous avons évoqué ici à plusieurs reprises, qui est que : « le héros ne cède pas sur son désir ».

 

Lacan ne dit pas l’analyste, il dit le héros. Alors est-ce qu’on peut considérer que l’analyste est un héros ou une héroïne, je me permets de vous poser la question ? Cela ne va pas de soi ou du moins, il faudrait définir ce que c’est que l’héroïsme dans ce champ.

 

Ce n’est pas une question étrangère à Lacan puisque la question Lacanienne du désir de l’analyste est justement faite pour, soit renforcer, soit libérer, soit mieux situer, ce qu’on peut, peut-être à certains égards, situer comme cet héroïsme.

 

Et donc, à côté de ces propos qui terminent le séminaire sur l’éthique, s’en trouvent évidemment deux autres qui ont fait florès, donc d'une part le héros qui ne cède pas sur son désir, et d'autre part celui qui s’avance dans cette zone, c’est-à-dire le héros tragique. C’est cela dont parle Lacan, puisque c’est la tragédie du désir, la question de la tragédie du désir, et d’une certaine façon la question de la dimension tragique de l’analyste. L’analyste peut toucher au tragique, à la tragédie. Ce serait même regrettable de ne pas le reconnaître, quelquefois on n'a pas le choix. Est-ce que l’analyse en elle-même est une expérience tragique ? Là aussi je pense qu’il faut accepter la question mais peut-être ne pas se précipiter sur une réponse, à bien des égards, prématurée.

 

Lacan ajoute, parlant du héros tragique, et évidemment ça n’est pas de la psychologie - Lacan parlant de lui-même, Lacan parlant de Jacques Lacan - celui qui s’appelle Jacques Lacan dit que toute personne qui s’avance dans ce champ s’y avancera seule, et trahie.

 

Solitude et trahison. Croisement, rencontre de Lacan avec ce que l’on peut considérer évidemment après coup comme étant le destin de Lacan ou ce qu’il a assumé, ce qu’il n’a jamais lâché, ce qu’il a revendiqué, quelquefois ce dont il s’est plaint, dit par exemple que c’était son surmoi qui lui faisait poursuivre ses séminaires. Surmoi, autrement dit d’une Loi ou d’une contrainte, mais laquelle ? Bref on a là un ensemble de questions qui incluent aussi une question : à quoi tient-on comme psychanalyste ? Quand on dit « à quoi tient-on », il faut toujours se demander qu’est ce qui nous tient, dans la psychanalyse, parce que nous sommes autant tenus que teneurs de quelque chose. Mais, et je le dis bien comme ça, j’y souscris volontiers, c’est : à quoi comme analyste décidons-nous de ne pas céder ? Quel est pour nous l’essentiel sur lequel nous ne transigerons pas ? Nous ne céderons pas ?

 

 

Là aussi référence non pas Lacanienne mais de Lacan, souvenez-vous de ce passage de Lacan, où il dit que si la psychanalyse avait été un petit peu plus maltraitée, elle serait peut-être devenue un peu plus intraitable. Donc ça, c’est un des axes de la position de Lacan, les mots, les signifiants par lesquels il a posé son mouvement, ses séminaires, comme un rapport à l’intraitable. Là aussi ce n’est pas une affaire de psychologie, c’est plutôt à entendre, à mon avis, dans le registre de quelque chose qui est plutôt de l’ordre du réel. Nous sommes intraitables parce que ça ne se laisse pas traiter, justement, et parce qu’il s’agit de le reconnaître, avant tout, il s’agit d’y faire face, et là aussi revient la question du désir, d’un désir, et de notre position.

 

Donc vous voyez, il y a là tout un ensemble de questions, que je ne vous énumère pas du tout dans l’idée de les traiter les unes à la suite des autres, simplement je m’y référerai, pour vous montrer que dans mon esprit elles sont liées les unes aux autres et que je pense qu’on a intérêt à garder, chacun à sa façon l’idée de cette liaison.

 

Donc Antigone est devenue emblématiquement, celle qui ne cède pas sur son désir, et bien sûr, c’est très bien de ne pas céder sur son désir. Il n’y a pas que les analystes qui ne cèdent pas sur leur désir, la campagne présidentielle nous montre largement un certain nombre de candidats dont aucun ne cède sur son désir. Ce n’est pas toujours celui qu’on attendait, ça se fait au nom de quelque chose de plus essentiel qu’autre chose. Donc il y a là un élément qui se déploie et dont on aurait tort de penser que c’est clair en soi-même et que c’est clair par soi-même.

 

Évidemment, il s’agit de savoir sur quel désir on ne cède pas, et pas de céder ou de ne pas céder sur le désir en tant que tel, même si évidemment, du point de vue du psychanalyste, l’expression redondante de : « on ne cède pas sur le désir », peut opérer une espèce de confusion entre céder sur son désir et céder sur le désir. On ne cède pas sur le désir puisque c’est un concept théorique, mais évidemment ça ne dit pas forcément quelque chose de clair, de la façon dont il faut se poser ou soutenir quelque chose dans les cures ou dans la société. C’est même pour ça que pour Lacan, le désir du psychanalyste reste en partie une énigme. Ça ne donne jamais un certain nombre de recommandations, de guidelines, de tout ce qui est de l’ordre de savoir quoi faire en cette occasion.

Et ça se réfère évidemment à quelque chose qui est essentiel à notre pratique qui est le rapport à l’énigme, que nous avons pour fonction, autant, d’une certaine façon, de résoudre, que de maintenir un petit peu dans son champ, avec les conséquences que ça peut effectivement comporter.

 

Alors vous avez dû voir il y a quelques mois, c’est début Janvier, un certain nombre d’affiches dans Paris, ce n’était pas encore la campagne électorale, c’était peut-être le début des primaires, et c’était des petits placards blancs avec écrit : « Je suis fait pour aimer et pas pour haïr »

 

Alors c’était écrit partout. Cela rappelait la énième représentation de la tragédie d’Antigone, à Paris. Cette phrase-là aussi, est emblématique d’Antigone :

 

« Je suis faite pour aimer, pour partager l’amour, et surtout pas pour partager la haine. »

 

Comment résister devant un tel appel ? Est-ce que c’est un programme, puisque on parle de programme, qui n’a pas en lui-même son attrait ?

Évidemment pour des psychanalystes c’est assez problématique, parce que l’amour est une chose problématique, et je pense qu’il y a eu ici, à l’initiative de Charles Melman, un certain nombre de séminaires sur l’amour pour montrer que ça n’allait pas nécessairement de soi. En ce qui concerne la haine, ça ne va pas non plus de soi, sauf que les psychanalystes savent bien qu’il y a un certain lien entre le symbolique et le réel, entre le symbolique et la destruction.

