Pierre-Yves Gaudard : Que nous apprend la clinique de la phobie sur les sociétés traditionnelles ? -2

Conférencier: 

EPhEP, MTh3-ES11, le 30/11/2015

Psychopathologie et anthropologie


 

Ce soir j’aimerais prolonger ce que j’ai essayé d’avancer la semaine dernière en continuant de confronter l’anthropologie et la psychanalyse.

 

L’anthropologie se définit comme une science de l’homme. Et la psychanalyse ? Lacan disait qu’elle n’était pas une science de l’homme et que, de l’homme, elle en manquait ; effectivement c’est en tant que manquant que le sujet de la psychanalyse peut être considéré et après tout, il appartient aux anthropologues de tenir compte du fait qu’effectivement l’homme est manquant. Il s’agit là d’une caractéristique qui me semble universelle, en tout cas quand il s’agit de la névrose. Quand il s’agit de la psychose, les choses sont beaucoup plus compliquées ; c'est justement la question de ce manque en tant qu’il n’est pas vraiment en place qui est à l’origine, notamment, de phénomènes tels que l’hypocondrie.

 

Je voulais revenir sur cette question en vous disant que, d’une certaine manière, les anthropologues, j’ai déjà évoqué cette affaire la semaine dernière, refusent de considérer que l’homme est manquant, en tout cas ça ne les concerne pas ; ils préfèrent réfléchir, à la suite notamment de tout le courant culturaliste américain dont j’ai évoqué la semaine dernière ou il y a deux semaines, que confrontés à la question de l’introduction de la pulsion de mort avec la seconde topique par Freud, ils avaient préféré prendre leur distance avec la psychanalyse et avec Freud en considérant qu’après tout, la pulsion n'était pas ce qu’il y avait de plus important, que c’était plutôt la culture qui était très importante. Donc vous retrouverez dans ce courant Ruth Benedict et la notion de Patterns of Culture, modèle culturel ; vous retrouverez aussi Kardiner qui a élaboré la notion de personnalité de base, cette idée qu’une culture se définirait par le fait qu’il y aurait une prévalence de tel type de personnalité qui constituerait une personnalité de base. On voit les limites d’une telle approche. Mais les psychanalystes, eux,  ont parfaitement compris que la pulsion est centrale, que c’est quelque chose de déterminant et qu’on ne peut pas parler de la culture sans la manière dont elle intervient du côté de l’organisation pulsionnelle.

 

On peut le faire par le biais des techniques du corps, c'est-à-dire considérer qu’effectivement, il y a dans telles ou telles sociétés, telles ou telles pratiques, et ça je pense que les travaux de Jean-Pierre Warnier,  vous avez déjà eu cours avec lui, le montrent de manière tout à fait intéressante et tout à fait considérable.

J’apprécie beaucoup ses travaux, je le dis au passage et je lui rends hommage, il a été mon professeur quand j’étais étudiant en Anthropologie à Paris 5, Paris Descartes. Et c’est pour ça que je lui ai demandé d’intervenir ici parce qu’il me semblait, parmi les anthropologues, être l’un de ceux qui tenaient le plus compte de cette dimension.

Mais j’aimerais aller un tout petit peu plus loin et au fond dire que le reproche que je ferais aux psychanalystes est que bien souvent,  s’ils ont compris que la culture est avant tout un phénomène psychique, que la culture ce  serait un ensemble de signifiants qui font réseaux, (ce qui est une manière de la définir), ils ont néanmoins un peu trop tendance à considérer que, quel que soit le lieu, la latitude et la longitude, le fonctionnement psychique serait rigoureusement le même. Il me semble qu’une anthropologie qui tiendrait compte de la psychanalyse en retour la psychanalyse tirerait des enseignements de l’anthropologie pourrait éviter cet écueil de considérer  la culture comme un processus psychique qui fonctionnerait sur les mêmes mécanismes et, pour être encore plus précis, avec un nouage qui serait rigoureusement le même pour tous,  quelle que soit la culture. Là, les choses me semblent un peu compliquées et doivent être développées, analysées, décortiquées. Vous savez ce que c’est qu’un nœud borroméen? Je vais reprendre pour ceux qui ne le sauraient pas. C’est un nœud au minimum de trois ficelles, car c’est une manière de penser qui se refuse à la pensée binaire, c'est-à-dire qu’il n’y a jamais un nœud qui nouerait deux dimensions, que ça soit le Réel, le Symbolique ou l’Imaginaire, deux à deux, comme dans les anneaux olympiques ; c’est un nœud dont la propriété première est de les nouer à trois au minimum.  La propriété borroméenne,  se définit de la manière suivante : il suffit que l’un des ronds se détache pour que les deux autres se retrouvent automatiquement libérés. Ça c’est la propriété borroméenne. Le nœud borroméen classique tel qu’on le conçoit, c’est souvent RSI : le Réel qui surmonte le Symbolique qui lui-même surmonte l’Imaginaire, ceci dans la représentation qu’on en donne généralement, c'est-à-dire dans sa mise à plat.

Or, il est bien évident que si l’on se place du point de vue, je dirais, non plus du plan mais dans l’espace euclidien, vous ne pouvez pas distinguer, dans un nœud borroméen placé dans l’espace euclidien, quelle instance surmonte quelle autre et laquelle, en retour surmonte une autre qui est surmontée par la première. C’est-à-dire on ne peut pas distinguer par exemple, un nœud qui serait Réel Symbolique Imaginaire d’un nœud qui serait Réel Imaginaire Symbolique.

 

Pour autant, il me semble, qu’il y a une piste ouverte par Charles Melman, notamment à propos de ce qu’il a appelé le nœud phobique et qui a joué dans mon propre travail un rôle important puisque c'est par ce biais-là que je suis arrivé à m’intéresser à la phobie. J’essaierai de montrer au cours des prochaines séances, je vous avais déjà donné quelques aperçus, à savoir montrer que l’imaginaire peut jouer le rôle de prendre en charge l’existence du sujet alors que généralement on conçoit que c’est le nœud du Symbolique qui la prend en charge. C'est-à-dire c’est du côté des ratages de la parole qu’on peut entendre quelque chose du sujet de l’inconscient.  Pour le dire avec des mots très simples que vous connaissez : ce qui donne accès au sujet de l’inconscient, la voie royale qui donne accès à l’inconscient c’est le rêve et ce sont les lapsus, les actes manqués. C'est-à-dire au fond, pour avoir accès à ce qu’on peut appeler la vérité d’un sujet, c’est du côté du symbolique, du rond du symbolique, car c’est de ce côté-là qu’est pris en charge son existence, en tant que sujet de l’inconscient, j’entends.

