Pierre-Yves Gaudard : Psychopathologie et anthropologie

Conférencier: 

EPhEP, MTh3-ES11-1,le 18/09/2017 

Mesdames et Messieurs bonsoir. 

Je vais faire une leçon introductive à mon enseignement qui va porter sur le dialogue entre deux disciplines que sont l’anthropologie et la psychanalyse.

Je suis Maître de Conférences en anthropologie à l’Université Paris V et je suis aussi psychanalyste, ce qui n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Je dis toujours à Marcel Czermak que je lui dois d’avoir ruiné ma carrière universitaire. Parce que chez les anthropologues, ce n’est pas forcément très bien vu d’être psychanalyste. Chez les psychanalystes, c’est mieux porté d’être anthropologue. Mais comme je vais vous le montrer, le fait d’être anthropologue, passe pour une coquetterie gentille, et on ne tire pas vraiment les conclusions ou les conséquences du fait qu’éventuellement tout ne fonctionne pas pour tout le monde de la même manière. Et c’est de ça dont je voudrais vous parler ce soir.

Si on part de Lacan lui-même d’ailleurs, il disait que la psychanalyse n’est pas une science de l’homme parce que de l’homme, elle en manque. Il avait raison, parce qu’effectivement, ce qui constitue la caractéristique du sujet pour la psychanalyse, c’est qu’il est manquant. Donc toute prétention à vouloir rendre compte de l’homme, va buter sur le fait qu’effectivement il est manquant. De ce point de vue-là, on ne peut pas considérer que la psychanalyse soit une science de l’homme. Le fait qu’il soit manquant peut être considéré comme quelque chose qui a valeur universelle. C’est-à-dire, effectivement, l’homme est manquant et cela est vrai quelles que soient les sociétés que l’on rencontre, quelles que soient les longitudes et les latitudes que l’on veuille prendre en considération.

Alors, ça me permet au passage de prendre quelque distance avec l’ethnopsychiatrie. Non pas que ce soit totalement inintéressant. Mais j’ai souvent tendance à considérer, en tout cas concernant des gens qui sont des migrants, qu’il vaut mieux faire des entretiens dans la langue dans laquelle ils sont sonorisés ici. C’est aussi le cas de personnes  qui font une psychanalyse en français et qui sont étrangers. Certains vous diront : « Est-ce que tu prendrais un analysant qui est germanophone parce que c’est mieux de faire une analyse dans sa langue maternelle ? » Non, c’est mieux de faire une analyse dans la langue dans laquelle on est sonorisé quand on fait son analyse. Pas nécessairement dans sa langue maternelle. Et l’ethnopsychiatrie a un peu tendance à tirer les choses du côté d’un culturalisme exacerbé. Cela revient à dire, au fond, que si tel ou tel enfant présente des troubles, c’est que dans sa culture d’origine, il y a tel ou tel rituel qui n’aurait pas été pratiqué, du coup ça aurait des conséquences dans le pays d’accueil. C’est ce genre de théorie qui a eu un effet de séduction majeur notamment auprès du Ministère de la Justice. Quand on avait affaire à des enfants extrêmement compliqués, présentant des problèmes, on avait l’idée qu’on allait enfin pouvoir trouver une solution, quelque chose qui renvoyait leurs difficultés à un ailleurs, et non pas uniquement à la société française d’aujourd’hui, société dans laquelle ces adolescents ou ces enfants vivent. Il y a eu tout un moment où dès qu’un enfant présentait des difficultés et qu’il était d’origine étrangère, on convoquait l’ethnopsychiatrie, et je trouve que ce n’est pas tout à fait satisfaisant.

Quand je dis que l’homme est manquant et que c’est quelque chose d’universel, il faut tirer cette conclusion d’un constat. Il n’existe pas de société humaine qui n’ait pas le même système de communication. C’est-à-dire, nous fonctionnons tous sur des langues qui se caractérisent d’être fondées sur la double articulation signifiante. C’est-à-dire que nous combinons des phonèmes – je rappelle que le phonème, c’est la plus petite unité de son - et que nous parvenons, en les combinant, à produire des morphèmes, et c’est en combinant ces morphèmes, que nous sommes à même de produire de la signification. Et ça, c’est vrai dans toutes les sociétés et il n’y a pas d’exemple qui viendrait contredire cette affaire. Cela a des conséquences. Il faut absolument reconnaître l’apport de Lacan lorsqu’il nous dit qu’il faut renverser l’algorithme des signes linguistiques saussuriens. Je vous rappelle que pour Saussure, c’est-à-dire c’est « s/S », c’est-à-dire « signifié » sur « signifiant ». Lacan va proposer de renverser l’écriture de l’algorithme des signes linguistiques et va poser ce qu’on appelle le primat du signifiant, c’est-à-dire « S/s » et que le rapport entre signifiant et signifié découle de la combinatoire signifiante. C’est en combinant des signifiants que vous produisez de la signification ; ce n’est pas nécessairement avec l’idée que le signifiant désigne un signifié qui lui-même a un référent, ce qui a pour effet de rendre les choses un peu trop statiques : c’est dans la combinatoire de l’énonciation que vous allez produire de la signification.

Le fameux exemple qu’il donne – reprenez les trois petits dessins du Cours de linguistique générale de Saussure – vous verrez un premier rond avec une barre et au-dessus de la barre vous avez le concept, et en-dessous de la barre, vous avez l’image acoustique, c’est-à-dire l’effet que produit sur votre psyché, les sons qui correspondent aux concepts. Et à côté, il y a un autre petit dessin, il y a « arbre » et en dessous le terme botanique « arbor ». On sait aujourd’hui que les élèves de Saussure et les éditeurs de Saussure ont cru bon de mettre l’image de l’arbre pour remplacer « arbor ». Et ce faisant ils ont évacué toute la dimension d’équivocité du signifiant, c’est-à-dire que le signifiant « arbre » peut aussi bien désigner un arbre de parenté qu’un arbre mécanique de transmission, que la plante. Ça ne renvoie pas nécessairement, de manière relativement élastique, à quelque chose qu’il soit possible de dessiner. Et donc il va en apporter la démonstration en produisant un dessin qui consiste à représenter une porte et une deuxième porte. Et si on suit l’enseignement des élèves de Saussure, non pas l’enseignement de Saussure mais des élèves de Saussure, on devrait écrire au-dessus de chacune des portes, « porte ». Lacan dit « Pas du tout, je viens d’écrire la différence des sexes et la ségrégation urinaire. » Parce que, effectivement, si au lieu d’écrire « porte» au-dessus de chacune des portes des toilettes vous mettez au-dessus de l’une  « homme » et de l’autre  « femme », vous vous rendez compte que c’est en combinant les signifiants que vous produisez de la signification.