 

Dans une espèce de mouvement d’évacuation du négatif, de la haine, de la destructivité, de l’agression contre soi-même, là je prends un terme de Freud, il y a quelque chose qui se dégage, qui est une reculade, un refus, un mouvement en arrière par rapport à ce à quoi nous aurions nous-mêmes, justement au titre de psychanalystes, à effectivement faire face.

 

Alors cette phrase d’Antigone, qu’elle prononce à un certain nombre de moments dans la tragédie de Sophocle - je vais parler d’Antigone, c’est un personnage de tragédie, ce n’est pas quelqu’un qu’on peut rencontrer comme ça au coin de la rue, il ne s’agit pas de lui donner une densité excessive, bien que, la puissance d’attrait, d’appel, d’identification, ce que Lacan appelait l’éclat d’Antigone est une puissance telle qu’il est difficile de ne pas être fasciné voire éclairé par cet éclat - A quel moment Antigone dit-elle cette phrase ?

 

Je pense que vous connaissez tous la tragédie de Sophocle, ce n’est pas la peine d’en rappeler les détails ; malgré tout peut être, pour ceux d’entre vous qui l’auraient oubliée, ou pour qui ça serait moins présent, voici l’essentiel, l’essentiel du drame et de la tragédie :

 

la Cité de Thèbes sort d’une guerre civile, une guerre fratricide. Les deux enfants d’Œdipe, Etéocle et Polynice se sont entre-tués. Guerre civile, les frères s’entre-tuent, la malédiction sur la famille des Labdacydes se poursuit, amplement relayée par la malédiction d’Œdipe sur ses enfants, et la cité de Thèbes, qui a failli être entraînée dans sa ruine par cette guerre civile, se trouve devant la nécessité de rendre des honneurs funèbres à l’un et à l’autre, mais Comment ?

Est-ce qu’on peut les enterrer en même temps ? Est-ce qu’on peut les enterrer dans le même lieu ? Sous quel mode, de quelle façon ? Il y a des lois. En Grèce, en tout cas, il y en avait pour ce genre de situation, pour ce genre de conflit.

 

On le trouve tout à fait dans certain récit hystérique, historique - Voilà… ça y est je suis tranquille j’ai fait un lapsus, maintenant je vais pouvoir parler de façon plus détendue - et également idéologique. Il ne faut pas réduire la tragédie de Sophocle à un drame bourgeois. Ce n’est pas ça, ce n’est pas papa, maman et puis les ados qui se révoltent, ce n’est pas ça du tout, même si évidemment ça peut se prêter à ça. Donc comment rendre les honneurs funèbres, c’est à dire comment séparer les vivants et les morts, et comment tourner une page ? C’est bien de cela dont il s’agit. Et comment tourner une page après une guerre civile ? Et on voit bien qu’après toutes les guerres civiles, comme en France après la libération, comme dans d’autres pays, on ne peut pas en même temps, rendre les mêmes hommages, rendre les mêmes honneurs, aux vainqueurs et aux vaincus.

 

Il y a dans ces funérailles, dans la mise en scène de ces funérailles, dans l’accomplissement de ces funérailles, quelque chose qui doit exorciser la Cité d’un conflit qui aurait pu effectivement la détruire. Donc Créon décide, ce qui n’est pas le privilège de Créon, de rendre à l’un des deux frères les honneurs qui lui sont dus et de ne pas enterrer l’autre, de le laisser en dehors des remparts de la ville, exposé, sans protection, sans inhumation, sans cérémonie, sans honneur. De le laisser à quoi ? Eh bien probablement aux oiseaux de proie qui viendront effectivement dévorer son cadavre.

 

 

Et Antigone, donc fille d’Œdipe et sœur de ses frères, contrevient à l’ordre de Créon et décide elle-même, de rendre les honneurs funèbres à celui des frères qui n’avait pas été inhumé, et par conséquent de recouvrir son corps d’un linceul et d’un peu de terre.

Ce faisant, elle contrevient non seulement aux ordres de Créon, mais elle contrevient à une loi de la Cité grecque, c’est-à-dire que jamais une femme ne pouvait, elle toute seule, rendre des honneurs funèbres à un mort. L’inhumation ne peut pas se faire par une femme - je ne dis pas ça par hasard, vous comprendrez pourquoi tout à l’heure - et d’autre part ça ne doit pas se faire individuellement, ça doit se faire collectivement.

 

Donc elle brave l’interdit : elle est condamnée. Elle se débat devant Créon. Le dialogue entre Créon et Antigone comporte un certain nombre de moments assez savoureux. Créon lui dit :

 

« Mais si j’obéissais à ce que tu me demandes, je ne serais plus un homme je deviendrais une femme. Et je préfère m’humilier devant un homme que devant n’importe quelle femme. »

 

La question de la différence des sexes est là, très claire, très explicite. Antigone d’une façon qui manifestement fait que pour elle, elle n’a pas le choix, elle a choisi de ne pas avoir le choix, ou plutôt son choix a été fait avant, elle se laisse condamner et emmener pour subir la peine qui est réservée dans ce genre de délit, qui est d’être enterrée vivante dans l’enceinte de la ville.

 

Et c’est au moment, où tout est accompli, c’est-à-dire où elle a tenu tête, et où elle a été condamnée, qu’elle chante une espèce d’hymne à l’amour, en allant seule vers son tombeau, et en disant :

 

« Je suis faite pour aimer et pas pour haïr ».

 

Donc ce n’est pas un hymne à l’amour. Elle n’a pas du tout fait appel à l’amour sauf sur un point, quand elle a défendu sa position face à Créon. Elle rejette la haine du côté de Créon et du côté de la Cité, comme si elle, elle n’était que dans l’amour et elle dit à ce moment-là qui elle aime, c’est-à-dire qui elle préfère, autrement dit, à qui elle choisit d’être loyale. Là aussi la question de la loyauté se pose aujourd’hui et se posait déjà à l’époque. Eh bien elle choisit d’être loyale à son frère, c’est à dire à sa famille, et elle prononce cette célèbre phrase :

 

« Mes parents je pourrais en avoir d’autres, des enfants je pourrais en avoir d’autres mais mon frère pour moi il est irremplaçable, je n’en aurai pas d’autre. »

 

Par conséquent c’est ce lien supérieur Frère/Sœur, étrangement ici invoqué, au nom de quoi, elle fait passer une préférence et un choix sur la famille, contre la Cité ; mais c’est en fait dans ce lien à son frère, avant tout. Là-dessus elle subit son destin et à ce moment-là évidemment un certain nombre de drames et de catastrophes s’abattent sur tout le monde, comme dans la tragédie d’Œdipe. Créon devient fou, le fils de Créon, Hemon, se suicide en voulant sauver Antigone alors que c’est trop tard, il y a une femme qui se suicide à la fin et la tragédie se termine. Tout le monde dit à Créon de céder. Le drame de céder se trouve dans la tragédie de Sophocle, porté sur Créon qui ne cède rien, puis qui cède trop tard. La question de savoir si Antigone cède ou pas, à mon avis ne se pose pas du tout, elle a déjà fait son choix au départ. Elle est, elle, dans un autre espace, en tout cas autre que celui-là, et la catastrophe s’abat effectivement sur tout le monde.