 

Cette affaire laisse supposer un système symbolique qui soit organisé autour du phallus, du phallus symbolique, en tant qu’il est repéré comme tel et qu'il est dissocié éventuellement de la personne qui pourrait en être le représentant. Ainsi celui qui fait autorité dans le groupe … il  y a la fameuse doctrine du double corps du roi par exemple, où il y a le corps de la personne du roi et le corps du roi dans sa dimension institutionnelle en tant que garant des fonctionnements des institutions, celui qui garantit le fonctionnement du Royaume et de la Monarchie. François Hollande est à la fois celui qui exerce la fonction de garant des institutions, du fonctionnement des institutions et il est en même temps l’homme François Hollande et on ne confond pas les deux. Ce n’est pas nécessairement le cas dans tous les systèmes symboliques ; pour le Pharaon ou l’Inca,  la distinction entre la fonction, qu’on pourrait appeler la fonction phallique, et la fonction de l’homme en tant qu’il est un homme n’est pas faite. C'est-à-dire, il est l’incarnation, l’Inca ou le Pharaon, du soleil sur terre. Il en est l’incarnation, il n’en est pas le représentant. C'est-à-dire que lui-même a le statut de Dieu.

Et puis, il faut encore aller vers d’autres systèmes symboliques que je vais m’attacher à développer plus avant avec vous, notamment je pense à l’animisme où il n’y a pas nécessairement de repérage de la fonction phallique, de la fonction du « un », même si elle est opérante en tant que telle.     

 

Je le rappelle de par le fait que nous sommes des « parlêtres »,  à partir du moment où nous parlons, le phallus, cette instance, exerce forcément son action parce qu’elle est ce qui nous permet de nommer, de parler et elle est aussi absolument indispensable pour introduire un principe de permanence qui fasse que la chaine signifiante puisse se dérouler et produire de la signification. La fonction phallique ou le phallique constitue ce point d’arrimage sans lequel nous serions dans la parole à l’instar de ce qui se passe pour un maniaque par exemple où il y a apparence d’un énoncé, d’une combinatoire signifiante mais qui n’est pas dû à un sujet de l’inconscient mais qui est dû par exemple à la simple allitération. Vous repérez très bien quand quelqu’un fait des coqs à l’âne, du moins il vous donne l’impression de faire du coq à l’âne, mais ces coqs à l’âne ne sont perceptibles que si on essaie de s’accrocher à la signification de ce qu’il dit ; parfois il s’agit de simples allitérations, c'est-à-dire la sonorité qui termine sa phrase lui permet d’en commencer une autre. L’équivalent ça serait autour de ses comptines enfantines telles que : terre de feu, lait de vache, vache à eau... Ça se déroule à l’infini. Ça parle, sauf qu’il n’y a personne.  Donc à partir du moment où nous sommes des parlêtres, évidemment il y a la nécessité de ce rapport à l'instance phallique.

Pourquoi le phallus ?

Disons les choses puisque peut-être vous n'oserez pas ce soir car vous êtes dans un Ecole de psychopathologie d'orientation psychanalytique, mais quand j'ai affaire à des étudiants que ces choses-là ne concernent pas, ils me disent : »pourquoi pas le vagin monsieur? ».  Et bien je réponds invariablement : « parce qu'il s’agit d’un trait de pure différence ». Il n’y a, comme Lacan l’a dit, qu’un seul sexe qui soit doté d’un organe sexuel primaire visible, c’est le sexe mâle.

Et si on se place, si on reprend les trois dimensions : Réel, Imaginaire, Symbolique, je les déroule dans ce sens-là parce qu’il y a une progression ; du point de vue du Réel évidemment il ne manque rien au corps de la femme. Il est donc absurde de soutenir que du point de vue Réel de sa physionomie, il lui manquerait quelque chose. De même que l’homme n’a rien en trop. Ils sont tous les deux du point de vue du Réel complet. 

 

Du point de vue de l’Imaginaire, la clinique infantile nous renseigne parfaitement sur ces questions-là, notamment sur le fait que les enfants très tôt repèrent qu’il y a effectivement une différence visible. Mais là encore du point de vue de l’imaginaire, ça ne suffit absolument pas à introduire la question de la différence des sexes. C'est-à-dire que ce n’est pas parce qu’il y a une différence perçue du point de vue de l’image que le phallus entre en action. Ce qui fait que la dimension symbolique du phallus est opérante c’est l’opération langagière qui consiste à dire « il manque quelque chose »,  c’est du point de vue du symbolique qu’il manque quelque chose à la femme ; de ce point de vue-là, elle est manquante. Et ça permet tout simplement de mettre en place la différence des sexes, ce qui n’est pas rien.

 

Question inaudible de la salle.

 

Réponse - Non, ce n’est pas subjectif puisque c’est récurrent et que dans la clinique infantile, nombre de petites filles  viennent vous dire ou viennent vous dessiner « quand est-ce que le mien va pousser ? ». Et vous connaissez l’anecdote : Françoise Dolto rentrant chez elle après un spectacle avec un ami, découvre Catherine sa fille en train de jouer avec le zizi de Carlos, son frère. La chose durant un peu trop pour les bonnes convenances, elle dit à sa fille, ça suffit, arrête. Et sa fille répond : « oui, mais moi quand est-ce que j’en aurai un ? » ; alors sa mère lui dit : Si tu es sage quand tu seras grande, tu en auras un ». Et malicieuse, Catherine Dolto dit : « Et si je ne suis pas sage ? » Et sa mère de lui répondre : « alors là, tu en auras plein ! »

Ce n’est pas subjectif. C’est un constat fait simplement du point de vue de l’image mais le simple constat dû à la vue ne suffit pas, il faut que ce soit parlé par le symbolique. C’est comme le stade du miroir, il faut qu’il  y ait cette parole prononcée par l’adulte. Dans le stade du miroir, l’enfant connaît les traits de la personne qui le porte ; il reconnaît cette personne dans le miroir ; il sait qu’il est porté par elle. Donc logiquement, il en déduit que si dans le miroir, c’est la personne qui le porte, il est fort probable que l’image qu’il voit juste à côté soit la sienne. Et il attend la confirmation de l’adulte qui lui dit : oui, c’est bien ton image. Et c’est donc en ce sens que le Symbolique est déterminant pour mettre en place le Réel et l’Imaginaire.

