Ch. Melman : Commentaire du texte de Lacan « La science et la vérité »

Le texte de Lacan « La science et la vérité » a été publié dans les Écrits

Ce texte a été prononcé dans le cadre de l'association « La Convivia » devant un public restreint d'analystes le 13 janvier 2013 à Rome.

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La tradition veut qu'il n'y a pas de science du singulier.

Puisque hier, on a parlé d'Aristote c'est Aristote qui...Alors, avec nous-mêmes comme avec nos patients, est-il possible d'aboutir à ce qu'on peut estimer être la vérité de cette personne singulière ?

Ou bien est-ce-que la vérité de chacun de nous reste mythique ? Vous savez que chez les  psychanalystes, tout se présente comme si chacun avait sa vérité à lui, et à partir de là, toutes les divergences entre les écoles. Alors, si vous voyez que la question qui est posée dans ce texte, est à

la fois une question épistémologique, est-ce-que nous pouvons aboutir à ce qui serait une science du singulier ?

Sinon, nous restons chacun dans des interprétations mythiques et pathétiques et il ne peut pas y avoir à proprement parlé d'école psychanalytique, puisque chacun a sa vérité à lui. Alors, ça, c'est la question qui habite l'histoire de la psychanalyse depuis Freud. Toutes les objections faites à Freud ont été « c'est toi qu'a dit », mais moi, j'ai le droit de penser autrement.

Par exemple, toi, tu dis que ce qui commande c'est la sexualité, moi je dis que c'est la volonté de puissance. Toi, tu dis que le problème est individuel moi je dis que le sujet est avant tout déterminé par ses conditions sociales. Toi, tu parles d'un point de vue juif, moi je dis qu'en tant que chrétien, mon inconscient n'est pas comme le tien. Alors, qu'est-ce-que j'en fais ? Qu'est-ce-qu'on essaie... Est-ce-que nous sommes condamnés à heurter nos sensibilités, ou est-ce-que nous sommes en mesure de reconnaître les conditions générales, qui sont à l'origine de notre subjectivité ? C'est ça, le débat.

 

Et c'est ce que Lacan traite dans ce travail sur « La science et la vérité », titre qu'il faut écrire différemment. Il faut écrire, « la science, la vérité, pourquoi » ? Parce que la science et la vérité ne sont pas dans le même espace. Alors, il y a dans ce texte de nombreuses références qui répondent à des recherches dans les années 60-70, qui étaient les recherches en particulier celles de Levi-Strauss, qui une fois de plus laissaient beaucoup d'espoir.

Qu'est-ce-que montraient les recherches de Levi-Strauss sur la parenté ?

Elles montraient que la destinée, la position qu'allait occuper un sujet dans le groupe social, était déterminée par une combinatoire qui opérait à l'insu de ceux qu'elle régissait, qui était une combinatoire relativement complexe, qui réglait les échanges des femmes entre les groupes, que les intéressés ne connaissaient absolument pas la structure qui commandait  leur fonctionnement, et cependant, cette structure ignorée par ses acteurs, était cependant déterminante de la place que tel ou tel sujet occupé dans le groupe social. Et puis, il y a ce travail que fait Levi-Strauss avec Jacobson, où il analyse un poème de Baudelaire, « Les chats » ; il montre que l'écriture même du poème est quasiment indépendante de son auteur. C'est à dire que Baudelaire, il est écrit par son poème, et ça fera que Michel Foucault fera une conférence importante qui portera justement sur la question de l'auteur.

Puisque nous sommes ici chez les « Editeurs Réunis », la question de l'auteur est évidemment une question très vivante. Et puis il y a eu aussi ce travail très surprenant de Saussure, qui montre que dans l'inscription épigraphique, on peut repérer, on peut faire une autre lecture que celle qui est apparente et donc comme si c'était ce texte inapparent qui était le régisseur du texte apparent.

 

Pour nous aujourd'hui, la question est celle de savoir si nous reconnaissons une loi générale dans la constitution subjective, ou bien si nous avons à faire à chaque fois à des échantillons complètement originaux et séparés des autres.