 

A partir de là, Antigone est devenue, (historiquement, assez tardivement c’est au 18ème siècle et pas du tout avant), une figure de quoi ? Et dans les différents moments historiques où elle est redevenue emblématique, on la voit occuper ou être enrôlée, si on peut dire, dans des causes qui sont assez différentes, assez divergentes qui ont toutes leur justesse parce qu’elles disent quelque chose de sa position, mais dont on voit bien que ce n’est pas aussi univoque que l’on pourrait le penser.

 

Je prendrai principalement deux exemples - pas par hasard du tout - j’en citerai un troisième mais que je ne développerai pas, parce que vous allez voir l’intérêt que ça a pour le propos et ne pensez pas du tout que je m’éloigne du sujet, c’est-à-dire de cette question de la loi d’Antigone.

 

 

 

 

Le premier poète que j’évoquerai, c’est Hölderlin qui a traduit Antigone comme il a traduit Œdipe, et qui en fait tout un commentaire, toute une analyse, dans lesquels il met en avant ceci : il met en avant que Antigone se situe à une place qui brouille absolument tout. Et la place à laquelle elle se situe selon Hölderlin, c’est une place qui brouille la frontière entre les dieux et les hommes. C’est-à-dire qui occupe les écarts nécessaires, structurant pourrait-on dire, entre le monde des dieux et le monde des humains. Ecarts politiques, écarts de parole, c’est à dire, elle occupe la place de la distance entre les hommes et les Dieux.

 

Elle l’occupe et l’occupant elle la cache, elle la dissimule. Donc elle est trop proche du divin. Elle ne permet plus que soit posé - alors je vais passer à la psychanalyse - la question importante pour nous de l’Autre, du Grand Autre. Occupant la place de l’Autre ou étant trop proche de l’Autre, elle brouille tout questionnement sur l’Autre en tant que tel.

 

Hölderlin dit ça d’une certaine façon, en grec, il dit « Antigone elle est anti-Théos » c’est-à-dire elle est tout contre le dieu, elle est trop près du dieu. C’est presque, si on peut dire, une sorte de faux prophète, et ce faisant elle accapare une parole qui ne permet plus aux humains de s’y retrouver et dans laquelle ils ne savent même plus ce que c’est d’être humain, et dans laquelle en somme, il n’y a plus de place pour la loi des humains. C’est-à-dire qu’il n’y a plus d’opposition. Le sens de l’opposition entre la loi d’Antigone et la loi des humains – mettons la loi de Créon entre parenthèses – se brouille, disparaît, n’existe plus. Il n’y a plus de place pour la finitude. Il n’y a plus de place pour la finitude du monde humain. Il n’y a plus de place pour la finitude du monde politique humain, ses errements, sa démocratie, le fait que les lois sont bien sûr fondées sur quelque chose, mais révisables, modifiables. Elle prend la place de l’infini et dans sa quête de l’absolu, elle prend la place de l’absolu. Il y a là quelque chose d’une usurpation, sacrilège, qui fait que montrant le sacré elle en tient la place.

 

Il y a un vers que je vous citerai, un passage d’Antigone où c’est elle qui parle. A tort ou à raison, peu importe, Hölderlin met ces mots dans la bouche d’Antigone, et lui fait dire :

 

« Mon Zeus m’a dit »

 

C’est-à-dire, là où il trouve que les grecs, proposent « Zeus m’a dit » dans la parole d’Antigone (comment, quoi, on ne sait pas trop), Hölderlin traduit : « MON Zeus m’a dit », pour invoquer une intimité, un lien un dialogue, une appropriation, qui ne laisse plus de place à cet écart. Alors cette question de l’écart, de la distance qui est un des fils de la question, on va le retrouve - je le rappellerai à la fin de mon exposé - dans la critique que fait Lacan du désir pur, puisqu’il s’agit de restaurer selon les mots de Lacan une différence une distance un écart, là où le désir pur viendrait brouiller tous les écarts.

 

Cet écart entre le monde des dieux et le monde des hommes, je vous rappellerai simplement que c’est toute l’histoire des tragédies Grecques et de ce siècle où se sont succédés, Eschyle, Sophocle et Euripide. Le débat des Grecs est de penser, l’éloignement, la distance, entre les dieux et les hommes :

 

 

 

  • Chez Eschyle, les dieux sont là, ils sont trop près, ils interviennent chez eux. Du coup les humains conquièrent leur monde politique. Il y avait évidemment un sens pour les Grecs, dans une proximité trop grande avec les dieux. Proximité toujours tangente à l’inceste.

 

  • Chez Sophocle, les dieux sont plus énigmatiques, on sait moins ce qu’ils veulent. Les héros qui s’approchent un peu trop des dieux, deviennent comme Ajax ou peut-être un peu comme Antigone, ça sera à discuter, fous d’eux-mêmes, pris dans une espèce d’orgueil.

 

 

  • Chez Euripide, l’éloignement entre les dieux et les hommes s’accroît. Les hommes ne savent plus très bien ce que veulent les dieux. Ça leur permet une sorte d’audace dans la politique et en même temps une sorte d’égarement, en somme, où ils sont beaucoup trop renvoyés à eux même, et à ce moment-là, il y a dans certaines tragédies d’Euripide, des éléments à la limite du comique, qu’on ne trouve pas dans les tragédies précédentes. Un des éléments à la limite du comique, c’est la tragédie qui s’appelle Hélène, où Ulysse et quelques autres après la guerre de Troie, font naufrage, débarquent sur une île et ils trouvent Hélène qui était là. Alors ils disent : « qu’est-ce que tu fais là ? – bah oui j’étais là, je n’ai jamais été enlevée, il ne m’est jamais rien arrivé. C’est les dieux qui ont fabriqué cette espèce de mirage, tout ça pour que vous alliez faire la guerre à Troie, mais moi j’étais tranquillement ici et il ne s’est rien du tout passé... »

 

Pour pouvoir imaginer une tragédie pareille et mettre en scène quelque chose de semblable, que ni Sophocle, ni Eschyle n’auraient pu faire, il faut évidemment que cette distance ait été pensée, que cet écart - comme je le disais - ait effectivement existé, qui est la construction du monde humain. Vous connaissez les références de Marcel Gauchet sur l’autonomie et l’hétéronomie. Toute la tragédie d’Antigone, j’en dirai un mot tout à l’heure, peut se lire justement dans une pensée, une construction, une mise en scène, puisque les tragédies grecques étaient représentées lors des fêtes dans la Cité et que ça faisait partie de la Cité politique de la ville d’Athènes, comme une mise en scène politique, une pensée politique de quelque chose qui n’était ni l’hétéronomie complète, ni l’autonomie complète.