 

Donc de toutes façons à partir du moment où nous parlons, nous sommes sous l’emprise du Symbolique ; c’est pour ça qu’on considère qu’au fond la clé de voûte de notre système symbolique c'est le phallus symbolique. Phallus symbolique qui n’a là rien à voir avec ce qu’on retrouve dans les cultes dionysiaques ou dans certaines cultures où l’on voit parfois  se balader lors de grandes fêtes un objet turgescent qui en impose par sa puissance ; au contraire, le phallus symbolique est le symbole de notre manque. Et c’est en tant qu’il est détumescent qu’il est intéressant pour la psychanalyse, ce n'est pas un membre en érection, symbole de la toute-puissance. Au contraire, il est aussi le symbole de la nécessité qui nous est faite pour vivre en société, mais aussi pour ne pas être fou, de devoir accepter que notre jouissance soit amputée. On le dit autrement en psychanalyse, ça s’appelle la castration. Puisque la castration, n'en déplaise aux amateurs des séries télévisées telles que Versailles ou Game of Thrones  qui sont tournées de manière assez crue, la castration ce n’est pas quand le père dit au fils, comme disait Lacan, « je te préviens, si tu remets ça, je te la coupe… ». La castration, c’est le fait que nous soyons pris dans le langage et qu’il nous est fait invitation de venir y trouver abri au prix que nous aurons à payer de renoncer à une partie de notre jouissance. Et c’est parce que nous acceptons de renoncer à une partie de notre jouissance, que nous acceptons que notre satisfaction en passe par des représentations de mots que nous pouvons trouver abri dans le langage et donc être représentés par un signifiant pour un autre signifiant. Et le fait que nous soyons représentés par un signifiant pour un autre signifiant, c’est la conséquence du fait que le refoulement primaire se soit mis en place. C'est-à-dire que, traversés par les signifiants comme nous le sommes, nous élaborons dans un premier temps nos théories sexuelles infantiles qui ne disparaissent jamais complètement, la preuve ? Sans elles, on serait absolument incapable de comprendre l’excitation qui peut survenir chez nous au moment des préliminaires. C’est bien la preuve que nos théories sexuelles infantiles sont toujours là. On fait des trucs pas croyables, qui du point de vue de la reproduction génitale et sexuée n’ont pas beaucoup de sens mais qui néanmoins sont extrêmement excitants. Eh bien, une fois ces théories sexuelles infantiles mises en place, il y a un certain nombre de signifiants qui passent à la trappe et auxquels vous n’aurez plus accès, ce qui fonde,  met en place le processus du refoulement lui-même, c'est-à-dire que c’est  la mise en place du refoulement primaire qui permet qu’il y ait du refoulement secondaire.

Accepter de voir sa jouissance amputée, c’est donc accepter qu’effectivement ça fasse trou, et que cet objet petit « a », dont on vous a déjà rabâché les oreilles, choie ; c'est-à-dire qu’il va devenir l’objet qui va causer votre désir. Danièle Brillaud ne manquera pas de vous indiquer ce qu'il en est quand cet objet  petit « a » ne choie pas : c'est-à-dire que c’est l’hypocondrie dans la psychose.

 

La conséquence du fait que nous parlons m’amène à vous demander de faire un exercice à la maison. J’accepterai que vous le fassiez pour demain matin.

Vous allez prendre un ballon de football. Vous avez tous un ballon ? Vous allez découper une calotte au-dessus. Vous allez prendre une feuille de papier ou une bande de tissu,  une bande de tissu qui se présente de la manière suivante : c’est un objet de topologie absolument trivial avec un recto et un verso et deux bords. Quelqu’un aurait-il une feuille de papier à me donner, une feuille qui ne craigne rien, notamment d’être déchirée ? Quelqu’un lui donne un papier. Il le découpe. Et voilà cette Bande de Jordan. A votre Bande de Jordan, vous avez un recto, un verso, un premier bord et un deuxième bord. Et pour passer du recto au verso, il vous faut absolument franchir un bord. Petite opération qui n’a l’air de rien du tout mais qui va transformer cet objet absolument trivial en un objet qui l’est beaucoup moins. Je vais opérer une demi-torsion, puis je vais rabouter. Et là vous obtenez un objet topologique tout à fait intéressant que certains d’entre vous connaissent.

Ça s’appelle une Bande de Moebius. La Bande de Moebius se présente de la manière suivante : vous avez toujours en apparence un recto et un verso, mais vous n’avez plus qu’un seul bord. Et en fait vous n’avez plus qu’une seule face. Maintenant si vous prenez un stylo et que vous prenez la peine de faire un trait à l’intérieur, vous vous rendrez compte que vous pouvez faire le trait sur toute la face sans avoir à franchir le bord.

Je vais donc vous demander pour demain matin,  de prendre votre ballon de football dont vous aurez découpé avec vos ciseaux une belle calotte et je vais vous demander une chose extrêmement simple, de coudre cet objet, cette bande de Moebius,  sur la sphère du ballon de foot.

Vous aurez alors ce que c’est qu’un « parlêtre ». En topologie, ça s’appelle un cross-cap. La difficulté que vous allez rencontrer est liée au fait qu’en topologie il y a des propriétés qui n’appartiennent pas à ce monde, vous pouvez déformer les objets, vous pouvez les étirer, vous pouvez faire ce que vous voulez ; ainsi la trousse de Monsieur Cohen, c’est une sphère, cette trousse en topologie c'est un ballon, c'est une sphère. Je vais la transformer en ballon de foot. Vous la tirez, vous l’arrondissez,  cet objet est une sphère.

Donc après je prends les ciseaux et je coupe, puis je viens coudre la Bande de Moebius sur le trou. La difficulté c’est qu’à un moment donné, vous n’arriverez plus à coudre. Il faudrait que vous trouviez un point de croisement entre les deux ;  justement ce point de croisement dans un cross-cap qui permet de faire ce huit qui vient d’être cousu à la sphère, eh bien, vous le ferez à l’endroit sur le schéma qui est considéré comme le point de phallus. Et chose encore plus compliquée c’est qu’à cet endroit vous allez  retrouver le nœud borroméen.  C’est là topologiquement ce que c’est qu’un « parlêtre ».