Ce système est particulièrement efficace mais il a un inconvénient. C’est qu’il produit ce qu’on appelle du « manque à être ». C’est-à-dire, vous êtes toujours en quête de quelque chose qui puisse vous rassurer quant à votre être. Mais comme ce qui vous permet d’accéder à votre être est relativement instable, et toujours sujet à l’équivocité, vous avez là quelque chose qui vous conduit à faire le constat d’un manque à être. Et à chaque fois que vous êtes du côté de l’être, vous êtes sûr que ça vous a échappé et que ça se trouve ailleurs. C’est vrai pour tout le monde. Et c’est quelque chose qui est assez difficile à supporter. C’est pour cette raison qu’on va toujours vouloir aller se rassurer du coté de notre l’image dans le miroir, et qu’on va vouloir absolument avoir une certitude. D’ailleurs, il suffit de constater avec quelle facilité on a recours au terme d’identité. Les sciences sociales ne se privent guère d’utiliser ce concept alors qu’on ne sait pas vraiment à quoi il renvoie. De plus, ce système de communication qu’est le nôtre, repose sur le primat du signifiant. Un signifiant, sa définition : un signifiant ne peut pas se signifier lui-même. C’est quand même drôlement embarrassant. Je vais vous donner un exemple. Quand vous dites « un sou est un sou », vous vous rendez bien compte que le deuxième sou, ce n’est pas le même que le premier. Le premier décrit la petite pièce de monnaie et le second introduit déjà l’idée qu’il n’y a pas de petite économie, que se sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières. C’est l’idée de la parcimonie. La langue introduit au constat introduit le constat de l’impossibilité de l’identité. Vous ne pouvez jamais écrire « a=a ». La langue, c’est toujours « a différent de a », ce qui n’est pas sans poser de problème.

D’ailleurs, c’est avec la plus grande virulence que le paranoïaque va dénoncer cela. Vous savez que l’une des méthodes pour faire le diagnostic de paranoïa, c’est de prendre les écrits de quelqu’un. Quand vous voyez une page écrite par un paranoïaque, les mots sont soulignés, vous avez des mots en gras. C’est comme s’il était absolument indispensable de produire un signifiant qui se signifie lui-même, un mot sur lequel il n’y a pas de doute à propos sa signification. Donc on va le souligner, on va le mettre en majuscule, on va le mettre en noir, le mettre en gras, pour lui donner une signification supplémentaire qu’il serait susceptible de porter à lui tout seul, sans avoir besoin de contexte, sans avoir besoin de la combinatoire signifiante. C’est quand même étonnant puisque le paranoïaque est quelqu’un qui se prend pour le phallus - on y reviendra, le phallus étant le seul signifiant capable de se signifier lui-même. Tous les autres sont soumis à cette règle de l’impossibilité de se signifier eux-mêmes.

Ce qui me fait dire parfois, qu’à bien y réfléchir, on voit comment notamment le dictionnaire est régi par la prohibition de l’inceste. Par définition, vous n’avez pas le droit de définir un mot en n’ayant recours qu’à des mots de la même famille. Et ça, c’est vrai pour toutes les langues, même les langues du Kalahari où certains les phonèmes sont des clics. Alors pour ceux qui ont vu (le film) Les dieux sont tombés sur la tête, ce n’est pas comme ça que fonctionnent les langues à clic - ils ne font que cliquer, si je puis dire ! Mais la langue, c’est quelque chose qui n’arrête pas de nous piéger, qui n’arrête pas de nous faire dire autre chose que ce que nous croyons dire, que nous disons, en plus, toujours la même chose sans nous en rendre compte.

Au risque de me répéter, une phrase que j’aime assez et qui consiste à dire : « elle dit à Adam, passe-moi ta brosse à dents (passe-moi ta brosse Adam) ». Ou alors il y en a une qui n’est plutôt pas mal, non plus, dans le genre, tout à fait adaptée pour parler de la place du religieux : « il n’avait pas la main pure (l’âme impure) ». Vous ne savez pas s’il s’agit de son âme ou de sa main. Il y a encore une phrase en français, elle est tout à fait formidable car même à l’écrit, même avec l’orthographe, vous ne pouvez pas savoir exactement de quoi il s’agit. Elle s’écrit de la même manière, même si la signification est différente : « la vieille porte le masque ». Vous ne savez pas si c’est une vieille qui fait la gueule, ou si c’est une vieille porte qui masque la personne dont vous êtes en train de parler. Donc c’est ainsi que la langue fonctionne :  tout ce que vous pouvez entendre - évidemment les lapsus, les rêves qui sont des voies tout à fait connues, le rêve étant la voie royale pour avoir accès à l’inconscient.

Il faut être capable d’entendre, dans l’énonciation de quelqu’un, autre chose que ce qu’il croit dire,  cela peut être intéressant, néanmoins il faut savoir laisser passer des trains, quand on est analyste. Ce n’est pas parce que vous avez entendu quelque chose qu’il est souhaitable et bon de le noter ou de le faire remarquer au patient. Un collègue,  pour qui j’ai beaucoup d’affection et qui a une grande honnêteté, nous racontait que un jour, lorsqu’il était jeune analyste il avait un patient qui ne voulait pas venir à ses séances quand il pleuvait - c’est quelqu’un qui ne voulait pas se mouiller ! Il fait un rêve qu’il vient raconter à son analyste, où il est question de garage. Et puis l’analyste, tout un coup, a un éclair de génie : « bah oui, GARE A JE ! », il ne se faisait pas confiance ! Et il lui livre l’interprétation. Evidemment, le patient, dès qu’il sort du cabinet, pique une crise d’angoisse majeure. Il faut savoir laisser passer des trains. C’est-à-dire que ce n’est pas parce que vous entendez quelque chose, si c’est important ça reviendra, il faut vous donner le temps, le temps de repérer si ça a un intérêt à ce moment de la cure, de faire une scansion.