 

Donc Hölderlin - je ne développe pas plus - toute sa lecture d’Antigone va dans ce sens-là, d’une espèce de sacrilège trop proche du dieu et abolissant la dimension de la finitude.

 

Alors il y a un autre écrivain assez important qui s’empare d’Antigone qui est Virginia Woolf. Virginia Woolf, dans son essai qui s’appelle  Trois guinées, qui est un essai écrit en 1938 sur l’émancipation des femmes en Angleterre et la lutte des femmes, pour la conquête de leurs droits, le droit de penser, le droit de voter, (bon elles l’avaient déjà) mais aussi un certain nombre d’autres droits. Elle fait tout un développement sur Antigone qui est un éloge. Et cet éloge, elle le fait dans ces termes, je vais vous en citer quelques extraits :

 

« L’Antigone de Sophocle, elle représente la liberté de penser, l’insoumission devant la tyrannie et le pouvoir absolu de Créon sur ses sujets », en l’occurrence des hommes sur les femmes, c’est évidemment de ça dont il s’agit :

 

« Antigone interroge quelles sont les loyautés factices que nous devons mépriser et quelles sont les loyautés authentiques que nous devons honorer »

 

Donc il n'y a, dans Antigone, pas simplement une interrogation sur la loi, une interrogation sur la fidélité, une interrogation sur la loyauté et vous voyez bien - pas besoin de citer de nom - que le problème de la loyauté, de la fidélité, de la trahison ou de la non trahison, est un problème tout à fait actuel dans notre société, aujourd’hui. Virginia Woolf dit : « voyez la différence que fait Antigone entre la loi et les lois », et elle ajoute :

 

« Cinq mots d’Antigone valent tous les sermons de tous nos archevêques ». Et ces cinq mots d’Antigone sont : « Je suis faite pour aimer et non pour haïr. »

 

On se retrouve évidemment là-dedans. Et elle invoque à ce propos le jugement personnel, qui doit être libre dans la vie privée et qui est l’essence de la liberté. Et elle ajoute, évidemment ce qui est important :

 

« Créon est le représentant typique de certains hommes politiques du passé, ou de Her Hitler, ou du Signore Mussolini pour le présent. » 1938.

 

Donc elle enrôle sans plus, Créon, dans certaines figures qui représentent plus le fascisme que la démocratie bourgeoise. Elle écrit ça en 1938, ce qui est une date qui n’est pas innocente. Et elle cite à ce moment-là le dialogue entre Créon et Antigone, Antigone disant effectivement :

 

« Je suis faite pour aimer et non pour haïr »

 

Et Créon qui répond :

 

« Passe dans le monde des morts et si tu as besoin d’amour, aime les morts » et Créon ajoute : « de mon vivant, aucune femme ne me commandera ».

 

Brouillage du mort et du vivant, des loyautés, des rapports hiérarchiques ou pas, ou différentiel entre les hommes et les femmes, toutes ces questions sont absolument présentes, non seulement présentes dans la tragédie elle-même, mais invoquées, convoquées, débattues, par ceux qui commentent effectivement cette tragédie.

 

Alors est-ce qu’il y a une évidence ? Vous voyez que je commence à interroger ces éléments, du fait en somme qu'Antigone, évidemment, défendrait l’amour et donc la liberté, et que tous ceux qui défendent l’amour et la liberté, (mais quel amour et quelle liberté ?), seraient du côté d’Antigone et que les autres évidemment seraient des tyrans. Simplement voilà, la même année, 1938, quand sont signés les accords de Munich - vous vous souvenez - Chamberlain et Daladier rentrent chacun dans leur pays. Daladier rentre en France, il est accueilli par une foule enthousiaste à l’atterrissage de son avion et Sartre, rappelant ce moment, dit dans  Les chemins de la liberté  « Les cons » !

 

Lui Chamberlain, il va à la chambre des Lords, et il y fait un discours devant la chambre des lords, pour expliquer pourquoi il a signé les accords de Munich, et pourquoi il a eu raison de les signer. Et dans ce discours, il cite Antigone, et il dit :

 

« Moi je suis comme Antigone, je suis fait pour aimer et pas pour haïr ».

 

Retour un peu étrange de l’identification, où vous voyez bien que ici l’amour est invoqué au nom de ce que nous appellerions peut-être aujourd’hui sinon une lâcheté du moins un manque de courage. Qu’est-ce que c’est que l’amour et qu’est-ce que c’est que la haine, il y a là aussi quelque chose qui se brouille et il semble bien que l’amour se présente comme un refus de voir la haine et qu’Antigone à ce moment-là est invoquée dans un registre totalement opposé, qui bien sûr ne peut pas être sans nous laisser, je dirais, un certain malaise.

 

Voilà, je m’arrête ici sur l’évocation de ceux qui ont commenté Antigone, et maintenant par un petit détour sur la tragédie, j’en viens à la position de Lacan, en tout cas à la façon dont nous pouvons la comprendre, l’exposer et éventuellement en débattre. Alors Antigone dit :

 

« Moi, je me fonde sur des lois non écrites »

 

Comment interpréter cette position, si l’on admet qu’elle ne va pas de soi ? Est-ce que c’est une position d’exception ? Elle est l’au-moins Un, qui revendique son statut singulier.  Statut d’individu ou d’exception. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Si on l’interprète du côté de l’individu, qui aurait au nom de sa liberté, le droit de s’excepter de beaucoup choses et de ne pas être engagé, c’est tout à fait différent du fait d’invoquer cette exception d’Antigone au nom d’une exception fondatrice. Ça c’est quand même un autre statut. Et quand elle invoque ce statut d’exception, est-ce qu’elle le fait – pardonnez-moi – en tant que femme ou en tant qu’homme ? Je vous rappellerai que pour les Grecs, Antigone est un nom donné autant à des hommes qu’à des femmes. Il y a un certain nombre de rois, dans la période hellénistique, par exemple Antigone Gonatas, qui étaient des rois de royaumes hellénistiques.

