Peut-on encore vivre ensemble ?

Marseille, 13 sptembre 2014


Marseille - le port



Pour faire communauté, notre pensée a tendance à diviser l’espace en deux zones : celle des semblables et celle de l’étranger. Entre les deux, à l’image des cartes de géographie, nous mettons une frontière qui protégerait contre le risque de perdre son identité....Ch. Melman







 G.Amiel : Introduction à la journée, le 13 septembre 2014

 

Marseille - Le marchéAvant de commencer, je ne sais pas si vous l’aurez remarqué, mais je voulais vous signaler que notre journée de travail pour l’EPHEP ici au Consulat Suisse 

Alors comment peut-on encore vivre ensemble ?de Marseille, se déroule dans une salle baptisée - je vous le donne en mille : « Angst » ! Angoisse dans la langue de Freud… Ceci sans doute pour souligner la gravité, le sérieux et l’importance des questions que nous avons à traiter. 

Comment tenir l’ensemble ?

Ou comment faire tenir l’ensemble, également ?

Comment faire en sorte que ces diversités parviennent néanmoins à confluer vers une certaine direction qui prenne le pas sur les pseudo accomplissements individualiste et narcissique ?

Ces questions ne sont évidemment pas étrangères aux préoccupations tardives de Lacan, qui s’avèrent aujourd’hui d’une actualité bouleversante dans ses travaux sur les nouages ; puisqu’il s’agissait déjà là pour lui de tenter de faire tenir des entités hétérogènes les unes aux autres. N’était-ce pas au regard de ce qui est ainsi en train de déferler dans notre vie sociale, d’une anticipation prémonitoire fulgurante ?

Alors pour ne pas rester sur le Lacan visionnaire, nous évoquerons dans ce qui caractérise notre monde contemporain, la prégnance de discours sociaux courants qui prônent une injonction à tout crin de la jouissance, laquelle à la différence du désir, ne ménage pas nécessairement une place au Réel, mais tente plutôt de le suturer, comme d’ailleurs les techno-sciences essayent par tous les moyens de s’y employer.

D’un autre bord que celui de la reprise en main par l’ordre moral, si nous y insistons, ce n’est jamais que pour rappeler que la jouissance ne fait pas lien. Ce n’est pas parce que des groupes s’agglutinent autour d’un objet commun de jouissance, qu’il y aurait lien social pour autant. Cela ne reste qu’un amalgame de diverses bulles isolées de solitude.

Alors qu’est-ce qui fait lien ? Qu’est-ce qui nous rassemble ? Qu’est-ce qui nous uni ? C’est toujours un Réel, la reconnaissance que nous relevons d’un même impossible, d’un indépassable. Comme le présentifie l’écriture des 4 ou 5 discours de Lacan qui isole cette dimension réelle à la place dite de la vérité, en bas à gauche. Et bien sûr la fonction du refoulement fait oublier ce point de départ décisif.

Comment en sommes nous arrivés là collectivement aujourd’hui ?

Faire l’impasse sur l’instance paternelle a des effets - pas seulement d’addiction généralisée.

L’abolition de la dette qui en découle, voire même son renversement, sa réversion, la perte d’une nécessité de transcendance, à savoir que la référence soit prise comme exception hors de l’ensemble qu’elle ordonne, implique une mutation de la structure du lien et aussi du sujet, dont l’abolition de la nécessité du tiers et donc de la prévalence d’une logique duelle, n’en constitue qu’un des aspects.

L’autre, tout aussi essentiel, concerne spécifiquement la seconde moitié de l’humanité, à savoir les femmes. Puisque du même coup dans cette alternative binaire entre mêmeté ou étranger, l’altérité s’en trouve écrasée et la réponse psychotique au Réel - la paranoïaque - éminemment favorisée.   

Pourtant, la perte constitutive de notre condition humaine est inhérente à la parole et au langage. Jusqu’à présent, l’intérêt du collectif avait toujours prévalu sur celui de l’individu. Que devient dès la vie en société quand son nouveau précepte est de ne promouvoir rien de moins que l’individualisme même ?

Voilà donc quelques interrogations qui traverseront sans doute les diverses interventions que vous allez être amenés à entendre maintenant.

Gérard Amiel


Video du débat : Peut-on encore vivre ensemble ?

 Marseille - Le débat



Intervention de Charles Melman à Marseille, le 13 septembre 2014


Marseille - Le MUCEMJe voudrais d’abord, au nom d’Anne Videau et au nom de Edmonde Luttringer, remercier vivement les participants et les participantes à notre débat qui nous ont beaucoup appris.

Si vous le voulez bien, et pour reprendre la question qui était soulevée par Madame Cayron concernant le défaut d’une approche naturelle, disait-elle (elle s’est servie de ce terme), d’une approche naturelle de nos problèmes et qui donc obligeait à l’établissement de protocoles de conduites, je vais vous raconter une expérience qui n’est pas très lointaine, d’une invitation qui m’avait été faite à une grande réunion des travailleurs sociaux des Hautes-Seine, consacrée à la question du traitement des personnes âgées. Il y avait là, je ne sais pas, 800 travailleurs sociaux à peu près, le gratin du Conseil Général, un député ou deux, etc. Et quand je suis arrivé, la grande question autour de laquelle ces 800 personnes étaient rassemblées – je dois dire que ça m’a paru absolument magique – était la suivante (voilà un cas précis pour lequel il fallait trouver une réponse commune : une infirmière ou une soignante rentre dans la chambre d’un pépé pour lui porter son plateau, et il est en train de regarder un film porno et de se livrer à des attouchements. Question : Que faire ? (rires). Hein ? Ah ! 800 personnes !