Donc on devrait avoir,  quelle que soit la culture, quel que soit le lieu… l’époque,  à partir du moment où nous avons à faire à des « parlêtres », à des cross-cap, qui sont tout à fait les mêmes, avec les mêmes nœuds borroméens… de ce point de vue-là, les psychanalystes ont raison, c'est-à-dire que les processus psychiques et la manière dont fonctionne un « parlêtre », sont les mêmes partout. 

Et le reste du ballon à votre avis ? Quand vous dîtes, je me sens ballonné aujourd’hui, c’est pourquoi ?

 

Le phallus c’est un signifiant exceptionnel. C’est un signifiant qui fait exception, qui est le seul à pouvoir se signifier lui-même. Je répète que la définition d’un signifiant c’est de ne jamais pouvoir se signifier  lui-même et que s’il y a un signifiant qui permet justement de faire la jonction, de faire la couture, de faire rivage entre votre fonctionnement psychique et votre ballon, c'est-à-dire votre corps, c’est bien ce signifiant, en tant qu’il est le signifiant qui symbolise la vie, qui symbolise le sexe ; et donc le phallus, c'est pour ça qu’on retient un signifiant qui ait cette dimension sexuelle. C’est le seul signifiant qui fasse le lien entre notre être biologique et le fait que nous parlons. C’est pour ça qu’il est aussi important.

Je m’inscris dans le prolongement de ce qu’a pu avancer Charles Melman à propos du nœud phobique ; Charles Melman désigne le nœud phobique comme n’étant justement pas RSI, le Réel ne surmonterait pas le Symbolique lui-même surmontant l’Imaginaire. RSI, je le rappelle, c'est le Réel qui surmonte le Symbolique qui lui-même surmonte l'Imaginaire. Eh bien, Charles Melman propose qu’on écrive le nœud phobique de la manière suivante : le Réel surmonte l’Imaginaire qui lui-même surmonte le Symbolique. Et dès lors, à partir de ce que nous dit Charles Melman, il y aurait un déplacement de l’instance qui prendrait en charge l’existence du sujet. Pour le dire autrement et rendre la chose accessible, quand on est dans nos cultures avec RSI, on n’est pas phobique, et les inhibitions se présentent du côté du rond du symbolique. Ce sera alors la difficulté de l’apprentissage de la lecture, du calcul, c’est-à-dire ce qui renvoie à notre activité combinatoire, notre capacité à combiner le Symbolique.

Pour le phobique, les inhibitions sont du côté de l'imaginaire c'est-à-dire du côté de l’espace. Je vais monter les trente-six étages de ma tour à La Défense pour rejoindre mon poste plutôt, et ça tous les jours, voire quatre fois par jour, deux fois pour les monter parce que je redescends à midi, quatre trajets de trente étages plutôt que d'accepter de prendre l'ascenseur. Mon symptôme, mon inhibition est relative à l’espace, je paie un tribut à l’espace. De surcroit ce trou qui n’est pas le trou dans le Symbolique mais qui est le trou dans l’Imaginaire est généralement habité par un animal phobogène. Cet animal phobogène est à la fois quelque chose qui m’effraie, que je tiens à distance, et en même temps, il a un effet rassurant, c'est-à-dire que je ne peux pas m’empêcher d’aller voir s’il est toujours là. Paradoxalement ça va m'apaiser, ça va apaiser mon angoisse de savoir qu’il est toujours là. Il y a un trou dans l’Imaginaire, Imaginaire qui prend en charge la question de l’existence du sujet. Imaginez l’angoisse qui serait celle d’un phobique si un matin il arrivait, alors que d’habitude, il est incapable de prendre l’ascenseur, si sans y réfléchir il ne prenait pas les escaliers et allait prendre l’ascenseur comme ça.

 

Question inaudible dans la salle…

 

Réponse - Vous m’obligez à aller plus vite que je voulais. Mais je vais répondre. L’agoraphobie est aussi une maladie de l’imaginaire ; c’est le point de fuite qui joue le même rôle que l’animal phobogène. Parce que justement le phallus est opérant puisqu’on parle, mais en même temps, il n’a pas homogénéisé le spéculaire. C’est à ce titre que la phobie est toujours une maladie de l’espace, une maladie de l’imaginaire. Et ça c’est fondamental parce que si on oublie cette dimension et je termine ma réponse à votre question sur cette considération, si on n’a pas cette idée de l’unicité des différentes phobies autour de cette question de la maladie de l'imaginaire, et du tribut à payer à l'imaginaire et à l'espace, on va traiter la question de la phobie sur le mode du phobique. C'est-à-dire on va faire une énumération des différentes phobies ; le procédé cher aux phobiques c’est l’énumération, ce n’est pas le calcul, c’est l’énumération. C’est ça qui le différencie de l’obsessionnel.

Il connaît un amour de la chambre selon l’heureuse formule de Martine Lerude. Cet amour de la chambre, il est dû au fait que dans cette chambre, il peut énumérer tous les objets. Il les connaît. Il est habitué à eux. Dès qu’il sort dans la rue, il n’est plus habitué à rien. Je reviendrai plus tard sur ces spécificités de la clinique de la phobie.

 

Je voudrais avant revenir sur la question du nœud borroméen et de RSI, et justement là, m’appesantir un peu sur RIS. Est-ce à dire qu’avec  RIS,  la dimension symbolique n’est pas absolument déterminante? Non, elle est déterminante, bien sûr. Mais tout se passe comme si, au lieu d’avoir comme clé de voûte ce phallus symbolique repéré comme tel, le symbolique  avait besoin de recourir à une … je ne devrais pas le dire comme ça parce que ça suppose une intentionnalité du symbolique et c’est anthropomorphique, donc ça ne va pas. On se laisse très vite piéger par le langage. Je dirais autrement.  L’imaginaire produit des représentations de l’instance symbolique et je les appellerai des fétiches. Pas des fétiches au sens de la perversion. Je rappelle justement que le phallus en tant qu’instance symbolique, c’est ce qui nous permet de penser la différence des sexes et c’est justement à ce titre que le pervers a recours aux fétiches en tant que c’est un phallus imaginaire et non pas un phallus symbolique.

