Ch.Melman : Y a-t-il quelqu'un ?

 Y a-t-il quelqu’un ?

Conférence prononcée par Ch.Melman lors de l'Inauguration de La Convivia
le 12 janvier 2013 à Rome.
 

 Qu’est-ce qui fait pouvoir pour chacun d’entre nous ?

Lorsqu’on s’adresse à un auditoire il est habituel qu’on justifie son dire en faisant appel aux bons auteurs, ceux des bonnes réponses, ce qu’on nomme les arguments d’autorité. En somme, dit l’orateur, ce n’est pas moi qui vous parle, je ne suis que le délégué de ceux qui ont pouvoir sur nous.

Ainsi dans le cas présent, je ferai appel à Aristote, voilà au moins quelqu’un dont le pouvoir est reconnu par tous.

Alors, quelle est sa bonne réponse à la question que nous posons ?

Il écrit (in Éthique à Nicomaque) que nous sommes régis par ce  que la tradition traduit par l’opposition entre passion et raison.

Cependant, si nous nous demandons ce qui a fait pouvoir sur lui, nous trouvons non pas  le logos de son maître Platon, mais plutôt ce qui faisait trou dans son enseignement, le corps nommément évacué du champ de ce qui est digne d’entrer dans le champ de la perception, du fait de devoir être maîtrisé et représenté par eidos. La matière disparaît sous la forme. Socrate l’ascète est l’idéal de cette opération.

Nous nous trouvons donc avec Aristote avec quelqu’un qui a résisté et contrarié le logos de son maître puisque ce qui a eu pouvoir sur lui, et au point de l’amener à rédiger une œuvre aussi considérable, c’est le trou installé au cœur de ce logos,  et qui sans doute a provoqué son pathos. Ce trou l’a suffisamment ému pour qu’il passe son temps à vouloir le combler.

Mais ce trou est-il spécifique de l’œuvre de Platon ? De fait, une constante anthropologique est le voilement du corps ou du moins de la partie qui, métaphore ou métonymie, en est la plus représentative, c’est-à-dire le sexe. Le sexe, ou le corps en tant qu’il en est le représentant et inversement, est ce qui régulièrement fait trou dans le champ de la perception, ce qui s’appelle aussi bien refoulement, puisqu’il est absent au même titre dans le champ de la réflexion. Il est ainsi remarquable que la philosophie ait pu se développer sans jamais traiter de la femme ou du sexe. Et si Aristote y contrevient, c’est par une inscription de l’espèce humaine dans le genre animal, ce qui ne va pas arranger la question puisque c’est ensuite ce dont il y aura, pour des raisons morales maintenant, à se retrancher, encore, faire que l’animal dans l’homme fasse trou.

Résumons-nous : ce qui fait pouvoir sur Aristote n’est pas le logos de son maître, mais ce qui le décomplète et qu’il va passer sa vie à essayer de combler. Si le trou ainsi déterminant est ouvert par le refoulement du corps, et s’il est vrai qu’un tel voilement ou effacement est universel, et s’il est vérifié que c’est de ce trou que se manifeste le pouvoir décisif, d’où vient-il ce trou et aurait-il lui-même un maître ?

Un brin de philologie est ici nécessaire. Il montrera que le malaise occidental dans l’épreuve du pouvoir est lié à un défaut de déchiffrage, de ce que voulaient dire pathos et logos pour les Grecs, l’avant-dernier à le tenter étant Heidegger mais à des fins aussi classiques que détestables.

La lecture de pathos  est la plus facile. Il signifie l’éprouvé qui vient du corps, que ce soit de ce qui est extérieur à son enveloppe et dans le rapport plus ou moins confus à ce qu’on appelle environnement, ou bien de son intérieur et qui se manifeste par la douleur ou le désir.

Faisons semblant de poétiser en disant que le rapport à l’environnement est comme celui à une musique source d’émotions parfois confuses ou peu analysées ; celui au désir comme à une douleur susceptible de guérir par une jouissance, alors que la douleur cherche la tuché, l’exonération ou le tranchement qui, à l’égal d’une jouissance, la feraient céder. La dépendance à l’endroit du pharmakon n’est pas loin. Bref le pathos  est l’expression du  sensible et rien ne pénètre le monde des Idées, dit Aristote, qui ne fut d’abord dans les sens.

Mais la difficulté vient de l’interprétation du logos, dans la mesure où les occurrences du terme sont si nombreuses et dans des contextes si variés que la traduction du lecteur occidental flotte ou bien parle plus de ses idéologies que de l’original.

Certes, on trouvera des équivalents comme : proposition, idée, notion, définition, raisonnement, mais aussi art de poser les bonnes questions et donner les bonnes réponses, discours argumentatif opposé au mythe, refuge pour Socrate, la rhétorique comme pratique a-logos mais aussi technique d’usage des logos, et encore l’âme comme logos du corps au même titre que la Caballéité est celle du cheval, et aussi proportion.

Allez-faire ! De l’usage métaphorique de ce terme dont Gorgias dit que « c’est un grand souverain qui, au moyen du plus petit et du plus inapparent des corps, parachève les actes les plus divins »,  on passe dans la même foulée à une définition positive disant donc que le logos, c’est le phonème sémantique   ou encore que l’esthétique est faite de représentations induites par le logos.

