Charles Melman : Différence entre la clinique freudienne et la clinique lacanienne - 3

EPhEP, le 10/12/2015

Alors, ce soir je vais vous faire des récits de voyages, pittoresques, bien sûr. Autrement dit, des récits de la façon dont les problèmes se posent aujourd’hui, dans ce que l’on appelle « les colloques ». Je pense que vous avez tous été admiratifs de ce mot de la langue française « colloque ». Alors, l’étymologie est facile puisque loqui, tout le monde sait que ça veut dire parler. Et donc les colloques sont des endroits où l’on est chargé de parler ensemble. Je sais qu’aujourd’hui, « coloc », c’est plutôt colocataire, mais ce dont je parle, ce sont les colloques à l’ancienne. « Parler ensemble », c’est un terme amusant parce que je pense que, comme moi, vous avez rarement vu la possibilité de parler ensemble. Dans le meilleur des cas, on peut faire conférence, on peut faire injonction, mais parler ensemble, ce qui ne veut pas dire ne faire qu’une seule voix, mais que chacun ait la sienne, néanmoins, malgré que sa singularité concourt à l’ensemble, ça, je crois que, cette participation vous a été jusqu’ici épargnée. Mais, comme le fait souvent remarquer Lacan, une langue a son intelligence propre, subtile, et donc, il ne faudrait pas croire que « co-loques », pardonnez-moi mais enfin on est forcément amené à y penser, que ce serait forcément un rassemblement de loques. Alors, vous faites comme moi, c’est-à-dire vous allez chercher l’étymologie de loque, une loque. Et là, vous avez la surprise, à moins que l’un de vous ne le sache, ce serait magnifique, la surprise de constater que loque, ça viendrait, mais vous savez, les étymologistes sont souvent poétiques, ça viendrait du néerlandais, et ça signifierait : la mèche de cheveux, la boucle. Autrement dit ce qui échappe à l’ordonnance de la coiffure, et qui, donc, fait loque. Et à partir de ce moment-là, vous commencez évidemment à vous réjouir parce que cette boucle, cette loque est évidemment toute proche de ce mot anglais qui, en français a donné loquet,  c’est-à-dire ce qui ferme : to lock. Et donc, vous voyez sous quel signe un colloque vient, comme ça, à l’insu des colocataires, vient ainsi s’inscrire, c’est-à-dire aussi bien sous le signe de ce qui conviendrait de la boucler, ou de la fermer, et puis, chacun est animé du souci de ne pas paraître trop loque.

 

Ces deux réunions n’ont été au fond que la réalisation pratique de ce que je comptais vous dire aujourd’hui. Je vais donc vous le dire sous cette forme itinérante. Le premier de ces colloques s’est tenu à l’université de la Martinique, Schœlcher, sous le titre : « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? » N’imaginez pas qu’un titre comme celui-là va de soi, puisque l’excellente et jeune présidente de cette université se montrait très réticente à l’égard d’un tel titre préférant celui de « La pensée de la décolonisation », ce qui n’est pas du tout la même chose. Ce n’est pas du tout la même chose parce que la pensée postcoloniale a l’avantage sur la seconde proposition de préciser immédiatement le lieu d’où l’on parle. Si je dis « la pensée postcoloniale », eh bien on sait tout de suite à partir de quel lieu cette pensée s’exerce. Alors que la pensée de la décolonisation peut s’articuler depuis toute une constellation de places, de lieux, de considérations. « Postcolonial » vous amène à spéculer sur ce qu’il en est d’une culture, d’une civilisation, d’un groupement social, dès lors qu’il a pour origine un traumatisme, non pas un fondateur, comme il est habituel que nos mythes viennent l’invoquer, l’évoquer, le mettre en place, mais ce que une société humaine peut avoir au titre de fondation un traumatisme, avec le fait que le traumatisme, comme tel, est peu pensé ou mal pensé. Il est peu exploité par la pensée parce que, justement, sa propriété, c’est d’arrêter toute pensée, puisque la cause est évidente. Et à partir du moment où une cause est évidente,  la pensée se trouve immédiatement arrêtée et a en plus la propriété de devenir stupide. Stupide, puisque, elle sait. Un fondateur, c’est toujours, comme je le disais tout à l’heure, plus ou moins mythique, lié à l’amour que l’on aura bien voulu lui porter, au meurtre dont il aura été l’objet, etc. Un traumatisme, c’est brutal, c’est net, c’est précis, ça ne fait pas question. Ça vous introduit dans le monde du « c’est comme ça », et à partir du moment où vous voyagez dans le « c’est comme ça », vous n’allez pas très loin. Ce qui  mériterait de nous mettre la puce à l’oreille.