C'est-à-dire que ce que veut le pervers, c’est faire l’économie de sa propre angoisse de castration en suscitant chez vous … c'est-à-dire le  pervers qui va se faire la sortie des écoles avec son imperméable en latex, ce qui l’intéresse c’est de voir l’effroi que cela va susciter dans le regard des enfants ou dans le vôtre. En faisant jaillir l’angoisse chez vous, il en fait l’économie pour sa propre personne. Autre manière de lire la perversion, c’est de voir qu’il y a une grammaire de la perversion qui est d’une pauvreté absolument navrante. Ce que je puis dire c’est que si vous allez dans n’importe quel kiosque et que vous achetez n’importe quel journal un peu spécialisé sur ces questions, vous verrez les mêmes choses revenir de manière systématique, vous aurez des femmes avec des bottines en cuir ou alors avec des talons à aiguille de dix centimètres ou avec des cravaches, c'est-à-dire autant d’objets qui sont des fétiches au sens où ce sont des objets que le pervers vient greffer sur le corps de la femme de manière à annuler la différence des sexes. Et dans le pire des cas, vous avez le scalpel qu’on vient greffer sur le corps de la femme et ça vaut pour les coupeurs de fesses.

Dans le cas qui m’occupe, je parlais d’une démultiplication des représentations, les représentations c’est toujours du côté de l’image et de l’imaginaire ; des représentations de l’instance phallique ; ce sont les différentes statues que vous avez rencontrées en Afrique ou des objets de culte, qui sont autant de représentation de l'instance phallique.

Dans le monothéisme, il est clair que l’instance phallique est repérée. C’est même elle qui fait l’objet de l’adoration. Dire qu’on va se perdre éventuellement dans l’amour du UN ou alors qu’on va jouir de l’absence de cet UN, dans la mystique. Les grands mystiques sont les seuls athées, on peut dire que sont les absentéistes ; ils jouissent de se perdre dans le fait qu’au fond Dieu n’existe pas ; ce qui n’est pas la même position en termes de jouissance que l’adoration pour le UN. Paradoxalement vous retrouverez là, résumé succinctement… ça ne mériterait pas ici d’en dire beaucoup plus parce qu’on ne peut pas parler de tout en même temps, c’est une des lois du langage aussi ! Mais vous retrouverez résumés succinctement les mathèmes de la sexuation de la différence entre la jouissance phallique et la jouissance féminine.

 

Dans les systèmes dits polythéistes, vous retrouvez la même chose, je préfère les appeler les systèmes énothéistes, le UN occupe une position centrale avec ce qui fait polythéisme, c’est-à-dire au fond des avatars fonctionnels de la divinité UNE, que ce soit pour le panthéon grec ou le panthéon latin ou même le panthéon hindou. C'est-à-dire qu’il y a de grands systèmes religieux qui ne sont pas des monothéismes, mais où le UN est tout à fait en place et c’est bien lui qui est en position de primus inter pares.

Ils restent les systèmes que dans un premier temps j’avais appelés fondés sur la polyphonie des sorts, des ancêtres et des esprits et que je préfère aujourd’hui tout simplement qualifier de systèmes animistes.  Ce sont des systèmes où justement ces représentations du UN sont dotées d’une certaine puissance magique, c'est-à-dire d’une efficace, voire même comme nous le verrons dans l'ontologie amazonienne, ils sont dotés du statut, d’une antériorité psychique. C'est-à-dire qu’ils sont dotés de la capacité de parler, de combiner des mots, de combiner le symbolique et même d’intentionnalité. Et pour nous, c’est absolument déconcertant. Il est une autre distinction que j’aimerais introduire c’est que le monothéisme, l’énothéisme et les systèmes religieux où le UN est relativement identifié, repéré comme tel,  au fond, ce qui vient permettre au sujet d’exister, c’est l’aileron du symbolique, mais c’est aussi le fait d’être identifié (au ?) grand UN. D’où les processus de domination, aussi différents soient-ils ; ainsi il y a des sociétés dans lesquelles on ne reçoit pas le nom de son père.  — je le dis aux amis analystes  qui font toujours référence aux grands monothéismes, éventuellement aux religions de l’antiquité, mais ils oublient qu’aujourd’hui la majorité de la population mondiale n’est pas monothéiste.

Or, on a l’impression qu’il n’y a que les monothéismes ; ce que nous connaissons aujourd’hui avec le djihadisme, c’est la tendance à forcer cet aspect. On ne parle pas que de ceux qui prônent la thèse de la confrontation entre les civilisations, ça serait quasiment une lutte entre monothéismes. Or, l’histoire de l’humanité nous montre aujourd’hui que le monothéisme, cela concerne une minorité d’humains.

Et puis je dirais que la fonction phallique entraine aussi une conception de la religion qui est fondée, comme son étymologie l’indique, sur le « religarer », sur le vivre ensemble, c’est-à-dire que la religion fait lien social. Ainsi on a repéré cet  « au moins-un », qu’on l’appelle Dieu, qu’on l’appelle le phallus, et on l’a hypostasié en considérant qu’il est le seul à faire exception. On retrouve dans la partie gauche des mathèmes de la sexuation, l’au moins un x qui n’est pas phi de x, c'est-à-dire qui n’est pas soumis à la castration, ce qui est la condition de l’exception permettant de définir la règle universelle comme quoi tous les autres sont castrés. C'est-à-dire que c’est le fait qu’il existe au moins un x qui ne soit pas soumis à la castration — c’est le mythe scientifique de Freud, avec la horde primitive — qui fait que tous les autres sont soumis à la castration.