Mais vous avez des choses formidables ! Vous avez un patient qui a une épouse qui s’appelle Lou, et qui sans arrêt, pendant ses séances, dit « Lou et moi ! ». Alors qu’il pourrait vous dire : « ma femme et moi », ou « mon épouse et moi ». Louez-moi ! Mais ce n’est pas facile de lui faire entendre mais quand il a entendu, ça décale un peu les choses. Donc c’est avec ça que nous travaillons, qui fait qu’on a parfois très mauvaise réputation. Nous sommes des gens qui passons notre temps à faire des jeux de mots, à travailler sur des choses qui ne sont pas vérifiables - « elle a dit ça et alors ? » Donc il y a toujours une certaine réticence. Et alors quand vous avez affaire à des patients psychotiques, c’est absolument terrible ce qui peut sortir. J’ai un collègue psychiatre qui me racontait - il a été médecin dans une prison - un jour je sors du bureau avec une paire de ciseaux à la main et un prisonnier lui dit : « ah c’est pour me crever les yeux ! » Le psychiatre lui dit : « Venez, on va en parler ! Et pourquoi vous êtes là d’abord ? » « Ah j’ai tué ma compagne ». Il me disait : « C’est la seule fois de ma vie que j’ai posé cette question : mais pourquoi vous l’avez tuée ? »  Le prisonnier répond : « Je tu (tue) il ou elle ! » Alors il a tué « elle »… Hé oui, c’est à ça que vous allez être confrontés.

Ce système de communication, qui produit toujours du manque à être, permet néanmoins quelque chose d’absolument décisif et que nous retrouvons aussi dans toutes les sociétés. Il offre la possibilité de faire avec le manque dont je vous parlais au début. Cela se passe partout de la même manière, avant toute forme d’influence culturelle ou toute forme d’influence sociale. Freud, dans un texte tout à fait important qu’il faut absolument que vous ayez lu marque le passage de la première topique à la seconde, Jenseits des Lustprinzips, Au-delà du principe de plaisir. Au-delà du principe de plaisir rend compte d’une observation clinique tout à fait décisive, qui concerne son petit-fils, Ernst. Il a constaté que l’enfant – voyez l’importance de l’observation en clinique - il constate que son petit-fils a inventé un jeu. Dans un premier temps, qu’il lançait les objets au loin, puis qu’il récupère la bobine à laquelle il y avait attaché un fil. Et alors on peut s’imaginer que l’enfant qui attache un fil à une bobine la traîne derrière lui, comme on traînerait une Majorette, une petite voiture. Pas les grandes filles costumées ! C’est plus tard, ça ! Et surtout, il se rend compte que l’enfant jette la bobine et qu’il la ramène, et qu’il associait à ses gestes deux phonèmes, « oh ! » et « ah ! » dont la maman de Ernst finira par lui dire que, d’après elle, c’est « fort » qui veut dire « partie » et « da » qui veut dire « ici, revenu ». L’enfant parvient grâce à ce jeu, en mobilisant cette opposition de phonèmes, à introduire un jeu dont Freud fait l’hypothèse que ça lui permet de maîtriser l’absence de sa mère. Vous avez là l’exemple de la manière dont on peut en passer par le langage pour faire avec le manque. Freud se rend compte, en plus, qu’il lance plusieurs fois l’objet - il le ramène, il le relance- il attend, il diffère le moment jubilatoire du retour de maman, si je puis dire, et là au bout de dix fois qu’il a lancé la bobine, il a un grand « aaah » et il ramène la bobine. Ce qu’on appelle le « fort-da » est un exemple de la manière dont se met en place la possibilité d’une certaine maîtrise de la question du manque.

C’est un moment décisif dans l’œuvre de Freud, puisque c’est à l’époque où les hystériques inventèrent la psychanalyse. Une hystérique finit par dire au bon Dr Freud qui y allait de ses bonnes recommandations avec l’autorité du médecin pour expliquer que les symptômes étaient dus d’après lui à ça ou ça… elle finit par lui dire « Mais écoutez, je suis quand même mieux placée pour savoir, donc écoutez-moi ! » C’est comme ça qu’est née la psychanalyse, c’est comme ça qu’est né le dispositif absolument bizarroïde, incongru, qui ne correspond à rien dans la réalité sociale, de voir un type plusieurs fois par semaine, qui vous dit à peine bonjour, qui ne vous regarde pas, vous vous allongez, vous parlez et puis il vous dit « à la semaine prochaine ! » C’est quand même un peu bizarre !  Et pourtant ça a prouvé son efficacité, effectivement par le travail de perlaboration on peut lever un symptôme. Allez voir, ou louez, ou téléchargez, récupérez-le sur internet, le film Augustine. Si vous ne l’avez pas vu, si vous voulez savoir ce qu’est la plasticité du symptôme dans l’hystérie, vous allez être servi, et c’est un film absolument fabuleux, tout à fait bien vu. Parce qu’on oublie ! Parce qu’aujourd’hui l’hystérie, les hystériques parce qu’aujourd’hui c’est très rare de rencontrer une grande crise d’hystérie à la Charcot. On les trouve plutôt dans les services de chirurgie musculaire, ou dans les consultations pour des migraines… Il n’y a plus le renversement avec révulsion du globe oculaire, accélération du rythme respiratoire, spasmes. Ça a disparu. Si, ça existe toujours, c’est de l’autre côté de la Méditerranée qu’on les rencontre encore. Vous en trouvez pas mal au Maghreb. Ce sont des pays où, la liberté sexuelle étant extrêmement restreinte, pour les femmes, ça produit les mêmes effets qu’à l’époque où les bourgeoises devaient rester chez elles, et que ces messieurs sortaient avec leurs danseuses, car, eux, avaient une grande liberté sexuelle, mais les femmes n’en avaient pas. Et au Maghreb, cela ne se passe pas forcément toujours très bien, puisqu’elles peuvent faire l’objet de pratiques d’exorcisme qui peuvent être assez sévères.

