Charles Melman : Introduction à la psychanalyse lacanienne - 6

EPhEP, CM, le 18/05/2017 

Cours magistral Charles MelmanAlors, nous allons donc ce soir boucler ce premier cycle qui s’appelle à juste titre « Introduction à la psychiatrie lacanienne », et qui nous permettra, l’année prochaine, d’aborder de façon plus précise la nosographie, non pas spécifiquement classique, mais telle justement que l’approche justement lacanienne permet de la renouveler. Donc, nous avons évoqué ensemble les diverses appellations qui sont données, dans notre culture, des rapports de ce qui s’appelait d’abord la Ψυχη (psyché) dans ses rapports avec le σῶμα (soma), de ce qui avec la religion est devenu les rapports de l’esprit avec le corps, de ce qui avec la philosophie matérialiste du XIXème siècle est devenu les rapports du moral et du physique, et, vous avez eu le bonheur de remarquer ce qu’il y avait de semblable - c’est quand même extraordinaire - dans ces diverses appellations.

 

Appellations diverses pour dire à chaque fois la même chose, le même souci. Alors, qu’est-ce que vous avez remarqué comme étant identique dans ce qui est signifié et quelles que soient ses diverses appellations ? Hum ? Vous ne l’avez pas encore vu tout à fait, mais ce n’est pas loin. (La salle inaudible). Hein ?

 

La salle : Il y a deux termes.

 

Charles Melman : Il y deux termes, parce qu’il y a deux instances qui sont mises en rapport. C’est peut-être une raison, je dois dire.

 

La salle :Le rapport entre S1 et S2 ?

 

Charles Melman

Très bien, c’est parfait, mais il faudrait que vous dépliiez un petit peu votre remarque. Il s’en faut de très peu, vous voyez. Je crois que vous commencez à être bien formés. C’est qu’il s’agit dans tous les cas d’un rapport de maîtrise. Il s’agit à chaque fois de n’envisager le corps que comme étant soumis à cette instance maître dont les appellations vont donc être diverses. Et il est inutile de vous dire que ce rapport de maîtrise entre ce qu’on pourrait appeler l’âme, l’esprit, la psyché, le moral, et le corps, ce rapport de maîtrise est toujours, comme vous le savez, comme vous l’expérimentez, un rapport d’actualité. Saluons donc une actualité aussi pérenne pour être présente, active, dès les débuts de notre culture, et pour n’avoir toujours pas été jusqu’à ce soir parfaitement débrouillée. C’est le privilège que vous avez.

 

Lorsque vous lisez les lettres de Freud à Fliess -ce que je vous recommande vivement parce que ce sont des lettres écrites à un ami, à un confident- vous voyez que la psychanalyse s’est construite dans un dialogue, même si le récipiendaire de ces lettres n’a pas forcément été à la hauteur de ce dialogue. Mais en tout cas, elle s’est construite dans un dialogue, un dialogue amical. Freud envoie à son ami Fliess, qui était donc un othorino berlinois (et Freud lui enviait d’habiter la capitale de la culture germanique), Freud lui envoie donc un dessin des rapports de la psyché et du corps, un dessin curieux puisqu’il divise en quelque sorte le corps par une croix qui sépare le haut du bas, la tête de ce qui est en-dessous, division qui nous est ordinaire. Et puis aussi un trait vertical qui est également, remarquons-le, une division ordinaire puisqu’elle sépare pour nous la droite et la gauche.

 

Vous remarquerez au passage  -j’évoquais la dernière fois ce qu’il en était de la motilité de l’apprentissage, n’est-ce pas, de cette modulation des faisceaux musculaires qui savent alternativement se contracter puis se relâcher afin de permettre les mouvements - eh bien, il y a en plus ceci : c’est que nous allons retrouver ce caractère de domination, de maîtrise, non seulement de haut en bas, mais également avec ce problème de latéralité dont vous savez de quelle façon il peut faire question au moment de l’apprentissage par les enfants, justement, de l’apprentissage, je dirais, non pas de l’écriture, mais du côté simplement qui commande.

 

Et donc, dans le corps, cette sorte de division, en forme de croix, entre ce qui est la part qui commande, qui est supposée commander, parce que comme nous allons le voir, ce n’est pas si simple : ce n’est jamais un commandement qu’à la condition qu’il soit toléré, qu’il soit accepté, et en particulier par le corps, qu’il y ait une sorte de complicité - je ne vais pas parler d’harmonie - mais en tout cas, qu’il y ait une forme d’accord entre ce qui commande et ce qui est commandé, pour que ça puisse fonctionner sans trop de désagréments. Ce qui, là aussi, comme vous le savez, va nécessiter chez l’enfant un apprentissage.