 

Cela a conduit, avec le judaïsme, le christianisme, l’islam, à développer, au fond une conception de la castration, ou autrement dit, la possibilité d’entrevoir que la manière dont le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire se nouent pour tout un chacun est spécifique. C'est-à-dire que la découpe de la castration vous concerne, elle concerne aussi votre objet « petit a », et elle vous singularise. C’est pour ça que la plupart du temps on représente le nœud borroméen, non pas à 3 mais à 4, puisqu’à 3 vous avez une labilité du nœud qui fait que si vous n’introduisez pas les 3 couleurs, vous êtes incapable de repérer où est le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire et qu’en plus vous pouvez parfaitement prendre le rond qui est au milieu, le tirer, le faire passer à droite ; on peut  faire bouger les ronds, le nœud n’est pas stable. Ce qui le rend stable c’est le fait de produire un nœud borroméen à 4, le 4ème rond étant le symptôme ou la religion. Mais là aussi, il faut distinguer un certain nombre de positions, d’avancées (dire avancées c’est toujours embêtant parce que ça supposerait l’idée qu’il y aurait quelque progrès dans cette affaire, or ce n’est pas sûr qu’il y ait toujours du progrès de ce côté-là). On peut concevoir aussi que, en Occident en tout cas, la mention du discours de la science ait fait perdre de son importance au religieux en tant qu’il serait le seul discours à être capable de faire lien social, ça viendrait un peu nous déprendre de ce « religarer ». En ce sens, la république est quelque chose qui vient se substituer au religieux. Il faut relire quelques textes de la révolution française où l’on voit comment il y avait la mise en place d’un culte de la raison, il y avait des gens qui finissaient par s’inquiéter du fait qu’éventuellement c’était bien de rompre avec le catholicisme mais que la dimension spirituelle et religieuse de la révolution et de la raison pouvait aussi déboucher sur une sorte de nouveau polythéisme.

 

Cette dimension du vivre ensemble est fondamentale. Nous avons le plus grand mal à nous passer de la dimension des religions, même les athées sont la plupart du temps, quand ils sont trop virulents, dans une position religieuse. Ils se soutiennent de la croyance que Dieu n’existe pas. Et pour la plupart, nous avons besoin, semble-t-il, de cette dimension eschatologique, pour échapper à notre statut d’être fait pour la mort ; nous avons besoin d’autre chose c'est-à-dire d’un récit, de quelque chose qui nous inscrive, qui nous permette de supporter la condition qui est la nôtre. Inutile de dire que ce « religarer », c'est-à-dire cette religion en tant qu’elle fait lien social,  suppose un minimum d’hystérie, c'est-à-dire d’adhésion à la croyance. Nous croyons et nous croyons ensemble, et de ce point de vue-là, ça fait effectivement lien social. Le lien social c’est toujours quelque chose d’extrêmement précieux mais éventuellement ça peut se payer au prix fort. Dès que vous avez l’intention de faire un pas de côté, d’aller raconter de telles absurdités comme quoi la terre ne serait pas le centre du monde et tournerait autour du soleil, ça pouvait vous valoir le bûcher. On voit aujourd'hui  comment chez les créationnistes aussi bien saoudiens qu’américains, le darwinisme, ça ne passe pas. Nous en tant que psychanalystes,  nous disons simplement que l’homme descend du songe, c’est tout, on ne prend pas position.

Et ce qui m’intéresse,  c’est existe-t-il la possibilité d’autres systèmes qui ne soient pas fondés sur  cet amour pour le UN? Alors évidemment les choses sont un peu compliquées, parce que ça suppose quand même un minimum d’hystérie, ça suppose d’y croire à ces mythes, mais je vais oser l’opération un peu folle de considérer qu’on puisse, par hystérie, croire à des mythes qui au fond reposeraient sur des mécanismes qui sont à l’inverse de l’hystérie, et qui seraient des mécanismes qu’on retrouve dans la phobie.

Pourquoi est-ce que je prends la peine de vous expliquer ça ? C’est que si je ne fais pas ce détour en vous disant il y a un minimum d’hystérie qui fait que ça fait lien social et qu’on y croit, le risque c'est, si je vous dis « ils fonctionnent comme des phobiques », vous allez me dire, et à bon escient, vous êtes en train de les « psychopathologiser ». Or, je ne les « psychopathologise » pas, j’essaye juste de repérer quels sont éventuellement les mécanismes qui seraient à l’origine d’un type de croyance, une croyance qui ne serait pas la même que dans le « religarer », qui serait une croyance qui se défierait de l’effet homogénéisant et unificateur du Un. Mais ça suppose néanmoins quelque chose d’une hystérie minimum pour y adhérer, pour faire lien social, pour que ce soit la croyance du groupe.

Et soyons fou ! Osons imaginer qu’il y ait d’un côté le Un qui procède par identification, nomination, qui vient vous fonder en tant que sujet et puis qu’il y ait d’autres possibilités, d’autres modalités de mise en place de la subjectivité. Et je pense notamment au fait que l’introjection peut être une modalité de mise en place de la subjectivité et qui serait différente de l’identification. Ce n’est pas un hasard si dans l’ontologie amazonienne le cannibalisme joue un rôle extrêmement important. Cannibalisme ne veut pas dire qu’on se nourrit tous les jours avec 500g de steak humain, le cannibalisme c’est une opération où vous pouvez manger ne serait-ce qu'une toute petite partie du corps de l’autre, il suffit que cette partie soit cuisinée et que chacun en mange un petit peu. Cette opération est symbolique (on retrouve le symbolique), elle est opérante, ça fonctionne, mais ce n’est pas la même manière de prendre connaissance du monde.

 

La querelle de Valladolid, où il faut saluer le courage des Jésuites et je leur rends hommage dans ce lieu qui me semble assez approprié, ont bataillé ferme pour tenir  l’affirmation que les Indiens du Nouveau Monde n’étaient pas des animaux à apparence humaine mais qu’ils étaient dotés d’une âme. Tout de même ce n’était pas l’avis de tout le monde. Et dans la confrontation, le choc qu’a pu représenter la conquête du Nouveau Monde, et bien les Indiens, eux en retour, étaient persuadés que Cortès et ses hommes étaient des dieux. Comment tester ?