Freud a commencé par le traumatisme. Comme vous le savez sans doute, pour la plupart d’entre vous, il a commencé à pratiquer avec des hystériques et systématiquement leurs troubles, leurs manifestations se trouvaient ramenés à un traumatisme originel qui était en générale le méfait sexuel, éventuellement le viol dont elles avaient été l’objet de la part d’un proche parent, et Freud écrira « l’oncle », parce que il n’osait pas trop dire que dans les cas auxquels il avait eu affaire il s’agissait du père. Et donc, ses patientes lui présentaient leurs troubles comme liés à ce traumatisme sexuel. Il lui a fallu du temps pour identifier ce récit comme relevant d’un fantasme. Mais, c’est pour nous quand même évocateur, intéressant, c’est qu’il n’y a pas encore très longtemps, un jeune type à qui avaient été confiées les clés des manuscrits de Freud à Washington, puisqu’ils sont à la bibliothèque de Washington, eh bien ce jeune chercheur a brusquement eu une illumination d’après les lettres qu’il a consultées : « Mais oui, c’était bien un traumatisme, Freud a menti, ses patientes hystériques étaient donc bien victimes d’un traumatisme » de telle sorte que s’écroulait toute la construction originelle de la psychanalyse. Ceci je ne le dis que parce que ça nous montre, au fond, cette appétence que nous avons pour finalement mettre en relief ce qui serait le caractère traumatisant pour chacun d’entre nous de son origine. Et, comme vous le savez, si Freud a pu la faire remonter à ce qu’il a appelé « la scène primitive », c’est-à-dire ce qui se communiquait à l’enfant au-delà de la cloison qui le séparait la nuit de la chambre de ses parents, et les interprétations qu’il pouvait en faire, eh bien, la question est bien là : qu’est-ce qui fera que cet enfant ne va pas inscrire cette scène primitive et ce qu’il en imagine dans le registre du traumatisme ? Autrement dit, de ce qui serait la brutalité exercée sur sa chère maman et qui vise à l’en séparer. Pourquoi, donc, est-ce que ce ne serait pas du traumatisme ? Il est bien évident que si cette imputation, si cette supposition s’observe plus aisément, plus facilement, je dirais quasiment toujours seulement chez les filles, c’est pour une raison que nous pouvons bien comprendre qui est que, à cette opération qu’elles interprètent aussi bien que leurs frères, à cette opération elles s’estiment perdantes, perdantes puisque cette opération ne leur promet aucunement un avenir sexuel assuré contrairement au petit garçon qui peut à cette occasion estimer que sa virilité est en attente. D’où cette phase de latence que Freud a isolée dans la psychogénèse de la sexualité. Mais pour la fille, on comprend parfaitement que cette scène primitive soit vécue comme un traumatisme puisque elle se trouve séparée de sa mère et de son père, sans que pour autant cet événement ne lui ouvre le chemin d’une future identification assurée, assumée, reconnue, célébrée.

 

Qu’est-ce que c’est qu’un traumatisme ? ça va devenir une question d’actualité pour des raisons que je vous dirai peut-être tout à l’heure, ou bien la semaine prochaine à l’occasion du conte de Noël que je pense vous raconter. Qu’est-ce qu’un traumatisme ? Un traumatisme, c’est la rencontre brutale avec un réel qui ne vous assure, qui ne vous promet aucune jouissance, rien que la douleur du traumatisme et de telle sorte que celui-ci va être en général générateur d’un masochisme, puisque nous ne pouvons pas interpréter quelque événement, quelque situation, voire quelque enseignement en dehors de la jouissance qu’il permet ou promet. C’est l’une des raisons de l’échec de l’admission dans la vie sociale, dans la pensée commune, dans l’opinion commune, de l’admission de la psychanalyse, ce qui nous coûte cher, dans les conséquences politiques, et peut nous coûter encore plus cher. Mais l’une des raisons, je dirais, de cette façon qu’a l’opinion commune de préférer refouler le savoir qu’apporte la psychanalyse, c’est que la psychanalyse c’est bien, je dirais, son problème, n’est pas prometteuse d’aucune jouissance spécifique, contrairement aux systèmes philosophiques, religieux, éthiques, ou autres, qui ne doivent leur succès, leur pénétration, si je peux me permettre ce terme, qu’aux types de jouissances qu’ils promettent. Même d’ailleurs quand ce sont des systèmes à la multiplication desquels on assiste aujourd’hui : églises en dehors du catholicisme,  systèmes qui prônent le sacrifice. Il est bien évident que le sacrifice relève de la jouissance comme tant d’autres opérations. Et je n’ai pas besoin de vous l’apprendre : vous avez tous et toutes connu autour de vous des familiers dont il était bien évident que leur jouissance tenait dans l’exercice du sacrifice.

