Charles Melman : Interdit et limite, peut-on distinguer l’interdit contingent et la limite nécessaire propre à l’espèce humaine

Les mardis de la philosophie Septembre 2014

 

 

Je me permets de rappeler que mon intention est d’essayer d’approcher ce que serait une loi spécifique de notre espèce qui finirait, en quelque sorte, par surgir au-delà des morales constituées que les époques, que les religions, que les mœurs ont dû au cours des siècles construire. Il est évident que dans une telle tentative, il peut m’arriver de sembler malmener telle ou telle morale constituée, je m’en excuse auprès de ceux qui risqueraient de se trouver sensibles ou touchés par cette atteinte, mais je les prie de croire qu’il s’agit essentiellement, sans nulle condamnation, de mesurer ces diverses morales, afin justement d’essayer de préciser ce que je signalais au départ et qui semble une question qui est restée en suspens durant tout le parcours de la philosophie et y compris jusqu’à aujourd’hui : quelle serait la loi qui serait spécifique, s’il en est une, et il semble bien qu’il y en ait une, qui serait spécifique à notre espèce. Il arrivait à Lacan de dire que les dix commandements, ça n’était jamais que les lois de la parole, et que donc du même coup, il n’était peut-être pas indispensable que quelque révélation vienne les faire valoir. Ceci en tout cas, bien sûr, reste à préciser.

 

Pour reprendre le fil de ce que je comptais aborder la dernière fois, j’ai trouvé hier une interview parue dans le Figaro de Madame Nathalie Loiseau qui dirige donc cet établissement assez bien connu qui s’appelle l’E.N.A., et dont le propos est justifié dans le journal, par le fait qu’elle vient de publier un livre qui s’intitule : Choisissez tout, ceci étant adressé aux femmes. Choisissez tout ! C’est un mot d’ordre assez impressionnant, mais qui je pense confirme ce que j’essayai la dernière fois de vous dire, opposant la polyvalence des femmes au caractère monoidéique et monofonctionnel des hommes. Et il est vrai que les femmes ont la particularité de se prêter à ce que l’on puise exiger d’elles « tout » : tous les rôles, toutes les fonctions, toutes les tâches, tous les soucis, tous les efforts, etc., avec cette particularité qui me semble justement bien différente de celle que Freud avait cru devoir isoler à partir de, sans doute, une étrange expérience qu’il avait dû avoir lui-même des femmes, avec ce fait qu’une femme, dans cet effort, effectivement cherche au-delà du possible à être « toute », à accomplir pleinement l’idéal que l’on exige d’elle, alors que, comme on le sait, un homme accepte sans doute un peu trop facilement de se tenir dans l‘incomplétude qui sera définitivement la sienne. Je crois que cette asymétrie mérite d’être soulignée. Alors nous regrettons tous évidemment que dans cette interview Madame Loiseau n’aborde pas les effets pédagogiques de l’enseignement prodigué à l’Ecole Nationale qu’elle dirige, ça nous aurait sûrement intéressés. Mais en tout cas elle a un mot à propos des jeunes, et où là aussi elle se trouve de son côté confirmer ce que je vous évoquais, elle dit : « Il est faux de dire que les jeunes ont moins d’implication dans leur travail. Ils en ont simplement une vision plus nomade, ils sont réalistes. Aujourd’hui on passe d’un métier à l’autre, d’une entreprise à l’autre ». Voilà je pense, une remarque qui mérite pour nous d’être reprise.

 