 

C’était un apprentissage, - ça, c’est une chose qui est intéressante -, mais c’était un apprentissage (celui de la propreté, celui de la défécation), c’était un apprentissage qui a disparu avec ce grand progrès technologique qui a été l’invention de la couche culotte. J’ai l’air de plaisanter mais vous aurez l’occasion, sans doute dans d’autres circonstances, d’être amenés à réfléchir sur les incidences de ce progrès, sûrement indéniable, en tout cas pour les mamans, et qui met nos jeunes enfants dans une disposition tout à fait nouvelle, tout à fait particulière, eu égard à ce qui est la propreté.

Quoi qu’il en soit, dans ce cheminement, où pour l’essentiel cette question du rapport de la Ψυχη (psyché) et du σῶμα (soma) est restée dans l’état où les Grecs l’ont abordée il y a 2500 ans, il aura fallu cette invention bizarre, cette découverte bizarre qu’est la psychanalyse, et en particulier, il aura fallu Lacan pour renouveler radicalement le problème et l’éclairer d’une manière qui, en ce qui concerne la psychose, nous intéresse particulièrement, en effet, dans ce qui va être, par lui, l’écriture des discours, c’est-à-dire une assertion, assurément remarquable, puisqu’elle tend à montrer que nous ne pouvons jamais entrer en relation avec autrui qu’à l’intérieur de quatre, peut-être cinq discours.

On ne peut pas rentrer en relation les uns les autres dans ce qui serait une invention, une complicité dans l’innovation, mais nous nous trouvons contraints de passer par ce que sont, là, des discours établis et qui règlent les rapports, les relations entre locuteurs. Je ne vais pas ici développer la question de ces discours mais simplement attirer votre attention sur le fait que tous sont organisés à partir de ce qui est une place de maîtrise, en haut et à gauche, dans la structure quadripodale qui est celle des discours, une place qui est donc de maîtrise, et une autre place symétrique, en haut et à droite, qui est celle de l’objet. Places que Lacan va baptiser à partir de leur occupation initiale, par ce qui est, pour la place de maîtrise, le signifiant maître, S1, et pour la place de l’objet, le signifiant appelé S2.

Ce qui est pour nous l’occasion de faire remarquer que le rapport que chacun d’entre nous peut avoir avec son corps passe, effectivement, à l’intérieur d’un discours, d’un discours organisé (je vais le réserver à cet aspect-là) par le S1, le signifiant maître, celui qui commande, en haut et à gauche, et en haut et à droite, le signifiant numéro deux, qui vient représenter l’Autre, avec un grand A. Vous me direz : « Tout ça c’est bien joli, mais ce que l’on appelle traditionnellement la Ψυχη, l’âme, le moral, l’esprit, où est-ce que ça se niche là-dedans ? ». Eh bien, ça se niche justement dans le trou ouvert entre S1 et S2, et où se trouve la place d’où, pour chacun d’entre nous, ça commande. Qu’est-ce qui, depuis ce trou, commande ? Ce qui, depuis ce trou, pour chacun de nous, fait commandement, c’est assurément ce que nous allons appeler en psychologie (la nôtre) le sujet, que Lacan écrit S barré ($).

Et le sujet qui s’autorise de quoi ? Eh bien, le sujet qui s’autorise de ce qui justement a chu dans ce trou - et sur lequel j’ai déjà attiré votre attention - c’est-à-dire de ce qui automatiquement vient choir de la parole et qui, matériellement, se trouve supporté par des lettres. Le sujet du fantasme qui occupe ce trou, c’est-à-dire le sujet du désir, est animé par ce qui dans son fantasme à lui, personnel, est venu fonctionner comme étant ce qui a chu, ce qui manque.

Qu’est-ce que c’est que toute cette histoire ? C’est une histoire - si l’on veut comprendre quelque chose à la psychose - c’est une histoire fondamentale que vous avez déjà eu l’occasion, dans ce que vous entendez ici, d’aborder à plusieurs reprises. C’est la propriété du système de communication qui est le nôtre, puisque nous nous distinguons de l’animal de communiquer entre nous par un système qui est non pas de signes mais qui est système de signifiants. Le signe désigne l’objet, un objet pour quelqu’un. Le signifiant a cette propriété majeure, et dont nous avons beaucoup de mal à nous relever, qui est que ce système de communication, comme vous le savez, nous fait rater l’objet, et que nous n’avons à nous mettre sous la dent, pour nous satisfaire, que du signifiant.