Autre question absolument fondamentale, mais de la même veine, et qui est venue tout de suite après : c’est un autre pépé qui vient demander un peu de son pécule pour pouvoir aller voir les dames. Que faire ? Donc effectivement, on peut dire que ce rassemblement de spécialistes et de gens ayant les meilleures intentions, dévoués et intelligents, eh bien ce rassemblement se faisait autour de ce qui était une carence, c’est-à-dire le fait qu’il ne s’imposait pas ceci : que ce genre de question n’a pas à se poser, et que nous étions déjà dans un symptôme très précis s’il était nécessaire de se poser ce genre de question, c’est-à-dire, si ce genre de question ne trouvait pas sa réponse à la fois spontanée, individuelle, voire casuelle, et puis c’est tout ! Et que ça ne fait pas question ! Mais ça en faisait une.

Ceci à titre d’exemple de ce que ce sur quoi j’aimerais attirer votre attention, c’est que ce que vous nous rapportez à partir des domaines qui sont les vôtres, et ce que vous nous racontez qui est à la fois impressionnant mais je dirais néanmoins pas inattendu - je veux dire qu’on s’attend effectivement à ça - que néanmoins ce que vous rapportez ne concerne pas l’ensemble de la société, elle n’est pas toute comme ça. C’est-à-dire qu’au moment même où se déroule ce genre de fait, comme vous le savez, il y a par exemple des écoles privées – aujourd’hui c’est plus de 50% de la population scolaire – où il n’y a pas de problème ! Au moment-même où nous étudions ces faits, et alors qu’il y a des universités qui sont effectivement dans le plus grand désarroi et dans la plus grande difficulté, pas toutes mais il y en a un certain nombre, eh bien comme nous le savons, il y a les grandes écoles où là – ça je vous l’assure ! – ça bosse sérieusement et ça ne rigole pas, et l’indiscipline ou l’irrespect, on ne sait pas ce que c’est !

Il se trouve que j’avais été invité à Science Po, en seconde année, par une professeure qui voulait m’interroger sur la scientificité de la psychanalyse, mais comme elle n’a pas osé dire « la psychanalyse », elle avait posé « scientificité de la psychologie ».  D’accord ! Mais je me suis trouvé devant des élèves, 20 ans-21 ans, absolument formidables ! Des jeunes filles et garçons rapides, intelligents, courtois, et posant des questions pertinentes, comme je ne m’y serais absolument pas attendu, des questions pertinentes et informées ! Et ce qui fait que quand je suis sorti de là, je me suis dit : non mais, la question est quand même celle de savoir dans quel monde nous fonctionnons ? Dans quelle société nous fonctionnons ? Parce qu’enfin, en même temps que se déroule dans les facs un certain nombre de faits qui sont graves, eh bien il y a des lieux où ça prépare les maîtres de demain de façon très sérieuse, et je vous assure qu’ils ne rigolent pas ! Ce qui fait que si l’on cherche à faire l’analyse comme nous le tentons ensemble…, ensemble ! Vous voyez on cherche ensemble de la faire l’analyse de ce qui se passe, on est obligé de dire ceci à mon sens, - vous me contredirez si vous le voulez –c’est que nous assistons à une mutation importante et qui est riche de promesses. Quelle est cette mutation ? Cette mutation, elle concerne ce qui pendant des siècles a constitué la sacralisation de l’autorité, y compris dans les républiques les plus laïques qui soient. Ceux qui se trouvent mis au pouvoir, se trouvaient mis au pouvoir fort légitimement par des élections ; ils étaient néanmoins les représentants d’une autorité, éventuellement abstraite comme dans les Républiques, non forcément figurée (la reine d’Angleterre n’est pas forcément une valeur universelle), et en tant que représentants au pouvoir, légitimés par cette référence à cette autorité, ils bénéficiaient du même coup de crédibilité et de respect. C’est de cette façon-là que nous avons jusqu’ici fonctionné, et nous assistons depuis quelques décennies, pour les raisons que je n’essayerai même pas d’évoquer, à ce type de mutation qui aboutit à la sécularisation des agents au pouvoir, qui du même coup, ne trouvent plus à se référer qu’à eux-mêmes et à leur habilité de technicien, des malins ou des pas malins,  ça dépend, selon les cas ! Mais en tout cas, sous nos propres yeux, nous voyons s’opérer cette mutation, dont à vrai dire nous ne savons pas très bien pourquoi il faudrait la regretter, car après tout, on peut très bien estimer qu’elle constitue dans l’évolution de notre espèce une certaine forme de progrès. Est-ce que nous sommes capables de vivre ensemble sans avoir besoin de nous référer les uns et les autres à cette autorité sacralisée à partir de laquelle s’exerceraient les commandements aussi bien moraux que politiques ? Il est évident qu’un tel processus ne va pas sans provoquer l’émergence de pathologies nouvelles. C’est forcé, c’est obligatoire ! Nous sommes faits comme ça : ce qui se gagne d’un côté se paye de l’autre ! Et parmi ces conséquences, il y a évidemment, ce qui semble être aujourd’hui, puisque notre thème c’est celui du vivre ensemble, un clivage du milieu social. Un clivage inattendu, qui ne semble pas forcément perçu et clairement établi comme tel, une division sociale qui à mon sens n’existait pas jusqu’à présent entre d’une part ceux qui jouent le jeu du discours du maitre et se forment pour cela avec le plus grand sérieux et la plus grande rigueur, et puis les autres qui, pour d’autres raisons qui sont économiques… enfin je ne développe pas non plus …se trouvent en quelque sorte laissés, abandonnés, selon une tradition politique très ancienne qui, à Rome, comme vous le savez, était celle du pain et des jeux. Qu’est-ce qu’ils veulent ? Du pain et des jeux ! On leur assure, serait-ce médiocrement et évidemment dans la pauvreté, mais on leur assure quand même du pain et des jeux, et de telle sorte qu’ils puissent jouir sans entrave entre eux et nous ficher la paix ! Voilà ! Y a rien qui leur est interdit ! Faites comme vous voulez, aussi bien avec vos semblables qu’avec vous-même, qu’avec qui vous voudrez ! Vous êtes libres de jouir comme vous l’entendez ! Et puisque c’est donc le thème qui nous réunit, celui de la communauté que nous serions supposés constituer, pour ma part je serais forcément amené à dire que nous ne vivons plus ensemble dans le fonctionnement social, mais côte à côte. Et ceux d’entre vous qui avez bien voulu intervenir au cours de ces journées, êtes spécialement délégués à supporter la charge d’avoir à faire qu’ils se tiennent tranquilles et qu’ils aient aussi le sentiment qu’on les aime et qu’on s’occupe d’eux, qu’on ne les abandonne pas, qu’on en a le souci.