Avec le traumatisme se produit un effet mental tout à fait particulier qui est que désormais, le champ de la conscience est entièrement absorbé par l’événement, et comme si la pensée venait sans cesse buter, sans parvenir, je dirais, à se calmer, à s’arrêter sur ce qui s’était ainsi produit, et de telle sorte que l’on assiste à l’arrêt de toute activité spéculative, affective, de tout autre investissement pour ne plus être que absorbé, mangé, si je puis dire, par l’événement traumatique dont désormais la présence est rendue non dialectisable. C’est bien le problème lorsque vous avez à tenter de traiter ce genre de circonstances, c’est que, ce n’est pas dialectisable parce que c’est un événement qui n’a pas été dialectisé. Et s’il a pu avoir chez la petite fille ce caractère traumatique c’est parce que sa pensée, jusqu’ici, était vierge de toute préoccupation sexuelle. Autrement dit, le sexe ne figurait pas dans les spéculations qu’elle pouvait avoir.

Un événement, donc, non dialectisé, non dialectisable, qui occupe tout le champ de la conscience, conscience qui ne parvient pas à le dépasser, à le résoudre. Et on peut bien concevoir, imaginer, la douleur provoquée par ce type de stase, type de stase psychique et d’incapacité que cela peut provoquer. Ce qui est, si j’ose dire, drôle, c’est que si ce traumatisme est représentatif de ce qui a été une menace de mort, un accident, celui que vous voudrez, ça ne veut pas dire que toute menace de mort est traumatique. Il y a des confrontations, des affrontements avec la mort qui peuvent sembler absolument légitimes et d’une légitimité partagée. Par exemple, le militaire qui est exposé au front, la menace de mort ne figure pas parmi les éléments à proprement parler traumatisants dans la mesure où mourir pour un idéal, mourir pour la Patrie, mourir pour sa lignée, pour sa religion, il faut dire les choses comme elles sont, c’est normal. La norme ! Il fait partie de notre normalité d’estimer que mourir pour son créateur, quelque soit la forme, je dirais, qu’il prend, lui rendre la vie qu’il nous a donnée et afin que celui-ci, justement, ce créateur, subsiste dans sa gloire, et dans sa présence au monde. Je crois que personne ne viendra nier que ça fait partie de notre normalité. C’est ça qui est épouvantable quand cette action se trouve dénoncée, je dirais, à juste titre, dans notre actualité. C’est épouvantable et ce qui rend évidemment la dénonciation de ce fait difficile, c’est que ce n’est pas un événement pathologique. Cela fait partie de ce que l’on appelle « les devoirs » de tout enfant. Et c’est pourquoi il y a là concernant les problèmes de l’identité et de l’identification un pas à franchir dont j’espère que je pourrai ce soir effectuer, les premières avancées.

Or, comme vous le savez, il y a chez les militaires des névroses traumatiques, il y a des militaires qui se trouvent réduits à l’incapacité de poursuivre leurs fonctions du fait que les engagements qui ont été les leurs ont pris cette dimension traumatique, et que depuis, ils sont dans l’incapacité physique et mentale de poursuivre. Ces névroses traumatiques de guerre ne sont pas du tout rares et posent de sérieux problèmes, évidemment, aux états majors. Les névroses traumatiques de guerre peut-être pouvons-nous justement les faire relever de ces personnalités qui subjectivement n’étaient peut-être pas disposées au risque de mourir pour la Patrie. Que dès lors, les engagements violents qui furent les leurs ne peuvent s’inscrire peut-être en référence au cas précédent que j’évoquais avec la scène primitive, ne peuvent que s’inscrire pour eux que dans le registre du traumatisme. Si vous souhaitez un peu avancer sur ces questions, l’usage des catégories lacaniennes du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire est incontournable. Car, si vous dites, dans le langage de Lacan, que le traumatisme, c’est la rencontre d’un réel qui n’est pas symbolisé, ce qui dans l’écriture du nœud borroméen se traduit par le fait que le rond du Réel est détaché de celui du Symbolique, qu’ils ne sont pas noués ensemble, alors donc, justement, ce n’est pas dialectisable.

