Stéphane Thibierge : Difficile altérité

EPhEP, CM-MTh4, le 21/04/2022

Je reprends ce propos commencé il y a un moment déjà. […] Ce qui fera raccord, c’est que j’avais commencé à vous parler de cette question que j’avais intitulée « difficile altérité ». Je pense que c’est une question suffisamment importante, actuelle, sensible, pour que je n’aie pas trop de peine à vous en faire remarquer l’intérêt et l’importance pour nous, c’est-à-dire pour une école de psychopathologie.

L’altérité est aujourd’hui, c’est pour cela que j’ai choisi d’en parler, à l’époque contemporaine, spécialement difficile à attraper. Ce n’est pas une question de bonne ou mauvaise volonté, c’est plutôt une question d’assurance qui peut être la nôtre d’avoir, je dirais, les deux pieds à peu près bien posés dans un discours.

Pour qu’il y ait de l’Autre il faut qu’il y ait du discours, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait du propos, il faut qu’il y ait de l’adresse, qu’il y ait de la parole, et que ce soit relativement assuré. Or, je ne vous apprendrai rien si je vous dis qu’aujourd’hui cela, c’est-à-dire cette parole possible, assurée d’être les deux pieds bien articulés à un discours, si je puis m’exprimer ainsi, ce n’est pas du tout quelque chose d’évident. Nous entendons, nous recevons, nous lisons, nous voyons des messages de tous les côtés qui n’ont pas du tout d’adresse très facile à déceler, et qui ne participent pas du tout nécessairement de ce registre de la parole. Et nous-mêmes, nous sommes obligés bien souvent de répondre comme cela à ce type de message qui est de plus en plus environnant pour nous, et ces réponses ne sont pas non plus quelque chose de l’ordre de la parole : pressées, quelquefois, souvent, un peu anxieuses, parce que souvent pressées par le temps. Vous aurez remarqué, tout le monde le remarque aujourd’hui, que les messages, les emails, tous ces modes très contemporains de communication comme on dit, exigent de nous de plus en plus un fonctionnement qui n’a pas grand-chose à voir avec la prise en compte d’aucune altérité.

 

C’est donc une question qui nous importe parce que, tout de même, dans cette École et selon votre vœu je suppose, nous nous intéressons à ce que signifie d’entendre quelqu’un d’autre, et d’être attentif à l’altérité si je puis dire, de ce quelqu’un d’autre et à l’altérité tout court. Il y a une chose que j’aurais envie de vous dire en commençant, que je n’avais pas prévu initialement. Mais j’ai comme cela des remarques que j’ai notées à votre intention, puis il y a des choses qui me viennent de manière un peu impromptue.

Une remarque qui me vient pour commencer mon propos ce soir, c’est que dans cette École vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de Freud et de Lacan je pense, ce ne sont pas des noms qui vous sont totalement inconnus. À juste titre, puisque l’un comme l’autre ont été certainement des gens qui venaient de la psychopathologie d’une manière ou d’une autre, et qui étaient particulièrement attentifs à cette question de l’autre, de l’altérité, disons-le de manière encore un petit peu plus simple et radicale. La question de l’autre, pour peut-être vous donner un abord assez simple et en même temps concret et fécond, de quelque chose qui chez Lacan a parfois l’apparence d’une grande difficulté, autrement dit tout ce qu’il a interrogé à la fin de son enseignement autour de ce qu’il a appelé le nœud borroméen.

Vous savez, je ne vais pas vous en faire des tartines, sur le nœud borroméen. Je vais juste vous faire remarquer ceci : que l’une des caractéristiques les plus évidentes du nœud borroméen sur laquelle s’est beaucoup creusé la tête Lacan, et puis ses élèves après lui, du coup l’une des caractéristiques les plus évidentes, c’est que, comme vous le savez, vous avez affaire, avec un nœud borroméen, à trois ronds.

Il y en a trois, ce qui est tout de suite une indication qui intéresse notre sujet, puisque la question de l’altérité, nous avons une pente spontanée à l’attraper, à la recevoir plutôt, presque d’une façon automatique, presque d’une façon imposée. Nous avons une tendance à la recevoir d’une façon duelle, c’est-à-dire que nous recevons l’autre en opposition au même, comme nous recevons le blanc en opposition au noir, ou le haut en opposition au bas, ou le gauche en opposition au droit, etc.

Ces oppositions binaires ont causé énormément de dégâts, je dirais, dans la tradition de pensée qui est la nôtre, et probablement dans d’autres traditions de pensée aussi ; mais enfin, je parle de la nôtre puisque c’est de là que je parle, et par rapport à cela, cette façon donc duelle, binaire qui n’est pas sans éveiller des relations pour nous, des rapports très précis avec des choses que nous connaissons. C’est-à-dire, par exemple, je vous en parlerai peut-être au cours de ces séances - mais comme j’en parle souvent, je ne me précipite pas forcément dessus ici -, cela évoque quand même le stade du miroir, c’est-à-dire le rapport à l’image spéculaire.

Vous voyez, cette opposition entre ce que j’appelle mon corps, ou moi, etc., et puis mon image, c’est une opposition qui a l’air d’être duelle : il y a moi, il y a mon image.

Cette opposition duelle peut facilement, dans une relation un peu difficile à un autre, à autrui, se transformer en une relation très évidemment agressive.

Cette dualité du rapport à l’autre qui est quelque chose de très commun dans notre psychopathologie de la vie quotidienne je dirais, Lacan l’a, d’une certaine façon, interrogée radicalement quand il a introduit cet objet qu’est le nœud borroméen, c’est-à-dire trois ronds de ficelle, trois bouts de corde, dont la propriété est, comme vous le savez, que, si on en coupe un, les deux autres sont libres. Donc, ils sont tous les trois solidaires, et ils sont tous les trois exactement sur le même plan.