Il y a quelques années, je travaillais avec l’A.S.E. de Paris avec les assistantes sociales et il apparaissait très clairement que leurs fonctions étaient très précises, quelle que soit l’efficacité, mais aussi la limitation de leurs moyens, il s’agissait d’assurer à ceux qui venaient les consulter que la république les aimait et en prenait soin. Ce qui souvent était le cas, effectivement, et de telle sorte que règne un minimum de paix sociale.

Donc effectivement, l’émergence de pathologies nouvelles, et en particulier ce fait que nous ne savons pas ni clairement penser, ni clairement traiter de la faillite de ce qui était jusqu’à aujourd’hui le référent nous amenant à tenir ensemble, son éclipse, sa forclusion ou sa négation, sa récusation, ce que vous voudrez ! Parce que pour les enfants, par exemple, que vous évoquiez, Madame Cayron, "Qu’est-ce que ça veut dire pour eux vivre ensemble" quand une fois sur deux, premièrement les parents ne vivent plus ensemble, deuxièmement ils ne vivent plus ensemble avec les parents puisqu’ils vivent tantôt avec l’un tantôt avec l’autre, qu’ils ne vivent plus ensemble avec leurs frères et sœurs parce que d'abord ils ne sont pas forcément du même lit et ensuite on ne sait plus très bien qui est avec qui. Et ce qui fait que quand ils se retrouvent à l’école, quel sens ça peut avoir pour eux qu’un petit semblable… semblable à quoi ? Qu’est-ce qu’est devenu là le terme de semblable ? Alors comme nous le savons, ça va se résoudre de la façon suivante : c’est que le semblable, ça va être l’identique à soi avec le rejet donc de celui qui est différent. Pour rien du tout ! Simplement parce que… je ne sais pas, il ne porte pas la même marque vestimentaire, nous savons que ça peut parfaitement suffire. Et en même temps, et c’est pourquoi je ne suis absolument pas dans cette mélancolie que vous évoquiez tout à l’heure, les jeunes qu’il m’arrive évidemment de voir avec leurs problèmes très spéciaux, aussi bien les anorexiques que des phobies extrêmement graves, le grand gamin que la police est venue ramasser parce qu’il était assis sur le trottoir et ne pouvait plus bouger, il était là assis, il ne pouvait plus… des problèmes corporels complétement nouveaux que je ne vais pas… des rapports au corps complétement originaux, etc., tout ça évidemment souvent agrémenté par, dans les cas les plus légers, du hasch qui semble devenu de consommation assez banale. Donc ces jeunes pris dans ces pathologies qui les gênent, qui les contrarient, sont en même temps, permettez-moi de vous le dire, souvent formidables. Et j’admire comment sans pouvoir prendre appui sur un référent qui tiendrait, il n’y en a plus, c’est plus le prof, on ne lui fait pas crédit, c’est plus le parent, il n’est plus là, c’est plus le prêtre, ça ne fonctionne plus, qu’est-ce qui reste ? Eh bien comment ces jeunes témoignent néanmoins d’une pensée extrêmement déliée et de tentative de s’organiser eux-mêmes dans leur rapport avec l’entourage à partir du fait de la constatation, de la vérification de cette carence. Il n’y a plus de référent pour eux, et il n’y a plus non plus de lois morale, et il y en a encore moins évidemment quand, pour des raisons politiques, il se trouve qu’un gouvernement vient en quelque sorte se faire le propagandiste de cette nouvelle règle, c’est-à-dire de la levée de tout ce qui pouvait fonctionner, sûrement à tort ! Le problème n’est pas là de savoir si c’était justifié ou pas ! Mais en tout cas, comme nous le savons, il ne peut pas y avoir de vivre ensemble sans une certaine communauté morale, si c’est seulement une communauté de jouissance comme les internautes essaient de l’établir sur Internet, sur Twitter : on se constitue en communauté en partageant la même jouissance, mais c’est des communautés fluentes, qui ne tiennent pas, qui n’ont pas de corps, qui n’ont pas de consistance. Eh bien on voit ces jeunes constituer avec autrui, avec eux-mêmes, avec l’autre sexe, un type de rapport qui assurément inaugure une nouvelle étape dans notre organisation sociale. Tout ça se tâte, tout ça s’essaie, tout ça se fait dans les cris, dans la douleur, dans les douleurs de l’enfantement, de la gésine, mais en tout cas, et je dis bien, je suis à chaque fois impressionné et touché par la manière dont ces gamins, seuls en pleine mer, alors bien souvent c’est avec la maman qu’ils se trouvent être restés, eh bien ils sont là à chercher leur orientation, leur chemin, la terre qui serait la leur, etc.

Donc pour ma part, c’est je dis bien le type d’analyse que je suis amené à faire avec une restriction vis à vis de laquelle j’ai peut-être une sensibilité particulière, je ne sais pas, peut-être…, mais qui est la suivante, c’est que ce type de crise que nous connaissons et donc de démembrement social... On ne vit pas dans le même monde ! Je vois, j’ai une enseignante, parmi d’autres qui vient me voir. Voilà à la rentrée, on lui a changé son affectation. Elle est dans une banlieue chic, elle est toute décontenancée, elle ne s’y reconnait pas du tout ! C’est comme si on l’avait expédiée chez les zoulous ! Mais ces jeunes… elle me raconte, elle est prof de philo  …mais d’abord drôlement polis, et puis gentils, et puis ils savent tout, ils ne posent que les bonnes questions. Je vous assure, elle est dans la nostalgie de la banlieue d’où elle vient… (rires). Je vous assure que c’est vrai, je ne brode pas ! Mais vous vous dites quand même qu’il faut tenir compte de cette duplicité : elle a franchi une frontière, elle est passée d’un monde à l’autre !

