Charles Melman : Le nomadisme est-il l’avenir ?

Journée EPhEP-ALI à Reims, le 18/11/2017

Nos enfants sont-ils devenus des SDF 

 

Je vais m’autoriser à  avancer cet après-midi, à risquer des thèmes qui fâchent. Qui sait ? Si ça peut, après tout, intéresser ou nous servir, il faut bien en prendre le risque. On ne peut pas être toujours satisfait, et le domicile, c’est sûrement un sujet qui fâche.

 

La preuve, c’est que nous faisons beaucoup d’efforts les uns et les autres pour en avoir un, et puis une fois qu’on l’a,  il n’est pas rare que l’on rêve de se tirer ailleurs...quand on ne le fait pas ! Et si on se tire ailleurs,  c’est pour recommencer, c’était malin !

 

C’est un sujet qui fâche et qui fâche à l’intérieur même d’ailleurs du domicile, entre ceux qui le partagent et qui estiment toujours que leurs partenaires, soit sont excessifs, soit sont par défaut. Ce qui fait que l’équilibre ne semble que rarement, je dirais, satisfaisant, et l’adolescent qui nous intéresse se caractérise par ceci, qui est bien connu et que vous avez bien sûr évoqué Thierry Delcourt, c'est-à-dire qu’il s’enferme dans sa chambre. Autrement dit, il manifeste que lui, il est déjà parti. Lui, il est déjà ailleurs. Ou qu’il n’en est pas. Mais vraiment il en a par-dessus la tête.

 

Remarquons que le domicile, ce n’est pas seulement ce qui fâche à l’intérieur entre ses partenaires, mais ça fâche aussi avec les voisins. Ça ce n’est encore pas très drôle, mais enfin, avec les voisins… Si, facilement on se dispute, pour toutes les raisons  que vous voudrez, les thèmes ne manquent pas et que d’autre part, on en sort avec le sentiment d’une restriction spirituelle,  c’est en ce lieu que l’on fait l’apprentissage de la diversité, de la richesse des émotions. Il est évident que le domicile, ce n’est pas la chambre d’hôtel. Il y a des gens, en particulier des écrivains, qui ne pouvaient fonctionner, écrire, qu’à la condition d’être dans une chambre d’hôtel et ils y étaient à l’année. Je connais  des hôtels où, à l’année, il y avait là des auteurs connus et qui trouvaient là la possibilité d’écrire.

 

Il y a aussi maintenant, manifestement, une évolution de notre rapport au domicile puisque nous assistons à des phénomènes jeunes, comme la colocation. Ça ne va pas de soi, cette espèce de curieux partage de l’espace, comme si c’était seulement de l’espace dont il s’agissait, alors qu’un domicile ne se résume pas à l’espace, c’est bien plus que ça. Ou encore, ce qui est aujourd’hui la faculté de louer son appartement, procédure qui semble connaître un grand succès. Cela ne semble causer aucune gêne de mettre des inconnus dans son lit, dans ses meubles, dans sa baignoire, dans ses casseroles. Quand même !

 

Ceci pour souligner que ce qu’est un domicile mériterait justement d’être précisé. C’est quoi finalement ? Qu’est-ce que c’est que cet espace qui a quand même des vertus particulières, singulières, des maléfices également singuliers, et vis-à-vis duquel nous sommes dans une relation aussi ambivalente ? Je crois qu’on pourrait dire qu’un domicile est la projection dans l’espace du lieu psychique où s’abrite notre subjectivité. Chacun de nous a un lieu dans sa subjectivité, dans son psychisme, où se domicilie le sujet que, non pas il a choisi d’être, mais qu’il se trouve être. Ce lieu qu’il habite et par lequel il est habité, ce n’est pas un lieu quelconque puisque ce lieu où il se tient en tant que sujet, c’est évidemment le lieu où se tiennent d’abord ses ancêtres, le lieu qu’il respecte ou ne respecte pas, qui est constitué par son histoire, et qui a la propriété de transmettre aux générations, en guise de véritable héritage, non pas la commode de la grand-mère, mais la dette que chaque famille ainsi se transmet, ce qu’elle n’est pas parvenue à accomplir, à réaliser, et qui a laissé je dirais, en souffrance, ceux vis-à-vis desquels nous devons d’exister, et grâce auxquels nous sommes un sujet.

 

Donc, je me permettrai de définir le domicile comme étant la projection dans l’espace, de ce lieu psychique où chacun trouve effectivement son habitation et par lequel il est habité en même temps qu’il l’habite. C’est de là qu’il reçoit ses voix, quand il en a, ses messages, ses élans, sa culpabilité, en rapport à un idéal :voilà la façon de l’habiter qui nous serait commune, mais qui autrefois, je dis bien, je n’en dis pas plus là-dessus, était beaucoup plus claire chez les Romains par exemple, où l’on sait que le domicile se spécifiait d’entretenir l’autel, la flamme, du dieu propre à la famille. Ce qui chez nous bien sûr, s’est laïcisé, mais néanmoins, maintient une exigence spirituelle.