Donc, cette première période de la psychanalyse bute sur quelque chose, qu’observe Freud : c’est que les patients ont beau petit à petit, par le travail de perlaboration, mettre le doigt sur ce qui serait l’origine de leurs symptômes, ils ne peuvent pas s’empêcher de continuer de les reproduire. Il y a une compulsion de répétition. Quelque chose qui fait qu’ils ne peuvent pas s’en empêcher, ça s’impose à eux, ils sont dans la répétition. Et c’est tout à fait vrai dans le sadomasochisme, et alors dans les psychoses - Je vous rappelle que Freud n’est pas un spécialiste des psychoses -mais dans la mélancolie, il fait le constat que les gens ont beau éventuellement produire une explication, ça n’a pas d’effet. Ça continue de fonctionner. Et c’est alors qu’il va introduire l’hypothèse, la fameuse hypothèse, de la pulsion de mort. Dans un premier temps, il avait posé un premier dualisme pulsionnel, qui était la pulsion du moi opposée à la libido. Il va revenir sur cette première opposition, ce premier dualisme pulsionnel. Il va considérer que la libido et les pulsions du moi, c‘est la même chose. Et en revanche, il oppose à Eros, que je viens de nommer, Thanatos, c’est-à-dire une poussée énergétique qui vise au retour à un état inorganique. Cela va lui être beaucoup reproché, notamment par les marxistes, les freudo-marxistes, beaucoup qui étaient farouchement convaincus par la psychanalyse, parce qu’ils y entrevoyaient l’espoir qu’avec la révolution sociale, on pourrait mettre fin à toute forme de répression sociale des pulsions, et que du coup on s’en trouverait libéré, comme effectivement, dans un premier temps, les hystériques avaient pu le laisser penser. Et il y a d’autres compagnons de route de la psychanalyse qui vont petit-à-petit s’écarter de la psychanalyse, c’est ce qu’on appelle le courant du culturalisme nord-américain, avec des gens comme Abram Kardiner, Ruth Benedict, qui au fond vont vouloir absolument relativiser le rôle de la pulsion pour insister sur la dimension culturelle. A telle enseigne que Adorno, qui lui, était resté fidèle à la psychanalyse, va considérer que ces théories sont du relativisme pulsionnel, remettant en cause la psychanalyse ; d’après lui elle doit d’abord rester une théorie qui est fondée sur les pulsions. Et Freud, en introduisant l’idée de pulsion de mort, montre qu’avec le « fort-da » néanmoins, par le biais de la possibilité d’avoir recours au langage, on peut mettre en place une forme de maîtrise de la compulsion de la répétition. Il y a là une maîtrise représentationnelle du manque que l’on parvient petit à petit à contrôler - pas nécessairement à contrôler  mais on peut finir par « faire avec ».

D’ailleurs si vous travaillez un jour dans des institutions avec des enfants, et qu’il se trouve que dans cette institution il y a des psychotiques, des enfants psychotiques, vous allez faire le constat, je ne vous suggère pas de le faire, imaginons que nous le fassions : ces enfants ont des doudous, vous le leur prenez. Tous vont se mettre à hurler, pleurer, et puis vous allez vous rendre compte qu’au bout de deux ou trois jours, certains sont passés à autre chose, ils en ont un autre, ils font autrement, ils se sont débrouillés. Et puis il y a ceux pour lesquels c’est vous qui allez céder, vous allez le leur rendre, c’est tellement insupportable que vous ne tenez pas ! Vous pouvez faire l’hypothèse que la plupart de ceux à qui vous allez le rendre sont psychotiques. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas réussi à en passer par le langage pour faire avec le manque. Et ça c’est vrai pour toutes les sociétés, il y a des psychotiques dans toutes les sociétés.

Ce qui caractérise le petit homme, le petit d’homme c’est d’être un grand prématuré et il est absolument incapable de se débrouiller. Si vous allez dans la savane africaine, un bébé zèbre, qui voit le jour, il a une heure pour se mettre sur ses pattes et être capable de suivre le troupeau, sinon il est mort. Si à la naissance, on vous avait donné une heure pour vous débrouiller tout seul ! Vous, ça dure à peu près une trentaine d’années pour que vous soyez capable de suivre le troupeau (rires) !! Donc on peut dire d’une certaine manière que, quand nous naissons, nous sommes tous des martiens. Il faut que chacun d’entre nous trouve son chemin à lui pour parvenir à faire avec la question du manque. Il n’y en a pas deux qui vont faire de la même manière. Il faut trouver un moyen de parvenir à faire avec le manque, et pour cela il faut en passer par le langage. Il n’y a que le langage qui vous donne la possibilité de mettre en place une présence une son absence. C’est-à-dire, le manque. Pour que vous ayez une idée qu’un objet manque, encore faut-il que de cet objet, vous en ayez une idée, que vous soyez capable de le nommer. Pour faire le constat qu’un ouvrage manque dans une bibliothèque, il faut que vous ayez les codes de l’ouvrage, que vous vous rendiez dans le rayonnage où il est censé être, et que vous puissiez faire le constat qu’il n’y est pas.

Ce qui fait de nous d’ailleurs, Cette nécessité qui nous est faite d’en passer par le langage pour faire avec le manque, et qui fait de nous des êtres manquants et totalement dénaturés par le langage. C’est dire aussi que  le fonctionnement de notre corps est lié au langage. D’ailleurs, j’essaierai au cours des séances qui viennent, de développer cette question, et de vous montrer que, dans toutes les sociétés, nous n’entretenons pas le même rapport au langage. En tout cas, j’essaierai de préciser cette question en abordant celle de l’écriture. J’essaierai de montrer comment il y a plusieurs modalités d’écriture, et que, s’il y a bien une manière dont on peut différencier les sociétés, c’est quant au rapport qu’elles entretiennent avec l’écriture.

Mais, dans nos sociétés, ce qu’on appelle l’hypocondrie dans la psychose, c’est tout à fait impressionnant car effectivement vous avez affaire à un corps qui n’est pas fonctionnellement spécifié. A ce sujet vous avez quelque chose qui est tout à fait intéressant : tous les hôpitaux psychiatriques, où il y a des lits en psychiatrie, sont dotés d’un service de réanimation. Pourquoi ? Parce qu’il est extrêmement courant que des patients psychotiques fassent des fausses routes. C’est-à-dire que le malade va ingérer des aliments, et au lieu qu’ils empruntent l’œsophage pour aller dans l’estomac, comme il se doit, ils peuvent très bien emprunter la trachée artère et se retrouver dans les poumons. Dans ce cas-là, c’est une urgence vitale. Vous avez quelques minutes pour intuber le patient, pour le ventiler. Il faut l’emmener en réanimation, sinon il meurt ! C’est connu dans les services de psychiatrie, vous avez beaucoup de patients qui meurent comme cela. Les fausses routes sont une cause de mortalité en psychiatrie extrêmement importante. Qu’est-ce qui fait que vous, ça ne vous arrive jamais ? Et qu’est-ce qui fait que le fonctionnement de votre corps - qui, si on y réfléchit bien, est toujours fondé sur une ouverture, une fermeture, une ouverture, une fermeture – possède une rythmicité, dont vous n’avez absolument pas conscience.  Vous êtes éventuellement dérangé par votre transit, mais bon, si la conférence est vraiment intéressante, vous oubliez ces désagréments. En revanche, un psychotique, vous pouvez lui raconter ce que vous voulez, si ça travaille à l’intérieur, ça travaille à l’intérieur, il ne vous écoute plus. Quand vous prenez votre petit-déjeuner avant votre journée, vous ne passez pas la matinée à réfléchir au destin funeste qui va être celui de vos aliments. Petit à petit, de manière inexorable, ils vont s’orienter vers l’exonération, avec ces petits mécanismes imperceptibles, qu’est le péristaltisme, ces micro-vibrations, qui font que ça transite, ça avance !  Vous ne vous attachez pas à mesurer votre rythme cardiaque. S’il y en a qui, pendant que je parle, écoutent leur pouls, il faut qu’ils me le disent (rires) ! Or, il y a des patients qui sont capables de ralentir leur pouls, qui sont capables de le faire baisser, qui sont capables, par la pensée, de venir modifier leur système végétatif ! Il n’y en a pas un d’entre vous qui y arrive ! Ou alors il est grand maître zen et il fait du yoga depuis trente-cinq ans ! Dans d’autres cultures, les pratiques de méditation peuvent éventuellement produire ce genre de résultat. Quand vous avez - et ça, c’est mon maître Marcel Czermak qui me l’a enseigné - quand vous avez affaire à un corps, la pulsion doit prendre un double parti. Elle doit prendre parti quant à l’objet qu’elle vise, et quant à l’orifice du corps auquel elle vient s’arrimer. Et vous en conviendrez, pour manger, il y a quelques commodités à ce que la pulsion fasse le choix, prenne le parti d’un objet, qui correspond à un objet qu’il sera possible d’ingérer, et quant au bord du corps auquel elle vient s’arrimer, que ce soit la bouche, le cavum ou l’enclos des dents.