Pourquoi cela nous intéresse et pourquoi je vous en parle en commençant aujourd’hui, c’est que cette façon d’introduire du trois dans le rapport à quelque chose d’autre, c’est-à-dire qu’il va y avoir un rond et puis le deuxième rond, mais on ne va pas s’en tenir là ; on ne va pas rester à une dualité, un rond et un autre rond. On va introduire un troisième rond, ce qui fait que pour établir un rapport entre un des ronds et un autre, on est obligé de passer par un troisième.

Vous voyez qu’on introduit là quelque chose de l’ordre d’une ternarité qu’on met à la place - ça n’a l'air de rien, mais c’est un changement considérable - d’une relation duelle ; et c’est quelque chose qui pèse très lourd dans l’enseignement de Lacan.

Peu importe que cet enseignement aujourd’hui soit un petit peu délaissé ou pas entendu, nous, en tout cas, nous essayons de l’entendre, nous avons de bonnes raisons pour cela.

L’une de ces raisons, par exemple, c’est celle que je suis en train de vous dire, c’est-à-dire la façon dont Lacan est très conscient des impasses de la relation duelle. Il en était d’autant plus conscient qu’il a lui-même formalisé très précisément les conditions de cette relation avec son stade du miroir, que je vous recommande de lire, si vous ne l’avez pas déjà lu, parce que sur la question de l’altérité difficile, le stade du miroir, c’est vraiment un must. Il faut le lire, c’est la base de la base.

Lui qui connaissait très bien cette structure de dualité spéculaire en face-à-face était spécialement bien placé pour mesurer le poids de l’invention qu’il fabriquait, quand il a commencé à travailler sur cet objet ternaire, avec une ternarité où pour accéder au numéro deux, il faut passer par le numéro trois. Vous voyez toute une complexité là, qui sort du champ spéculaire et qui introduit un autre champ, notamment le champ de la parole, parce que, quand vous lisez les séminaires de Lacan et notamment ceux qu’il a prononcés à partir de la mise en œuvre de ce nœud borroméen, vous pouvez remarquer ce fait très intéressant, très remarquable, que cet objet, ce nœud borroméen devenait véritablement un objet pour Lacan auquel il tentait d’articuler sa parole. Autrement dit, c’était véritablement quelque chose qui s’avérait dans ce domaine fécond, et de nature à articuler justement une altérité, quelque chose d’autre.

 

Voilà, c’est une façon d’introduire mon propos d’aujourd’hui, de vous faire juste remarquer que cette question, c’était celle qui était à l’œuvre dans le travail de Lacan quand il a fabriqué cet objet. Et d’ailleurs, en fabriquant cet objet, il a rejoint – je crois que je ne vous apprendrai rien, je ne vais pas insister beaucoup là-dessus -, une des découvertes les plus radicales de la religion. Vous savez, les religions ont des côtés que la psychanalyse ne peut pas vraiment partager, me semble-t-il. Nous ne sommes pas des fans de la religion en principe, même si nous n’avons pas de raison de nous opposer à des croyances religieuses, ce n’est pas de notre ressort ; je veux dire, ça intéresse chaque sujet et nous ne sommes pas là pour rectifier le sujet. Mais enfin, en tant que psychanalystes, on ne peut pas dire qu’on soit très portés sur la religion, dans la mesure où la religion, elle vient généralement calmer l’angoisse qui est justement la nôtre devant cette question de l’autre et de l’altérité.

Mais il arrive que les religions dans leur élaboration, et parfois leurs élaborations sont fort complexes, touchent du doigt des éléments qui confinent véritablement à quelque chose de l’ordre de, justement, je dirais presque de l’athéisme, c’est-à-dire d’une conscience assez aiguë que tout ce que la religion essaie de recouvrir, c’est un trou. Et ce trou, il apparaît parfois, si je puis dire, à découvert. Et dans la religion catholique, qui pourtant, comme les autres religions monothéistes ou comme les religions tout court, s’est employée à boucher ce trou avec beaucoup d’articulations, beaucoup de moyens, il y a quand même quelque chose que les théologiens catholiques ont fabriqué, qui les mettait vraiment tout près de cette altérité radicale, devant laquelle on peut parfois un petit peu reculer, parce que ça ne nous est pas familier et ça nous dérange, ça nous questionne ; ce que les théologiens catholiques ont ainsi mis à découvert en quelque sorte, c’était justement cette fameuse trinité, que pour d’excellentes raisons, il est absolument impossible de comprendre, et qui pour cette raison a été nommée fort justement par l’Église catholique un mystère. Mais ça ne veut pas dire un découragement de la pensée, ça veut dire quelque chose qui s’offre à la pensée comme inarticulable dans les catégories ordinaires de la compréhension.

Et ce mystère, c’était justement celui de ce trois dont je vous parlais justement, c’est le même que celui du nœud borroméen, c’est-à-dire que pour articuler une relation entre un terme et l’autre, il faut passer par le troisième. Et ça, ça nous décale tout de suite d’une altérité conçue en termes seulement duels, et c’est certainement un des aspects pour nous les plus intéressants de ce qu’apporte en l’occurrence la religion catholique. Ils ne sont pas tous aussi intéressants et ils ne nous intéressent pas tous au même degré, mais celui-là nous intéresse.

Alors, maintenant je vais prendre les choses par un autre biais beaucoup plus concret. Non, pas « beaucoup plus concret », puisque le nœud borroméen c’est très concret, il suffit que vous en tripotiez un dans vos mains pour voir que c’est tout à fait concret. Mais je vais partir de choses, disons, qui parlent davantage à notre imagination, ou à notre imaginaire. Je ne vais pas rester longtemps dans ce registre, mais je vais partir de là.

