Ch Melman : Artaud

Je voudrais dire d’abord combien je me réjouis chère Esther Tellermann de ces journées que vous avez organisées et du plaisir que nous avons pu y prendre.

Je commencerai en faisant remarquer le chemin que nous avons parcouru en peu de temps, puisque l’interview de Ferdière date de 1975, puisque nous sommes capables de parler d’Artaud autrement que d’une position qui se spécifie elle-même comme étant celle de la femme de chambre, puisque ce dont Ferdière se plaint c’est que ses invités viennent souiller les draps, qu’il les laisse les draps qui ne soient pas très odorants, et qu’il dénonce entre autres la saleté de la cellule dans laquelle spontanément Artaud conserverait des cochonneries. Ce qui est remarquable c’est que Ferdière, femme de chambre très cultivée comme il le dit, contourne Lacan entièrement, qu’il ne pouvait ignorer ne serait-ce que par sa fréquentation des milieux surréalistes et d'Allendy, et finalement on voit le prix que ça coûte. On ne saurait lui reconnaitre que d’être passé à côté de la question.

 En écoutant cette interview ce matin ça me donnait envie de commencer comme ça.  Anton-in a taud trop tôt sans doute, Anton-in narre se narre trop tôt . Car on pourrait très bien prendre son œuvre comme étant justement la dénonciation du Un , et en particulier celle du concept, celle du mot, sa dénonciation, sa subversion, au profit de ce qui serait justement ce type de maniement qu’il tente avec Lalangue, pour reprendre là-dessus ce qu’apporte Lacan, dans la perpétuelle création de signifiants dans ce travail poétique qui est le sien, dont le signifié serait enfin épuré. Autrement dit, à quel Réel renvoie-t-il ? Puisque ce dont il s’agirait en se débarrassant du Un qui nous encombre, qui nous embarrasse, qui nous tue, c’est de se débarrasser en même temps avec lui de la sexualité qu’inévitablement il introduit, c’est-à-dire de la sexualisation de la lettre. Je dirais qu’il me semble que le paradoxe chez Artaud c’est que justement voici une écriture qui se manifeste chez lui d’abord, remarquons-le quand même, sans hallucinations, on ne trouve pas chez lui de traces d’hallucinations. Qu’est-ce que c’est qu’un schizophrène sans hallucinations ?... Ça c’est un premier paradoxe. Le second paradoxe, c’est qu’on ne trouve pas chez lui de traces ce que l’on pourrait appeler un transfert à proprement parler. Il a été très bien reçu par le Dr Toulouse alors qu’il était jeune et très bien traité par lui, puisqu’il a encouragé son œuvre littéraire au détriment de tout ce qui serait diagnostic, folie etc… Tout au long de son parcours on ne voit aucune traces de transfert, et son adresse aux médecins qui sont continument présents dans son œuvre, il y a des docteurs partout, c’est pour leur demander l’objet, le pharmakon qui serait susceptible de venir soulager, je vais dire la chose suivante, la vibration permanente d’une membrane face exposée à un Réel vide. Comment dans ces conditions-là pouvoir d’abord apaiser cette tension qui ne peut que tourner à la douleur la plus extrême. Comment pouvoir trouver un peu de repos et de calme, et l’apaiser de quoi, et de qui ?

 Il y a ces premières lettres à la première femme qu’il aimait, on n’oserait pas dire son amante et qui s’appelait merveilleusement Genica , tout ça c’est magique évidemment, qui en outre était très belle avec les photos qu’on en a, dont le vrai nom était Tanase et qu’il a appelée, je ne sais pas si c’est en accord avec elle, Athanasiou, il a mis un petit a privatif. Cette femme à  laquelle il dit très crûment qu’elle lui manque comme le corps de sa mère. C’est vraiment sans aucune équivoque. Donc nous nous trouvons devant ce qui peut apparaitre comme extrêmement mystérieux, c’est-à-dire devant non pas un corps parlant mais un corps parlé et devant ce qui n’est pas l’aspect, me semble-t-il, ordinaire d’une écriture. Vous nous avez rappelé Joyce qu’on en vient inévitablement à comparer. Joyce prend une feuille de papier, et à partir de là va se produire, grâce à son écriture, de la chute de lettres. Chez Artaud, on a le sentiment qu’il est habité et traversé par une écriture, de l’écrit, pour laquelle il s’agit de trouver la surface, le plan, le papier qui permettra éventuellement d’inviter le Un, que son œuvre d’art même ne peut manquer comme toute véritable œuvre d’art de tenter d’expulser. Il me semble qu’il y a dans son travail une sorte de conflit  permanent et qui est incontournable, entre ce qui est la réalisation de l’œuvre d’art et en tant qu’elle en vient à abolir le concept, le mot. Je m’étonne toujours de voir la tranquillité avec laquelle les visiteurs de nos musées transitent devant ce qui est là si merveilleusement cadré, comment ils ne sortent pas sur des brancards mais absolument indemnes, comme si cela ne les avait pas atteints, alors que la propriété de l’œuvre d’art accomplie c’est de venir à bout des badauds. Il me semble qu’un des éléments conflictuels que connait Artaud, c’est cette tension entre l’appel fait à celui qui le reconnaitra, et en même temps que son œuvre est faite pour être homicide. Il me semble qu’il y a dans son œuvre une tentation homicide, et je dirais même à mon sens de nettoyage de cette purulence qui habite notre espace.