Mais quand vous vous retrouvez avec des patients qui sont atteints de déspécification pulsionnelle, et que l’objet est un objet totalitaire susceptible de venir produire une obstruction des orifices du corps, que vous vous retrouvez avec des orifices du corps qui sont indifférenciés, que tout ce qui paraît aller de l’évidence pour nous n’est plus applicable, quand vous avez un patient qui va chercher manu militari ses selles pour les mettre à la bouche et que vous lui dites « Mais pourquoi vous faites ça ? » et qu’il vous répond « Ce n’est pas bon, je le fais quand même. », là vous voyez bien que ce n’est pas un dérèglement neurologique. Vous avez quelque chose, qui pour nous autres névrosés, nous permet de lier fonctionnellement nos orifices avec des différents organes de notre corps, de manière à en ajuster la rythmicité, la coordination. C’est un des effets de la capacité que nous avons de trouver abri dans le langage. Nous sommes capables de nous servir du langage comme rempart, et nous sommes capables de mettre en place quelque chose du manque.  Le manque, c’est la condition pour qu’il y ait du désir. Si vous n’avez pas d’orifices ou que tous vos orifices sont obturés, eh bien ça produit ce qu’on appelle cliniquement un syndrome de Cotard. Ce sont des cas extrêmement intéressants mais très inquiétants, et c’est assez terrible quand vous avez un patient qui vous dit qu’il est devenu un objet interstellaire ou cosmique d’une pureté absolue. C’est généralement un syndrome qui est associé à un délire de négation d’organe. Ils n’ont plus d’estomac, plus d’oreilles pour entendre, plus d’yeux pour voir, plus d’anus, plus rien. Ils sont une espèce de boule, de sphère compacte, sans orifices, sans manque, il n’y a rien. Et ce sont des patients qui ont l’impression, en plus, qu’ils sont là pour l’éternité, et donc dans les cas les plus graves, ils peuvent supplier qu’on les acheve.

Malheureusement, c’est comme ça, la seule technique thérapeutique efficace, ce sont les sismothérapies, c’est-à-dire les électrochocs, pour deux raisons. La première, c’est pour des raisons empiriques : on avait fait le constat que les patients qui étaient psychotiques et qui par ailleurs étaient épileptiques, avaient une période de rémission après une crise d’épilepsie. Donc l’idée était de reproduire artificiellement l’équivalent d’une crise d’épilepsie. Sauf qu’autrefois, on n’avait pas les anesthésiants modernes, notamment à base de curare, qui permettent d’obtenir une relaxation musculaire tout à fait importante. Aujourd’hui, ça n’arrive quasiment plus qu’on ait des membres brisés sous la décharge électrique ; autrefois ça pouvait se produire. On fait le constat qu’effectivement, il y a une période de rémission. Alors quand je dis rémission, vous avez des gens qui étaient devenus mutiques, qui ne parlaient plus, qui n’avaient plus de relations sociales, et qui peuvent se remettre à parler, et être capables de rentrer chez eux. La deuxième raison qui fait qu’on pense que l’électrochoc a une certaine forme d’efficacité, c’est que le dispositif qui n’est pas sans avoir quelques aspects - je dirais - d’apparence répressive, qui peut facilement s’assimiler, pour un patient, en tout cas, à de la persécution, le fait qu’on veuille lui faire du mal, et bien, ça réintroduit de l’autre. Il n’est pas bienveillant, mais au moins il y a de l’autre sur lequel on peut un tout petit peu s’appuyer. Ça change la donne. C’est-à-dire, vous les tirez petit à petit du côté de quelque chose qui serait du registre de la persécution, et qui est une amélioration thérapeutique. Oui, c’est que quand vous êtes persécuté, c’est que vous existez, puisqu’on vous en veut.

Quant aux névrosés ont trouvé un abri dans le langage, ils ont trouvé le moyen de faire avec la question du manque. Ils sont parvenus à mettre à distance l’objet qui cause leur désir. Il est chu, cet objet, et dans la terminologie de l’Ecole - et vous entendrez nombre de mes collègues en parler- c’est le fameux « objet a », c’est une invention de Lacan. Cet « objet a » est radicalement singulier pour chacun d’entre nous. Il est non phénoménologique, il est insécable, il est non échangeable. On ne va pas faire une bourse des « objets a », il n’y a pas un cours de « l’objet a », on ne peut pas le vendre, il est radicalement singulier pour tout un chacun. Et il cause votre désir. Et dans la psychose, l’hypocondrie dont je parlais il y a un instant, c’est le retour dans le réel du corps de cet objet qui n’a pas pu choir, que le symbolique n’est pas parvenu à faire choir. Et c’est lui qui est susceptible de venir obturer les orifices du corps. Vous avez des exemples à l’hôpital. Quand j’étais dans le service de Czermak, il y a un patient pour lequel Czermak avait dû donner l’ordre aux infirmiers de le nourrir toujours de manière latérale, parce que s’il parvenait à capter votre regard - c’était surtout vrai quand il s’agissait de son regard à lui Czermak. Si le patient réussissait à capter son regard, il y restait rivé, et ça provoquait immédiatement une fausse route avec régurgitation nasale. Tout à fait inquiétant et dangereux pour le patient. Quand on repérait ça, la consigne était de le nourrir latéralement. Parce que l’objet regard était susceptible de venir obstruer les orifices de son corps. Donc la perte de l’objet, qui est une des conséquences de la manière dont vous allez vous débrouiller pour faire avec le manque en en passant par le langage, comme Ernst a réussi, à partir du « fort-da » à produire cette opération. Et d’ailleurs pour Lacan, la bobine, c’est « l’objet a » chez Ernst. Ça lui permet de parvenir à faire avec l’absence de la mère. Ça, c’est donc une opération tout à fait décisive qui détermine la manière, le type de rapport que nous allons entretenir avec le langage, et qui va nous mettre du côté de la névrose ou de la psychose. Je laisse pour le moment la perversion de côté.