Dès le début de la vie, dès le début de l’existence, nous sommes radicalement pris dans l’Autre, nous sommes dans cet élément, dans ce registre de l’Autre, radicalement, dès le début de l’existence. Je vais représenter ça d’une façon très simple, enfin je vais essayer :

A

Voilà : j’écris un grand A, comme ça, pour désigner l’Autre, c’est-à-dire ce prochain qui est en même temps pas du tout prochain, par qui nous recevons le langage, par qui nous recevons les soins du corps. Cet Autre qui est bien au-delà, bien sûr, d’un semblable pour le nourrisson, pour l’enfant : la personne qui prend soin de lui, disons la mère, pour être simple, mais ce peut être quelqu’un d’autre que la mère bien sûr. La personne qui prend soin de lui représente une puissance, représente un champ, représente un registre bien plus imposant et considérable que ce qui serait simplement un autre sens d’un semblable. Ce n’est pas un autre comme vous et moi, nous sommes des autres, des autrui. C’est vraiment un Autre radical.

Cet Autre, au début de la vie, nous sommes radicalement pris dans le champ de ses puissances, je dirais, de sa puissance, nous sommes pris comme objet, nous sommes objets de l’Autre, et objet – alors je vais l’écrire pour ceux d’entre vous ou celles d’entre vous qui connaissez un petit peu Lacan –, je vais l’écrire objet a, ce n’est pas grave si jamais vous ne connaissez pas, ce n’est pas grave ; c’est comme ça que Lacan écrit ce qui concerne l’objet, pour des raisons sur lesquelles nous serons peut-être amenés à revenir. Disons que je l’écris comme ça, petit a. Je vais l’écrire par-là, voilà en dessous : a, petit a.

A

a

Il n’est pas très difficile de remarquer qu’un nourrisson est un enfant tout petit. Dès sa naissance, il va réaliser d’une manière ou d’une autre très vite qu’il est objet de l’Autre, et il va tenter d’intéresser l’Autre.

Il va tâcher de répondre à la demande de l’Autre, et effectivement il a intérêt à intéresser l’Autre sinon il crève, c’est évident. Donc, l’Autre va jouir de l’enfant, il faut bien dire les choses comme elles sont : « Je te mangerais, comme t’es mignon, t’es à croquer ». On le prend, on cherche son regard, on cherche son sourire, on le dévore des yeux, enfin toutes ces métaphores de la langue montrent qu’on est quand même dans un rapport très chaud à ce petit bout-là, qui est complètement pris dans la jouissance de l’Autre.

La jouissance de l’Autre, ça veut dire quoi ?

La jouissance fait forcément référence à un corps. C’est toujours un corps qui jouit. Donc cet Autre avec un grand A, il a un aspect de corps et le petit enfant, le nourrisson, c’est en tant que corps qu’il est pris dans cette jouissance de l’Autre. Cette jouissance de l’Autre, c’est-à-dire la façon dont l’Autre lui demande, à son corps, des éléments qui sont des éléments comme toujours, quand nous demandons quelque chose, d’ordre pulsionnel, c’est-à-dire appartenant soit à l’oralité (à la bouche), soit à l’analité. Et Dieu sait que l’analité c’est important dans les premiers échanges avec cet Autre avec un grand A : dans le registre scopique, le registre du regard, et aussi dans le registre de la voix, le registre auditif. Nous sommes objets de la jouissance de l’Autre au départ, c’est-à-dire que nous sommes sollicités par cet Autre de cette manière et dans ces registres pulsionnels. Et il est bien évident que cette façon dont nous sommes ainsi objets de l’Autre va avoir un poids très important dans la façon dont va pouvoir, ou non d’ailleurs, s’articuler notre relation à ce grand Autre. Je veux dire que si nous sommes saturés, si un enfant, un nourrisson est saturé, ça dit bien ce que ça veut dire.

 

Si je vous dessine par exemple ce rectangle, je le sature. C’est-à-dire, qu’il y a – c’est vraiment une représentation extrêmement sommaire, mais je le sature, c’est-à-dire qu’il n’y a plus d’espace vide.

Si le corps de l’enfant est complètement saturé par la jouissance de l’Autre, il ne pourra jamais en retour, en quelque sorte, l’enfant, comme sujet - là il n’est pas encore sujet, l’enfant il est objet de l’Autre - s’il est complètement saturé par la jouissance de l’Autre, c’est-à-dire par une demande qui vient solliciter son corps sans reste, l’enfant ne pourra jamais retourner à cet Autre une question ou une parole qui met en place ou qui rend possible une relation justement à ce que nous interrogeons dans ce cours, c’est-à-dire à l’altérité comme telle.

Quand cette jouissance de l’Autre sature le corps de l’enfant, nous nous trouvons dans une situation très comparable à celle de quelqu’un dont je vous parlerai relativement souvent, parce que malheureusement il n’y a pas, en ce moment, ou pas beaucoup, de présentations de malade je crois - Voix qui interviennent -. Elles vont reprendre ? Elles reprennent ? C’est une très bonne nouvelle et je vous invite vivement à y aller, et si jamais vous n’avez pas l’occasion là, ou que ce n’est pas très facile, je vous invite à lire certains écrits parmi les plus remarquables, de patients psychotiques également remarquables.

En particulier si vous avez envie de vous faire une idée de ce que c’est que la jouissance de l’Autre, lisez, par exemple, le chapitre 11 des Mémoires d’un névropathe du Président Schreber, parce que le Président Schreber ne parle que de cela. Et spécialement dans ce chapitre 11 dans lequel il commence, je dis de mémoire, en disant que : « Depuis qu’ont commencé les actions de miracle divin à mon endroit », le miracle divin il appelle comme cela les actions de Dieu à son endroit, « depuis qu’ont commencé les actions de miracle divin à mon endroit, il n’est pas une seule partie de mon corps qui n’ait été investie par les actions plus ou moins malfaisantes et toxiques à mon endroit ». De ces miracles divins et des petits hommes, des petits bonshommes qui prennent, qui viennent investir le corps de Schreber dans toutes ses parties et dans toutes les parties de ces parties, etc.