La question que l’on peut légitimement se poser c’est : est-ce que la symbolisation est capable d’épuiser toute la dimension du Réel ? Autrement dit, de rendre tout le Réel propre à la jouissance. La jouissance, n’est donc que masochique dans le cas de figure que j’ai évoqué. Est-ce que la symbolisation rend tout le Réel propre à la jouissance ? C’est une question à laquelle il est facile de répondre, figurez-vous. C’est étrange, hein ? Il est facile de répondre à cette question en rappelant que le signifiant n’a pas le pouvoir de dire tout, et que, comme Lacan l’écrit avec une pertinence dont nous ne mesurons pas, je dirais, toutes les incidences cliniques, le signifiant ménage la place du pas-tout, il y a du pas-tout, c’est-à-dire ce qui échappe à la prétention du mot, du signifiant, du concept, d’être tout, et donc d’absorber tout le Réel. Il y a toujours un reste. Et de telle sorte que ce reste, ce qui échappe à la dialectisation a pour correspondance en clinique la dimension de l’échec que nous connaissons tous.

Il y a toujours quelque chose qui résiste, quelque chose qui ne va pas, quelque chose qui fait que l’accord est toujours imparfait, et que lorsque l’on fait le bilan, on s’aperçoit que ce que l’on pouvait prendre pour des réussites, après tout, est plutôt marqué par l’échec. Eh bien, cette manifestation incontournable dans notre fonctionnement, aussi bien dans la spéculation que dans les faits, est évidemment attaché au fait qu’il y a toujours un reste qui résiste. Et, comme vous le voyez, les problèmes de notre culture c’est de ne pas savoir traiter correctement cet échec. Autrement dit, de l’inscrire automatiquement dans le champ de l’insuffisance, de la culpabilité, du manque, du manque à être, du manque à devoir, du manque à accomplir, etc. Lorsque cet échec participe de ce qui est une vie conjugale ou collective, il est bien évidemment que dès lors, il engage toutes les disputes, tous les conflits d’attribution afin de trouver celui qui est coupable de cet échec.

Donc, vous le voyez, je suis parti… Voyez comme on a voyagé, là, comme ça, subrepticement puisque, je suis parti de Fort de France, Schœlcher, plus exactement, puis, je suis parti de là parce que, c’est quand même formidable qu’il y ait dans cette île un certain nombre de brillants esprits dont l’unique pensée, à partir de traumatisme qui est fondateur de leur origine - parce que le traumatisme, c’est quand on n’est pas l’enfant d’un discours, mais quand on est l’enfant de la violence brute - eh ben, qui, à partir de ce traumatisme de leur origine, ne savent penser que la revanche. La revanche qui n’a jamais rien revanché. On n’a jamais vu, je dirais, l’exercice d’une revanche venir guérir du traumatisme originel, si ce n’est, bien entendu, de l’exercer, cette fois-là, sur un autre. Comme il se trouve que j’ai depuis de longues années voyagé dans cette île, et que j’ai pu assister à l’évolution de brillants esprits, je dirais, ainsi captés, enfants de ce traumatisme originel, sans parvenir à le dépasser, et du même coup, sans être en mesure de, à part la beauté de leur style d’écriture, en mesure de traiter cet épisode comme relevant non pas d’une singularité, d’une fatalité, mais comme étant inscrit au centre de toutes les virtualités propres à notre espèce. Le traumatisme, il est là, il peut toujours prendre cette expression, je dirais, désolante, puisque elle rend idiot et cela, je dirais, à l’exception d’un seul, là-bas, et qui, lui, a pensé l’origine tout autrement, non pas, donc en faisant des enfants qui se trouvaient là, des handicapés du colonialisme, mais en leur attribuant une identité qui les assimile à un groupe humain essentiel, un groupe humain, pas un groupe qui se caractérise par un ancêtre, par une religion, par une éthique. Un groupe humain. Et c’est ainsi que Aimé Césaire a promu, là-bas, mais sans être manifestement parfaitement entendu, la dimension de la négritude. La négritude fait partie de l’humanité, il y a une partie de l’humanité qui relève, je dirais, de cet état, et alors ? Et après ? Vous le voyez, la question est, à partir de là ce qui, en effet est chose merveilleuse, c’est que, ce groupe se trouve détaché de toute référence ancestrale, mythique, religieuse, politique, ou autre, linguistique. Un groupe humain, parmi les autres. C’est donc, après être intervenu dans le cadre de ce colloque, et je dois vous dire que, avancer des propos comme ceux que, très cursivement, je traite ici, ce n’est pas forcément facile dans le contexte…