Autre opération absolument décisive, qui est une autre manière de parler de la même chose, c’est ce que Lacan a désigné sous le nom de « stade du miroir ». C’est-à-dire le moment où, bien que l’enfant, le bébé n’ait pas encore achevé sur le plan sensori-moteur son unification - il n’est pas capable de se déplacer tout seul, pas capable de fonctionner et n’a pas la motricité qui lui permette d’être autonome - néanmoins, les choses sont suffisamment développées pour lui, pour qu’à un moment, il soit capable de reconnaître son image dans le miroir. Et ce qui est très important dans cette opération, c’est que Lacan nous indique que, là aussi, c’est le langage qui permet cette opération de reconnaissance spéculaire dans le miroir. C’est dire que c’est toujours le son qui est position de commande, parce que le bébé est dans les bras d’un adulte, sa mère, son père - peu importe - devant le miroir, et l’enfant connaît votre visage, il va repérer dans le miroir votre visage ; et comme il est dans vos bras, il va en déduire que le visage, la forme, qui est à côté de la forme qu’il connaît, c’est lui. Et c’est à ce moment-là que le langage est tout à fait important, car c’est l’adulte qui va venir donner confirmation à l’enfant : « Mais oui, mon chéri c’est bien toi. »

Comment vous vous appelez ? « Lara. » Eh bien, c’est bien Lara qui est dans le miroir. Et le prénom de ce point de vue-là revêt une importance tout à fait décisive. C’est dire que ce sont les premiers sons que vous allez entendre  qui vont être associés à votre image. C’est une étape qu’on pourrait dire pré symbolique, l’enfant est sur le chemin du symbolique. Et c’est très important  parce que pour Freud, il y a l’identification, vous vous identifiez à l’autre. Il y a des objets que vous voudriez avoir et vous aimeriez être comme l’autre. Mais on a une autre forme d’identification lors de laquelle vous vous identifiez au grand Autre, celui qui vous identifie. Le « grand Autre », je rappelle que c’est le trésor de tous les signifiants, c’est le langage. Et c’est le langage qui vient vous assigner à résidence avec ce prénom. C’est vous, c’est l’image, elle s’appelle comme ça et c’est vous. C’est une opération décisive.

J’aurai l’occasion, dans des développements ultérieurs, de revenir sur la question de l’image. Parce que, même si c’est le son qui est premier, et qui fait que vous êtes identifié par l’autre ; c’est aller un peu vite en besogne que de considérer, comme a pu le dire Lacan après avoir lu Février et son Histoire de l’écriture, que l’écriture est toujours déjà là qu’elle est comprise dans la valeur oppositionnelle des phonèmes et que, certes il faudrait en inventer les instruments, mais qu’elle est déjà là, potentiellement déjà là, parce que de dire des choses comme ça, ça risque de tirer l’écriture du côté d’une théorie dont je dirais qu’elle est logocentrée. Et c’est sous-estimer l’importance de l’image. Il y a le son, et il y a l’image, et de très vite en revenir uniquement au son, au logos, ça a pour inconvénient de ne pas nous permettre d’étudier ce qu’il en est véritablement, du rôle qu’a pu jouer l’image, et le support de cette image, l’écran, dans la notion de l’écriture. Et il y a tout un jeu entre le son et l’image, entre l’oral et le visuel, qui à mon avis, est tout à fait décisif pour la question de l’invention de l’écriture. J’essaierai, un peu plus avant, de proposer une typologie des sociétés qui soit un peu plus nuancée. Nous avons intérêt à opposer, certes les sociétés dites de tradition orale, des sociétés dites de tradition écrite, mais, anthropologiquement et cliniquement, il y aurait tout intérêt à être un peu plus fin de ce côté-là, et à considérer –j’essaierai de développer avec vous dans les séances qui viennent - l’idée que, pour moi, il y a un triptyque. Il y a des sociétés qui sont des sociétés du marquage, où l’écriture se fait sur la peau, avec les conséquences que je vous montrerai, notamment à partir d’exemples tirés des aborigènes de Nouvelle-Zélande, des maoris de Nouvelle-Zélande et des aborigènes australiens ; mais aussi des cas mélanésiens, notamment lorsqu’il s’agit  de transgression de tabous, l’efficacité symbolique peut entraîner la mort extrêmement rapide de l’individu considéré.

Les sociétés, que j’appellerais des sociétés de la parole, j’essaierai de vous montrer pourquoi ce sont les sociétés occidentales. Et puis les sociétés que j’appellerais les sociétés de l’écrit, notamment la Chine, le Japon, l’Egypte ancienne, où justement on a eu d’autres systèmes d’écriture. Et que nous, nous sommes des sociétés de la parole parce que nous avons hérité de l’alphabet qui nous est tombé du ciel, et que nous ne réfléchissons qu’à partir de là. Même le fait d’appeler cet objet « objet a », à certains égards, on pourrait se poser la question de savoir si ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler une forme d’alphabéto-centrisme. Et ça, ça me paraît un terrain de recherche tout à fait décisif.