Ce qui fait que le signifiant a pour activité majeure de venir creuser dans le réel, réel qui est dense, qui est opaque. Le réel, c’est le mur, le mur auquel vous vous heurtez, le mur devant lequel éventuellement vous élevez vos lamentations, vos prières, vos plaintes … ce qui résiste. Le réel, c’est ce qui résiste, ce à quoi nous nous heurtons comme impossible, sauf que la propriété du signifiant est d’y creuser un trou qui va être lieu de recel pour ce qui choit du signifiant et qui, dès lors, va donner corps aux objets, corps à ce qui supporte le désir et en constitue la matière.

C’est toujours émouvant de voir de quelle façon l’échange de lettres d’amour – l’amour, constitue un temps majeur qui peut d’ailleurs, ce n’est pas exceptionnel, finir par satisfaire l’un et l’autre, et éventuellement éviter les déceptions, protéger contre les déceptions ultérieures – l’échange de lettres d’amour permet de proposer une passionnante question proposée au législateur : à qui appartiennent ces lettres, quand elles sont publiées, quand elles sont belles, quand elles sont artistes ? Est-ce qu’elles sont à l’auteur, est-ce qu’elles sont à celui ou celle qui les a reçues ?

Quoi qu’il en soit, il y a ainsi, je dirais, pour chacun d’entre nous, le passage par cette dimension essentielle qui est qu’il lui faut donc ce manque, la mise en place de ce manque, de ce que le signifiant ne saurait atteindre, et, - deuxième temps aussi indispensable - la circonstance qui justifie sexuellement cette opération de manque, de telle sorte que cet objet, donc chu du langage et qui va éventuellement constituer l’objet du fantasme, devienne cause et support du désir. C’est-à-dire que dans ce trou dont je parle et dont vous avez sans doute longuement entendu parler, vient se loger, donc, l’objet chu, selon ce qui a été pour le patient ou pour la personne, la dramaturgie spécifique qui est venue donner un sens sexuel à cette perte. Et puis, toujours dans ce trou, la place du sujet, sujet du désir, sujet dont l’objet est justement ce qui a ainsi chu dans ce trou et où, vous me direz, vous reconnaissez immédiatement, pour rendre compte de la sexualisation de l’objet perdu, le mythe de l’Œdipe, et donc le rôle du papa, etc. Nous allons revenir là-dessus.

Quoi qu’il en soit, le S1 est le représentant, - alors là, vous pouvez avec votre surligneur mettre du rouge sur ce terme -, il est le représentant de ce qui depuis ce trou va faire autorité. Et ce qui va faire autorité depuis ce trou, ça va être aussi bien cette instance Une, le Un dont s’autorise le papa, le papa en tant que représentant d’un père ou aussi dont s’autorise le sujet du désir, c’est-à-dire le sujet du fantasme que Lacan écrit donc $, barré parce qu’il a chu, parce qu’il n’est représenté dans ce trou que par une fente, une fente entre les éléments qui ont chu dans ce trou, et qu’il est organisé, donc, ce sujet du fantasme par ce qui, pour lui, va fonctionner comme objet a. Le S1, comme représentant de la voix, V-O-I-X, puisque la voix, cet élément sonore, va être l’agent, support du commandement. Je ne vais pas développer ici pour nous la richesse des pathologies de la voix, mais on s’est déjà amusé à disserter là-dessus, parce qu’il y a tellement de choses à dire sur la voix, et pas seulement sur le fait que notre religion est une religion révélée, ce qui lui donne dès lors un statut théologique qui n’est assurément pas le même que dans d’autres religions, orientales, asiatiques, par exemple. Religion qui tire son autorité de la voix comme organe du commandement.

Et c’est pourquoi j’ai l’habitude de disserter là-dessus en disant que dans la mesure où une femme n’est pas amenée, en général - mais comme on sait, ce sont les cas particuliers qui sont les plus nombreux - n’est pas amenée à s’autoriser du S1, du signifiant maître, dans le jeu de la séduction en tout cas, elle est invitée à se servir d’autres arguments. Mais ça peut être un argument très séduisant de la part d’une femme de s’autoriser du signifiant maître, ça peut parfaitement fonctionner. Mais, en tout cas, s’il est vrai qu’une femme, en théorie, de la place qu’elle occupe dans le champ de l’Autre, c’est-à-dire dans ce lieu qui est représenté par S2, s’il est vrai donc qu’elle n’est pas invitée, appelée à s’autoriser du S1, ça veut dire que du même coup, elle n’a pas de voix. Vous ne vous en étiez pas rendu compte ? Ou peut-être vous en êtes-vous rendu compte : c’est toujours un problème pour une femme de se faire entendre. Ça ne va pas de soi pour une femme, ça ne va pas de voix. Elle a, comme j’ai l’habitude, - mais là, c’est une petite digression pour vous distraire un peu, bien que je ne sois pas sûr que ça puisse vous distraire absolument - mais au fond elle n’a que deux façons de se faire entendre. L’une qui est la plus agréable, et c’est le chant. Une femme, ça chante, y compris lorsqu’elle parle. Et s’il elle ne chante pas - parce qu’il est difficile de chanter tout le temps, tout de même, il ne faut pas exagérer - si elle ne chante pas, elle crie. Mais ce n’est pas la voix, c’est autre chose.