Le propos d’aujourd’hui, je voudrais le poursuivre en vous faisant remarquer ceci : c’est qu’il était traditionnel jusqu’à il y a peu, disons jusqu’à il y a une trentaine d’années, pas plus, que la classe d’âge représentée par ce que l’on appelle les jeunes, s’engage au cours des études ou à la fin des études, dans une contestation de l’ordre social, dans une position de rébellion, voire une visée de révolution, faire la révolution… Mauvais esprit de Lacan, là encore, faisant remarquer que la révolution tenant son sens premier du parcours des astres, signifie toujours le retour à la même place... Et donc il y avait cette contestation de l’ordre social, ce refus en quelque sorte d’y participer. Eh bien cette manifestation qui ne pouvait pas manquer d’attirer la sympathie, même si elle pouvait s’avérer vaine, cette manifestation, comme nous pouvons le vérifier, a disparu. Cette réticence pour rentrer dans l’ordre social s’est radicalement modifiée, puisqu’il ne s’agit plus pour… je vais dire « le jeune », (ce qui ne veut pas dire bien sûr concerner une collectivité qui peut avoir des nuances, il peut y avoir des positions parfois séparées, différentes) mais d’une façon, en me focalisant sur ce qui constitue l’originalité du jeune aujourd’hui. Je peux faire remarquer que celui-ci, s’engagera bien moins dans une action politique collective que dans la manifestation d’un appétit individuel pour participer à la fête collective de notre société. Participation enviée, rapide, souvent précoce, parfois dès l’âge du collège, pour participer à la fête collective qu’offre le fonctionnement de notre société.

S’il faut retenir ce changement, cette mutation, ce qui est devenu donc un appétit d’engagement précoce (et non plus une contestation), eh bien s’il faut le souligner, c’est de dire d’emblée qu’il s’agit d’une fête originale. En effet les fêtes que nous proposions aux jeunes auxquelles nous sommes accoutumés, ne sont jamais que l’occasion de commémorer un sacrifice. Vous pouvez prendre les fêtes que vous voudrez, aussi bien celle du 14 juillet, celle de Pâques, voire même la fête Noël où il serait intéressant de pointer ce qui, à l’occasion de cette Conception Immaculée s’est trouvé sacrifié. Mais en tout cas, il s’agit dans ces fêtes que nous proposons aujourd’hui, de manifestations sans commémoration ni mémoire, et encore bien moins d’un quelconque sacrifice. Il s’agit seulement pour ce jeune, lors d’une rencontre collective et laïque de la jouissance qui à cette occasion se trouve apparaître en tant que provoquée, et cela durant le temps mesuré, limité de la fête,  grâce comme nous le savons, à des moyens, grâce à ces agents psychotropes qu’il n’est pas intéressant d’énumérer. Mais ceci simplement pour souligner le caractère original, neuf, des fêtes auxquelles de façon très régulière et systématique le jeune se trouve ainsi convié, et les modalités parfaitement originales de cet épisode passif.

Il y a quelques années, je me trouvais avoir affaire au cas d’un jeune qui venait me voir pour un motif qui se trouvait m’intéresser. C’était un jeune qui ne trouvait pas sa vocation. C’était d’autant plus surprenant, qu’il avait comme on pouvait le vérifier une excellente formation puisqu’il était centralien, et lorsque je l’interrogeais sur son expérience professionnelle, il me répondit qu’il avait fait un stage en usine, et qu’il n’avait pas souhaité s’y engager davantage, bien qu’on lui en ait fait l’offre bien entendu. Alors pourquoi ? Parce que c’est un endroit sale, bruyant, et que les rapports sociaux n’y sont pas agréables, sympathiques.

La question que j’aimerais immédiatement soulever avec vous est celle de savoir : qu’est-ce que vous lui auriez dit ? Qu’est-ce que vous lui auriez répondu ? Qu’est-ce qu’il faut lui dire à ce jeune ? Il a raison ? Il a tort ? En tout cas il est certain que la réponse des bons parents, que l’on imagine évidemment plutôt heurtés par cette carrière aussitôt interrompue et à l’égard de laquelle ils pouvaient légitimement éprouver quelque fierté, eh bien il est bien évident que la réponse de bons parents n’était pas ce qui pouvait ni le satisfaire ni le guider. Et alors lui répondre quoi ? Parce qu’au fond, ce qu’il nous disait et qui me semblait intéressant, c’est qu’il ne voulait plus que le travail, conformément à son étymologie, soit un supplice. Il ne voulait plus que les objets qu’il pouvait être amené à créer lui soient volés, puisque leur plus-value, comme on le sait – pas besoin d’être marxiste pour savoir cela ! – se trouvait prélevée pour la jouissance d’un autre, le capitaliste bien sûr en l’occurrence !