 

Tous les écrivains de talent ont parlé de la famille pour la décrier, en général. Et pour décrier justement cette sorte de contrainte et de limitation spirituelle qu’elle impose à ceux qui l’habitent, au niveau de ce qui serait  la glorification de la singularité propre à cette famille alors que, c’est quand même, je dirais, au champ de l’humanité que nous appartenons, les uns et les autres. Et voilà donc cette famille réduite à cette singularité qu’il faudrait entretenir dans le domicile, entretenir je dirais, dans la séparation, vire dans l’hostilité à l’endroit de ceux que nous voisinons. Et je dirais que ce n’est pas faux, c’est vrai. Ça fait partie à la fois de nos limitations et nos richesses. C’est comme ça.

 

Ceci étant, si l’on peut souhaiter un progrès spirituel, ce serait celui de reconnaître que, au-delà des singularités qui s’actualisent dans chaque domicile, finalement dans le processus, nous sommes tous identiques. Nous venons grâce au domicile, afficher notre particularité. Mais dans cet affichage même, nous sommes comme le voisin avec lequel nous nous disputons les problèmes de palier, par exemple, ou de bruits. Dans le processus même, nous sommes tous semblables.

 

J’en tirerai une conséquence qui va assez loin. Où ça ? Elle va dans l’exploration de cette possibilité de reconnaître que ce lieu dont j’ai fait ma propriété et dont je suis la propriété – et là encore on sait combien il y a une vocation à être le propriétaire de son domicile – que ce lieu finalement, il est le même pour tous, je viens de le faire remarquer à l’instant. Le problème est le même pour tous, ce qui fait que si nous avions des relations qui tireraient leurs conséquences de ce processus, eh bien effectivement, nous n’aurions pas besoin de nous assigner à résidence. Mais nous pourrions effectivement, occuper des places diverses, différentes, nullement restreintes, nullement contraintes, et en quelque sorte, nous affranchir de ce qu’on pourrait appeler cette pathologie mentale que, aujourd’hui, exploite l’individualisme. Ça c’est clair.

 

Le problème des jeunes, puisque c’est ce dont il est question – mais il me semblait que ces remarques nous aideraient maintenant à aller très vite, grâce à ce que vous avez dit, grâce à ce que vient de nous dire Thierry Delcourt sur leur comportement –  c’est, on le sait déjà, avec la chambre dans laquelle ils s’enferment, et leur refus, leur contestation, qui est d’une certaine manière à la fois la gloire et la bêtise de la jeunesse ( bêtise parce qu’elle n’aboutira pas, mais gloire néanmoins puisqu’ils refusent cette contrainte qu’on leur impose), le problème de nos jeunes donc, est qu’ils sont écartés de l’espoir qu’on puisse s’affranchir de cette restriction. Ils en sont écartés parce que pour eux, la famille vient faire défaut et qu’il faut cette contrainte pour qu’elle puisse être réfléchie et qu’on puisse espérer s’en affranchir, qu’on puisse évoquer un progrès qui ne serait pas seulement celui d’une libéralisation des mœurs mais qui serait celui d’une libéralisation de l’esprit. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

 

Donc, sans domicile fixe, cette absence de domicile fixe, venant en quelque sorte les rendre vulnérables à toutes les invitations qui viendront leur proposer de trouver le lieu spécifique qui serait le leur et qui les engagerait dans un combat, quel qu’il soit : là, ils trouveront leur domicile, là, leur voyage ne sera pas, je dirais, gratuit, fait pour rien, mais sera véritablement le type de travail, le type d’expédition qui leur permettra de trouver le lieu qui serait maintenant effectivement le leur. Il aura  la particularité suivante : c’est de ne plus être le lieu de contrainte mais le lieu où au contraire, je dirais, tous les excès sont permis et recommandés. « Tu peux tout faire, y compris dégommer qui tu veux ». Et quant aux femmes, n’en parlons pas.

 

Cet exil, dans lequel se trouvent trop facilement nos jeunes, est donc une situation – on ne remarque peut-être pas assez que c’est effectivement le statut, je passe très rapidement là-dessus, ce n’est pas notre sujet, mais le statut des enfants d’immigrés, qui sont sans domicile, puisque leur famille est défaite, et sont entre d’une part un culte ancestral qui en général, est abandonné et d’autre part une famille d’adoption qui, soit les récuse, soit dont ils ne veulent pas parce que justement elle fonderait leur étrangeté – c’est donc une situation où le défaut, je dirais, d’insertion familiale et celui auquel expose évidemment ce qu’est, aujourd’hui, notre façon de vivre le couple, ce défaut expose nos jeunes à être éminemment vulnérables à ce type de révélations, de voix. Voilà enfin une voix qui les concerne, qui les comprend, qui les prend et comme on le sait, une fois que cette opération est à l’œuvre, vous pouvez leur raconter tout ce que vous voulez. C’est terminé. Ils ont reçu le bon message. Ils savent maintenant où ils sont. Ils savent où ils doivent aller et en même temps, ils savent qu’ils ont trouvé le type de liberté qu’était celui de l’enfant, c'est-à-dire, pour qui tout était permis.