En tout cas, cette discrète digression pour souligner le fait que si le S1 fonctionne comme signifiant maître, c’est qu’il s’autorise depuis ce qui, de ce trou, fait commandement, c’est-à-dire la voix, la voix comme objet a, comme partie détachée du corps au même titre que le regard, que les fèces, que le placenta dira Lacan, c’est-à-dire de ces objets dont on pourrait imaginer que, s’ils n’étaient pas chus, ils nous assureraient une sensorialité parfaite. Ce sont les objets qui nous manquent pour que notre sensorialité - et du même coup aussi bien notre conceptualisation - soient achevées, soient closes. Mais le signifiant, donc, du fait même de ce qu’il n’offre à la satisfaction qu’un autre signifiant, fait limite, et donc fait trou, comme je viens de le dire, dans le réel.

Et donc ce qui a ainsi chu, c’est un objet, l’objet qui manque, qui manque pour que la jouissance soit accomplie, mais c’est aussi le trou qui est nécessaire pour que le désir puisse être mis en œuvre, non pas la satisfaction du besoin, des besoins, mais du désir. Le S1, comme représentant du trou, ce qui ouvre pour nous le monde de la représentation. Le monde est, pour nous, fait de représentations, fait de représentations, c’est-à-dire que les signifiants sont ainsi les représentants de l’instance cause du désir, et qui va donc être l’objet a, ce qui a chu, ce qui se trouve coïncider avec une partie du corps qui, dès lors, va se trouver lui-même troué d’orifices, les orifices du corps qui nous permettent de jouir. Et ce trou est habité par l’instance Une à laquelle, depuis la religion, nous attribuons ce caractère d’être paternelle, et qui, de la même place que le sujet du désir, donne sa validité au commandement porté par le signifiant maître, que ce soit pour le valider ou que ce soit, si ce désir paraît, je dirais, non conforme, que cette instance au-moins Une dans le trou, dans le réel, commande pour ce désir vécu par le sujet, de le contrarier, de l’interdire.

Je ne vais pas là engager, - ce n’est pas notre propos -, une digression sur la question contemporaine du genre, querelle concernant le genre. Autrement dit : est-ce que j’ai le droit d’assumer le sexe qui me convient, qui me plaît ? Freud disait que le sexe, c’est l’anatomie. Non, le sexe n’est pas l’anatomie. L’anatomie, est l’élément réel qui vient justifier l’identité sexuelle. Mais ce qui fait le sexe, c’est l’identité, l’identification symbolique par rapport à cette instance au-moins Une, et qui veut, cette instance au-moins Une, que l’on se sépare en homme ou femme, et que ceci, donc, soit placé sous une autorité au-moins Une qui, du même coup, prescrit ce qui est la position propre au désir sexuel de l’un ou de l’autre. Et il est évident que les dissertations actuelles concernant, portant sur le genre, évidemment, tournent autour de l’évacuation de cette référence au-moins Une. Vous avez évidemment des options de tel ou tel, si ce n’est que le prix de la mutation ne vaut qu’à cause de cette prescription, c’est-à-dire du défi apporté par le sujet à cette prescription. S’il n’y a plus prescription, ce défi perd de son intérêt, il n’y a plus personne à défier.  Ce qui fait que l’affaire du même coup retombe.