Il avait cette ambition de vouloir s’approprier le plaisir du travail, celui au fond, on pourrait dire de l’artisan, jouir pleinement enfin de son activité, mais non plus de cette séparation qui nous est tellement coutumière entre l’activité professionnelle vécue comme une contrainte et puis le ménagement d’un loisir aux heures limitées, réservées avant de reprendre le lendemain le même type de rythme. Donc, il n’avait pas de vocation, c’est-à-dire qu’il ne se sentait pas appelé. Pour le dire autrement, d’une façon qui j’espère là encore ne heurtera pas trop, il se sentait parfaitement libre. Mais c’est une liberté qu’il faut bien prendre au sérieux puisqu’il la ressentait comme source d’un malaise, voire même comme une maladie puisqu’il venait consulter à cause de sa liberté. Il pouvait tout faire ! Mais quoi ?

 

On va peut-être reprendre ce que la dernière fois j’essayais de faire valoir, c’est que si lui n’avait pas de vocation, c’est qu’il était libre, c’est qu’il n’avait pas connu donc cet effet psychologique majeur provoqué par l’introjection de l’instance paternelle et qui est un effet de la religion. Introjection de l’instance paternelle, et qui est donc la source ordinaire de la morale et un guide des conduites qui, à cette instance paternelle lui sont désormais dédiées, conduites, qui viennent inscrire la vie dans un parcours dont l’apparence est beaucoup moins rectiligne que circulaire, puisqu’elle implique qu’au terme de ce parcours on vienne rejoindre dans sa terre natale le lieu d’origine, parcours donc mis au service du Père.

Peut-être faut-il faire remarquer à cette occasion que la famille, notre famille est le modèle des relations qui seront ensuite projetées sur les relations avec autrui et avec l’organisation sociale. J’ai évoqué avec vous, mais je pense que c’est sensible spontanément à chacun, que la famille est systématiquement lieu d’une injustice irréparable puisque l’amour n’y semble pas également partagé, et que d’autre part, la validation de la transmission par le père de ce qu’on va appeler son bâton de commandement, implique une élection qui est toujours unique. Ça n’a pas été sans incidence dans l’histoire, puisque comme vous le savez, il y avait toujours dans les familles aristocratiques le problème des cadets et de leur destin, et également l’introduction à cette facilité avec laquelle ces cadets allaient se mêler au corps contestataire du pouvoir royal par exemple. Je n’évoque ce dernier point si rapidement, que pour souligner combien la loi salique n’est pas sans conséquence politique.

Il est amusant de voir que dans un ouvrage canonique qui est donc le Pentateuque, on s’amuse à raconter comment une mère a su déjouer la loi de la transmission paternelle profitant de ce qui était la fatigue du père, son Alzheimer habituel pour le tromper. C’est l’histoire donc de Jacob. Et comme je crois aussi l’avoir évoqué, mais cela a au moins un intérêt qui n’est pas seulement anecdotique, un intérêt concernant le jeu propre à la famille on voit dans cette occurrence que la transmission du sceau paternel, du sceau de commandement, de la transmission de l’héritage viril, s’est faite par un caprice maternel. Et c’est que l’on appelle de façon souvent un peu rapide, et sans toujours très bien savoir ce que l’on désigne par-là, le matriarcat. Je vous prie d’entendre que je ne suis en train de valoriser aucune des positions ici mises à l’œuvre. Je suis en train d’essayer de me livrer à la description de ce qui opère… Eh bien l’effet du matriarcat n’est aucunement le même dans ses conséquences sur la psychologie de l’héritier que celle du patriarcat. Pourquoi ? Eh bien parce que dans le cas du matriarcat, cette transmission, d’abord ne peut être attribuable qu’au choix capricieux de la mère, ce qui est le premier aspect, et deuxièmement, laisse des frères et sœurs dans la quête d’un amour désormais irréparable, inguérissable, puisque le choix s’est porté de façon arbitraire donc, nullement réglé par une loi quelconque ; le choix s’est fait sur le caprice ou la prédilection de la mère. Il n’en est pas du tout de même dans la transmission du patriarcat, dans la mesure où dans ce cas la détermination se trouve réglée par une loi, et elle indique pour le fils le paiement d’une dette, le passage justement par un sacrifice, ce que j’évoquais tout à l’heure à propos de ce qui manque pour donner leur poids aux fêtes d’aujourd’hui. D’autre part la transmission par le père aboutit en quelque sorte par le sacrifice qu’elle impose au fils, c'est-à-dire celui de remettre, comme je l’évoquais, la direction de son sexe à la loi paternelle, de le rendre en quelque sorte serviteur de la loi paternelle, eh bien elle implique donc un type d’amputation qui entretient le désir sexuel, qui donne un sens sexuel à ce qui vient là manquer. Et c’est donc un dispositif qui mérite d’être à la fois individualisé et distingué par ses effets. Il ne s’agit pas de privilégier tel ou tel, mais simplement – et c’est là que j’avance ce qui me semble mériter attention – c’est que ce sont donc père et mère qui se trouvent transmettre, l’un ou l’autre, le signe validant venu de l’instance tierce, troisième, qui est nécessaire pour réunir le couple sous le signe d’une jouissance partagée. C’est ce tiers qui promet et garantit la jouissance en même temps qu’il voue ce couple à une certaine forme de discordance liée à l’insatisfaction réciproque. Il n’y a pas de famille qui n’implique cette trinité, qui n’implique ce ternaire qui vient réguler le rapport entre un homme et une femme, qui vient réguler, c'est-à-dire aussi bien rassembler que séparer. Et comme je crois nous pouvons le savoir, l’un et l’autre mouvement sont en général également constitutifs du couple marital, et contribuent l’un et l’autre à son rassemblement, comme si l’un n’allait pas sans l’autre. Mais ce qui nous importe pour les jeunes que je tente avec vous d’étudier, c’est que l’enfant est le produit de ce tiers, ce tiers qui se trouvait en position d’agent pour les parents, et où c’est par lui que l’enfant va se trouver inscrit dans une lignée, et du même coup, trouver la place désormais susceptible de lui valoir une vocation.