Donc, je me suis trouvé cette fois-là à New York dans un institut interdisciplinaire animé par des psychanalystes newyorkais, et où le thème était justement celui de l’identité et de l’éducation. L’identité, je ne sais pas d’ailleurs si ça n’a jamais été dit comme ça, il y a deux façons de faire qu’elle opère, la prise d’identité. Ou bien, vous vous retrouvez à la naissance avec un nom, vous êtes nommé, et avec ce nom vous vous inscrivez dans une lignée et une appartenance. Ça va être votre identité, c’est-à-dire le trait, le trait, puisque un signifiant, celui du nom propre, dans cette occurrence, fonctionne parfaitement comme le trait qui désormais fixe votre identité. Comme vous le savez, aujourd’hui, nous sommes à la mode des tatouages, et je pense qu’il n’est pas arbitraire ni excessif de penser que ces tatouages ne doivent aujourd’hui leur succès, leur popularité qu’au fait que de plus en plus le nom propre ne signifie plus l’inscription dans une lignée mais la rencontre occasionnelle entre un homme et une femme et qui furent plus ou moins rapidement amenés à se séparer. Alors, on se décore de quelques traits susceptibles de vous rappeler que vous êtes bien celui-là. Ce qui est drôle, d’ailleurs, c’est qu’on oublie à cette occasion, mais je signale que les tatouages sont l’apanage des peuples sans écriture. Et je trouve à retenir comme un fait intéressant le fait de ce retour, comme s’il y avait quelque chose qui dans la psyché ne se trouvait plus inscrit et dans la capacité de fonctionner comme ce trait Un, ce nom propre qui vient déterminer pour un sujet donné son identité. Ce qui, également est bizarre c’est que ce trait Un, ce trait Un parce que Freud l’appelle einziger zug -  ce qui ne veut pas dire, je ne sais s’il y a parmi vous des germanophones, ce qui ne veut pas dire le train unaire, zug, mais le trait, le trait Un -  Eh bien que ce trait Un, il a toujours à voir avec la virilité. Et, il y a même, comme vous le savez, dans nos sociétés, une espèce de hiérarchie des noms propres, entre les noms plébéiens et les noms de noblesse, une hiérarchie des noms propres qui semble graduer le degré de virilité identifiée. Et aussi ce fait majeur dans notre culture et qui est que, une femme, figurez-vous, mais je ne sais pas si vous le savez, n’a pas de nom propre. Elle n’a pas de nom propre puisque il va falloir qu’elle en acquiert un. Alors, heureusement, le législateur est allé au devant de la souffrance provoquée par cette situation et permet donc aujourd’hui que, par l’intermédiaire d’un petit tiret, le nom des deux familles soient accolés. Alors ceux d’entre vous qui connaissent un peu la situation brésilienne, savent que ça aboutit à faire évidemment des noms propres impressionnants par tous les ancêtres qui se trouvent convoqués avec l’identité de chaque individu. Ce qui fait que le signifiant du nom propre n’est pas un signifiant comme les autres, c’est-à-dire qu’il ne se prête pas à la métaphore ni à la métonymie. Si je m’appelle Dupont et si quelqu’un vient m’appeler Durand, je crois que je serai plutôt fâché, et que je viserai à me faire reconnaître dans ce qui est ma spécificité duponnesque. Il ne se prête pas à la métaphore, il ne se prête pas à la métonymie, et d’autre part, quel est son signifié ? Quel est le signifié d’un nom propre ? Le signifié d’un nom propre, c’est l’arbre généalogique dont vous êtes un rameau, c’est un nom d’arbre. Eh oui ! C’est le nom qui représente l’instance phallique à laquelle vous vous rattachez, dont vous êtes un petit rameau. Alors, vous pouvez vous appeler Rameau, et comme ça, vous êtes le rameau du Rameau.