Autrement dit, Schreber nous décrit quelque chose que Lacan a fort bien évoqué dans son séminaire sur l’angoisse. Il nous décrit très bien comment le corps du petit enfant - je ne dis pas du petit sujet, ce n’est pas encore un sujet -, mais le corps du petit enfant au départ, est entièrement… Ça a quelque chose de très violent de dire ça comme ça, mais c’est comme ça au départ : il est entièrement cessible à l’Autre. Cessible veut dire qu’il peut être cédé entièrement, cessible sans limites.

Alors, évidemment, il est très souhaitable qu’à un moment donné, il y ait une limite à cette cessibilité. Cette limite, il y a belle lurette que la psychanalyse a repéré qu’il y avait quelque chose du côté du père qui pouvait venir faire limite là, à cet endroit, et que s’il n’y avait pas cela, c’était ce que nous décrit Schreber, c’est-à-dire une saturation intolérable. Cela dépend des cas, ça dépend des psychoses, ça ne se présente pas forcément de la même façon dans un cas et dans un autre, mais il y a toujours quand même cette saturation qui fait que, justement, l’altérité est reçue comme très difficile, puisqu’elle prend l’aspect d’une cessibilité entière et sans limites du corps du sujet à l’Autre.

Alors, cette façon dont au départ de la vie nous avons été pris comme je vous le dis dans la jouissance de l’Autre, cette façon dont nous avons été sollicités tout de suite par la question du désir de l’Autre : « Qu’est-ce qu’il nous veut ? » L’enfant se pose vite la question : « Qu’est-ce qu’il veut de moi, cet Autre ? », qui est souvent l’Autre maternel, mais pas forcément, et pas seulement. « Qu’est-ce qu’il veut de moi ? ». Cette question, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas, mais c’est la question que pose Lacan dans un séminaire qui est remarquable et qui s’intitule L’Angoisse. Cette question de notre rapport à l’Autre est la question corrélative du désir de cet Autre, qui est pour nous une question : « Qu’est-ce qu’il me veut, qu’est-ce qu’il attend de moi ? »

Cette question nous fait connaître, sans pouvoir d’aucune manière l’éviter, l’affect des affects, c’est-à-dire l’angoisse, qui est l’affect humain par excellence, l’affect de l’animal qui est traversé par la parole, par le langage. C’est intéressant d’ailleurs de le remarquer, puisque l’angoisse, c’est véritablement l’affect, d’une certaine manière, de l’Autre, du rapport à l’Autre, et c’est un affect qui est à la limite de la psychopathologie.

Parce que, bien sûr, c’est un aspect psychopathologique, l’angoisse : quand quelqu’un est très angoissé, bien entendu on ne peut pas ne pas l’envisager sous l’aspect de la psychopathologie. Mais c’est également un affect qui est la condition humaine elle-même. C’est-à-dire le fait que l’animal humain a affaire à cet Autre avec un grand A, et ça ne peut pas se faire sans angoisse, et l’angoisse est ici une expérience fondamentale.

L’angoisse : nous sommes comme corps dès le départ pris dans l’Autre, dans la jouissance de l’Autre, voire dans le désir de l’Autre, dans la question du désir de l’Autre.

Je démarre comme cela de façon très simple parce qu’il faut quand même que vous ayez à l’esprit ce point de départ qui est irréfutable : c’est ça qui est intéressant en psychopathologie et aussi en psychanalyse, et c’est pour ça d’ailleurs que ce sont des disciplines qui n’ont pas forcément toujours bonne presse. C’est que nous évoquons des choses qui ne sont pas réfutables, qu’on ne peut nier.

On ne peut pas nier qu’un enfant soit au départ complètement l’objet de l’Autre, seulement, aujourd’hui, c’est une pensée qui fait horreur. C’est pour cela qu’aujourd’hui, dès qu’il y a le moindre soupçon de quoi que ce soit, d’un regard, d’un attouchement, de ceci, on s’excite, on panique, on s’affole, on prévient les services, c’est simplement sans doute qu’on est hypersensible à ce qu’a d’insupportable la représentation d’être pris, comme ça, dans la puissance de l’Autre. Et si on a tant de mal à se l’imaginer, c’est sans doute qu’on n’en est pas encore bien revenu, car on est tous passés par là autant que nous sommes, et du coup on a fomenté, on a fabriqué toutes sortes d’idéaux qui prennent l’exact contre-pied, l’inverse.

Là, vous voyez, nous sommes de nouveau dans une logique de l’altérité duelle. Nous sommes au début dans une sorte de prise radicale et complète dans la jouissance de l’Autre : on inverse ça et on en fait un idéal de liberté : « Je suis libre », bien sûr, bien sûr ; c’est une pensée folle, mais pourquoi pas ? Contre toute évidence « je suis libre », alors qu’il n’y a pas besoin quand même de beaucoup s’observer ou observer autour de soi, pour remarquer que quand même, cette liberté fait sérieusement question.

Et enfin, je continue de me référer à l’ambiance contemporaine, l’homme contemporain ou la femme contemporaine puisque maintenant il faut toujours préciser, des fois qu’on risquerait de léser un côté ou l’autre ; aujourd’hui donc, on dit facilement, on se représente facilement contre ce que je viens de vous évoquer, « Oui, mais enfin quand même, vous dites qu’on est pris dans l’Autre. D’accord, mais j’ai quand même mes idées, je défends mes idées, j’ai mes conceptions, j’ai ma conception des choses, j’ai mes opinions, j’ai ma personnalité, je suis moi, quoi ! Vous ne pouvez pas m’enlever ça quand même ! ? » Alors, oui pourquoi pas, mais on va simplement remarquer ici, là je vous invite à vous tourner vers votre expérience simplement personnelle, combien nous sommes, malgré tout ce que nous pouvons raconter sur « Je suis bien moi, j’ai ma personnalité », tout cela, et je ne dédaigne pas ce discours-là, on en a besoin bien sûr. Mais il faut savoir comment on doit le placer correctement.