Le propre de nos familles aujourd’hui est d’être une fois sur deux séparées, d’une façon malheureuse, et dont je m’étonne qu’elle ne soit pas plus explicite, afin de pouvoir mieux aborder les jeunes qui viennent avec un certain nombre de problèmes liés justement à la carence de ce tiers, parce que la séparation du couple va trop souvent entraîner la dissolution de la référence de chacun des deux parents à ce tiers, qui pourtant, est celui qui les a unis et qui est le véritable ancêtre de leur enfant.

Le fait donc nouveau, et celui qui se trouve nourrir cette jeunesse nouvelle dont je vais essayer rapidement de vous donner quelques grands traits, est que ces jeunes sont amenés à se construire sans plus de référence paternelle, même si leur père réel, leur géniteur est bien là toujours. Mais sans plus de référence paternelle, puisqu’il est lui-même en quelque sorte (ce père réel) desaffairenté de cette instance tierce, puisqu’il a en quelque sorte manqué à accomplir ce qui était attendu et exigé de lui. Et donc le fait qu’on se trouve devant ces jeunes qui sont, pour donner une image qui est simpliste mais réelle, comme un rameau qui aurait perdu son tronc. Sur quoi se brancher ? Grâce à quoi tenir maintenant ? Grâce à quoi trouver quelque sève qui viendraient vivifier ce corps fragile ?

C’est une situation qui pour nous n’a pas de précédent, elle est complètement neuve, complètement originale, et elle a donc forcément un certain nombre d’effets sur lesquels je vais très rapidement attirer votre attention.

D’abord pour ces jeunes le problème de leur identification : quel est le trait qu’ils pourraient dès lors revêtir pour à la fois se reconnaître eux-mêmes (ce qui n’est pas toujours le cas), et se faire reconnaître par autrui ? Il y a chez Hegel, comme vous le savez, c’est au début de La phénoménologie de l’esprit… On se demande vraiment par quel coup de génie ça a pu lui venir cette assertion, selon laquelle le désir premier de l’homme, c’est quoi ? Est-ce que c’est de satisfaire ses besoins ? Est-ce que c’est de satisfaire son désir ? Nous serions sans doute spontanément et naïvement amenés à invoquer cela de façon très comportementaliste. L’homme dans son environnement, qu’est-ce qu’il veut ? Eh bien il a des besoins, il a des désirs, et puis voilà ! On se retrouve dans un espace connu ! Eh bien ce qu’Hegel va avancer sans avoir aucunement besoin de s’expliquer : c’est que le désir premier de l’homme ce n’est qu’un désir de reconnaissance, d’être reconnu ! D’être reconnu comme tel ! Comme homme. La position de maîtrise étant en quelque sorte celle qui paraît justement marquée du trait propre à assurer une reconnaissance par autrui, autrui étant dès lors, comme vous le savez, l’esclave. Et ainsi le pouvoir qui se trouve accordé à l’esclave, puisque le maître va passer par lui pour se faire reconnaître. Et je vous passe la suite bien sûr.