Qu'est-ce-que vous en pensez ? Est-ce-que chacun de nous est une merveille absolument exceptionnelle, ou bien est-ce-que nous appartenons à la fabrique des merveilles .

 

Marysa : On fait partie des merveilles.

 

CM : Oui, mais à ce moment là, deux merveilles entre elles, ne peuvent jamais s'entendre.

 

X : Ca, c'est clair.

 

CM : Et non seulement on ne peut pas s'entendre mais on ne peut pas faire couple. Et puis, bon, alors, il y a dans ce texte une affirmation absolument originale, merveilleuse, et qui vous a sûrement parue incompréhensible, puisqu'elle dit que le sujet moderne date de Descartes, cogito ergo sum. Lacan dit, voilà, c'est la naissance du sujet contemporain, celui qui vit en nous .

Vous avez compris ce que ça veut dire ? Que le sujet auquel nous avons à faire dans la  psychanalyse, c'est le sujet mis en place par Descartes. Moi, j'ai jamais lu de commentaires et de critiques intéressantes.

 

Qu'est-ce-qu'il dit Descartes ? Descartes, vous savez c'est le doute systématique, mais le doute de quoi ? On va dire que jusqu'à Descartes, le monde était régit par le verbe et que ce verbe prenant son autorité dans le livre sacré, je peux sans cesse faire de l'herméneutique et chercher le sens de ce verbe et à partir du moment où je le mets en doute, où est maintenant la Vérité ?

Naissance avec Descartes de la science qui consiste à fournir des systèmes formels, et dont je dirais que je peux les faire fonctionner comme des modèles, mais en ayant perdu leur prétention à la Vérité.

Pour Descartes, la vérité s'est déplacée, elle n'est plus dans le système, mais dans celui qui le pense.  De celui-là, je ne peux pas douter. Je peux douter de la vérité mais le fait que je doute, cela est indubitable. Donc, le sujet, la vérité ne sont plus dans le même espace que la science, et même Descartes va jusqu'à dire que le sujet est finalement dans son ex-istence, le fait qu'il se situe en dehors, il est confirmé par Dieu.

Donc, avec Descartes apparaît le fait qu'il y a dans ce qui déborde la science, dans ce qui lui échappe, dans le Réel, un sujet. Un sujet capable de mettre en doute les systèmes, et que la Vérité n'est plus dans les systèmes, mais dans celui qui les construit et les met en doute.

 

Vous avez l'air perplexe, mais est-ce-que vous ne reconnaissez pas notre subjectivité à chacun d'entre nous ? Lorsque vous lisez un texte, lorsque vous m'écoutez ou bien vous avez votre recul, et vous mettez en doute ce qui est dit, ou bien apparaît la dimension du transfert, c'est à dire qu'en tant que sujet vous disparaissez, et vous vous dites que la Vérité c'est lui qui la dit.

Cela c'est une drôle d'affaire, parce que quand vous voyez l'histoire du mouvement analytique, il y a toujours deux groupes : il y a ceux qui disent c'est lui qui dit la Vérité, le maître, et les autres qui disent, « Il dit peut-être des choses intéressantes mais moi quand même... ».

 

Alors, il y a un test dans tout cela qui nous concerne, c'est quel est le savoir proposé qui serait thérapeutique. Nous avons un moyen d'évaluation. Est-ce-que ça guérit ce savoir-là ? Moi, je viens avec mes symptômes ; est-ce-que ce qui est enseigné me guérit ? Mais là, il y a un grand problème, c'est celui de ce que nous appelons la guérison.

Puisque si la psychanalyse a un sens, c'est justement de montrer qu'entre le sujet et le monde, il y a une séparation, et que cette séparation est causée par l'objet de mon désir, et que cet objet qui cause mon désir, je ne peux pas le récupérer sauf à disparaître ou tuer mon désir. Donc il y a toujours une séparation entre le sujet et son monde, entre le sujet et son semblable, entre le sujet et l'objet cause.