E. Tellerman : A la Céline ?

Quelque chose comme ça oui. Il me semble que dans cette opération il va finalement rencontrer ceci, c’est l’épisode que vous racontez si bien à la fin, dans ce Réel épuré et vide, nettoyé, et qui vraiment appartient à une géométrie sans espace. La géométrie sans espace est à proximité de chacun d’entre nous, c’est ce qui se produit quand l’écran de la représentation est crevé, nettoyé. Dès lors qu’est supprimé l’écran de la représentation, nous entrons dans un « nespace » en un seul mot  comme d’ailleurs le propose Lacan. Il est bien évident qu’avec le problème de la figuration de la représentation, Artaud a le souci le plus vif. Donc finalement il ne va rencontrer dans ce Réel -puisqu'il a été très justement remarqué, je crois que c’est par vous Camille Dumoulier, qu’il n’y avait pas d’automatisme de répétition, c’est même la merveille de cette lecture, on ne retombe jamais sur ses pieds, on est baladé dans cet espace - et donc finalement ce qu’il va rencontrer c’est le seul qui subsiste à titre pérenne dans ce Réel, c’est Artaud. Qu’est-ce qu’il y a finalement, c’est Artaud. Sauf que comme vous le faisiez remarquer, cela va introduire la première division de lui-même avec lui-même. Il va pouvoir parler de celui qui est là, et où on comprend très bien comment à partir de ce moment-là peut s’engager le délire mystique, l’idée de rédemption, d’être le sauveur, le sacrifié.

Pour la subversion phonématique qui a été si bien relevée en cours de route, c’est évidemment celle d’une écriture qui refuse toute chute littérale que nécessite la voix. L’articulation et la présence de la voix nécessitent une chute littérale, qui est entre autres choses ce qu’il refuse, il ne veut pas sacrifier cela à la voix. Je terminerai ces quelques remarques à propos d’Artaud le Mômo, on n’en sort pas, il n’est vraiment question que de ça, à propos de cet espoir de parler comme j’écrirais et d’écrire comme je parlerais. Ça nous ramène à nos interrogations sur le rapport de la parole et de l’écrit, si ce n’est que chez lui on a l’impression que l’écrit c’est à chaque fois un cri, ce n’est pas une parole, il n’y a pas de dialectique qui soit engagée dans le processus. Il n’y a pas de développement, ça se présente à chaque fois comme un cri, c’est-à-dire précisément l’extinction du sujet dans son appel ultime et il ne sait même pas à qui. Ce qui m’amènerait en fin de compte à dire qu’on ne peut pas évidemment, et je crois que l’on a été sensible au cours de ces passionnants exposés dont nous avons pu profiter, se promener devant Artaud comme devant ces tableaux accrochés aux cimaises, et en ressortant tranquilles en se disant qu’on va prendre un chocolat chaud chez Angelina. On ne peut pas parce qu’il y a je dirais la potentialité et la virtualité d’Artaud en chacun de nous, s’il avait un peu plus d’audace et s’il prenait plus de risque. Chez lui ça a été rappelé, il est vraisemblable que la question de ce dont il a été affublé, c’est-à-dire l’attribution de ses troubles à la Syphillis, a mis en cause forcément la sexualité parentale. On est bien obligé de l’évoquer. On prend des gros sabots pour l’évoquer, on ne peut pas non plus faire autrement. Mais en tous cas cette lumière,  donne finalement sur le fait que  le texte ultime auquel chacun de nous a affaire, ce qui est écrit finalement pour chacun de nous, avant le sens forcément sexué, qui viendra l’ordonner et en même temps le mortifier pour toujours, eh bien le texte premier est celui-là, c’est comme ça la naissance du monde avant que la sexualité ne vienne le corrompre et l’abêtir évidemment. Et donc si nous en gardons la leçon, nous acceptons de  retenir que finalement le texte pour chacun d’entre nous c’est primordialement celui-là, et que nous avons ensuite à nous en dépatouiller. Et bien alors merci Mômo.

Ce texte a été prononcé lors de la journée de l'EPhEP sur Antonin Artaud le 9 février 2013 . L'ensemble des interventions de cette journée seront publiées ultérieurement dans la revue La Célibataire (Edité chez EDK).