Pour nos jeunes, ce désir de reconnaissance, de trouver lorsqu’ils sont face au miroir le trait qui justement leur permet de s’identifier à eux-mêmes, de savoir qu’ils sont le même et non pas ballottés au gré des conversations, des circonstances, des milieux, etc. Et d’autre part le trait digne de les faire reconnaître à leurs semblables, ce trait donc leur fait défaut dans ce cas, puisqu’il n’y a plus de transmission qui viendrait de l’instance ancestrale, il n’y a plus que de vagues copies possibles de traits de caractère appartenant à l’un ou à l’autre des parents, mais ça ne permet aucune identification générale. Il y a donc la carence de ce qui au garçon viendrait autoriser sa virilité, en autoriser l’exercice, et pour la jeune fille ce qui viendrait garantir la place qui serait la sienne, qu’elle aurait à tenir, et qui est aujourd’hui une place très compliquée à déterminer : est-ce qu’elle a à se confondre avec l’ensemble des citoyens de la cité, et à titre égal comme ça l’est effectivement demandé au titre d’un progrès ? Ou bien est-ce qu’elle a en quelque sorte à faire valoir ce qu’il en serait de sa spécificité, et donc d’une place qui serait Autre mais qui en même temps garantirait la qualité de son charme ? Eh bien voilà le type de questions qui se trouvent tourmenter le jeune qui aujourd’hui se trouve exposé à ce type de difficultés. Je suis à chaque fois très sensible à la façon dont celui-ci ou celle-ci va parvenir à se construire sans appui et en ne s’autorisant que d’une succession d’expériences. C’est tout à fait inhabituel ! Et le mot « expérience » est celui qui est emprunté à leur langage. Je veux dire : on fait des expériences ! Avec ce qui du même coup, en ce qui concerne l’identification, tend à détacher de l’appartenance à un groupe consanguin au profit de ce qui est, on va l’appeler comme ça, un internationalisme spontané, ou si ce terme ne vous paraît pas péjoratif, un cosmopolitisme spontané, citoyen du monde.

Ceci, cette difficulté, se trouve doublée d’une méfiance ou d’un désintérêt à l’endroit des connaissances, de l’acquisition des connaissances que nous leur proposons. Elles semblent pour eux manquer de validité dans la mesure où si elles sont destinées très tôt à assurer une formation professionnelle, elles n’appartiennent pas au  type de formation qui leur importe. Le type de formation qui leur importe, c’est comment devenir un homme, comment devenir une femme, et aucune de ces connaissances, quelle qu’en soit la qualité, ne donne accès au dépôt d’un savoir inconscient qui viendrait guider leur conduite. Je crois bien, je me souviens bien que la dernière fois je vous faisais remarquer que dans les circonstances majeures de notre existence, c’est un savoir insu de nous-mêmes qui nous guide, et éventuellement au détriment des connaissances que nous avons pu acquérir.

Le problème pour eux, c’est apparemment qu’aucun de ces savoirs de qualité, élaborés, qu’on leur propose ne leur donne accès à ce qui serait en eux le dépôt de ce savoir insu qui viendrait régler leur conduite, et du même coup il y a un désinvestissement de toute autorité, autorité qui perd son caractère spontanément sacré, traditionnel, dans la mesure où justement ces connaissances ne peuvent plus en quelque sorte relever ou être attribuées au pouvoir qui leur permettrait d’accéder à ce statut de bonhomme ou de bonne femme.

Alors quelle confiance faire aux autorités dites symboliques, alors qu’il ne reste plus que pour eux que des autorités réelles que représentent bien entendu, par exemple, la police ou la magistrature ? Et je dois dire qu’il suffit de s’entretenir avec des policiers qui reçoivent justement tout le choc, pour savoir de quelle manière ils sont à cette occasion sollicités, confrontés, mis à l’épreuve quant à la manière dont ils peuvent tenir et résister en tant qu’autorité, s’ils tiennent !