Et puisque le doyen a inauguré cette année avec la question des nouvelles technologies, on pourrait très bien avancer que dès l’invention de l’imprimerie, on a eu affaire a quelque chose qui prenait la forme d’une image et qui n’était plus pris dans le « ductus », c’est-à-dire ce tracé continu d’une écriture cursive avec les mouvements musculaires dont il nous parlait. Il n’y a pas besoin d’attendre l’invention de la machine à écrire que Lacan semblait presque regretter comme étant déjà, non pas la fin de l’écriture, mais un peu, je dirais, une remise en cause de l’écriture. On peut soutenir que, dès Gutenberg, cette affaire-là est en place. Les caractères d’imprimerie ont une dimension qui à certains égards peuvent rappeler, bien que ça soient des lettres, la question des idéogrammes. Il y a là un rôle, de l’image, d’un signe écrit qui ne se contente pas de transcrire la parole. Dans mon enseignement, j’essaierai de montrer que la fonction de l’écriture, ce n’est certainement pas uniquement de doubler la parole. Peut-être, pourrons-nous trouver les applications cliniques qui rendent compte qu’aujourd’hui, il y a de plus en plus de jeunes qui, par exemple, ont recours à la scarification. Qu’est-ce qui se passe ? La mode du tatouage ! Je suis effaré aujourd’hui quand je vais sur la plage, de voir des personnes qui ont moins de 40 ans, c’est Disneyland ! La pratique du piercing, quelque chose qui touche à la peau, à une forme d’écriture sur la peau, c’est tout à fait intéressant. Alors on peut toujours se dire que c’est une mode. Ça ne suffit pas. La mode peut avoir une autre dimension qui est une dimension subjective, tout à fait importante, dû à l’exacerbation d’une certaine forme d’individualisme qui caractérise l’Occident. Revenons à notre propos

Il n’existe pas de société qui ne soit pas fondée sur le système de communication dont je vous parle depuis le début, à savoir la double articulation signifiante. Ça a une autre conséquence, c’est qu’il faut une instance qui nomme les choses. Je vous ai dit : le phallus c’est le seul signifiant capable de se signifier lui-même. Eh bien, vous avez dans tout système besoin d’un point fixe. Vous allez en faire l’expérience extrêmement simple. Vous êtes dans le train. Tout un coup vous aurez l’impression que votre train part. Qu’est-ce que vous faites immédiatement quand vous avez ce sentiment ? Qu’est-ce que vous faites ? Vous regardez par la fenêtre pour savoir si c’est bien notre train qui bouge, et dans ce cas-là, le quai ne sera pas fixe. Ou si le quai est fixe, ce n’est pas mon train qui bouge, c’est l’autre. La fonction du phallus, c’est la même chose. C’est que vous avez besoin d’un arrimage de manière à ce que la chaîne signifiante puisse se combiner. Si vous n’avez pas un point d’arrimage, ça donne, ce qu’on rencontre dans certains cas de manie, où vous avez l’impression que le patient « est » parlé par l’Autre sous la forme d’énoncés qui sont, non pas des énonciations mais qui sont fondés sur l’allitération. Par exemple ca vous donne des choses du style « course à pied, pied à terre, terre de feu, feu follet, lait de vache, vache à eau, eau de vie, vie de chien, chien de chasse, chasse à courre, course à pied… » Ça parle mais ça ne veut rien dire, ou pas grand-chose. Donc, pour qu’il y ait de l’énonciation, il faut que vous soyez subjectivement arrimé.

Il faut qu’il y ait un « au moins un » qui permette que ça tienne, et là on retrouve l’un des mythes absolument décisif pour Freud, qui je veux vous le dire tout de go, archéologiquement, anthropologiquement, ne tient pas la route. C’est ce qu’on appelle le mythe de la horde primitive, qui a beaucoup énervé les anthropologues, à juste titre, car on n’en a jamais retrouvé la moindre trace empirique. Mais ce n’est pas grave, c’est un mythe, et qui rend compte des lois de la parole. Et à ce titre, il est légitime. Freud est un homme absolument hors du commun, qui élabore une nouvelle théorie tout à fait importante, décisive, un grand clinicien. Mais il a aussi des références anthropologiques - il connaît très bien l’anthropologie - il a des références anthropologiques qui sont celles de son époque. Et il croit, il est persuadé, il est même un adepte du lamarckisme, c’est-à-dire de l’hérédité des caractères acquis. Rapidement pour faire la différence avec le darwinisme, je dirai que le darwinisme repose sur cette idée qu’il y a des mutations, il y a des mutants et que ces mutations sont aléatoires. En fonction de la pression de l’environnement et du « struggle for life », si votre mutation représente un avantage comparatif, vous allez survivre, si ça ne représente pas un avantage comparatif, vous allez petit à petit mourir. Vous allez disparaître. Chez Lamarck c’est la pression du milieu qui va petit à petit modifier votre patrimoine, produire des mutations, qui vont être des mutations adaptatives à l’environnement. Et chez Freud, il y a cette idée que la horde primitive aurait existée - des milliers voire des centaines de milliers de cas où ça se serait passé de cette manière en somme comme chez les impalas : ce sont des antilopes africaines chez qui un mâle et toutes les femelles qui sont avec lui, et les autres mâles sont à l’écart, en train de faire du body building pour dégommer le mâle dominant et lui prendre sa place.

Eh bien pour Freud c’est exactement ce qui s’est passé. Vous aviez le mâle dominant, le mâle alpha qui avait accès à toutes les femelles. Et un jour, les frères en ont eu assez. Ils se sont unis et ils ont passé un accord, un pacte, qui était que plus aucun d’entre eux n’accepterait de prendre la place centrale qui consistait à monopoliser toutes les femmes pour lui. On les repartirait de manière équitable. Et forts de cet accord, ils vont tuer le mâle dominant, ils vont faire un banquet totémique et ils vont l’ingérer. Mais le vieux n’entend pas les choses de cette oreille si je puis dire, il est mort mais reste à l’intérieur, dans l’estomac. C’est l’origine du mot « remord ». Ils nourrissent une grande culpabilité d’avoir tué le vieux et de l’avoir bouffé. Pour parvenir à supporter cette culpabilité, ils vont l’hypostasier. Ils vont le transformer en père symbolique de la horde, cet « au moins un », cette instance qui nomme, qui fait exception, qui n’est pas soumise à la castration. Et pour ceux qui connaissent un peu les mathèmes de la sexuation : du côté gauche, qui est le côté des hommes, vous avez un « au moins un » qui n’est pas soumis à la castration et qui est l’exception qui confirme la règle pour tous les autres, qui elle, est une universalité : tous les autres sont soumis à la castration. Donc le mâle dominant de la horde, c’est « au moins un » qui nomme, qui correspond aussi au signifiant phallique, qui est le seul à pouvoir signifier, se signifier lui-même, alors que les autres signifiants ne peuvent pas se signifier eux-mêmes. Tous les autres sont soumis à la castration.

C’est quelque chose que vous trouvez aussi dans toutes les sociétés, avec les phénomènes que vous pouvez trouver d’amour du « un », l’ancêtre commun, le totem, celui au nom duquel on va agresser à ceux d’en face, parce que ces salauds n’honorent pas le même que vous! Et ça va jusque dans les systèmes totalitaires où là on va jusquw’à mettre en place l’incarnation de cette place par le « petit père des peuples », par le « führer ». Dans les systèmes totalitaires c’est exactement ça. C’est pourquoi qu’il vaut mieux que cette place soit vide ou qu’elle soit occupée par quelque chose qui soit barré, un « grand Autre » barré.