Du côté des Jésuites, on teste en faisant parler, c'est-à-dire la question de la vérité est du côté du langage. Du côté des Indiens on trempe les prisonniers dans l’eau, c’est logique, si ceux sont des dieux, ça ne va absolument rien leur faire, si ce ne sont pas des dieux, ils vont se mettre à pourrir, et effectivement c’est ce qui se passe. Ce ne sont pas des dieux. Il y a là une interrogation, l’une qui porte sur l’âme, et l’autre qui porte sur le corps. Il n’y a pas que chez les Indiens, Jean-Pierre Warnier, m’a rapporté une pratique qui est tout à fait en vogue au Cameroun, même encore aujourd’hui. On pensait qu’avec la colonisation, avec le christianisme, l’introduction de l’écriture, bref l’introduction de la civilisation, cette pratique allait disparaître. D’ailleurs l’état colonial et l’Eglise catholique avaient combattu cette pratique et aujourd’hui, le gouvernement Camerounais, la combat lui aussi. C’est une pratique de quête de vérité un peu bizarre, vous en conviendrez, sous nos latitudes, qui consiste quand quelqu'un est décédé et qu’il y a un soupçon le concernant, concernant le fait qu’il ait été victime de la sorcellerie ou qu’il ait lui-même été un sorcier, à pratiquer une autopsie vernaculaire. La chose est très simple, une fois que la personne est décédée, on prend une machette, on lui ouvre le bide du pubis jusqu’à la pomme d’Adam et menton, on sort les entrailles, on les étale sur le sol, et on les lit. Il y a une sémiologie : si, par exemple, le chirurgien vernaculaire prend une petite paille, prend de l’eau dans sa bouche et introduit la paille dans l’urètre, souffle et que la vessie se gonfle c’est que la personne n’a pas été réduite en esclavage sur une plantation occulte par un des membres de sa famille. En revanche si on ne retrouve pas la vessie, c’est la preuve que cette personne a été réduite en esclavage par un membre de sa famille, que celle-ci a touché directement sur son compte en banque les salaires qui étaient versés au titre du travail sur la plantation occulte. Vous avez des photos extrêmement impressionnantes, qui datent de 1939, où on voit un type comme ça, décédé avec le ventre ouvert. Une fois l’autopsie vernaculaire pratiquée, les sages du village se réunissent et disent ce monsieur était un sorcier ou était une victime de la sorcellerie. Si c’est une victime de la sorcellerie, il reçoit une sépulture normale, il a droit de cité parmi les morts du village. Si, en revanche, c’est un sorcier, on va lui faire une tombe en brousse, creuser un trou, mettre des épineux au fond et on va l’enterrer à plat ventre contre les épineux, reboucher et rien ne marquera sa tombe.

Vous voyez pour ma part j’ai tendance à penser qu’à bien des égards, la colonisation n’a pas changé grand-chose, c'est-à-dire qu’il y a un socle justement lié à ces questions que j’essaye d’aborder sur l’importance éventuellement de l’imaginaire par rapport au symbolique qui reste tout à fait d’actualité et qui définit un type de lien social dans certaines régions du monde qui n’est pas du tout le même que le nôtre. C’est ce qui éventuellement permet aussi d’établir les bases d’une résistance à la pénétration du capitalisme et du marché dans ces zones-là, c'est-à-dire le maintien d’un type de lien social qui ne fait pas la belle part à l’individualisme, même si sans doute c’est en recul, mais il y a des choses comme cela qui sont tout à fait intéressantes à étudier du point de vue anthropologique et qui me semblent tourner autour de ce que c’est qu’un sujet, comment ça fonctionne.

 

J’avance encore, je vous ai dit que du côté du christianisme, des grands monothéismes et des énothéismes, il y a la possibilité de penser la castration comme étant quelque chose d’individualisée. C’est encore plus marqué en Occident avec l’invention du discours de la science, car avec Descartes, nous avons le sujet de la science ; c’est pour cela que le sujet de la psychanalyse est contemporain du sujet de la science ; seul le sujet de la science est capable de se départir de lui-même pour se regarder fonctionner et considérer qu’il porte une part de responsabilité dans ses symptômes. Partout ailleurs, quand un symptôme se présente, il y a une explication exogène : c’est soit les ancêtres, soit les esprits, soit ses parents qui ont commis telle ou telle faute et la conséquence lui tombe dessus. Ou alors c’est lui-même qui a commis de mauvaises actions et par le biais de la réincarnation il se retrouve dans telle ou telle situation.

Mais c’est toujours des explications qui, au fond, visent à restreindre la part du réel. Alors quel que soit ce qui arrive, c’est dû aux ancêtres et aux esprits ; cette position on la rencontre avec la notion de providence divine. Pendant tout le moyen-âge, on a pensé que nos actions étaient déterminées par la providence divine et on avait peu l’idée même de la responsabilité. L’idée de la responsabilité suppose que tout ne soit pas déterminé par dieu ou par les ancêtres ou par les esprits ; de ce point de vue-là, le protestantisme c’est presque au fond la dernière étape avant le laïcisme (cf Max Weber). La notion de responsabilité individuelle  est démultipliée dans le protestantisme, parce qu’il n’y a pas, par exemple le rituel thérapeutique telle que la confession. Vous allez encore aujourd’hui à Santiago du Chili, j'y suis allé il y a deux ou trois ans, vous avez des choses impressionnantes ; dans la nef centrale ou dans les allées de la cathédrale de Santiago, vous avez des confessionnaux qui ne sont pas fermés comme ici, ils sont ouverts, le prêtre est visible et puis les gens font la queue et quand ils vont se confesser, ils se font engueuler en public. Le prêtre les menace avec sa main comme s’il allait les gifler, leur tirer l’oreille, il les engueule devant tout le monde, et ça marche.

Ce que je veux dire c’est que les protestants ont choisi d’introduire un principe qui est celui de l’immédiateté de la créature par rapport à dieu « il n’y a nulle intercession possible de la part d’un membre du clergé pour venir vous absoudre de vos péchés », c’est dans le seul dialogue que vous allez entretenir entre votre conscience et la puissance divine, que vous allez pouvoir vous absoudre ou trouver des circonstances atténuantes qui vous seront octroyées par vous-même. Elles sont extrêmement difficiles à s’octroyer, ça débouche sur deux attitudes : soit le développement de la responsabilité individuelle, soit au contraire une espèce de piétisme qui consiste à considérer que toutes les décisions doivent être prises par le pouvoir temporel et on en assume pas la responsabilité.

 

Pour revenir aux systèmes symboliques où l’imaginaire jouerait un rôle d’étayage du symbolisme par la démultiplication des représentations de l'instance symbolique, les représentations du phallus, on est là susceptible de retrouver des éléments qui se rapportent à la clinique de la phobie ; je ne vais pas nécessairement aborder les choses avec le nœud, j’ai déjà évoqué le nœud ; on pourrait aussi mentionner le fait que dans certaines cultures il y ait la nécessité de recourir à des marquages réels sur le corps pour écrire la différence des sexes.  Comment comprendre — et je ne cherche en rien à justifier ce genre de pratiques — que des mères maliennes pendant très longtemps ont encouru le risque de s’adonner à des pratiques mutilatrices sur leurs filles alors qu’elles savaient pertinemment que c’était radicalement interdit par le droit positif français et qu’elles allaient encourir la sévérité de la loi. Mais elles étaient confrontées au dilemme qui consistait à soit obéir à la loi française, et alors transgresser une loi traditionnelle qui était que si elles ne mutilaient pas leurs filles, leurs filles n’auraient pas de sexe.