Dans cette sorte de difficulté à se constituer une identité, le remède fréquent est représenté par la participation – je ne sais pas si je l’ai déjà évoqué – à une bande, à un groupe. Et là aussi, je suis très très sensible à ces grands gaillards, et j’ai le souvenir tout proche de l’un d’eux en particulier qui, à 15 ans se trouvait faire 1,90 m : beau garçon, complétement malheureux dans sa peau, phobique comme il n’est pas permis, je veux dire incapable de s’éloigner de son domicile, et dont le seul support était justement la participation à la bande de copains qui avait cette particularité intéressante d’abord d’être sans chef. C’est étrange, pas de leader ! Voilà une organisation sociale qui se passe de chefferie et où filles et garçons se trouvaient également distribues sans que la différence des sexes n’y prennent valeur d’organiser une séparation dans le groupe : il n’y a pas le groupe des garçons et le groupe des filles, on est comme ça tous ensemble, et quels que soit les liens d’affection, voire d‘amour qui peuvaient se produire à l’intérieur de cette bande homogène donc. Une des conséquences ce sont les effets dépressifs qui vont pouvoir se produire lorsqu’il y aura quelque dislocation, ne serait-ce qu’à l’occasion des vacances par exemple.

Ce qui est également à mes yeux intéressant, c’est le type d’échanges qui opèrent à l’intérieur de ce groupe et qui se font au détriment de la propriété personnelle. Ça aussi c’est quelque chose de nouveau dont on voit d’ailleurs l’extension aujourd’hui avec la façon de se partager l’usage entre voisins ou entre groupes homogènes d’un certain nombre d’objets ou d’instruments, et où ce n’est plus l’appropriation qui compte, mais ce qui compte c’est le fait que cet objet est là, il existe, et puis du moment qu’il est là, eh bien on peut le faire circuler, et puis finalement son appartenance devient parfaitement secondaire eu égard à l’usage que l’on peut en avoir.

Et avec là encore cette mutation que je trouve remarquable et dont je dis bien qu’elle n’a pas de précédent. Je suis chaque fois étonné que cette mutation ne soit pas parfaitement éclairée et située. C’est que dès l’Antiquité, les moralistes se trouvent dénoncer la passion pour les honneurs et l’argent. Autrement dit, la constatation que ce sont des objets qui n’ont rien de naturel, qui vont constituer, qui vont nourrir l’ambition et la quête des uns et des autres, et comme si leur accumulation constituait la finalité d’une existence ainsi complétement dénaturée, le caractère artificiel de ce qui est là sensé venir pallier… pallier quoi ? Pallier justement le déficit permanent de reconnaissance, comme si le nom propre ne suffisait jamais assez à l’assurer, et comme s’il fallait constamment œuvrer pour acquérir des insignes, qu’il s’agisse des honneurs ou de l’argent, supposés donc valoir l’estime ou la crainte d’autrui. Eh bien chez nos jeunes le désinvestissement… je parle de ceux-là, je me permets de redire que bien entendu il y a dans la collectivité, dans la classe d’âge des jeunes qui relèvent bien sûr des valeurs traditionnelles et qui y sont engagés avec force et talent,…mais je veux dire que ceux-là qui émergent, qui apparaissent, témoignent donc à cet égard d’un désintérêt pour ce genre de distinction. De même, ce qui est encore plus délicat à répertorier, c’est que les rapports de couples qui peuvent s’organiser entre eux ont radicalement changé dans la mesure où ils ne s’inspirent de quelques distributions classiques des rôles, mais néanmoins ces rapports ont tendance justement à vouloir s’inventer, se créer dans une incertitude qui parfois est heureuse, qui parfois est évidemment conflictuelle, mais en tout cas une sorte de recherche réciproque, à tâtons, pour trouver ce qu’il en serait d’un accommodement réciproque. Modification radicale du rapport de la vie du couple, sans que là encore, je ne veuille introduire quelque hiérarchie ou valorisation d’une situation par rapport à une autre, ce n’est pas personnellement ce qui m’intéresse. De toute manière, dans le cas de ces jeunes… je me souviens d’un autre garçon qui était un polytechnicien brillant, fils d’un honorable pédiatre, normalement satisfait du parcours de son fils, mais malheureusement frappé lorsque son fils, là encore, a renoncé à sa carrière professionnelle pour se mettre à gratter de la guitare et à écrire des chansons. Faut le faire bien sûr ! Oui, avec là encore, et j’ai posé la question à ce père : qu’est-ce que vous lui dites ? En tout cas, ce qui est également transparent, c’est que dans ces parcours, la vie n’a plus un trajet ni rectiligne ni circulaire, mais elle est faite de segments, de segments bridés avec éventuellement des changements d’activités, des changements de lieux, des changements de langues, des changements comme nous le savons de partenaires, et voire même et ça c’est quelque chose de nouveau, des changements occasionnels d’identité sexuelle, dans ce qui semble animé par le refus de renoncer au plaisir possible. C’est ce qu’offre si généreusement notre société dite de consommation. Et avec ce fait que l’on observe, c’est qu’après une période où la limite de la satisfaction, de la jouissance sera atteinte par la tolérance du corps, eh bien – ça aussi c’est une surprise ! –, on entre souvent dans une période de tempérance non plus imposée par quelque prescription morale, mais voulue.