Alors le grand risque évidemment, c’est que tel qu’il est inscrit dans l’histoire, c’est que ce genre de situation s’est toujours résolue d’une unique manière que vous connaissez, c’est l’établissement d’un pouvoir politique fort et qui met tout le monde au pas. Ça devient le pas commun ! Tout le monde partage le même pas. Voilà, comme ça tout le monde est obligé de suivre. Et comme je l’évoquais ce matin, ça vient constituer des communautés homogènes par une identification partagée à un ancêtre commun forcément hypothétique. Quelle est la nation qui peut aujourd’hui se réclamer de la même figure ancestrale ? Donc c’est un mythe ! Mais néanmoins qui réunit cette communauté éclatée, comme je le disais ce matin, par les liens du sang, c’est-à-dire par le lien tribal : on est tous de la même famille ! Et c’est du même coup la fin de la politique, c’est-à-dire de la liberté de laisser aux citoyens de décider eux-mêmes des choix de société, et des choix de répartition ou d’agencement du fonctionnement économique qu’ils peuvent vouloir. On le voudra pour eux. Ça s’est toujours réglé comme ça, mais on le méconnaît.

Il se trouve que j’ai la chance d’être engagé dans un débat avec un homme que j’admire beaucoup, un politologue, sociologue, philosophe, qui travaille avec nous à l’École Pratique, et qui est donc Marcel Gauchet. Et ce que je ne parviendrai pas à lui faire entendre, c’est que derrière toute organisation politique, c’est-à-dire celle qui est supposée laisser aux citoyens le libre choix de leurs décisions et du même coup l’angoisse de la qualité de ces décisions, l’incertitude, d’autant que leurs décisions, elles ne peuvent jamais contenter tout le monde ! Eh bien derrière cette faculté, il y a toujours chez nous la nostalgie d’un lien tribal, autrement dit la reconstitution, mais à l’échelle nationale, du lien familial et de l’autorité décisive qu’elle peut imposer. On croit – et je terminerai là-dessus, ne serait-ce que pour vous laisser le temps d’objecter la dessus, j’espère – on croit que nous sommes des amants de la liberté. Ceux qui travaillent dans le domaine qui est le nôtre, le domaine psy, savent que la liberté ça angoisse. Et je dirais que les jeunes aujourd’hui, leur symptôme, c’est la liberté. C’est-à-dire qu’ils n’ont plus d’injonction ni morale ni sociale, ils n’ont plus d’injonction intérieure ni morale ni sociale pour s’orienter ! Alors qu’est-ce que je veux dans ce cas-là ? N’est pas un génie qui veut ! Capable de décider de trouver, d’inventer le bon chemin ou celui qui lui irait le mieux ! Qu’est-ce que je veux quand il n’y a personne pour m’indiquer une voie ? Condition pour laquelle je puisse m’y opposer et décider de faire autrement ! Et si je suis complètement libre, donc abandonné, contrairement à ces espèces de réclamations de liberté toujours plus grandes que l’on entend, ce qui est en réalité souhaité, c’est le pouvoir assez fort, capable de décider pour nous.

Ce qui… j’ai l’avantage sur vous de…  si tant est que c’est un avantage, j’ai au moins sur vous celui de l’âge, eh bien ce qui est le plus remarquable, c’est que dans les régimes autoritaires que j’ai pu fréquenter, la nostalgie qu’ils ont laissée jusqu’au dernier moment et dans les pires moments, alors que leur pays était bombardé, qu’ils étaient ruinés, qu’ils n’avaient plus à manger, leur fidélité accrochée à l’autorité qui les avaient amenés là, mais qui pendant 15 ans leur avaient donné le bonheur de participer à un ensemble consanguin, uniforme, strictement régi, au prix bien sûr de venir mourir… Mais alors, c’est pas beau de venir mourir dans ces conditions-là ? C’est pas normal ? Et donc la nostalgie et l’attachement jusqu’au dernier moment, je dirais, à ces autorités. Je prends cet exemple-là, je pourrais en reprendre évidemment bien d’autres exemples de régimes autoritaires qui ont été contemporains ou qui ont été postérieurs.