Remarquons donc à quel point nous sommes portés à nous en remettre à un Autre, bien souvent en le suppliant. Comment nous sommes portés à nous en remettre à l’Autre dès que nous devons produire une décision qui nous engage, c’est-à-dire dès que nous sommes amenés, dans une situation où nous devons prendre une décision qui nous concerne, qui nous engage, qui nous importe, nous n’avons souvent rien de plus pressé que d’aller trouver un autre pour lui demander : « Qu’est-ce que je dois faire ? ». C’est-à-dire que cette disposition de nous-mêmes, nous montrons constamment que nous ne l’avons pas ou que nous ne la supportons qu’avec beaucoup de difficulté, à moins que vous connaissiez quelqu’un qui dans ce domaine, dans ce registre, se conduise comme un homme ou comme une femme libre. Dans ce cas-là, je vous serais très reconnaissant de me le présenter ou de me la présenter. Mais sinon ce qu’on observe, c’est quand même cette tendance très spontanée à s’en remettre à un Autre.

D’où, d’ailleurs, le succès contemporain non seulement des religions : la religion c’est quand même le fait de s’en remettre à l’Autre, mais aussi de tous les phénomènes de groupes sectaires, enfin des phénomènes de suivi comme ça, de figures qui jouent un rôle d’indicateur, de signalisation en quelque sorte, de ce que nous aurions à faire. Cette remarque que nous sommes donc facilement portés à nous en remettre à l’Autre quand nous avons à mettre en œuvre une décision qui nous engage m’amène à évoquer ce soir avec vous quelque chose de très important je crois, dans l’abord de l’altérité, de cette difficile altérité, c’est la notion de l’acte.

Je veux écrire au tableau et pour tous ceux et celles qui sont par zoom, je l’écris au tableau et puis vous aurez la photo du tableau.

Autre

autre

a

acte

C’est intéressant de remarquer qu’à chaque fois il y a cette lettre A, ce n’est pas pour le plaisir de faire des jeux de mots, mais c’est pour remarquer simplement qu’il y a quelque chose de littéral qui se donne justement à lire avec cette petite lettre a ou cette grande lettre A initiale.

Alors l’acte, un acte, ce que nous appelons un acte, que ce soit d’ailleurs un acte au sens ordinaire du terme, que ce soit ce que Freud a appelé un acte manqué, dans tous les cas, l’acte manqué ou réussi, comporte une dimension d’altérité, une dimension Autre et c’est ce qui nous intéresse.

L’acte, vous savez qu’un acte c’est par définition quelque chose qu’on ne contrôle pas, on ne le contrôle pas complètement, c’est ça qui distingue un acte et une action par exemple. Une action, c’est quelque chose, en tout cas dans le langage ordinaire, dont on peut définir les modalités, le commencement, la fin, voire éventuellement les aspects techniques. Enfin une action, cela s’inscrit dans le registre disons du défini. Mais un acte ça comporte toujours une part aveugle.

Quand on réalise un acte, on pose quelque chose dont on n’est pas en mesure de contrôler ou d’imaginer maîtriser la totalité. Il y a toujours une part qui nous échappe À commencer bien sûr par l’acte par excellence, c’est-à-dire l’acte sexuel. Pourquoi il est si important, l’acte sexuel ? C’est parce que nous engageons quelque chose de nous-mêmes, et, bien évidemment, nous ne savons pas exactement quoi, et nous ne sommes pas en mesure, bien sûr, de le maîtriser. C’est pour ça que l’acte sexuel est certainement l’acte par excellence, l’acte principiel, l’acte qui nous met en cause de façon radicale.

Tout acte, donc, comporte une dimension d’altérité dans la mesure où tout acte comporte un aspect manquant, un aspect de trou par où nous réalisons justement quelque chose d’autre. D’autre que quoi ? D’autre que ce que nous imaginons ; d’autre que ce que nous nous imaginons ; d’autre par rapport à ce comment nous nous représentons. Alors pour l’acte manqué, c’est tout à fait évident, mais pour l’acte disons réussi, ça ne l’est pas moins. Un acte véritablement qui vous engage comporte toujours une surprise rétroactive de votre part.

Pour prendre des actes célèbres, quand le général de Gaulle quitte la France comme un petit général de brigade que personne ne connaît, dont les gens éventuellement se moquent, « C’est qui ce guignol ? Pour qui il se prend ? », il passe de l’autre côté de la frontière, il va à Londres où Churchill le prend pour une espèce d’hurluberlu. Sauf qu’il prend un poste de radio avec quelques personnes autour de lui et il dit : « La France, c’est moi, et je parle aux Français, voilà j’assume ça ». Il fallait être complètement zinzin pour faire un truc pareil, au moment où il l’a fait, on le prenait pour un… C’était un acte, un acte qui a eu quand même quelques conséquences, on peut en penser ce qu’on veut, mais en tout cas, quand il l’a fait, il ne savait pas ce qu’il faisait, il ne savait qu’en partie, et ensuite, il l’a découvert au fur et à mesure de l’après-coup de cet acte. Et c’est ce que nous faisons toujours quand nous réalisons un acte, nous découvrons en quelque sorte l’altérité que nous avons mise en œuvre par cet acte et qui nous détermine.