Mais nous en sommes à la question de la représentation. Le signifiant maître est un représentant de cette autorité, s’autorise lui-même de cette autorité au-moins Une qui siège dans l’Autre. Pourquoi je souligne la valeur de cette qualité de représentation ? Parce que le signifiant maître peut s’autoriser d’une instance présente dans la réalité. En politique, c’est un tyran, un despote. Et, puisque j’ai évoqué au début la question posée par les Grecs de la psyché et du soma - cette question de savoir si le lieu d’où s’exerçait le commandement était un lieu organisé par un trou, ou bien un lieu qui était soutenu par une instance présente dans le champ de la réalité : un despote - cette question, c’est ce qui a animé toutes les discussions concernant le fait de savoir s’il fallait vivre en démocratie : c’est-à-dire se référer à une autorité représentative, ou bien si l’autorité était soutenue par une instance présente dans le champ de la réalité, un despote, un tyran. La différence entre les deux - et il se trouve que c’est là aussi toujours une question d’actualité - étant que dans le premier cas, si l’instance représentative de l’autorité et qui vaut non seulement dans le champ politique mais qui vaut pour chacun d’entre nous, si cette instance est représentative, eh bien, elle laisse la place, du fait qu’elle se réfère à un trou, à la division propre au sujet. C’est-à-dire qu’il n’est pas entièrement soumis, qu’il n’est pas l’esclave de cette instance, qu’il en pense quelque chose, qu’il a son jugement, son analyse, sa réflexion, qu’il distingue ce qui est justement commandé, de ce qui ne l’est pas.

Alors que si cette instance est non plus représentative, mais est une instance validée par une autorité présente dans le champ de la réalité, c’est, du même coup, ce signifiant maître, une instance totalitaire. Il n’y a plus rien qui fasse limite, qui fasse obstacle à son pouvoir, même lorsque cette instance présente dans le champ de la réalité mime le fait d’occuper un trou dans la cité, par exemple sous la forme de la Cité interdite, d’être le palais protégé, mis à l’écart, mis à l’abri, et donc de constituer un lieu interdit à la communauté des habitants. C’est une façon de le mimer. Mais j’essaie, vous voyez, de vous rendre sensible le fait que la fonction de la représentation est d’actualité puisque, vous savez, il y a des discussions pour savoir s’il ne serait pas préférable de passer à ce qu’on appelle une démocratie directe et non plus représentative. Eh bien, ces discussions se trouvent animer ces dispositions, ces structures, sans le savoir. Dire que le S1 est représentatif de cette autorité qui siège donc dans le réel, veut dire que du même coup nous vivons dans un monde de semblants. Eh oui ! Ce qui nous conduit, régulièrement, à nous interroger sur la validité à la fois de ce que nous représentons nous-mêmes, à tel ou tel moment : Est-ce que c’est bien moi, là, qui vous parle ? Qui êtes-vous vraiment, vous, là, à qui je m’adresse ? Il y a donc, du fait même de cette faculté de représentation une dimension de fiction qui n’a rien à voir avec le mensonge. Dimension de fiction propre à nos existences et qui est constitutive, pour nous, du champ justement de notre réalité.

S1, le commandement représentatif, avec son argument principal, - parce qu’on ne se sert plus aujourd’hui du fouet ou du bâton, ce n’est pas bien vu, ça a des inconvénients en justice, même une claque aujourd’hui peut vous conduire en justice - donc S1 qui s’autorise, qui se valide le plus souvent par la voix, la voix, S1 s’adresse donc à S2. Ce signifiant qui se trouve là … Vous allez me dire : j’ai compris, S2, c’est le signifiant qui représente l’Autre sexualisé, l’autre de l’autre sexe. Eh bien, c’est là qu’une différence majeure mérite d’être introduite : c’est que S2, le signifiant de l’Autre, - c’est-à-dire de ce qui a chu, qui fait texte dans le trou - ce signifiant n’est pas représentatif, ce signifiant est bien réel.

Voilà, je dirais, la mise en place de ce qui fait que le message que nous recevons de l’Autre, c’est-à-dire de ce qui pour chacun de nous habite ce trou, avec le sujet qui est présent, notre sujet causé par la chute de l’objet a, habité par cette instance au-moins Une, - cette instance dont je m’autorise, ou qui me contrevient, qui me bride, qui m’empêche, qui exige de moi des conformités, cela dépend bien entendu de la façon dont, pour chacun, elle vient fonctionner - mais, en tout cas, S2 va se trouver dans un rapport avec le signifiant maître (je l’évoquais tout à l’heure), dans un rapport de cohérence, et qui est supposé rendre apte la conjonction entre celui qui est représenté par S1, et celui, celle qui est représenté par S2, ou bien, plus primordialement, celui qui est représenté par S1, et puis son corps, pas moins représenté par S2, une sorte de cohésion qui autorise, qui permet la jouissance, l’accès à la jouissance.