 

Donc exception ou exclusion. Comment interpréter cette référence ? Est-ce que ça va d’un côté ou de l’autre ou pas ? Est-ce que c’est une opposition entre l’individu et un collectif, ou est-ce que c’est dans une opposition dans un différend homme-femme ?

 

Alors ces deux éléments, l’opposition entre la singularité d’une personne, qu’elle fasse exception ou pas, reliée à la question des funérailles, et du collectif, autant que de la question des hommes et des femmes, ces deux lignes de questions se trouvent totalement déployées dans la tragédie d’Antigone. Le Chœur reproche à Antigone d’être « Autonomos », reproche à Antigone son autonomie, c’est-à-dire de vouloir fonder seule, entre elle-même et elle-même, sa propre loi, sa propre décision.

 

Le Chœur ici, comme en général le Chœur dans les tragédies grecques, étant une instance représentant la Cité, une instance tierce, qui essaye de trouver un chemin. Ce n’est pas un chemin médian que le chœur essaye de construire, ce n'est pas une médiation, ce n'est pas je ne sais quel centre au milieu d’alliances politiques. C’est le chemin de la continuité de la Cité grecque. C’est ça le chemin du Chœur. C’est comment chaque année, refonder la Cité Athénienne, et refonder la Cité Athénienne en mettant la démocratie à une place, et les dieux, à une autre place. C’est toujours cela dont il s’agit. C’est pourquoi la tragédie d’Antigone, a eu dans l’histoire de la Cité grecque, des traitements différents.

 

Dans Eschyle, les Sept contre Thèbes, dans lequel le même conflit se trouve effectivement représenté, l’issue de la tragédie est totalement différente. La moitié du Chœur va enterrer un des deux frères avec Antigone, l’autre moitié va enterrer l’autre frère avec Ismène qui est la sœur d’Antigone, et la Cité continue comme ça. Dans la tragédie de Sophocle, ce chemin médian n’existe plus. C’est Antigone qui agonise d’injures sa sœur, en lui disant : « Marie-toi, aies des enfants, va te caser fait ce que tu veux, je te maudis, je ne veux rien avoir à faire avec toi » et Antigone se campe sur le signifiant de son nom. Antigone, c’est celle qui est contre « Anti », la génération, la procréation, la maternité, c’est la femme contre, qui est contre un des destins de la féminité.

 

Donc le débat se construit différemment et dans ce débat, intervient la question qui est tout aussi majeure dans les oppositions que je construis, mais qui est tout à fait importante évidemment dans la question de la loi - vous verrez pourquoi dans un instant - qui est la question de la séparation entre les morts et les vivants. La question de la sépulture, est justement la question de dégager un espace humain qui ne soit pas sans mémoire, mais qui fasse, comme quand il s’agit de n’importe quel deuil, c’est vrai au niveau individuel et au niveau collectif, que le monde des humains ne soit pas envahi par les fantômes, les morts, qui paralysent à jamais son action, c’est-à-dire ce monde des fantômes et des puissances infernales, que Freud lui-même a convoqué au début de sa quête et au début de L’interprétation des rêves.

 

C’est d’ailleurs, justement, autour de l’énoncé de cette séparation des morts et des vivants que Tirésias, c’est-à-dire ce devin qui connaît aussi bien la jouissance féminine que la jouissance masculine et qui sait pour l’avoir éprouvé que les femmes jouissent sept fois plus que les hommes - je ne me prononcerai pas sur cette question, en tout cas c’est ce qu’il dit - c’est à propos de la séparation des vivants et des morts que Tirésias s’adresse à Créon et qu’il lui dit :

« Cède aux morts ! A quoi bon enterrer deux fois quelqu’un qui est déjà mort. »

 

Et Tirésias, en disant à Créon « cède aux morts », sort littéralement Créon de sa confusion. C’est-à-dire, il fait voir à Créon que ce n'est pas à Antigone qu’il aurait dû céder ou s’opposer, ce n'est pas Antigone qui est l’objet du débat, c’est la question de la place des morts dans la Cité, dans cette circonstance particulière, et qu’évidemment il s’est aveuglé, il a été aveuglé, par la façon dont Antigone s’est faite le porte-parole d’un frère mort, mais le porte-parole d’un frère mort d’une façon telle qu’elle prenait sa place de ce frère. Parce qu’au fond elle n'avait plus du tout envie de vivre, ça c’est clair, qu’elle était elle-même aspirée par quelque chose, et que ce faisant Créon a perdu effectivement, la totalité de ses repères, et qu’il est devenu fou, ce qu’il dit lui-même à la fin de la tragédie.

 

Donc le signifiant de céder, figure dans la tragédie. La question de céder, ne pas céder que nous abordons quelques fois de façon forte et désirante, mais peut-être un peu légèrement, n’est pas étrangère à la psychanalyse. Ce n’est pas étranger à la tragédie, puisque tant qu’on ne sait pas à quoi céder, on ne cède pas. C’est à partir du moment où on ne sait sur quoi céder, que l’on peut céder sur autre chose et qu’il y a là un débrouillage qui doit se faire. Je me permettrai de vous rappeler que le concept de céder sur quelque chose, est un concept qui est profondément lié, dans la théorie de Lacan, à la constitution de l’objet petit a, qui est défini tout au long du séminaire L’angoisse, comme un objet cessible. Comme un objet cessible sous ses différents aspects, pas simplement sous les espèces du cadeau anal, mais qui est destiné justement à instaurer la possibilité d’un désir, c’est-à-dire d’une perte, devant un face à face trop fort avec une dimension, dont on ne sait plus trop bien si c’est le désir de l’Autre ou la jouissance de l’Autre. Il y a là quelque chose qui est à céder, et qui relance toute la dimension du désir.

 

Donc ne pas céder sur son désir ne doit pas être entendu comme un absolu, mais comme quelque chose qui nécessite effectivement d’être pensé, et qui nécessite d’être effectivement construit.

 

Donc, je reviens à Antigone et au commentaire qu’en fait Lacan. Vous voyez bien que la tragédie se dénoue à un certain prix, à partir du moment où, quelque chose peut être cédé, mais c’était trop tard pour Antigone, d’une certaine façon trop tard, non pas pour Créon mais pour sa descendance, et Créon d’ailleurs d’une façon un petit peu pathétique, un peu moins noble peut- être, ne se trouve pas dans la gloire d’Œdipe à la fin d’Œdipe Roi, mais dans une espèce de réduction à une misère humaine, complètement désorienté et ayant effectivement perdu l’ensemble de ses repères.