La confusion risquerait de se trouver entretenue si en se tournant vers le verbe legein ou on découvrait que celui-ci signifie : rassembler, cueillir, choisir, et puis de façon apparemment surprenante : étaler, étendre, et enfin compter. On conçoit la perplexité que peut causer un polysémantisme dont l’intuition devine pourtant qu’il a sa cohérence. Si le logos est fait de phonèmes porteurs de sens, on comprend pourtant que sa constitution repose sur le découpage de la chaîne sonore en unités significatives et que leur rassemblement, cette merveilleuse cueillette d’éléments choisis dresse l’espace de l’ordonnancement de ces unités, désormais comptables. Il est dramatique de vérifier que cette vocation du signifiant à supporter, outre le sens donc, le nombre en figurant l’unité, se retrouvera dans la langue allemande (zahl /zahlen), anglaise (tell /tale, count /account), française (compte/conte).

Last but not least, on sait que le logos se soutenant d’unités se rapportant à d’autres unités il en résulte entre eux une perte de l’objet visé, et voilà le trou, le gap, la faille ouverte entre deux signifiants. Dans ce trou donc l’objet chu (que constitue pour Lacan la matérialité de la lettre en tant qu’elle est ce qui tombe dans la découpe entre deux signifiants) et qui commande le désir désormais impossible à satisfaire. Du trou ainsi se manifeste le premier pouvoir, le plus impérieux, celui du désir. Mais il est ordinaire que l’amour du Un, du signifiant premier en tant que générateur du désir, l’y délègue cet Un à cette place, et faute de pouvoir conceptualiser l’objet perdu (puisqu’il est ce qui choit du concept) en fait le Créateur, l’ordonnateur du monde.

Pour Aristote, c’était le premier moteur immobile, pour les Romains, le sceptre du 1 en tant qu’idéal viril, pour la religion le Père.

Si la psychanalyse apporte quelque chose c’est de montrer que ce trou n’est pas habité seulement par l’objet cause du désir ni par le 1 aimé auquel est référée la création du monde, mais lié au refoulement d’un savoir, celui de l’inconscient, propre à commander du sujet la jouissance, dût-elle se trouver opposée aux exigences sacrificielles du Dieu, cette interprétation fautive de la dérobade définitive de l’objet.

C’est en ce point qu’il faudrait commencer à re-évaluer notre rapport malheureux à ce  qui pour nous se manifeste au titre du pouvoir en donnant enfin du logos la traduction convenable : lois de la parole. Le pathos d’ailleurs cesse de s’y opposer, puisque constitué par l’inconscient, écrit lalangue par Lacan il se révèle par elles non moins dialectiquement construit.

 

La Convivia

Association culturelle et École Pratique des Hautes Études en Psychopathologies vient de naÎtre à Rome.

Membres fondateurs : Charles Melman (psychanalyste, psychiatre, fondateur de l’Association lacanienne internationale de Paris), Cristina Guarnieri (directrice d’édition de Editori Internazionali Riuniti), Stefano Fanelli (avocat), Cristiana Fanelli (psychanalyste, membre de l’Association lacanienne internationale).
Président : Charles Melman.
Vice-Président : Stefano Fanelli.
 
La Convivia – dont le nom est inspiré du Convivio de Dante – évoque le plaisir de se retrouver ensemble, de créer un lien social en faisant dialoguer entre eux les différents champs du savoir. Son activité prévoit un rendez-vous mensuel, scandé en deux journées :
- Le samedi après-midi : dédié à un sujet en particulier (le pouvoir, la femme, l’exil, le langage, etc.) autour duquel des intellectuels de formation et d’origine différentes vont se réunir : psychanalystes, philosophes, écrivains etc. Chaque rencontre sera accompagnée de performances artistiques : théâtre, ballet, sculpture, photographie, musique. Des arts différents, tous réunis par le commun intérêt à réfléchir, chacun à sa façon, sur les problèmes cruciaux de notre époque et de nos existences singulières.
     : Accademia Nazionale di San Luca (Piazza dell’Accademia di San Luca 77, 00187 Rome).
     Quand : de 17h30 à 20h30 (pour les dates, voir le calendrier sur le site de LA  CONVIVIA).
- Le dimanche matin : à la rencontre du samedi fera suite celle du dimanche matin, dédiée à la lecture et au commentaire de textes psychanalytiques.
 
La Convivia met à disposition de ses membres deux lieux de formation :
- L’École Pratique des Hautes Études en Psychopathologies : le Dr. Charles Melman, enthousiaste quant à ce projet, a voulu donner à notre Association le nom de l’École Pratique des Hautes Études en Psychopathologies qu’il a fondée à Paris il y a deux ans et qui est aujourd’hui devenue une réalité animée de formation et rencontre culturelle. Dans son cadre, les psychanalystes de l’Association lacanienne internationale vont intervenir et, avec eux, maints intellectuels parisiens gravitant dans l’orbite de l’École. Sur son site, La Convivia met à la disposition de ses membres les leçons tenues au siège de Paris.
- CIEL(Centre Italien d’Études Lacaniennes) : un espace d’enseignement et de dialogue entre psychanalyse et culture autour des grandes questions de la modernité.
     : auprès de la maison d’édition Editori Internazionali Riuniti (Via Oglio 9, 00198 Rome).
     Quand : le dimanche matin de 10h à 13h (pour les dates, voir le calendrier sur le site).

De ces rencontres vont prendre vie les petits Scilicet, livrets sous forme de conversations que la maison d’édition Editori Internazionali Riuniti publiera dans la collection homonyme de psychanalyse.