Il y a une maladie, pathologie, qui est la condition même de mon existence c'est à dire, je n'ex-iste comme sujet qu'à la condition d'être séparé de l'objet cause de mon désir. Cela c'est pas Lacan qui le dit, c'est Freud quand il décrit le complexe d’Oedipe. Freud montre qu'il y a là un impossible, et que pour exister comme sujet, il faut que je sois séparé de l'objet qui cause mon désir, la mère en l'occurrence, et que donc je vais être condamné dans la vie à n'avoir que des objets de satisfaction que je vais constamment mettre en doute puisque ce ne seront pas les vrais.

Alors, c'est quoi la guérison, comment on peut guérir de la vie, parce que la vie c'est ça !

Alors comme on le sait, il y a des gens qui veulent guérir de la vie ; ça s'appelle le suicide. Mais nous ne recommandons pas ce mode de traitement de la pathologie...

 

Alors, quel est le progrès que peut introduire une cure psychanalyste dans ce monde de pathologie qu'est l'existence ? Eh bien, elle peut introduire ce fait que dans l'existence nous fonctionnons toujours avec une interprétation mythique de la cause de notre malheur, et non seulement nous vivons avec mais nous vivons cette interprétation, c'est à dire que nous nous trompons tout le temps, nous passons notre vie à nous tromper. Chacun de nous vit avec une revendication. Chacun croit connaître la cause de ce qui est la douleur de vivre. Lorsque ces douleurs se réunissent pour former un mouvement politique, les conséquences sont souvent graves, parce que toutes ces revendications collectives qui croyaient avoir déchiffré la cause du malheur de vivre, elles se sont toujours trompées et avec des conséquences lourdes.

 

Aujourd'hui, pour parler de l'actualité, nous avons trouvé la façon de traiter la douleur de l'existence : il faut assurer à chacun la satisfaction parfaite de ses besoins et de ses désirs. Voilà, c'est pas compliqué.

L'existence est fondée sur une insatisfaction fondatrice, génératrice. Nous sommes suffisamment libéraux pour accepter toutes les modalités de satisfaction et de jouissance, et donc chacun a le droit de trouver son entière satisfaction comme ça lui plaît ! Cela c'est la forme moderne, intelligente, collective, pour répondre au malaise individuel et social.

Cela a pour difficulté ceci : c'est que la réussite de la satisfaction est toujours problématique, c'est plus compliqué que ça.

Quand est-ce-que je sais que je suis allé au bout de ma satisfaction ?

Evidemment, il ya dans le champ sexuel, il y a ce qui fonctionne, ce qui est important, comme orgasme : c'est le témoignage de la réussite et du terme de la satisfaction. Et, ça peut aussi paraître insatisfaisant. Il y a déjà très longtemps qu'a été décrite la petite dépression qui suit l'orgasme.

Et puis comme aujourd'hui la sexualité est rangée parmi toutes les modalités de satisfaction, il faut arriver à un état de sommeil ou de perte de la conscience, pour se trouver dans l'impossibilité de poursuivre la recherche de la satisfaction et à mon sens, c'est la raison pour laquelle les jeunes boivent beaucoup.

Tout ça nous ramène à ceci, que la structure du fantasme, c'est-à-dire que le sujet n'ex-iste qu'à la condition de rester disjoint de la cause de son désir, cette disposition est inguérissable. Ce qui fait que la Vérité est où ?

 

La vérité dans ce que je dis, est dans l'objet qui cause mon fantasme et qui me fait parler, qui cause à ma place, c'est-à-dire que la vérité est dans l'objet cause, c'est ça la Vérité.

Alors cette Vérité, elle est mise en place chez chacun d'entre nous, par des moyens qui dépendent de son histoire personnelle. Donc, c'est vrai, à chacun sa vérité ; mais le fait de pouvoir le savoir et le dire nous informe sur les conditions générales de la vérité ; et donc, à partir de ce moment-là, d'avoir vis à vis d'elle, de la vérité de chacun d'entre nous, le mode de division qui est le seul progrès que je puisse obtenir. L'alternative est la suivante : ou bien, comme le psychotique,  je suis parlé, ou bien quand je parle, je suis, j'ai vis à vis de ma propre parole, le type de division qui me permet d'entendre de quelle façon je suis dupe. Nous sommes tous des acteurs sur une scène et nous ne savons pas quel est l'auteur. C'est pourquoi nous aimons aller au théâtre, et là nous nous voyons nous mêmes agités par des passions, des événements, mais dans la mesure où je suis assis dans le fauteuil de spectateur nous sommes divisés par rapport au spectacle, mais le spectacle n'est réussi que s'il me captive complètement, c'est-à-dire s'il me met sur la scène.