C’est ainsi – et ce sera si vous le voulez ma dernière remarque pour aujourd’hui – que l’on voit émerger à côté de nous, à côté d’un fonctionnement classique, un homme et une femme parfaitement neufs, engagés dans des rapports radicalement différents au droit de propriété, à ces palliatifs que sont les honneurs et l’argent, désireux avant tout de mener, de trouver, de participer aux satisfactions diverses qui sont possibles, qui sont offertes, et qui sont – et ça aussi c’est un point qui ne me paraît pas négligeable – indifférents au droit de propriété et à l’accumulation du capital.

Je me permets donc de dire que, sans référence à quelque idéologie, nous voyons à la suite de cette mutation culturelle que constitue un certain détachement, il est peut-être purement temporaire, on peut assister à des flambées qui témoignent au contraire de la résurgence très contraignante de l’instance référente tribale, mais en tout cas et dans l’état actuel des choses, nous voyons surgir, du fait de la prise de distance – contrainte, ils n’ont pas choisi ! – de cette instance tierce, référente, paternelle, la constitution donc d’un homme nouveau, dont les traits individuels et sociaux méritent grandement de retenir notre attention, puisque, voilà que sans appel à aucune idéologie et sans l’effet d’aucune contrainte, nous voyons s’organiser un nouveau mode de vie, de vivre, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas sans nous interroger.

Voilà ce que je voulais vous dire concernant ce moment de balance dans lequel nous sommes, et où, comme nous le voyons, la bascule d’un côté ou de l’autre a été totalement possible, mais qui pour ceux qui s’intéressent aussi bien et forcément à leur propre sort qu’à celui des enfants qui les entourent, mérite que nous ne soyons pas complètent sourds ni aveugles à ce qui est en train de se passer.

Pour le dire plus brièvement, ces jeunes qui se constituent après des épreuves, je veux dire qu’ils n’ont pas reçu leur formation d’homme ou de femme, elle ne leur a pas été administrée ni imposée. Ces jeunes sont quant à justement ces modalités nouvelles de vie qu’ils organisent et qui vont complétement à l’encontre de nos habitudes et de nos traditions, eh bien je crois méritent… méritent quoi ? Ils ne considèrent pas les traditions pour pathologiques, il y a simplement que ces traditions les ont abandonnés. Ce ne sont pas eux qui ont eu à les abandonner, ce sont les traditions qui les ont lâchés. Donc, ils ont à s’en débrouiller, comme je l’évoque, et ils ne le font très souvent pas mal, serait-ce évidemment à décevoir les attentes normales, bien fondées de leur famille, sauf bien sûr quand celle-ci s’est trouvée défaite. C’est pourquoi je dis et je conclus là-dessus, que ce qui se passe et qui est surprenant appelle de notre part de l’attention et appelle l’analyse nécessaire.

Voilà ce que je souhaitais vous dire aujourd’hui. J’espère que je ne vous ai pas trop heurtés.

Charles Melman