C'est-à-dire que justement dans ce genre de système symbolique la différence des sexes a du mal à valoir, à s’écrire. On ne peut pas écrire les mathèmes de la sexuation de manière aussi simple dans ces systèmes et il faut recourir à des tatouages, à des inscriptions tégumentaires, des marquages, des scarifications, évidemment la circoncision pour les hommes et puis l’excision voire l’infibulation pour les femmes. Comme si l’écriture était déjà là avant d’être inventée, ce qui relativise d’une certaine manière la différence entre les sociétés de traditions dites orales et les sociétés avec l’écriture, même si effectivement on ne peut considérer les marquages sur le réel du corps, les scarifications, les tatouages et autres comme une forme d’écriture ; ça produit de la lettre, néanmoins ce n’est pas l’écriture au sens strict du terme parce que ça ne codifie pas des sons, mais ça produit un effet symbolique qui fait que même ces sociétés ne sont pas sans écriture  bien que l’écriture n’ait pas encore été inventée ou n’y ait pas encore été introduite.

 

D’ailleurs c’est quelque chose de tout à fait passionnant, c’est que l’objet et la lettre n’ont pas nécessairement besoin de l’alphabet. Vous prenez les hiéroglyphes égyptiens, de ce point de vue-là ils sont tout à fait intéressants ; vous avez l'invention d’un système qui permet de codifier les sons mais qui repose sur des caractères, sur des représentations figuratives, avec là aussi un effet qui touche à une croyance qui est religieuse mais qui a plus à voir avec ce que je vais essayer de développer après, c'est-à-dire la croyance quasi magique de la puissance de certains objets représentés. On retrouve, Jean Allouch a souligné cette affaire, on retrouve dans certains hiéroglyphes une pratique qui était celle de certains scribes : quand l’animal était extrêmement puissant, un grand bovidé ou un lion, on retrouvait des procédés qui consistaient à saboter le hiéroglyphe soit en faisant un trait pour le couper en deux, soit en remplissant de plâtre un endroit qui devait être en creux. L’explication qu’on peut en donner c’est que si la représentation de l’animal avec sa puissance était trop parfaite, elle pouvait inviter la puissance à venir s’y loger ce qui du coup conférait une dimension de pouvoir, de puissance magique à la représentation, et il fallait la saboter pour que la puissance de l’animal ou de son esprit ne veuille pas venir s’y loger et y trouver abri.

 

Nous sommes entourés d’éléments de puissance, même si nous avons réussi communément à venir tous les hiérarchiser, les subsumer, sous cet Un, en tant que nous l’adorons. Or on sait qu’il existe des cultures où ce Un ne fait pas l’objet de l’adoration et qu’il y a quelque chose d’un refus de l’homogénéisation du monde, un refus de sa coordination, du fait que les choses acceptent d’être organisées de manière hiérarchisées par le symbolique. Au fond l’organisation et le fait que tout vienne se subsumer sous le Un, c’est d’une certaine manière ce que Max Weber a pu appeler « le désenchantement du monde ».

Or il y a des ontologies, disons des ontologies plus que des cultures puisque c’est beaucoup plus puissant de définir les choses du point de vue de l’ontologie, où le Un n’est pas venu homogénéiser les choses et la semaine prochaine je vous produirai un certain nombre de représentations picturales qui vous permettront de voir ce qu’il en est quand, par exemple, on regarde une toile d’avant l’invention de la perspective. On n’a pas l’aide qui vient structurer, organiser notre regard et qui nous facilite grandement les choses, on est obligé d’aller d’une zone de la toile à une autre, de constater les détails, puis d’aller vers une autre zone, de lire les détails et vous trouvez là quelque chose d’une caractéristique centrale de la phobie qui fait qu’on apprécie beaucoup les phobiques, c’est qu’ils ont un sens de l’observation à nul autre égal. Ils ont un sens du détail tout à fait fondamental. Nous, nous sommes pris par notre hystérie, et nous allons directement à l’essentiel ; c'est-à-dire dans la représentation nous allons vers le point de fuite, c'est très commode, ça nous permet de nous déplacer dans l’espace sans avoir à payer un tribut à l’imaginaire.

Mais certaines ontologies ont pu faire le choix de payer plutôt un tribut à l’imaginaire, plutôt qu’au symbolique, par le biais d’une adhésion à une croyance, qui, pour commode qu’elle soit, néanmoins réduirait leur sens de l’observation et du détail. Notamment cela les amènerait à considérer et à rentrer dans le naturalisme, pour reprendre l’une des catégories élaborée par Philippe Descola, c'est-à-dire au fond une ontologie qui est la nôtre où il y aurait une discontinuité des intériorités, nous serions les seuls à être dotés d’une intériorité, de la capacité de manipuler le symbolique,  nous serions radicalement séparés du règne animal et du monde de par le fait que nous serions les seuls à être dotés d’une conscience et d’une intériorité. En revanche nous posons l’idée, j’emprunte là aussi l’idée à Philippe Descola, d’une continuité de la physicalité, c'est-à-dire quelles que soient les créatures vivantes sur cette terre, elles relèvent de la chimie du carbone. Donc nous appartenons tous au règne animal et à la biologie moléculaire. Et de ce point de vue-là, il y a une continuité.

 

Et bien il y a des ontologies où il y a une continuité d’intériorité et une discontinuité de l’apparence qui fondent un autre rapport au monde. L'ontologie n’est pas du tout la même puisqu’il est, dans cette ontologie, parfaitement  admissible que les animaux vous parlent et que votre chaman puisse vous rendre compte de leurs intentions puisqu’il a la capacité d’opérer une métamorphose qui lui permet d’emprunter le corps d’un autre.

 

Sur cette évocation d’un monde qui ne serait pas désenchanté, je vous dis à la semaine prochaine.