 

Donc, il y a dans cette histoire de domicile, un enjeu, et que je conclurai par la très rapide petite histoire suivante :

 

Il m’est arrivé il y a quelques années de recevoir un couple de jeunes médecins. Ils avaient 40 – 45 ans, deux médecins de province, qui venaient me raconter que leur fils, âgé de 16 ans – un couple fort sympathique, comme vous et moi – vivait dans la cave de leur maison et refusait d’en sortir, refusait de les voir. Il était là en-dessous avec son écran, il suivait des cours par correspondance, d’autant plus facilement  qu’il était un surdoué - donc il n’y avait vraiment aucun problème. Ses uniques sorties de la maison se faisant deux fois par semaine, pour aller à une troupe théâtrale d’amateurs et d’autre part, pour se nourrir dans la journée, quand les parents n’étaient pas là, il allait explorer le frigidaire.  Voilà comment se déroulaient sa vie et la leur. Ils étaient évidemment dans le chagrin que l’on peut supposer. Ils venaient me voir d’autant plus aisément que le fils avait bien dit qu’il refusait absolument de consulter quiconque, estimant que quiconque n’était vraiment pas à la hauteur. C’est un jugement, parmi d’autres. Donc, la situation était éminemment facile, n’est ce pas ? Et ce qui était sympathique c’est qu’ils viennent voir le spécialiste : « alors qu’est-ce que vous faites ? »

 

Alors, je leur demande de lui transmettre un message, simplement :  qu’ils sont venus me voir et que je leur ai dit qu’il occupait dans la maison une fonction et une place essentielles... ! Ah bon ?... Confiance dans le spécialiste ! Et ils rapportent donc à leur fils ce que celui-ci a dit. Ça a l’air de l’intéresser. Ça semble tendre l’oreille. Très bien.

La mère continue de venir me parler, me raconter chaque semaine, sans qu’on puisse attendre quelque chose, mais elle vient me voir. Et puis une fois je vois à sa place, je vois le père venir, qui me rapporte qu’il est entré dans la chambre du fils quand il était parti, pour voir quand même un petit peu dans quel état était la chambre dans la cave, comment ça se passait, et il a trouvé un dessin étrange, qu’il m’apporte. C’était un dessin effectivement étrange, maladroit, et qui représentait un œuf assez volumineux, horizontalement disposé et dont la coque était brisée. Ah ! Alors il faudrait demander à Françoise Dolto comment interpréter ça ! Comment se risquer à interpréter ça ! Je leur ai dit : « c’est un excellent dessin » – ce que je pensais d’ailleurs – « c’est très bien et si jamais vous étiez amenés à lui dire que j’ai eu l’occasion de voir ce dessin, dites lui que je le trouve excellent ».

Et quinze jours après, je retrouve la mère qui vient me dire : « il y a un événement qui s’est produit, maintenant il vit dans la cave avec une amie ». Une amie de sa troupe théâtrale et dit-elle : « j’ai eu l’occasion de la rencontrer, de la voir, elle est vraiment très sympathique ». Bon,  Vous voyez, c’est une «  success story » construite on se demande sur quoi, parce que la suite a été favorable, a été très bien. Je veux dire que, petit à petit, et grâce, je dirais, à cette amie, le jeune couple a réintégré le domicile, si je puis dire.

Alors qu’est-ce que j’ai dit qui lui a été transmis ?  Je lui ai dit : « qu’effectivement dans une maison, il y a toujours la présence de l’esprit qui la fonde, cette maison, et que, si ça n’est pas assuré par les membres de famille, il faut qu’il y en ait un qui se dévoue pour tenir le rôle, pour tenir la place, dans les fondements, dans les soubassements, dans les profondeurs ».

Et cette histoire complètement aberrante, je veux dire qui me paraît à moi-même complètement à la limite, cette histoire me paraît illustrative de la question du domicile. Je pense qu’ayant maintenant, non pas réintégré le domicile –  il y était toujours et comme un élément majeur, celui des tréfonds –   je suppose – je n’ai pas eu de nouvelles depuis, ce qui n’est pas mauvais signe – eh bien je suppose qu’il a pu repartir pour d’autres aventures.

 

Merci pour votre attention.

Charles Melman