Le propre du nom propre, c’est donc que de vous approprier immédiatement à une série de groupes restreints. Il y a d’abord, évidemment, le groupe familial, et puis on va élargir. Ce sont des cercles, comme ça, concentriques, qui vont en s’accroissant. Le plus petit, au centre, c’est le groupe familial, évidemment, et qui, comme j’ai déjà eu l’occasion de le faire remarquer, a un intérêt surprenant, surprenant puisque il vous dit l’ensemble, tous ceux qui portent ce même nom propre, l’ensemble qui est interdit pour vous au mariage. C’est-à-dire, l’ensemble qui dit la castration dont vous relevez. Evidemment, il y a toujours des exceptions, bien sûr, et moi, j’ai connu des gens qui s’étaient mariés justement parce que homme et femme portaient le même nom propre, bien sûr. Mais le problème n’est pas l’exception, le problème est celui de la loi générale : à l’intérieur d’une même lignée, la copulation vous est interdite. On ne le sait pas toujours quand on évoque ce que c’est qu’un nom propre. C’est-à-dire que ça marque la castration. Mais ça rappelle ceci, c’est que vous êtes au service, avec ce nom propre, d’une instance phallique que vous ne pouvez pas laisser s’auto-consumer dans l’inceste, se dévorer elle-même, comme le catoblépas, mais une instance phallique qui a besoin d’être correctement appareillée à une instance qui viendra en quelque sorte accepter d’occuper une position féminine pour permettre la perpétuation de l’instance phallique dont vous êtes originaire. Ça c’est une drôle d’affaire encore.

Mais, en tout cas, à part cette propriété que je ne fais qu’évoquer de façon et, à l’intérieur de ces cercles qui vont s’accroissant puisque vous partez de la famille, vous allez à la Nation, puisque votre nom propre est toujours attaché à une langue positive parlée spécifique, et donc, vous avez, en tant que le signifiant de votre nom propre appartient par sa construction à la fois littérale et phonématique à la langue positive que vous parlez, vous appartenez à l’ensemble national de ceux qui pratiquent cette même langue. Vous avez donc, à partir de cette identité familiale l’inscription dans un cercle plus large qui est le cercle national et cela a une conséquence immanquable : c’est que cette identité nationale vous inscrit dans une frontière. Il y a ceux qui relèvent de cette communauté qui se trouve séparée par une frontière de l’extérieur qui lui est étranger. Il est étranger, de telle sorte que la figure de l’étranger est toujours inscrite virtuellement en figure hostile et ennemie, puisque s’il ne vient pas s’inscrire dans votre ensemble, il peut paraître à chaque moment exclu d’une humanité qui ne sera accordée qu’aux membres de la communauté relevant de la même langue positive parlée.

Je pourrais, à cette occasion faire quelques petites digressions, vous dire par exemple que l’unité nationale française, puisqu’il en est question actuellement n’est pas du tout là du même type que l’unité allemande, pas du tout. Et on en lit les conséquences, je dirais, journellement. Les problèmes spécifiques ne pas les mêmes parce que l’Allemagne, bien qu’étant toujours constituée de régions, de Landers, a une langue unique. Cette langue que Luther a rendu sacrée avec sa traduction en allemand de la Bible. Ça aussi, ça a des conséquences. Ce n’est pas du tout le cas de la France où il existe de nombreuses langues régionales. Il a fallu un pouvoir politique, d’abord royal et ensuite révolutionnaire  qui a repris, je dirais, encore plus vigoureusement cette action d’unifier cet ensemble grâce à l’imposition d’une langue unique. Evidemment, ces langues régionales sont présentes dans la mémoire de ceux qui en furent privés. Mais elles retrouvent facilement une actualité, une légitimité, et cela pose évidemment un certain nombre de questions quant à la pérennité de l’unité nationale lorsque tant d’exigences divergentes voient le jour. Et de telle sorte que, comme nous le savons, comme vous le vérifiez, cela ne manque pas, , de provoquer des inquiétudes dont les solutions ne semblent hélas pas meilleures que les circonstances qui légitiment ces inquiétudes.

Je vous disais tout à l’heure que mourir pour la Patrie, de préférence en héros, c’était normal. Oui ! Vous voyez bien pourquoi ? Pourquoi ça fonctionne comme faisant partie de notre normalité, dont je vous rappelle que Lacan l’écrivait « la normâlité », eh bien, c’est bien le phallus dont il est question.