Là aussi, nous verrons que c’est très important pour l’invention de l’écriture, puisque l’invention de l’écriture a une dimension religieuse également ; qu’il s’agit toujours d’aller interroger quelles sont les volontés divines, notamment par le biais de la divination. On verra comment, en Chine, l’invention des idéogrammes se fait par des traces produites par des bisons sur des carapaces de tortue, carapaces de tortue qui représentent la voûte céleste. C’est comme ça qu’on va créer les premiers signes d’écriture, pour essayer de déchiffrer ce qu’il en est de la volonté des dieux. C’est toujours dans une interrogation par rapport à ce que veulent les dieux, ce que veut Dieu, que se met en place la question de l’écriture. Et puisque j’aborde la question de Dieu, autre dimension universelle, n’en déplaise aux athées militants, parfois faisant preuve d’une espèce de radicalisme qui frôle le religieux. Il n’existe aucune société sans qu’il n’y ait de phénomène religieux ; même l’athéisme en est un. Soutenir le fait que Dieu n’existe pas, c’est une croyance. Évidemment après, vous avez toute la panoplie des fondamentalismes, de tous les systèmes plus ou moins tolérants en la matière. Vous n’avez pas d’exemple de société humaine où il n’y ait pas de phénomène religieux, parce que Dieu est un symptôme. Dieu est le symptôme qui découle logiquement de notre système de communication. A partir du moment où nous parlons, Dieu est là. Et c’est extrêmement difficile d’être véritablement athée. Peut-être les théologiens y parviennent-ils. Ce sont les seuls vrais athées, ou les grands mystiques, puisque les grands mystiques jouissent du vide et de l’absence de Dieu. Alors que les hystériques jouissent du fait que l’autre est incapable de les faire jouir, mais ce n’est pas la même chose. Les peuvent se perdre dans l’immensité de l’absence de Dieu. Ça on y reviendra.

Comme vous voyez nous touchons là à des phénomènes qui sont tout à fait décisifs, des phénomènes qui sont constitutifs de notre humanité : le langage, la religion, et puis il y en a un autre – je terminerai là-dessus – que j’ai déjà évoqué à travers le dictionnaire en disant qu’il était régi par la prohibition de l’inceste. C’est qu’il n’existe pas de société où il n’y ait pas de prohibition de l’inceste. Même Pharaon, qui avait le droit d’épouser sa sœur, qui devait même épouser sa sœur - le pauvre - eh bien, c’était pour mieux souligner que lui, c’était une forme « d’au moins un » ; lui pouvait le faire, ce qui ne faisait que renforcer la règle de l’interdiction pour tous les autres. Chez Claude Lévi-Strauss, vous avez cette idée que chaque homme doit renoncer à sa sœur, pour qu’un autre puisse lui donner la sienne. Il ne faut pas se faire rouler sur ce coup-là, si votre sœur est mignonne ! Enfin, c’est l’échange généralisé ; généralement, ça ne se fait pas comme ça, cela circule !  Et le plus important, ce n’est pas tellement l’inceste avec la sœur. C’est important pour Claude Lévi-Strauss, parce que ça lui fournit une matière pour mettre en place sa théorie structurale. Mais c’est quand même l’inceste avec la mère qui est fondamental. Ce dont il est question, c’est de prohiber la possibilité de retourner là d’où on vient, voire de mettre en place un fantasme d’auto engendrement. Parce que, si vous êtes capable de vous auto engendrer, vous devenez le signifiant qui se signifie lui-même, ça rend assez fou.

Et la prohibition de l’inceste, là aussi en tant que dimension universelle, renvoie à quelque chose d’autre – et c’est là-dessus que je terminerai - qui est : il n’existe aucun autre exemple de société qui ne mette pas en place un dispositif d’amputation de la jouissance. La jouissance, vous en entendrez parler et reparler, et vous verrez combien c’est compliqué de traiter cette question. La jouissance, ce n’est pas ce qu’on entend généralement dans le langage courant. Ce n’est pas synonyme de plaisir. C’est pour ça que je vous parlais de cet ouvrage de Freud qui s’appelle Au-delà du principe de plaisir. Au-delà du principe de plaisir, il y a la jouissance. La jouissance condescend au plaisir uniquement au moment de l’orgasme. Mais si vous êtes atteint de priapisme, vous allez voir que ça ne condescend pas longtemps ! Vous avez intérêt à vous faire hospitaliser parce que vous allez dérouiller sérieusement, Messieurs. Il y a une phrase de Lacan que j’aime assez, qui dit « La jouissance, ça commence par une chatouille, ou une caresse, et ça finit par une brûlure d’essence ». Là aussi, il y a des équivoques signifiantes. Cela rend assez compte de ce qu’on peut observer malheureusement de nos jours, ces personnes qui sont des kamikazes, qui s’immolent par le feu, ou qui ont revêtu une ceinture d’explosifs, qui se font exploser. La jouissance, ce n’est pas du côté du plaisir, c’est au-delà. Entendez dans « principe de plaisir » l’idée du principe, c’est-à-dire, c’est qu’il s’agit d’une homéostasie : dès qu’une excitation se présente, elle doit être évacuée pour ramener l’homéostasie en position d’excitation nulle. Et la jouissance, c’est tout ce qui vous éloigne de cette homéostasie. Par exemple, le toxicomane, le moment où il  jouit le plus, c’est quand il fait une crise de manque.

Or, pourquoi est-ce que je termine là-dessus ? Parce que c’est, à mon avis, un point décisif, et c’est un apport majeur de la psychanalyse. Car aucune autre discipline, notamment dans les sciences sociales, ne peut intégrer cette dimension. Vous avez toujours un modèle coût-avantage, un modèle psychologique plus ou moins restreint, grossier, mais vous n’avez jamais cette idée de la jouissance. Pourquoi est-ce que la jouissance n’est pas prise en compte par les sciences sociales ? C’est que les sciences sociales se réfugient derrière l’idée que le corps, ça concerne la médecine. Elles vont traiter des représentations du corps, de l’histoire de ces représentations, de ses pratiques. Mais elles ne prennent jamais en compte le fait que le corps, ce n’est pas un organisme. Le corps est baigné par le langage. Vous pouvez faire tous les films de prévention que vous voulez sur les excès de vitesse, ça ne parviendra à faire en sorte qu’il n’y ait pas une certaine bande d’imbéciles qui jouissent au volant, jouissent à l’idée que ça pourrait leur arriver l’accident mais qu’ils y échappent.

Voilà pour ce soir. Merci et bonne soirée.