C’est-à-dire que quand nous réalisons un acte, nous sommes, je dirais, au plus près de cet objet a que nous avons été pour l’Autre, et que par nos actes justement, nous tentons de reprendre, mais en première personne et non plus simplement comme objet. Je dis : nous tentons de les reprendre en première personne, et parfois nous y parvenons plus ou moins ; et ce sont effectivement nos actes qui font ce que nous sommes, nos actes et rien d’autre. Vous voyez, c’est-à-dire une manière dont, bien sûr, nous percevons un aspect dans nos actes…, dans un acte, nous percevons toujours un aspect symbolique de l’acte, c’est-à-dire un aspect de parole ; nous percevons toujours un aspect également imaginaire, c’est-à-dire un aspect de sens. Un acte nous y mettons, nous essayons d’y mettre un sens, mais il y a un aspect réel que nous ne percevons pas et qui se révèle à la faveur de l’acte, et qui prendra après-coup sa valeur et ses résonances et sa signification d’acte.

Vous voyez donc, par-là, par cette réalisation de l’acte, nous assumons quelque chose effectivement de cette difficile altérité, nous en assumons quelque chose.

Et je voudrais dire là également, en relation avec cette remarque, puisque je parlais à l’instant des présentations de malade, et de la présentation de malade, ceci. Lorsque nous entendons les propos de quelqu’un lors d’une présentation de malade par exemple, ou lors d’un entretien clinique avec un patient, quand nous faisons l’effort, en tout cas, le geste de faire passer ce propos, cette parole dans le registre du littéral, c’est-à-dire de l’écriture. Quand nous le faisons, c’est vraiment un changement de registre.

Quand nous faisons passer ce que nous avons entendu de ce que quelqu’un nous disait dans un registre qui est celui de l’écriture, autrement dit de la lettre, nous attrapons aussi quelque chose de l’Autre, de l’altérité, nous attrapons quelque chose d’une réalisation, nous réalisons quelque chose, nous réalisons quelque chose de l’Autre, c’est-à-dire que nous réalisons quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la maîtrise, qu’elle soit imaginaire ou qu’elle soit symbolique, nous en attrapons quelque chose.

 

Dernière remarque que je souhaitais vous faire aujourd’hui. Cette remarque-là, je la livre à votre réflexion.

Pourquoi c’est important de passer au registre de la lettre, au registre de l’écriture, quand nous essayons de nous rendre compte de ce que quelqu’un dit, de ce dont il nous parle, surtout quand il s’agit de la psychose ?

Quand il s’agit de la psychose, si vous écoutez un patient psychotique, bien souvent vous l’écoutez, puis très vite après, vous avez tout oublié, vous avez tout refoulé, parce que justement, ce type de rapport au langage et au réel que la psychose nous donne à expérimenter, à observer, n’est pas du tout quelque chose dont nous pouvons d’aucune manière jouir.

Nous ne pouvons rien en faire, bien souvent, sauf justement à essayer de le faire passer dans le registre de la lettre et à essayer de nous rendre compte à partir de là : parce que quand on est dans le registre de la lettre, on peut se rendre compte, on se rend compte, comme avec un livre de comptes où il y a des écritures ; oui, sauf qu’évidemment, ce n’est pas dans le registre comptable, mais c’est dans un registre où la lettre est intéressée au premier chef, et la lettre a un rapport très étroit avec la dimension de l’altérité.

D’ailleurs, je fais des sauts, là, mais je me permets parce que c’est la fin de l’heure.

À propos de l’altérité, quand Freud nous parle de la féminité à la fin de son œuvre, et qu’il écrit cette conférence sur la féminité, il commence par dire - c’est d’ailleurs ce qu’il dit de mieux dans cette conférence, parce que, sinon, ce qu’il dit sur les femmes n’est pas vraiment ce qu’il y a dit de mieux : « Si vous vous intéressez à la féminité, adressez-vous aux romanciers et aux poètes ». Et il a tout à fait raison, parce qu’effectivement, les gens, enfin les artistes qui manient, les écrivains qui manient la lettre sont au plus proche de ce dont il s’agit, avec la question de la féminité et la question de ce qu’une femme représente.

Ce sera sûrement un aspect important de ce que je souhaiterais essayer de vous dire cette année dans ce cours, mais on ne va que l’évoquer, que l’aborder ce soir, mais j’aurai sûrement à vous en reparler.

Pourquoi est-ce qu’une femme est ordinairement, régulièrement, dans cette position pas forcément confortable de représenter l’altérité, justement, de représenter l’altérité avec toutes les difficultés que ça comporte, et pourquoi ça a un rapport avec justement la lettre ? Ça semble bizarre, mais pourtant, c’est quelque chose que Lacan - et Freud, déjà, nous l’a rendu très sensible -dans son commentaire de La Lettre volée d’Edgar Poe, dans ce commentaire absolument remarquable qu’il en donne, dit : La Lettre volée d’Edgar Poe, c’est un ministre qui détient une lettre qui pourrait compromettre une reine, et la lettre va passer par différents personnages. Elle est d’abord dérobée à la reine, elle passe dans les mains du ministre, puis elle passe dans les mains de Dupinsans qu’elle ait pu être trouvée par la police. Mais ce que remarque Lacan, c’est que la personne se trouve en possession de la lettre, et la lettre passe par plusieurs personnes, « à chaque fois la personne, le sujet qui se trouve en possession de la lettre », dit Lacan, « est féminisé ». Ce n’est pas péjoratif, « féminisé », ça veut dire mis en position d’altérité et dans une position pas confortable, pas facile.

 

Je voudrais vous faire une dernière remarque aujourd’hui sur cette question qui nous intéresse, une question je crois importante et très sensible dont nous pouvons nous rendre compte facilement, de notre difficulté contemporaine avec l’altérité. Je veux parler de la grande sensibilité et parfois même sensitivité de nos contemporains à l’égard du sentiment amoureux, et à l’égard du transfert.