Dans un texte que j’ai présenté à New York la salle où nous étions n’était pas une salle de conférence, c’est-à-dire faite avec une tribune et puis des sièges disposés pour un auditoire. La salle où nous étions, c’était un studio de télévision, avec les dispositifs qui permettaient aux caméras, je dirais, de centrer les quelques acteurs du moment qui étaient installés sur un canapé circulaire. Il est vrai que aux Etats Unis, la question de l’identité pose des problèmes spécifiques puisque il suffit pour ça de vous promener cinq minutes dans New York, ou bien de voir comment fonctionne votre hôtel et la main d’œuvre qui y travaille : la population est d’une diversité stupéfiante et remarquable. Stupéfiante et remarquable puisque il semble néanmoins trouvé un accord social, malgré les inégalités qui sont évidemment criantes, un accord dans l’enrichissement réciproque possible, réalisé par la solidarité travailleuse des uns et des autres. Et là, intervient le deuxième type d’identification que j’évoquais tout à l’heure, c’est-à-dire que là l’identification elle ne relève plus de l’appartenance de tel ou tel, à ce que fut sa famille d’origine, mais elle relève maintenant, elle est liée à l’appartenance à cette communauté parfaitement disparate, et qui se reconnaît dans une identité artificielle, neuve, mais néanmoins à laquelle chacun va se référer et qui sera l’identité d’être américain. Ceci donc, pour vous signaler ce phénomène, et ça vous l’observez en clinique en permanence : de quelle façon une bande, un groupe quelconque est susceptible par solidarité de s’inventer une identité commune. Le nom, ici, n’est plus octroyé par la bénédiction d’ancêtres qui se sont échinés à vous précéder, mais l’identité elle est fabriquée, elle est artificielle mais tout aussi exigeante, et tout aussi solide, forte, ferme, que celle qui s’est inventée par tacite consentement à partir de la réunion de ce que Freud a appelé dans Psychologie collective et analyse du Moi : une masse. Une masse, c’est-à-dire un ensemble inorganisé qui va coaguler par l’adoption d’une identité commune, c’est-à-dire le choix d’un chef, et avec toutes les conséquences que cela pourra avoir. Ce qui est magnifique, c’est que ce phénomène, vous l’observez à tous les niveaux. Vous l’observez très tôt en milieu scolaire où des enfants vont se regrouper en bande, éventuellement hostiles les unes aux autres. C’est magnifique ça ! C’est magnifique cette enfance de l’humanité qui tout de suite va faire état, comme ça, de séparation, et puis d’une dénonciation du groupe forcément ennemi. Il n’y a pas d’alliance là, hein ? C’est les autres. Et vous savez également combien chez les enfants, il y aura ce souci d’appartenir à une bande, d’être inclus, d’être adopté, d’en faire partie, encore qu’une bande se constitue bien souvent sur l’exclusion d’au moins un parmi eux. Il y aura au moins un gosse qui sera tenu à l’écart, et qui n’en sera pas très heureux, d’ailleurs. Mais en tout cas, c’est comme ça. Une bande se constitue ainsi sur l’exclusion d’au moins un gosse. Je vous évoque ce fait à l’école mais vous l’avez dans des manifestations qui cette fois-là concerne des adultes consentants, comme par exemple avec les supporters des clubs de foot. Mais vous vous dites : mais, qu’est-ce que c’est que ce truc ? Comment c’est possible que parce que moi, et c’est bien connu, je suis un supporter du PSG, - l’acronyme est bien parce que PSG, au fond, hein, PSG… - Et l’autre, c’est un supporter de l’OM. Ça aussi, c’est bien l’acronyme l’OM puisque, (c’est bien parce que ça veut rien dire PSG, OM). Mais non, justement, ça veut tout dire puisque, à l’occasion de telle rencontre sportive entre supporters du PSG et supporters de l’OM, il y aura des morts ! ça s’est vu en France, il n’y a pas besoin d’aller à l’étranger pour ça ! Alors, il faut que la police prévoie des dispositifs : il faut contrôler les canettes de bière que les types emportent ou les boules, les boules de pétanque qu’on a dans la poche, etc. Ce qui est étrange, c’est que ces phénomènes qui sont, je ne dirais pas qu’ils sont bien de chez nous, je dirais bien qu’ils soient bien de nous. On est comme ça ! Il ne viendra à l’idée de personne de les traiter de pathologiques, c’est normal ! Est-ce que ce n’est pas normal ? C’est normal puisque c’est lié  aux mécanismes de l’identification, c’est-à-dire à ce besoin de se construire une identification, avec la différence suivante : c’est que lorsque ce nom vous est gracieusement affecté, puisque vous en avez reçu la bénédiction, rien n’empêchera que vous puissiez chercher à le détruire. Ça s’appelle le complexe d’Œdipe. C’est ça le complexe d’Œdipe : le complexe d’Œdipe, c’est quand vous vous en prenez à cette instance originelle et originaire dont vous êtes le produit. Il y en a marre de celui-là ! Mais, si cette instance est délibérément choisie, vous ne pouvez plus avoir vis-à-vis d’elle ce réflexe œdipien. C’est-à-dire qu’à partir de ce moment-là, vous ne pouvez qu’en devenir l’amant. Comme vous le savez, aux Etats Unis, quand on se présente et que vous donnez votre nom, l’autre vous répond : « appelez-moi Bob », dans le cas où il s’appelle Bob, et vous-même, vous êtes tenu à ce moment-là, par courtoisie, de lui répondre : « appelez-moi Hector ». C’est-à-dire que la démarche ordinaire consiste au renoncement à tous ces noms propres que d’ailleurs vous avez pu modifier. Au moment de l’immigration, on vous a invité à changer, à angliciser votre nom d’origine. Et il est tout à fait licite d’adopter le pseudo que vous voudrez, et ça deviendra votre nom de famille, ce qui aux enfants pose toujours des problèmes, toujours, évidemment. Alors après ils s’en vont errer en Europe ou dans le monde pour aller recherche le petit village ou le bout de terrain d’où toute cette affaire est partie. Mais vous savez que la seule identité qui est exigée de vous, que vous soyez laïque ou pas, la seule identité qui est exigée de vous, c’est l’identité religieuse, celle que vous voulez. En tout cas, vous ne pouvez pas ne pas avoir de religion, autrement dit, vous référer à l’instance tutélaire ordonnatrice de la morale dont vous entendez relever. Là, c’est nécessaire, c’est obligatoire.