 

Alors si on continue à s’interroger, je reviens sur cette question qui ne m’a jamais quitté de la loi d’Antigone. Évidemment on peut se demander, qu’est-ce qu’elle invoque ? Les dieux ? Je disais, l’exception ? Je disais, exclusion ? Est-ce qu’elle essaye de s’appuyer sur quelque chose qui serait la loi du « pas toutes » ? Mais ça n’a pas beaucoup de sens théoriquement, puisqu’on ne sait pas très bien si elle se pose là-dedans en tant que femme ou en tant qu’homme. Et donc, c’est là où je voudrais en venir, est-ce que cette dimension du désir qu’invoque Antigone ou qui est invoqué est du désir ou bien tout simplement du Surmoi ? Surmoi que Lacan invoque dans la tragédie, dont il n’a peut-être pas encore complètement constitué la théorie, du moins c’est mon avis, et que, Antigone serait dans une confusion, dans une identification de ce qui relèverait de la dimension du désir, et de ce qui relèverait de la dimension du Surmoi, et qu’au fond le legs de la question, « Quelle est la loi d’Antigone ? », passerait peut-être par la possibilité de distinguer ici entre le champ du désir et le champ du surmoi.

 

Alors, qu’est-ce que je veux dire ? Dans ce moment - c’est ce que je disais au début - Lacan a une vision, une pensée tragique de la cure. Une pensée tragique de la cure qui confronte s’il veut bien le faire - n’oublions pas que Lacan a dit qu’une analyse ne devait pas être poussée à bout, ce n'est pas de l’ordre de pousser à, ou pousser au tragique, comme on a pu le dire - mais quelquefois on se trouve dans le tragique sans l’avoir voulu, parce que les circonstances, ou l’analyse y conduisent, il faut bien le reconnaître. Mais la nature de ce tragique, c’est-à-dire de ce que Lacan appelle la dimension ultime du désir, le désir pur, est la confrontation à la mort. Finitude du désir, être pour la mort, pur désir, comme pur désir de mort. C’est-à-dire, adossé ou fondé, disons sur la deuxième théorie des pulsions freudiennes, fondé sur la négativité en somme. Le pur désir serait un désir de pure négativité qui assoirait en somme son absolu et sa radicalité, sur cette négativité même, ce qui du coup éclaire tout à fait que l’absolu du désir d’Antigone, c’est son désir de mourir. C’est son désir d’aller au bout de ce à quoi elle est effectivement, peut-être promue, peut-être promise, peut-être destinée, dans toute la dimension familiale, œdipienne, que cette tragédie déploie.

 

Il y a un signifiant - je crois que je vous l’avais cité - que Lacan convoque dans ce registre, c’est bien sûr le signifiant du Destin, parce qu’après tout, il n’y a de tragédie que s’il y a du Destin, et aussi le signifiant de la malédiction consentie, autre terme, autre signifiant de Lacan.

 

Alors la question, du coup, devient celle-ci - je n’y répondrai pas - mais je voudrais la poser ou en tout cas, j’accepterais d’en discuter avec vous : est-ce que cette position d’Antigone, c’est-à-dire le fait qu’elle ne cède sur rien, mais d’une façon telle qu’elle marche à la mort, comme si c’était ce qu’elle aurait voulu, est-ce qu’on pourrait l’interpréter comme l’acceptation d’un Destin, voire l’identification à son Destin, voire le poids de ses signifiants et pourquoi pas de son S1, du signifiant de son nom, fonctionnant ici comme signifiant maître, et par conséquent étant en place de pouvoir et ne lui laissant pas d’autre issue, de façon tragique et dramatique, que de se situer elle, dans l’effet, de ce signifiant.

 

Et Antigone de ce point de vue-là pouvant se trouver prise dans ce dont nous parlions hier, Charles Melman et moi, et que je proposais d’appeler « un pousse à la Chose ». C’est-à-dire comment confrontée à ce signifiant primordial, à ces extrêmes, à cette extrémité, à un voisinage de la jouissance, elle se trouvait elle-même, aspirée, convoquée, dans quelque chose qu’il conviendrait d’appeler comme l’opération d’un « pousse à la Chose », comme Lacan dit que, dans la psychose, il y a quelque chose qui pousse à La Femme, c’est-à-dire qui pousse à l’anéantissement de soi-même, et comme la langue le dit, quelque chose qui pousse à se laisser traiter non pas comme un objet, mais comme une chose. Ce qui, tout le monde peut l’entendre, ne dit absolument pas la même chose, c’est effectivement le cas de le dire. Là on se trouverait dans une espèce de conjonction de l’ultime du désir et d’un voisinage de la jouissance, c’est-à-dire d’un rapport à l’Autre, au Grand Autre - je veux dire - dans lequel il n'y aurait rien qui puisse choir pour maintenir une dimension de désir et il n’y aurait plus rien à céder moyennant quoi, évidemment elle ne cède sur rien, et du coup elle bascule du côté de cette mort souhaitée.

 

Antigone n’a plus rien à perdre, et la position de n’avoir plus rien à perdre peut donner à la fois beaucoup d’audace, et en même temps, pousser aux actes les plus radicaux - voyez ce que je veux dire. Évidemment ça interroge très profondément la loi à laquelle elle peut se référer, et c’est pour ça que je disais que pour moi ça serait plutôt du registre d’un surmoi, contraignant, impératif de la jouissance, poids du signifiant S1, quelque chose qui ne serait pas métaphorisable dans un champ de désir.

 

Alors je terminerai par une espèce de retour, que je vous indiquais au début de mon exposé, sur la question du désir de l’analyste qui au fond nous a accompagné, et continuera à nous accompagner tout au long de ce séminaire. Il y a chez Lacan une position, que je trouve très claire de la question du désir de l’analyste. A propos de cette position je prends une exemple dans le séminaire de L’angoisse. Lacan écrit ceci :

 

« L’analyste a la responsabilité qui appartient à cette place qu’il a accepté d’occuper. »

 

Concrètement, ça veut dire que si l’analyste occupe la place de l’Autre, de façon structurelle, le grand Autre évidemment, d’une façon qui ne dépend pas de lui, mais qu’il occupe du fait même de se situer dans le transfert, alors cela lui donne une responsabilité. Une responsabilité qui se déploie dans plusieurs registres. Bien évidemment la responsabilité qu’il y ait de l’analysable, parce que, quoi qu’on dise du désir de l’analyste et de ce sur quoi il ne devrait pas céder, la première chose qu’un analyste a à faire c’est de maintenir de l’analysable, quand c’est possible, évidemment, et de maintenir possible l’analyse du transfert et l’analyse tout court. C’est justement ça que Lacan définit. C’est à ça que Lacan se réfère quand il parle de la responsabilité de l’analyste. Et cette responsabilité, elle est par rapport au grand Autre. C’est-à-dire à la confrontation, au champ du grand Autre, barré, pas barré, désir, jouissance, tous ces carrefours, qui le traversent, ces forces, qui ne peuvent pas ne pas le traverser et dans lesquelles la question des différentes lois, les plus sauvages, les plus humaines, les moins humaines, vont pouvoir s’énoncer et se déployer, écrites pas écrites etc. Et continue Lacan :

 

« Cela peut éclaircir ce que je vous dis quand je parle du désir de l’analyste, et quand j’en pose la question. »

 

La question du désir de l’analyste est la question de ce qui anime un analyste, pour exercer en référence à l’analyse et à l’idée d’un analysable, cette place du grand Autre, qu’il prend la responsabilité d’occuper, à partir du moment où il s’assied dans un fauteuil et qu'il accepte d’encaisser le transfert, et d’en subir les effets. Voilà je vous remercie.