Donc, ceci pour vous faire remarquer que, nous sommes dans une mutation qui est à la fois, à mon sens, pleine de promesses possibles, et en même vectrice de quelques dangers, de quelques risques, et avec la question donc qui nous intéresse nous personnellement, qui est de savoir si ce que nous en savons est susceptible d’avoir là-dessus le plus petit effet. N’oubliez pas que Freud n’a pas cessé tout au long de son parcours de faire des œuvres destinées non pas aux analystes mais destinées au grand public ! En 1907, il a écrit un article ahurissant concernant la sexualité des lycéens, et où il disait : il importe de laisser aux lycéens une vie sexuelle je dirais normale, parce que c’est l’âge où ils ont des désirs sexuels, et que si nous les interdisons, ils seront obligés de les refouler et ils évolueront forcément vers une névrose qui va ensuite handicaper leur vie et leur sexualité. 1907 ! Avouez, qui aujourd’hui écrirait un truc comme ça ? Il arriverait quoi aujourd’hui à ce type-là ? Il serait puni de la peine majeure, ça veut dire que plus jamais il ne figurerait dans aucun media. C’est ça la peine majeure aujourd’hui, la peine capitale ! Si vous n’êtes pas sages, vous n’existez plus, vous êtes rayés de l’ordre des médias. Bon ! Et tout du long, en 1925 c’est Psychologie collective et analyse du moi, c’est-à-dire le fait que… ça c’est très drôle ! Parce que son complexe d’Oedipe montre que chacun d’entre nous est décidé à tordre le cou au père. Allez, à la casserole ! Mais en même temps, il va écrire Psychologie collective et analyse du moi et montrer que les foules, les masses, n’ont qu’une envie : un chef, qui viendra les unifier, qui viendra les unir, et derrière lequel elles viendront se ranger, et qu’elles pourront aimer. Alors attendez ! Quel est le départ ici entre l’individuel livré au désir de zigouiller papa, et puis la masse, qui elle, se cherche, aspire à avoir un chef ? Il a fait pire ! Vraiment il mérite celui-là d’être oublié une bonne fois ! Il publie donc en 1939, L’homme Moïse, roman historique, et où il dit : Vous savez, l’ancêtre éponyme, l’ancêtre supposé originaire de la lignée dont vous vous réclamez, eh bien cet ancêtre, c’est toujours un étranger ! Vous vous rendez compte ! Moïse, dit-il, son vrai nom c’était Moses, comme on le sait, c’est-à-dire un nom égyptien. Et ça devait être, sans doute, compte tenu de son nom, un prince égyptien qui a trouvé son bonheur politique en venant faire insurrection contre le pharaon de l’époque et en entrainant une partie des troupes, je dirais en se mettant à la tête d’une population insérée, faisant partie de l’Egypte. Bon, qui oserait aujourd’hui écrire ce genre de chose ? Dire que pour des raisons que Freud ignorait, mais dont Lacan a montré comment elles étaient structurales - on en a parlé ce matin à propos de l’ex-sistence de ce Un auquel toute communauté est supposée se référer - Freud n’avait d’autres moyens que de faire intervenir son caractère autre que comme étranger. Autrement dit, ne vous croyez pas fiers de quelque identité ainsi assumée et consanguine avec celle du chef, le chef pour des raisons de structure, le fondateur c’est un étranger. Alors il est évident que son livre a eu le succès que vous connaissez, c’est-à-dire que vous–mêmes sans doute ne l’avez jamais lu, bien sûr. Ouais, sauf Edmonde, bien évidemment, mais ça je l’espère, bien sûr.

Voilà donc ce que pour ma part je serais en mesure de vous raconter sur ce vivre ensemble. Les psychanalystes n’arrivent jamais à vivre ensemble. Ça c’est bien connu ! Et la raison pour laquelle ils n’arrivent pas à vivre ensemble serait par eux-mêmes à étudier, parce qu’elle est exemplaire des raisons plus générales qui font qu’on n’arrive pas à tenir tout à fait ensemble.

 

Charles Melman



Intervention de M-C Cadeau La pensée de Jacques Derrida aux fondements du gender et du queer

 

 

 

Port de MarseilleChacun sait que le concept de genre n’a pas été inventé par le féminisme, mais a été élaboré par des équipes médicales qui, au cours de la première moitié du XXème siècle ont pris en charge les nouveaux nés hermaphrodites ou dits inter-sexe et auxquels il fallait réassigner chirurgicalement un sexe mâle ou femelle. C’est John Money, suivi par Stoller qui affirma, en fonction de son expérience dans le domaine que l’identité sexuelle ne dépendait pas d’un sexe naturel biologique, ni d’une causalité naturelle de la sexuation (hormonal, génétique).

 

Le concept de queer vint d’un tout autre horizon. A l’origine  queer  (étrange, bizarre) fut une insulte homophobe puis par retournement une auto-identification revendiquée des hommes et femmes de couleur de Harlem ayant des pratiques sexuelles diverses dites « déviantes ».

 

Je ne ferai pas ici l’histoire complexe de ces concepts dont le féminisme s’empara et qui donnèrent lieu à des développements idéologiques ainsi qu’à des pratiques multiples.

 

Je voudrais souligner que si l’origine américaine de ces mouvements ne fait aucun doute, ce sont pourtant des philosophes français, en particulier Michel Foucault et Jacques Derrida (dont le succès aux Etats-Unis fut considérable) qui en fournirent les fondements philosophiques.

 

 

 

Je m’interrogerai particulièrement aujourd’hui sur les raisons du succès de Jacques Derrida auprès de ces mouvements.

 

 

 

Je commencerai donc par vous dire quelques mots de l’entreprise derridienne pour ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de s’y intéresser. Derrida entendait sonner le « glas », pour reprendre le titre d’un de ses livres les plus célèbres, donc sonner le glas de la métaphysique, et par là du fondement de la culture occidentale. Que reste-t-il du savoir absolu se demande-t-il et notamment de l’onto théologie hégélienne, sommet de la philosophie.

 

Il s’agit donc d’effectuer une déconstruction systématique de la philosophie et de ses signifiants maîtres. De l’ontothéologie, le phallogocentrisme se trouve en être un des axes majeurs ; il rejoint ainsi l’entreprise de Foucault sur ce point : mettre en cause le phallus, et donc aussi déconstruire les identités sexuelles.

 

Mais contrairement à Foucault, il ne récuse pas la psychanalyse et le concept d’inconscient. Sa lecture de Freud, bien qu’assez singulière disons, ne fait pas de Freud un métaphysicien, il est même un des rares à y échapper ; les oppositions binaires conceptuelles qui sont pourtant nombreuses chez Freud échappent la plupart du temps à une quelconque « Aufhebung », une relève, une dialectique qui effectivement nous ramène sans cesse à la puissance du UN, totalitaire.

 

On pourrait dire que Derrida parfois « mime » la psychanalyse et que son œuvre considérable, d’un savoir philosophique et littéraire impressionnant est néanmoins « ratée », bien que pas sans conséquences.

 

Ce qui peut nous intéresser, c’est que ce qu’il oppose à l’émission du logos phallogocentrique propre à la philosophie, et du coup à la culture occidentale, c’est l’écriture, écriture de tout temps minorisée, mise à l’écart par la philosophie. Ecriture considérée comme une simple transcription de la voix du logos, voix sans timbre, sans couleur, sans grain, sans objet dirions-nous, voix séraphique du logos.