La psychose, puisque c’est de ça dont il est question, la psychose est liée au fait que ce qui choit de la parole ne se trouve pas avoir été, je dirais, interprété comme agi, comme mis en place par une détermination sexuelle, et fait donc, qu’à l’Autre, complice, se substitue le caractère de l’étranger. Qu’est-ce que c’est que ce truc-là ? Il y a là un champ qui est mis en place d’où me vient mon message, d’où me viennent mes messages, et je n’y trouve plus ma place, et je ne comprends pas ce que ça veut dire. Pour nous rendre sensible l’opération exercée par le signifiant et qui est celle du trou dans le réel, ce trou qui va héberger l’Autre, pensons à ce qui est, je l’ai déjà évoqué, notre rapport au corps, notre corps.  C’est très étrange parce que notre corps, pour chacun d’entre nous, ce qui est la norme, c’est qu’il est absent, il n’est pas là. Quand il commence à être là, ça va être sous la forme d’un besoin. Eh bien là, il faut le satisfaire. D’un désir ? Il faut s’en débrouiller. Là aussi il faut, si l’on veut l’apaiser, s’en satisfaire. Et puis, il y a bien évidemment la tension, l’excitation corporelle qui ne trouve aucun mode d’apaisement par des moyens comme ceux que je viens d’évoquer et qui s’appelle la douleur. Je ne sens mon corps que dans des circonstances, très précises : c’est ce qu’on appelle la santé. C’est évidemment de ne pas être encombré par son corps pendant que l’on fonctionne.

Et, comme vous le savez, il y a toute une pathologie - justement qualifiée d’un très mauvais terme : psychosomatique, un très mauvais terme - mais enfin, il y a toute une pathologie chez de très braves personnes, qui sont encombrées par la présence physique de leur corps, qu’elles n’arrivent en aucun cas à s’en soulager, à s’en départir, et sous la forme là justement du fait que la tension qu’il procure ne parvient pas à trouver des moyens naturels, et parfois médicamenteux, pour être apaisé, pour être soulagé. Vous avez à faire aujourd’hui à une affection qui est fréquente chez les jeunes filles : l’anorexie.

De quoi veulent-elles se débarrasser ? Elles veulent se débarrasser de leur corps. Et pourquoi veulent-elles se débarrasser de leur corps ? Parce que dans le contexte culturel qui est le nôtre, justement, cette opération d’évidement du réel opéré par le symbolique et qui nécessite, le plus souvent, l’intervention de cette instance au-moins Une qui est dans notre culture la fonction paternelle, eh bien dans la mesure où cette référence aujourd’hui est en difficulté dans notre culture, elle éprouve son corps comme un poids physique, dont il s’agit de s’alléger, de faire artificiellement, si je puis dire, cette espèce de trou qui lui aura été épargné.

Ce qui est étrange, ce qui est étrange, c’est que, de même que le corps ainsi peut devenir pour chacun d’entre nous, non plus l’Autre familier, mais étranger, de même les pensées (c’est une affaire étrange, là encore, je ne cesse de répéter ce mot, ce soir, je ne sais pas pourquoi). Bon, eh bien, les pensées, vous les avez. Vous avez des pensées. Par quel organisme sensoriel sont-elles passées ? Hein ? Quel est l’organisme sensoriel qui perçoit les pensées ? Les pensées vous les avez, sans qu’elles soient passées par aucun organisme sensoriel. Une sorte d’appréhension directe, immédiate des pensées.

Mais si, à la place de l’Autre, le lieu d’où vous viennent les pensées, se trouve fonctionner la dimension de ce qui est l’étranger, de ces pensées, qu’allez-vous percevoir ? Que ce ne sont pas les vôtres, qu’il y a des pensées, là, que vous ne pouvez pas vous attribuer. Et nous sommes donc là dans le cas de ce qui s’appelle évidemment les hallucinations, les hallucinations qui ont la propriété de ne pas être auditives. Alors, évidemment, on se demande : mais si elles ne sont pas auditives, si je ne les entends pas, comment est-ce que ça peut bien se produire, comment est-ce que je les reconnais ? Je les reconnais parce que ce sont des pensées qui me sont étrangères. Alors vous me direz : bon, chacun de nous a des pensées qu’il rejette, qu’il refuse, des pensées qui appartiennent à ce qui est normalement refoulé et puis dont il ne veut pas. Mais ce qui est refoulé, il le reconnaît parfaitement comme lui appartenant. En revanche, ce qu’il distingue du retour du refoulé, ce sont des pensées dont à aucun moment il ne peut afficher la paternité et dont il se demande quel est l’émetteur.

Je prends ce cheminement pour rendre compte de ce qui sépare radicalement névroses et psychoses. Alors, vous me direz : Oui, mais il y a également des hallucinations auditives, il y a des pensées sonorisées, qui sont comme si elles passaient par l’oreille. Et là, il y a une dimension étrange, étrange encore, décidément, c’est ma soirée , il y a cette dimension que le fonctionnement du signifiant emporte de lui-même : la dimension de la voix. Avec cette remarque qui a été faite par les neurophysiologistes, qu’en cas d’hallucination auditive, ce sont les organes phonatoires du sujet qui sont mis en mouvement.