 

 

Charles Melman Je remercie vivement Patrick Guyomard d’avoir consenti à reprendre avec nous les thèmes qu’il aborde depuis déjà un certain temps et qui ont gardé, je dois dire, leur vivacité, leur fraîcheur, et leur valeur éminemment stimulantes. Stimulantes parce que nous percevons bien, qu’elles concernent des points qui nous sont, à chacun, proches. Les brèves remarques que je voudrais apporter à ce qu’il a bien voulu nous dire, vont porter sur trois points. D’abord, cette formule de Lacan, cette prescription, éthique : « Ne cède pas sur ton désir ». Voilà le genre de formule qui provoque habituellement chez quiconque un puissant mouvement de retrait. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire puisque, d’abord, toute morale ne s’est jamais organisée en règle générale que justement sur des restrictions apportées à l’exercice du désir, et donc, un appétit certain pour la névrose et pour le mal-être. Ceci étant le premier point. D’autre part comment peut-on dire « ne cède pas sur ton désir » alors que dans la théorie Freudienne est aimanté par l’inceste ! Vous vous rendez compte, quand même… C’est charrier. C’est pousser l’affaire un peu loin.

 

Où est l’erreur dans notre interprétation ? Elle tient, à mon sens, à ceci, c’est que, il n’y a de désir qu’à la condition d’une perte fondamentale. Ce qui fait qu’il ne s’agit aucunement, en allant au bout de ce qui s’appellerait légitimement désir, de rencontrer l’inceste, puisque, le désir ne se supporte justement que de son renoncement premier. Mais rencontrer quoi alors ! Eh bien justement je dirais, ce que Patrick Guyomard à propos d’Antigone, nous a si bien illustré, c’est-à-dire, le réel, vide, de l’Autre, du grand Autre. Cette formule apparemment bénigne, recouvre en fait un domaine essentiel puisque chacun de nous, recevant son propre message du grand Autre, étant dès lors vivant bien sûr, chacun d’entre nous a cette conviction, que ce lieu est habité, que ce soit agréablement, ou désagréablement quand il s’agit du surmoi. Mais, il est bien évident que c’est une conception vraisemblablement première dans l’histoire de la pensée, que de parvenir à statuer que, quels que soient les messages, dont nous voulons bien l’investir, le grand Autre est fondamentalement déshabité et vide.

Cette rencontre ne pouvant que légitimer ce qui dès lors surgit comme crainte, ce qui serait évidemment, la pulsion de mort et que nous rencontrons tout du long, au cours de l’exposé de Patrick.

 

Le second point concerne une lecture privée que je me permettrais, parmi le foisonnement de celles qui se sont produites, pour interpréter la conduite d’Antigone. Je me permettrais donc de fournir une thèse privée donc, supplémentaire, qui vaudra ce qu’elle vaudra mais néanmoins je vous l’exprime.

 

S’il est vrai que le refus de l’inhumation proférée par Créon signifie donc que Polynice, du fait de son attitude, ne relève pas de l’humanité, et donc n’a pas de sépulture qui puisse l’attendre, cette attitude, éminemment je dirais citoyenne, impliquée par des considérations politiques et citoyennes, pose la question suivante : est-ce que le criminel et le traitre font bien partie de l’humanité ? Ou, est-ce que nous avons à leur refuser ce caractère ?

 

C’est un point qui me semble essentiel. J’en prendrai une illustration un peu brutale, mais enfin, nous allons vite. Il est bien évident que des phénomènes de masse marqués par l’inhumanité, ont été rejetés et refusés, comme effectivement, étant étrangers, à ce qui serait un comportement humain. Et donc du même coup, les dénonçant, certes, ces phénomènes d’inhumanité, on peut évoquer - ça a été cité par Patrick Guyomard au passage - le nazisme à propos de Chamberlain, mais du même coup les retranchant du champ de l’analyse. Car il est bien évident que s’il y a à les considérer comme étant un trait interne à l’humanité, la position à leur égard, s’en trouve tout à fait différente, puisque dès lors une telle analyse, devrait pouvoir empêcher la résurgence d’un tel phénomène, s’il est vrai que, ayant été, je dirais, enfoui hors des murs de la ville, nous n’avons pas trop voulu en savoir à son sujet. Résurgence dès lors, je dirais, fatale. Ce qui pour ne pas parler de notre actualité, évidemment ne va pas sans conséquences.

 

Je pense qu’il y a une lecture possible de la conduite d’Antigone, au milieu je dis bien du foisonnement d’interprétations auquel le texte de Sophocle se prête. Il y a là une lecture possible, pour dire que oui, ces manifestations appartiennent à notre humanité et donc, dès lors, n’ont pas à être traitées par la négation, ou l’effacement, ou le tribunal bien sûr, mais je dirais, à être traitées comme relevant d’une condition, que dès lors il s’agit de correctement évaluer.

Donc il me semble que cet aspect d’Antigone disant à son oncle Créon :

 

« Polynice, après tout, il reste l’un des nôtres. Ce traitre, ce criminel, ce fratricide, il reste l’un des nôtres et il a à être enterré avec les nôtres. »

 

Antigone, dont, on pourrait faire remarquer - Patrick Guyomard l’a souligné à la fin - est-ce que, elle n’a pas cédé sur son désir ? On ne voit pas très bien, après tout, où il serait son désir. Mais ce qui est certain c’est qu’elle n’a pas cédé sur son devoir, qui est donc le rôle du surmoi, comme tu soulignais tout à fait justement.