 

Ainsi Derrida va d’emblée interroger le concept de « différance » qu’il écrit avec un « a ». Cela produit nous dit-il des effets conceptuels et des concrétions verbales « imprimées et fracturées » par le « coin de cette lettre, par le travail incessant de cette étrange logique ». Différance, écrit ainsi, n’est pas un signifiant maître, un « maître mot » dit-il, mais il ébranle et met en mouvement un tissage, une chaîne d’autres configurations textuelles. A elle seule, cette écriture d’un « a » dans le mot « différence » barre tout accès au théologique : « s’il y avait une définition de la différance ce serait l’interruption, la destruction de la relève hégélienne partout où elle opère » dit-il.

 

Cette stratégie générale de la déconstruction, que lui-même juge être une tâche énorme, doit opérer sur les oppositions classiques binaires de la philosophie, « forme-matière » par exemple, tout en évitant de les neutraliser car il n’y a pas de coexistence pacifique entre les termes d’une opposition, mais bien une hiérarchie violente.

 

D’où la nécessité d’un travail de renversement mais sachant que les hiérarchies duelles ne cessent de se reconstruire, un autre travail est nécessaire. Double séance donc, qui se présente ainsi : une page divisée en deux en hauteur, double bande, chacune occupée par le commentaire d’un texte, par exemple à gauche, la Philosophie de l’Esprit de Hegel, à droite, des textes de Jean Genet. Chacune des bandes, mais surtout celle de droite peut comporter des petits pavés où d’autres écrits s’insèrent.

 

La bande de droite, par sa confrontation à celle de gauche, doit permettre l’émergence d’un ensemble ouvert de marques, d’écarts, de traces où les difficultés, en particulier des oppositions indécidables, masquées, dans le texte de Hegel par exemple, émigrent, se marquent, se greffent, tout en trouvant une tout autre écriture dans le texte de Genet, dissémination des signifiants et du signifié (opposition à disséminer aussi) réciproques, car la suite des signifiants qui viennent, tout en se substituant de Hegel à Genet, vont réagir sur le texte de Hegel, et le déconstruire. Aucun retour à une unité de sens, et à cet égard, une des armes principales de Derrida sont les indécidables, telle que « pharmakon » qui n’est ni le remède ni le poison, ni le dehors ni le dedans, ni le bien ni le mal, ni la parole ni l’écriture, ou autre exemple l’ « hymen », qui n’est ni la confusion ni la distinction, ni l’identité ni la différence, ni la consommation ni la virginité, ni le voile ni le dévoilement etc.

 

La dissémination que Derrida se refuse à définir, bien qu’il soit un thème fondamental, joue lucidement sur la parenté de simulacre, fausse, entre « sem » et « semen ». Et pourtant dans ce « dérapage », cette « collusion » se produit, nous dit-il un mirage sémantique, une déviance du vouloir dire faisant de l’écriture une différence séminale qui crève l’horizon sémantique par une multiplicité irréductible de déplacements et de greffes, multiplicité générative, mais, sans origine. Pas d’au- moins-un. Pas de Père. « L’écriture, dit-il, est toujours parricide et orpheline ». C’est ainsi un tissu, un linceul, pour celui qui écrit, et qui signe, car une signature n’est qu’un simulacre d’identité. Une signature est à l’origine ce qui choit de la main d’un Roi. C’est un reste qui dès qu’il est écrit est pris par le jeu de la dissémination de la lettre. Pour celui qui écrit un texte, quel qu’il soit, où vont nécessairement s’entrecroiser mille fils de provenances diverses, il n’y a pas de nom d’auteur qui tienne, sinon par une imposture. « Tout graphème est d’essence testamentaire » dit-il. Tout texte est un tissu de différences hétérogènes obéissant à une logique de la greffe… qui efface la distinction du même et de l’autre. C’est ce qu’il appelle la graphique de la supplémentarité, qui évidemment n’est pas une addition, mais qui disloque tout « propre » ou toute « propriété », toute voix séraphique du logos qui dirait la Vérité qui ne renverrait qu’à elle-même, que celle-ci soit adéquation au Réel ou dévoilement.

 

 

 

Vous entendez certainement une certaine proximité de Derrida avec certaines propositions psychanalytiques, notamment celles concernant le travail de la lettre qui habite tout texte, au point que pour Derrida tout texte échappe à une unité quelconque de sens, y compris les siens, tout du moins c’est ce qu’il tente de montrer et il faut lui reconnaître un certain talent à cet égard, en particulier quand il s’attaque à Hegel.

 

Mais nous sentons bien aussi que quelque chose d’essentiel ne va pas. Ce qui va le retenir chez Freud auquel du reste il ne cesse de revenir, c’est en particulier le texte sur le sens opposé des mots primitifs, Das Unheimliche, la question du fétichisme, la fameuse « note » de Freud sur le bloc magique.

 

Ainsi l’inconscient est un terme dont il ne manque pas de souligner combien il pourrait être récupéré par la métaphysique dans son opposition simple à la conscience. Néanmoins il y échappe, à la métaphysique, car dit-il le texte inconscient est déjà tissé de traces, de dépôts d’un sens qui n’a jamais été présent, d’archives qui sont toujours déjà des transcriptions. Toujours déjà, c’est-à-dire dont la lecture est toujours reconstruite « après coup », notion freudienne qu’il apprécie. Il y a toujours en somme des traces insaisissables qui produiront d’autres textes, qu’il s’agisse d’un texte inconscient ou écrit de l’écriture au sens banal. Aussi le texte Freud Das Unheimliche (terme indécidable) intéressera particulièrement Derrida car Freud s’y montre particulièrement attentif au process de substitution des personnages, des situations, des objets. La menace de castration si elle « surveille » le jeu de substitution l’œil-pénis, Olympia-Nathanaël, Spalanziani Coppola ne plombe pas le texte d’un référent dernier sinon tout effet d’inquiétante étrangeté disparaîtrait. La castration est ici ce qui relance le jeu de l’écriture, une affirmation du lieu vide de l’origine, créatrice, génératrice de semblants qui demeurent dans un indécidable.