Nous en sommes là sur ces questions avec ce que la semaine prochaine, je vous apporterai donc comme une conte de Noël, c’est-à-dire la façon dont effectivement ça se passe pour chacun d’entre nous, et que nous ne voulons pas savoir, c’est-à-dire la manière dont nous nous défendons dans ce processus que je viens de décrire contre ce qui est la réalité pour chacun de son identification. J’espère donc avoir suscité chez vous un vif sentiment d’attente et si vous avez une question, on peut rapidement l’aborder.

 

Question : A propos du mariage, est-ce qu’on peut parler des phénomènes des colonisations… Est-ce qu’on peut parler du phénomène des colonisations comme d’un mariage d’une instance phallique principale avec quelqu’un qui vient épouser en quelque sorte les coutumes, les ancêtres, et qui, à un moment donné, peut-être, se révolte, justement ?

 

Alors, s’il faut s’en tenir, votre question est intéressante, s’il faut s’en tenir à l’histoire de la Martinique, ceux qui ont débarqué là-bas, c’était bien entendu, comme d’ailleurs ceux qui étaient sur le Mayflower, c’était des tout petits blancs, hein, des pauvres. Des gens qui, s’ils ont quitté la France, c’est que vraiment c’était des miséreux. Ce sont eux les colons. Et il est bien évident que, en arrivant là-bas, ils se sont mariés avec des femmes de couleur, et il est bien évident qu’ils ont eu des enfants, et  qu’on a appelé des créoles. Et ils ont commencé à avoir cette langue nouvelle, éponyme qui s’est appelé le créole. Mais lorsque le pouvoir royal en la personne de Richelieu a vu ce qui se passait, c’est-à-dire qu’il se faisait là une population complètement nouvelle, avec une langue nouvelle, et que donc le risque d’indépendance vis-à-vis de la Métropole était latent, eh bien il est intervenu pour casser tout ça, et pour l’empêcher. Et donc, il est certain qu’il y a eu spontanément ce mouvement, mais, je dis bien, le pouvoir central a veillé à empêcher ce que vous évoquez.

 

Charles Melman