 

Et puis enfin, troisième point que je voulais souligner, la question du rapport du psychanalyste avec ce qui viendrait s’inscrire là comme éthique, de ne pas avoir à céder sur le désir. C’est-à-dire - et il me semble que je l’ai déjà fait remarquer au départ de ces quelques remarques, mais je ne ferais là que le reprendre ­- que parvenir au point, où l’on est amené à vérifier, que le lieu de l’Autre, essentiel pour chacun d’entre nous et quel que soit ce qu’il vient y fourrer, (il vient y fourrer ce qu’il peut, ce qu’on lui a enseigné aussi) que ce lieu de l’Autre est vide.

 

Aller jusqu’à ce terme est sûrement la condition d’un passage. C’est en tout cas le nom que lui donnait Lacan, sous forme de la Passe. La condition d’un passage, dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il modifie radicalement la position de chacun, aussi bien quant à son narcissisme, quant à ses prétentions, qu’elles soient intellectuelles, religieuses, politiques, ou autre, et donc ce passage est vecteur d’une forme - que je me permettrais de qualifier, pour reprendre un vieux terme qui était, je dirais, tant vanté par les grecs, par les anciens - qui serait le seul accès, pour chacun d’entre nous à la tempérance. Ça se disait sôphrosúnê (σωφροσύνη) la Tempérance : « du calme y’a pas d’quoi s’énerver,  y’a pas de quoi faire les dingos ! »

 

Allons, sachez bien que, d’abord vous êtes seul, donc que vous êtes responsable, n’imaginez pas que vous avez quelque alibi, vous êtes responsable, et puis ensuite et c’est encore ça qui est formidable ! Autrui ! Voire même l’étranger. Ce qui n’est pas du tout la même chose. Et bien ce sont des semblables, puisque étranger vous l’êtes d’abord à vous-même, ça c’est un classique, c’est bien connu, et puis autre vous l’êtes aussi à vous-même, donc du calme !

 

Donc je dirais, j’ai presque honte, je dirais, de soulever de telles questions qui me paraissent aussi lourdes, mais qui sont présentes dès le départ, d’une certaine manière, elles nous antécédent. Elles n’ont pas trouvé de résolution et ce que j’apprécie particulièrement et ce qui me console, c’est que nous en soyons quand même au point, où, je dirais, par le biais de Freud et de Lacan, nous sommes quand même en mesure d’avoir là-dessus un jour qui n’est pas futile, ce n’est pas de la spéculation. C’est quoi ? C’est de la pratique ! C’est tout autre chose la pratique, et entre-autre la pratique analytique, que ce qui est, et s’appelle spéculation.

 

Donc merci beaucoup, pardon si j’ai un petit peu enflé ce thème qui je pense touche chacun. Et si Antigone a pu rester livrée à des interprétations multiples, toutes intéressantes, il semble néanmoins que nous puissions également, je dirais, faire relever son tragique de ce qui est bien une affaire connue par chacun, y compris bien sûr lorsque ce sont ces réticences ou ces retraits, ordinaires. Par sagesse civique, il nous faut bien, bien-sûr, opposer la morale citoyenne à l’autre. En faisant remarquer - mais je m’arrête là-dessus, mais j’aime bien le faire remarquer - que cette morale citoyenne, pour Socrate, elle était aussi importante que l’autre. Et non seulement elle était aussi importante que l’autre, mais elle lui a même semblé venir primer sur l’autre. Car comme on le sait, il a refusé ce qui était facile, il a refusé que les gardiens soient payés et qu’il puisse s’évader. Voilà donc le genre de retournement qui également est susceptible de nous faire réfléchir. Donc Patrick, je t’en prie.

 

Patrick Guyomard : Non, eh bien, je te laisse la parole, enfin je veux bien dire quelque chose.

 

Charles Melman : Bien, je t’en prie.

 

Patrick Guyomard : C’est vrai que Socrate que tu rappelais, choisit par obéissance à la Cité, puisque, il y a ce passage célèbre qu’on appelle « La prosopopée des Lois », d’autres lois, avec lesquelles il dialogue, il choisit de ne pas trahir, c’est-à-dire de ne pas s’enfuir, de ne pas acheter les gardiens pour aller ailleurs et il accepte une punition, ô combien injuste, mais en mettant en avant ce qu’il doit, au fond sa dette, pour dire ça « à minima ». Sa dette à cette Cité qui, à la fois, lui a permis d’enseigner etc., et qui finit par vouloir sa mort, au chef qu’il corrompait la jeunesse, ce qui est quand même assez exemplaire et extraordinaire.

 

Il fallait Platon pour dresser cette figure indépassable de héros et en somme touchant la Cité grecque. On a - c’est beaucoup trop rapide - mais on a l’image d’un temps de la démocratie athénienne dont on fait l’éloge parce que c’est là que la démocratie est née mais qui était aussi une démocratie qui pouvait condamner à mort Socrate et qui pouvait exclure de la Cité, bannir, quelque fois de façon un peu douce sous le mode du bannissement d’Alcibiade, mais d’autres fois de façon plus cruelle et tragique, exactement comme Polynice n’a pas été enterré. C’est-à-dire qu’il y a l’idée d’un espace social, instable, qui essaye d’avoir un rapport à la transcendance qui soit tempéré, mais qui cependant exclut lui aussi, condamne et porte en lui-même, presque comme condition de sa pérennité, quelque chose au fond qui ne va pas forcément de soi. Est-ce que Socrate se sacrifie ou pas, pour la Cité ? Ce n’est pas ce qu’il pensait, c’est une lecture qui n’est pas socratique, mais voilà, c’est une des questions qui sont posées.

 

Alors en ce qui concerne ce que tu évoquais tout à l’heure d’Antigone, effectivement elle a souvent été celle qui soutenait le refus de l’effacement des traces et la nécessité d’une sépulture, là où des bourreaux, évidemment les nazis voulaient tout effacer.

 

Quand on pense à la sépulture des nazis - ça devient un petit peu plus compliqué - eux-mêmes. c’est-à-dire, je ne dirai pas ce qui manque, mais vous voyez bien, le problème d’Antigone, si on peut appeler ça problème, c’est la question du contemporain. C’est comme si tout devait avoir lieu au même moment, alors que nous savons que c’est dans une durée d’Histoire que des mémoires peuvent se déployer, se faire, se célébrer, s’écrire, mais que la contemporanéité absolue de tout n’est pas possible. Et donc organiser, réfléchir à une Cité, comme à une cure analytique, c’est instaurer une temporalité qui ferait que, dans son mouvement de temporalité historique ou pas, des antagonismes exclusifs pourraient trouver d’autres issues alors que dans le contemporain ils ne peuvent qu’aboutir à une exclusion ou un conflit évidemment sans issue aucune.

 

Charles Melman : Merci beaucoup et puis donc, à bientôt.