Vous voyez que nous sommes en train - je pense, j’espère avec une relative clarté - nous sommes en train de saisir de quelle façon le phénomène psychotique est possible. Lacan l’attribuera très précisément à ce qu’il appelle la forclusion du Nom-du-père, Verwerfung, pour reprendre un terme utilisé par Freud et qu’il distingue de la Verdrängung c’est-à-dire du refoulement. Verwerfung, forclusion de Nom-du-père, c’est-à-dire le fait que le nom qui signifie « père », que ce nom se trouve avoir été occulté, non pas admis, et puis rejeté, mais se trouve ne pas avoir fait partie du vocabulaire de l’intéressé.

A cet endroit, nous rencontrons quelque chose de très précis : c’est que, ce dont le langage, ce système de communication, ce dont il nous prive, ce qui est le propre du signifiant, c’est de nous priver d’un objet. De quelle manière le mythe d’Œdipe vient-il faire coïncider ce qui serait la perte d’un objet, ce fameux objet a, chez Lacan, avec la mère qui n’est pas spécialement quelqu’un à qui l’on puisse coller le caractère, le fait d’être un objet. Il y a donc un problème essentiel concernant la fonction paternelle et qu’il est peut-être bon que très succinctement, très rapidement nous l’abordions. La fonction paternelle en effet, si elle a le rôle de sexualiser la chute de l’objet a, c’est parce que « Père » est le nom, est le nom de cette instance Une qui, dans le réel, va donner sens sexuel à la chute de l’objet a. « Père » : il y a, dans la famille, un père qui est le père de la réalité, le père réel, mais il ne tient son pouvoir que de son nom. Il est le nom de cette instance au-moins Une qui, dans le trou, dans le réel, donne un sens sexuel à la chute de cet objet a.

Ce qui fait que la façon dont le complexe d’Œdipe, tel qu’il a été repris par les élèves de Freud, mettant, je dirais, à la charge du père le mécanisme de renoncement à l’objet de satisfaction, cette interprétation du Nom-du-père, du rôle du père, est fondée sur une confusion puisque, pour un enfant, le père est celui qui dans la relation tendre, amoureuse, fusionnelle d’un enfant avec sa mère, vient introduire cette mutation de la figure maternelle qui en fait non seulement une mère mais aussi une femme. Et c’est bien parce qu’elle a à assumer, si elle y consent, cette fonction de femme, qu’une mère n’est pas toute pour son enfant.

Ce qui est étrange, c’est donc que la dénonciation propre à notre culture de la fonction paternelle est la dénonciation même de la sexualité, puisque c’est lui le fautif, puisque c’est lui qui introduit des mauvaises manières, c’est lui qui fait que là où la mère et l’enfant pourraient espérer la perfection de leur fusion, il vient introduire une exigence qui est celle de la sexualité, condition pour que ce qui va choir du signifiant vienne constituer le corps de l’Autre, et non pas de l’étranger. Non pas être un corps qui est non seulement hostile, mais rebelle à la jouissance, et dont les messages qui viendront de cet Autre, vont avoir le caractère non pas insensé qui est le leur, mais. parce-que ce qui est toujours articulé par les hallucinations est adressé au porteur de ces hallucinations, c’est : qu’est-ce que tu fous là ? Tu n’as pas à être là, tu es un intrus, tu n’as pas ta place ici.

La psychose, dans sa généralité, est l’effet de ce qui a été soit la carence, soit le désaveu d’un Nom-du père. Ce Nom-du-père peut parfaitement être actif même, bien entendu, s’il n’y a pas de père au foyer. C’est un nom. Et donc, nous sommes là à la frontière où nous pouvons saisir de quelle façon un sujet peut se trouver exposé à cette très étrange aventure que constitue la psychose. A partir de ce moment-là - et c’est le sens d’un article que vous pouvez reprendre et qui s’appelle D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, qui est un article de Lacan - à partir de ce moment-là, la question qui sera ouverte au psychiatre est de savoir si une réparation serait possible, alors que la pratique semble justement révéler qu’une action exercée directement sur ce nom se heurte au fait qu’il n’y a pas pour lui de lieu de réception possible, et donc de correction orthopédique, si je puis dire, possible.