Est-ce-que c'est cette division qu'une cure psychalytique permet par rapport à ses propres certitudes, tout en respectant ces certitudes comme étant des duperies nécessaires ?

Moi, ce que j'aime bien dans la vie, c'est qu'on pourrait avoir une vie calme, tranquille... mais attendez, il faut trouver des circonstances pour que surgissent le conflit, la difficulté, l'émotion, la haine, la plainte, le sentiment d'être injustement traité. C'est merveilleux, formidable, parce qu'il nous faut tout ça pour avoir le sentiment de vivre.

 

Mais, il n'y a pas de façon pour vivre autrement, lorsque vous lisez Lacan, vous avez toujours une surprise. C'est une écriture extrêmement rigoureuse, comme scientifique. C'est quelqu'un qui disparaît en tant que sujet du texte qu'il établit. C'est à ça qu'on reconnaît une écriture scientifique.

L'auteur du texte à complètement disparu du texte qu'il propose. Néanmoins, d'un seul coup, Lacan commence une critique d'une sévérité et d'une ironie complètement catastrophiques, à l'égard de tel ou tel psychanalyste dont il estime que ce qu'il a dit est complètement faux, stupide. Et vous pouvez vous poser la question, pourquoi il procède comme cela ? Est-ce-qu'il ne va pas s'aliéner le lecteur, par la manifestation d'une véritable passion contre la bêtise de ses contemporains ; c'est pas pour se faire plaisir qu'il fait ça. Mais il vous rappelle l'intérêt d'un texte scientifique, que celui-ci n'est validable dans le champ de la psychanalyse, qu'à la condition de manifester l'existence de celui qui est produit par ce texte et dont le texte ne se justifie que d'aller contre la bêtise. C'est très curieux cette façon que Lacan a de procéder.

Je suis sûr que si vous mêmes dans vos travaux, vous avez été amenés à exprimer des critiques à l'endroit de tel ou tel, je pense que cela n'aurait pas servi votre audience. Je me trompe ?

 

Alors, la Science, la Vérité, vous voyez, je crois qu'on a un peu progressé sur ces questions puisqu'il y a bien une vérité générale : ce qui est la cause de mon désir est ce qui organise mon monde ; le seul progrès auquel je puisse parvenir, c'est de pouvoir être suffisamment divisé par rapport à ma parole c'est-à-dire à cet objet qui me fait parler, pour à la fois accepter d'être dupe de cet objet puisque je n'ai plus affaire qu'à des semblants et en même temps, je ne prends jamais cette parole comme étant la vérité dernière et comme ma propre souffrance et ma propre revendication, comme étant situé comme il faut.

 

Hier, j'ai évoqué que chacun d'entre nous était commandé par ce qui vient d'un trou ; ce qui vient de ce trou, cela peut être une autorité, Dieu, tel maître, tel parent, un père, une mère. Ca peut être l'objet qui cause mon désir. Le problème est de savoir si je vais être entièrement parlé par cet autorité ; cet objet, ce qui remarquons le, est la situation  psycholotique ou bien si je vais avoir cette division, cette séparation subjective qui me permet donc, c'est là que ça devient difficile, qui me permet de connaître un peu de légèreté, car en général, nous sommes lourds, l'objet est lourd.

 

Le fameux objet cause du désir, cet objet a, fondamentalement, c'est le pur trou. Je délègue des objets a, à la place de ce trou, mais la Vérité de cette place, la Vérité de la Vérité de l'objet a, c'est le trou, dit Urverdrangung , le refoulement originaire. C'est ça, c'est que dans le langage, il y a un trou. Il y a quelque chose de refoulé ; quelque chose qui manque, j'y délègue des objets comme cause de mon désir, et si cet objet est la vérité et la cause de mon désir, la vérité de cet objet, c'est qu'il répond à l 'absence dans le Grand Autre, de toute indication sur ce qui serait la conduite juste et légitime.