On rencontre de plus en plus de gens, souvent des jeunes gens mais pas seulement, qui ne vivent pas facilement le sentiment amoureux, dans la mesure où ils ont l’impression d’être dépendants de quelqu’un, et ça fait surgir très vite la question : « Mais pourquoi je devrais être dépendant de quelqu’un ? ». Et notamment : « Pourquoi je devrais être dépendante de quelqu’un ? ». C’est-à-dire chez des jeunes femmes, on observe assez souvent cette question, « enfin pourquoi je dépendrais d’un homme, en vertu de quoi ? ». Et puis on trouve aussi la question pas tout à fait formulée de la même façon, mais en sens inverse : « Pourquoi je m’embêterais à cultiver une relation avec une femme, je suis beaucoup mieux tout seul, autonome ? » Et donc, cette sorte de difficulté à l’égard de ce sentiment amoureux, ce qui provoque éventuellement une difficulté qui nous intéresse de très près, c’est-à-dire une difficulté à l’endroit du transfert, puisque le transfert c’est le fait d’assumer quelque chose de cet ordre, c’est-à-dire d’une dépendance à l’endroit d’un autre, je dirais même d’une rencontre avec cette difficile altérité, une rencontre qui se fait généralement sous la condition du transfert ; c’est-à-dire qu’elle ne peut pas se faire en quelque sorte de manière brute, de manière purement réelle, évidemment non, elle ne peut se faire que sous la condition du transfert, c’est-à-dire sous la condition de quelque chose qui a pu être très légitimement comparé à de l’amour.

Cette fonction du transfert, elle est aussi aujourd’hui, souvent, pas toujours bien sûr mais souvent, vécue comme difficile à supporter, voire comme intolérable. Et, pour revenir à ce que je vous disais en commençant, on ne peut pas ne pas mettre cette difficulté à l’endroit du transfert en rapport avec ce qui a été notre condition de départ à tous et à toutes au commencement, c’est-à-dire quand nous étions radicalement objets de l’Autre.

Le transfert vient réanimer quelque chose de cette position. Bien sûr, quelque chose dans une disposition complètement différente, mais ça vient en réactiver quelque chose qui peut expliquer je crois, qu’au lieu de se mettre à travailler ce transfert, un sujet puisse s’en détourner avec une sorte d’hostilité, presque douloureuse, en se disant « Non, je ne vois pas pourquoi je deviendrais dépendant comme ça ». Mais le problème, c’est que nous sommes dépendants de l’Autre, et le transfert permet justement de travailler ça, mais voilà c’est un des aspects de la difficulté.

Je vais m’arrêter là-dessus et si vous avez des questions ou des remarques dans la salle ou bien dans l’espace de zoom, elles seront les bienvenues. Merci pour votre attention.

 

Étudiant 1 : Bonsoir, M. Thibierge, je voudrais revenir à cette question de la femme dans l’Autre, et j’aimerais bien, je n’arrive pas encore à la saisir, surtout quand vous avez cité La Lettre volée. En fait celui qui gardait la lettre volée était en quelque sorte dans une position féminine. Cela m’a ramené le souvenir de quelque chose qu’on retrouve dans les pays où il y a une forte tradition et des rites et des rituels traditionnels anciens. On se rend compte parfois que souvent ce sont les femmes qui sont les gardiennes du temple. C’est-à-dire que ce sont les femmes qui vont veiller à la transmission et au respect de ses règles, de ses rites, de ses coutumes et usages, et je voulais savoir si c’est un exemple qui corrobore un petit peu cette idée de la femme dans l’Autre ?

M. Thibierge : Merci beaucoup. Qui corrobore cette idée de la femme… ?

Étudiant 1 : Vous avez dit que la femme est dans l’Autre.

M. Thibierge : Oui, elle est effectivement… elle est, comment dire, elle est mise en position d’altérité, oui.

Étudiant 1 : Et je vous ai donné cet exemple pour voir si cela correspond à ce que vous voulez nous faire entendre ou bien si c’est autre chose ?

M. Thibierge : Cela correspond à ce que je voudrais essayer de vous faire entendre, parce que c’est d’une grande importance clinique pour nous et également, pourquoi ne pas le dire comme ça, politique. Faire entendre cela sans que ce soit nécessairement pris comme une remarque qui serait inégalitaire dans son principe, ou une remarque défavorable, mais comme une nécessité liée à notre relation au symbolique et au langage. J’essaierai de vous en parler une autre fois, parce que je ne peux pas le développer ce soir, mais je crois que nous ne pourrons pas éviter ce moment dans le propos que je veux vous tenir sur cette difficile altérité. Nous ne pourrons pas l’éviter parce que si nous l’évitons, nous nous donnons une facilité qui nous fait passer à côté de questions extrêmement brûlantes aujourd’hui, donc autant essayer d’aborder les questions : pas frontalement, mais directement quand même.

Étudiante 2 : J’ai deux questions autour d’une bibliographie : j’aimerais savoir si vous auriez un ou deux livres contemporains d’écrivains qui auraient par hasard écrit alors qu’ils souffraient de psychose, est-ce que ça existe ?

M. Thibierge : Oui, bien sûr. Je pense par exemple à Antonin Artaud, c’est un écrivain qui était vraiment très pris dans la jouissance de l’Autre et justement dans la psychose, et qui nous en a donné des témoignages très parlants dans ses écrits.

Étudiante 2 : Merci beaucoup.

M. Thibierge : Mais je vous en prie, c’est très instructif, et je vous recommande la lecture de ces auteurs psychotiques très souvent très connus : Schreber, Artaud, il y en a beaucoup.

Étudiante 3 : Joyce.

M. Thibierge : Joyce, mais Joyce il ne faut pas trop se hâter de lui mettre une étiquette, parce que tout son travail a consisté justement à essayer de fabriquer quelque chose d’un petit peu original. Donc ne nous hâtons pas trop de mettre Joyce sous une étiquette.

Étudiante 4 : Alors, j’ai un petit peu du mal à relier deux choses, peut-être même trois.