En revanche - parce que je ne veux quand même pas vous laisser sur des choses étranges, bien sûr - en revanche l’aboutissement du travail du petit père Lacan, qui l’a amené au nœud borroméen, était soutenu par cette recherche, avec ce que sont les trois catégories du réel, du symbolique et de l’imaginaire - et aujourd’hui, je vous ai beaucoup parlé des effets du symbolique, c’est-à-dire de ce qui évide le réel ; c’est-à-dire que chaque signifiant est le symbole de ce qu’il est venu creuser dans le réel, du manque de l’objet. Vous savez qu’un symbole, c’était originellement les deux fragments d’un même tesson que l’on pouvait donc raccorder. Dans ce qui est notre affaire à nous, le symbole, c’est une moitié de tesson mais sans que l’autre ne puisse jamais se raccorder correctement avec lui, ne serait-ce que parce qu’ils ne sont pas dans le même espace.

Donc la question de savoir si, avec la configuration du nœud borroméen, il était possible ou pas … de faire quoi ? Et c’est là que vous entrez dans un parcours, pour ceux d’entre vous qui voudraient le poursuivre - un parcours où, je dirais, vous avez tout à faire si vous en avez l’envie, les capacités, le talent, etc. - pour lequel Lacan va montrer comment c’est le rond du Nom-du-père, rond quatrième, qui justement vient donner son fondement au symptôme, c’est-à-dire le fait qu’entre homme et femme, ça ne marche pas, que ça ne marche jamais comme on voudrait, le fait que, culturellement, c’est la guerre, on cherche tous les moyens pour s’en sortir, y compris la parité, l’égalité, etc.. On est des créatures étranges. Tiens ! (Rires).

On est des créatures étranges puisque, regardez : nous réclamons la parité dans, par exemple l’organisation d’un ministère. C’est dingue. Pourquoi c’est dingue ? C’est dingue parce qu’on ne se pose pas la question : est-ce que ça va changer quelque chose à la politique qui va être exercée ? Non, rien du tout, absolument pas. Or, il s’agit de politique. Est-ce que c’est le fait que ce soit plutôt un homme ou une femme qui s’occupe des armées, puisque c’est le cas. Est-ce que ça changer quelque chose aux opérations militaires et aux engagements militaires ? Vous me direz : Oui, parce qu’une femme a moins froid aux yeux qu’un homme. C’est vrai. Mais ça ne suffit pas quand même. Ça ne suffit pas. Donc on est là à réclamer : parité, parité, alors que ce dont il est question c’est de politique, politique. Voyez comme nous sommes à cet égard un peu tordus.

En tout cas, vous verrez quand cela vous sera traité, de quelle façon, avec le nœud borroméen, Lacan a cherché une porte de sortie aussi bien à la question des psychoses qu’à la question du défaut de rapport sexuel, c’est-à-dire de l’impossibilité pour un homme et pour une femme de trouver une satisfaction réciproque, je dirais, tranquille, sans ces complications, ces conflits, ces drames, ces tourments, ces guerres qui occupent notre quotidien.

Quoi qu’il en soit, je crois avoir rendu sensible, à la fois la façon dont, à partir de notre dépendance à l’endroit du signifiant, la séparation va se faire entre névroses et psychoses, qui tourne autour de la question du rapport au Nom-du-père, selon que ce nom sera identifié, aimé, haï ou bien ignoré. Ces quelques remarques que je vous ai apportées ce soir - avant, je dis bien, l’année prochaine, de m’employer à développer les spécificités propres à chaque psychose - ces quelques remarques ont l’avantage de nous rendre sensibles les contraintes que le signifiant impose si l’on souhaite fonctionner dans le champ de la réalité. On peut souhaiter - et il y a des gens qui le cherchent, qui explicitement le cherchent - s’en détacher et passer dans l’autre monde.

Mais il y a bien là les limites de nos exigences de liberté. Voilà les limites : ce sont les contraintes. Et comme vous le voyez, celle qui est la plus décisive et qui est la plus difficile à réparer, à récupérer, c’est l’appréhension pour l’enfant de la dimension du symbolique. C’est-à-dire que du fait du langage, il y a une perte institutionnelle, indépendante de tout agent, sauf que le père est celui qui va donner un sens sexuel à cette perte, à ce trou. Cette perte indépendante de tout agent, est propre au cheminement du signifiant. Et sans le repérage de cette perte, le psychotique ne peut  avoir un accès à la jouissance. C’est ça le truc. Il ne peut  avoir un accès à la jouissance et, en revanche, il est bien sûr exposé au fait de se trouver avec un lieu émetteur de messages, à lui adressés, et qu’il ne parvient plus non seulement à déchiffrer mais qui ne lui accordent plus de place.