 

Cette conception de la castration semblerait bien innocenter le Père, et pouvoir l’attribuer au fonctionnement même du langage. Mais elle est interprétée par Derrrida comme castration du Père. La castration disséminative et germinative arrache le mouvement de la signification à toute réappropriation paternelle. Le phallus perd sa valeur d’opérateur au profit de l‘indécidable, atopique, sans foyer ni patrie, détruisant l’horizon trinitaire même, indécidables que l’on trouve facilement et d’abord dans tous les exergues, notes en bas de page, prière d’insérer, postface, préface, parenthèses, citations, post-scriptum, appendice, codicille etc. mais pas seulement, dans le texte même aussi.

 

 

 

Mais alors, qu’en est-il de la différence sexuelle, qu’en est-il des femmes ? Comme l’écriture, les femmes sont le rebut de la philosophie. Alors, si l’écriture et ses indécidables déconstruisent le logos métaphysique en est-il de même pour les femmes ?

 

Il est exact que nous trouvons sous la plume des philosophes classiques des analyses assez croquignolettes concernant la question féminine. Le champion en cette matière est sans doute Kant, et ce n’est pas pour nous étonner. Ainsi ce dernier nous dit que la perversion de la culture a permis aux femmes de renverser la hiérarchie naturelle où l’homme est dominant. Les femmes dominent l’homme car elles font de leur faiblesse un levier. C’est elle, la femme, qui veut la guerre dans les ménages l’homme, lui voudrait la paix. Elle est insaisissable, garde son secret, mais trahit celui des autres. Bref, elle commande à son maître.

 

Dans l’état de nature, Kant convient que le désir de l’homme est polygame, une femme n’est donc qu’un ersatz, une femelle comme une autre : c’est donc une putain ! Dans l’état de culture monogamique, c’est-à-dire le plus élevé, elle désire en intention n’importe quel homme, c’est donc encore une putain. Mais le pire, c’est qu’elle pervertit le logos de ses bavardages. C’est pourquoi l’homme ne veut jamais être une femme, alors que les femmes veulent être des hommes.

 

Quant à Hegel, il est évidemment plus généreux, ou moins effrayé. Une femme peut donc trouver sa place dans la famille, certes en tant que mère, mais grâce à la relève, à la dialectique de l’amour. L’amour fait relève vers le Un. Mais le Geist, l’Esprit E majuscule, il est du côté de l’homme, car même reproche, elle bavarde.

 

Ces textes que Derrida « déconstruit » dans « Glas » sont mis en double bande avec des textes de Jean Genet, des extraits de « Notre Dame des fleurs », « Le miracle de la Rose » qui concernent comme vous le savez des bagnards destinés à l’échafaud, des extraits du « Journal du voleur » également, qui commence ainsi « le vêtement des forçats est rayé de rose et blanc », des extraits aussi de sa pièce de théâtre « Les paravents » qui commence par le mot « rose » : « Rose, je vous dis Rose » ! Le rose, la rose ? Il existe dit Jean Genet un rapport étroit entre les fleurs et les bagnards. La fragilité, la délicatesse des premières sont de même nature que la brutale insensibilité des autres. Et, petite note en bas de la page « Mon émoi est l’oscillation des uns aux autres ». Emoi de qui ? Quelles fleurs pour ces assassins de jeunes filles en fleur, fleurs de rhétorique, fleur phallique puissamment érotique pour ces homosexuels, quelle tête va donc tomber comme celle du Père dans cette logique de l’oscillation. Double bande, ou double invagination du texte comme nous dit Derrida : « Le gant ou la fleur se retournent dans tous les sens, sans dessus dessous, pourtant sans perdre une certaine forme ». Et les condamnés sont parfois aussi délicats qu’une jeune fille sous la plume de Genet.

 

Ainsi se tisse un texte qui n’est ni celui de Hegel, ni celui de Genet, ni de Derrida, texte qui circule et fait circuler les traces de l’un à l’autre, mais une arché-écriture qui ne prend pas corps dans l’écriture ordinaire et que Derrida nomme colpos, terme qui désigne ordinairement une vallée entre deux collines, lieu qu’il voudrait non phallique.

 

Peut-on dire que, pour Derrida cette écriture invisible relie les hommes et les femmes, ou bien cet arché invisible défait-elle les places de telle sorte qu’elles se retournent l’une dans l’autre comme le gant et la fleur, ne pouvant donc plus se distinguer.

 

Derrida a-t-il eu l’intuition d’une autre écriture, qu’il ne pouvait penser cependant, restant dans l’imaginaire ou le fantasme, peut-être aussi à cause de son hostilité et fascination à l’égard de Lacan. Car bien sûr, cette arché écriture n’a rien à voir avec celle du Nœud Borroméen, ni même celle des mathèmes. La difficulté majeure de Derrida à l’égard de Lacan, c’est de ne pas penser la différence entre l’énonciation ou même l’écriture ordinaire de la phrase : « Il n’y a pas d’Autre de l’Autre » et son écriture sous forme de mathème. La première peut toujours être déconstruite mais pas le mathème. Et faute de tenir compte de cette différence, il reproche à Lacan que cette énonciation se présente sous la forme d’un dévoilement de la Vérité de type heideggerien, donc métaphysique.

 

Derrida reste dans la « hantise cryptique » d’une « surimpression apocalyptique ». Surimpression apocalyptique du masculin et du féminin.

 

On entrevoit pourquoi certains mouvements gender, voire queer vont trouver chez lui leurs ressources.

 

Le sexe, c’est ce qui bat, comme le battant d’une cloche entre le féminin et le masculin. Non pas deux sexes, cela Derrida l’a bien compris, mais un sexe double qui bande et contrebande, non pas castré ou non castré, puisque l’entame a toujours été là, la castration n’a jamais eu lieu, mais on ne peut pas dire non plus qu’il n’y a pas castration …indécidable, ce qui fait que « tout le monde bande et s’incorpore dans le travesti, les opposés en tous genres ». Nous sommes au plus proche de ce que reprennent les théories queer. C’est l’égalité.