M. Thibierge : Oui, je vous en prie, allez-y, on va voir.

Étudiante 4 : Vous avez dit que par la réalisation de l’acte, nous assumons quelque chose de l’altérité d’un acte, nous assumons quelque chose de l’altérité et du coup je me dis, c’est quoi le troisième ?

Et la deuxième question : est-ce que tout ça est lié ? Je ne sais pas, c’est ce rapport de la lettre et de la féminité, la personne en possession de la lettre est féminisée, mise en position d’altérité, j’ai du mal à lier les deux. C’est-à-dire on assume quelque chose de l’altéritéen posant un acte et en possession de la lettre on est mis en position d’altérité, donc ça veut dire qu’on passe tantôt en position d’altérité et tantôt on assume quelque chose de cette altérité, mais enfin quelles sont les deux autres ? Il y a l’autre à qui on adresse l’acte par exemple, mais quel est le troisième larron ?

M. Thibierge : C’est le réel, puisque l’acte il se donne dans une intention. Quand je réalise un acte, je pose une parole au moins minimale, un acte sans parole, ça n’existe pas. Cette parole, la réalisation de l’acte suppose forcément un sens, un effet de sens qui va se produire, mais tout ça ne fait que border l’acte. Le troisième aspect que vous interrogez, c’est le réel de l’acte et c’est ce qui échappe, c’est ce qui échappe mais qui se révèle après coup.

Étudiante 4 : La féminisation par la lettre ?

M. Thibierge : Elle tient au fait que la lettre c’est du langage, on est d’accord ? Mais c’est du langage qui ne s’inscrit pas dans un sens, donc dans l’imaginaire. Une lettre, elle est, comment dire, sensiblement du côté de l’autre du grand Autre, elle ne se prête pas au sens ; et c’est en quoi justement, elle présente une affinité avec la position féminine, puisque la position féminine peut sans doute se prêter au sens de multiples manières, mais au dernier terme, elle échappe à ces tentatives d’y mettre du sens. D’ailleurs, réfléchissez au fait que dans toutes les sociétés, on a toujours tenté de donner du sens à la position des femmes ; ça a été le sens, il faut qu’elle soit ceci, qu’elle soit cela, qu’elle soit mère, qu’elle soit épouse, mais à chaque fois, on laisse échapper la question fondamentale, c’est : qu’est-ce que c’est qu’être reconnu comme femme autrement qu’à travers ces sens différents qu’on va poser dessus ? J’y reviendrai à cela, là-dessus, c’est cela qui me semble permettre d’apparenter la position féminine avec la lettre, justement.

Étudiante 5 : Vous avez parlé de la dimension duelle, vous avez dit que, si je reformule, Lacan était passé, il avait introduit la dimension ternaire avec le nœud borroméen ; pour illustrer la relation duelle, vous avez parlé du stade du miroir, mais il me semble que dans le stade du miroir, il s’agit déjà d’une relation de trois, puisqu’il y a le bébé, l’image, son image, et il y a la mère qui fait tiers entre le bébé et son image ; on est déjà dans une dimension à trois avant.

M. Thibierge : Très bonne remarque ; vous avez absolument raison à ceci près quand même que, on est bien dans une relation à trois c’est vrai, sinon il n’y aurait pas de représentation possible ; il en ressort quand même la position, la mise en place d’une structure qui se trouve être une structure possiblement ouverte au ternaire, mais bien souvent fermée sur la dualité imaginaire, c’est-à-dire moi et toi et moi contre toi ou toi contre moi. Vous voyez, c’est une dimension où, vous avez raison, le tiers existe sinon il n’y aurait pas de possibilité de relation entre le corps et l’image, mais cette structure ainsi mise en place est bien souvent évoquée ou animée sur un mode duel, alors qu’avec le nœud borroméen, cette dualité n’est pas possible tout simplement parce que d’emblée on a trois termes exactement sur le même temps ; alors que dans la structure spéculaire, il y a une, comment dire, il y a un accent qui va être nécessairement mis sur le caractère duel de la structure qui en résulte, si vous voulez. C’est vraiment une mise en place de l’imaginaire même si Lacan en parle comme formateur dans le stade du miroir, de la fonction du « je », c’est formateur, c’est la matrice de la fonction du « je » ; mais cette matrice laisse tout de même une prévalence que nous observons d’ailleurs dans notre vie ordinaire : la place de l’image et du narcissisme, disons dans notre existence, montre bien qu’il y a là quelque chose qui échappe difficilement à la dualité.

Étudiante 5 : Dans le nœud borroméen, il me semble être rendu compte d’une structure intrapsychique et pas de quelque chose qui aurait à voir avec… Je ne comprends pas bien ; pour moi le nœud borroméen figure la structure intrapsychique d’un sujet et je ne comprends pas, du coup, en quoi le nœud borroméen pourrait enfin, aurait, permettrait de sortir d’un entre-soi, permettrait d’introduire là-dedans du tiers ou trois, puisqu’en fait ça rend compte d’une structure qui est close sur elle-même.

M. Thibierge : Oui, mais elle ne peut pas être close sur elle-même, puisqu’elle comporte du langage et le langage est forcément en dehors du sujet, tout comme il est dans le sujet, mais il est hors du sujet aussi le langage, de même que le réel aussi est hors du sujet, ça peut être intrapsychique et également en dehors.

Étudiante 5 : Oui, mais le nœud borroméen ne permet pas de communiquer ; enfin chacun d’entre nous, nous avons notre propre nœud ?

M. Thibierge : Je ne crois pas qu’on puisse enfin… c’est en faire trop un modèle ; mais, oui, on peut dire que chacun a son propre nœud, c’est-à-dire fabrique quelque chose de singulier avec le réel, avec l’imaginaire et avec le symbolique, mais ça ne représente pas quelque chose d’un modèle privé en quelque sorte, c’est immédiatement en relation à l’Autre.

 

 

Transcription : Younès Bakkali

Relecture : Zoé Sofer & Anne Videau