 

Pourtant Derrida se défend d’affirmer une absence de différence entre hommes et femmes. Il dit maintenir une hétérogénéité entre les bandes du texte : il y a en revanche des échanges, des incrustés, des jalousies, des clins d’œil, des judas, des meurtrières. Ils ou elles se pénètrent, suspendant l’opposition, ils s’agglutinent, c’est l’effet glu, glas.

 

Ainsi chaque mot, chaque phrase, chaque « moignon » d’écriture, comme chaque être vivant sexué, se trouvent rapportés l’un à l’autre, chaque enveloppe ou gaine incalculablement renverse, retourne, remplace l’autre et ce qui prête sa forme à cette équivalence, le mot est lâché, c’est toujours le gant ou la fleur.

 

Est-ce que Derrida rêve de substituer au non rapport sexuel un fétichisme généralisé ? En tout cas, et puisque évidemment il connait les textes de Joyce, au fameux « Oui » de Ulysses, il substitue en dernière instance, un oui-oui affirmatif qui retourne, toujours le gant, les « ni ni » indécidables.

 

Si le point de rencontre initiale entre la déconstruction et les théories du genre était de récuser l’idée d’une essence féminine comme stable, évidente nature au double sens biologique et ontologique, la dissémination de la différence sexuelle va plus loin.

 

En croyant évacuer le trait phallique qui justement fait que les femmes, comme les traces s’échappent justement de l’identité et deviennent insaisissables, ce qui fait problème, il voudrait que l’identité masculine soit également disséminée et que cela fasse possibilité alors de rencontres.

 

Ainsi la dissémination de la différence sexuelle encourage l’imaginaire des mouvements queer, c’est-à-dire la recherche d’identités improbables, multiples, post-féministes, qui s’opposent aux politiques paritaires d’ailleurs puisque celles-ci sont dérivées d’un biologisme. Il n’y a pas de différence sexuelle, mais une multitude de différences, une transversale de rapports au pouvoir, une diversité de puissance de vie, une transformabilité des corps, des conduites et des genres.

 

« Je voudrais croire, écrit-il, à la multiplicité de voix sexuellement marquées, à ce nombre indéterminable de voix enchevêtrées, à ce mobile de marques sexuelles non identifiées dont la chorégraphie peut entraîner le corps de chaque individu, le traverser, le multiplier, qu’il soit classé comme homme ou femme selon les critères en usage ».

 

 

 

Une dame philosophe qui avait été autrefois derridienne, avait fait une thèse très « déconstructiviste » avec lui déclare maintenant  l’inanité à ses yeux du concept de femme philosophe : non seulement parce que les généalogies philosophiques ne leur font aucune place, mais surtout parce qu’elle s’était aperçue que la « déconstruction » de cette généalogie, tentée par Derrida, avait contribué finalement à vider le concept de femme, le frapper d’impossibilité.

 

Pourtant dit-elle, elle a longtemps cru à l’assimilation de l’écriture et de la femme telle que Derrida en dégage la mystérieuse archéologie.

 

Elle rappelle le commentaire de Derrida d’un passage de la  Gradiva  où Harold rêve de revoir l’inimitable trace de pas de la jeune femme, trace dans la cendre, ce qui donne une empreinte si singulière.

 

Une femme assure donc par ses traces de pas, la mouvance du fondement de la philosophie, l’être y devient cendre friable.

 

Ainsi la question semblait faire droit à la question féminine dans la pensée, mieux faire entendre la parole féminine comme une parole autre.

 

Mais il n’en est rien, la déconstruction n’a jamais engendré une pensée féminine créatrice, une inventivité, du moins dans ce domaine. Derrida est resté l’inventeur et le maître que les femmes, certaines, ont imité.

 

Certes, dans  Encore, Lacan pointe avec les néologismes de « âmoureuse » et « hommosexuelle », les femmes qui se mêlaient de s’intéresser à « l’âme » de leur partenaire, c’est-à-dire de leur  begriff  symboliques ou imaginaires - puisque Lacan attribue finalement une valeur imaginaire aux concepts - griffes qui tentent tout de même de saisir quelque Réel.

 

Vieille question donc : y-a-t-il une écriture, un art, une pensée féminine c’est-à-dire un savoir-faire de génie et/ou une inventivité conceptuelle qui déplacerait quelque chose du Réel ?

 

La question de la « mimesis » traverse le travail de Lacan, en particulier dans le séminaire des Non dupes errent. Ainsi pour faire leur tresse à six croisements qui fait leur nœud borroméen, les femmes doivent avoir l’intuition du nœud borroméen du « tout homme », et l’imiter avec leur tressage. La question ressurgit chez Lacan à la fin du séminaire mais à propos de la jouissance phallique, qui est ce qui leur manque, aux femmes, et qui ont besoin d’une identification mimétique aux hommes pour y avoir accès.

 

C’est du moins le dire de Lacan à cette époque.

 

On comprend que certaines femme faisant profession de philosophie se trouvent ridicules dans son « hommosexualité » et renoncent donc à leur féminisme anti-essentialiste, queer, pour tenter de retrouver une certaine « essence féminine »… ce qui n’est évidemment pas la voie tout à fait souhaitable.

 

C’est le cas de tout un groupe de nouvelles « féministes » qui s’engagent dans la curieuse voie de « redoubler l’imitation afin de la distancer »…

 

 

 

La déception causée par la théorie déconstructiviste, ressentie par les femmes les plus lucides, laisse entrevoir le chemin que la théorie psychanalytique dernière de Lacan doit nous encourager à essayer de parcourir.

 

 

Intervention d'Angela Jesuino : L'herbe est toujours plus verte ailleurs ?


Consultable sur le site de l'ALI Provence