Pierre-Yves Gaudard : Que nous apprend la clinique de la phobie sur les sociétés traditionnelles ? - 1

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EPhEP, MTh3-ES11, le 16/11/2015

Psychopathologie et anthropologie

  

Je pense que l'actualité, aussi douloureuse qu'elle soit, doit nous conduire à considérer que les questions de la psychopathologie et de ce qu'est un fait clinique aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif,  vont interroger ce qui s'est  passé. J'entends cette année, alors qu'on avait déjà réfléchi à cette question l'année dernière, essayer de tirer  nos enseignements et la recherche de l'école du côté de la radicalisation, comment ça fonctionne, en quoi ça nous concerne, si elle a à voir avec la folie ou si l'idéologie, le rapport pathologique à l’idéal sont des clefs explicatives, du côté de la psychologie des masses en tout cas ;  je crois que ces évènements malheureusement nous conduisent à devoir insister sur ces faits et dans vos travaux et surtout les travaux de recherche qui sont ceux de vos enseignants, c'est une question qui ne manquera pas d'avoir tout le poids qu'elle doit avoir et si vous avez des questions, si vous avez des remarques, si vous souhaitez que l'école se penche sur telle ou telle question qui vous apparaît importante, évidemment, nous sommes à votre écoute. Nous ferons en sorte que cela puisse déboucher sur un certain nombre de travaux qui, je crois, ont toutes leurs places dans la cité aujourd’hui.

Je me suis personnellement rapproché de la Miviludes, il y a quelques mois, pour leur parler de l'école et pour leur indiquer que cela pouvait être le lieu de formation des gens qui se spécialisent un peu sur ces questions. Nous sommes en pourparlers, je ne peux pas vous en dire plus pour le moment mais j'entends bien que l' EPHEP prenne toute sa place dans cette affaire qui nous concerne tous et qui me semble extrêmement importante.

Voilà, c'est tout ce que je voulais vous dire et je crois que de la part de cette école qui se spécialise et qui a vocation à être un lieu de formation de qualité en psychopathologie, il est légitime que nous nous penchions sur ces questions. Nous connaissons tous soit des gens qui ont été victimes, soit des gens qui connaissent eux-mêmes des gens qui ont été victimes.

Si d'aventure un jour, il vous arrivait de me poser la question de savoir ce que c'est le Réel, eh bien le Réel, là, on l'a pris en pleine gueule parce que c'est toujours comme cela que cela se manifeste c'est-à-dire quelque chose que l'on ne peut pas prévoir, auquel on ne s'attend pas.

           

Je voudrais cette année, j'ai intitulé mon enseignement : Que nous enseigne la clinique de la phobie à propos des sociétés, on aurait pu dire, traditionnelles mais c'est trop imprécis et trop vaste et je dirai, de manière plus restrictive : Qu'est-ce que nous apprend la clinique de la phobie à propos des sociétés animistes ?

Et, j'entends d'abord faire un petit retour sur l'histoire de la relation ou des relations tumultueuses entre l'anthropologie et la psychanalyse parce que bien souvent ces relations se sont construites autour d'affrontements que je qualifierais de mythiques.

Le premier d'entre eux c'est la question, par exemple, de l’universalité du complexe d’Œdipe. Est-ce que le complexe d’Œdipe est un micro-mythe freudien, voire autrichien et n'ayons pas peur d'être encore plus restrictif, pourquoi pas viennois de la fin du XIXème siècle ? Ou, est-ce que cela correspond à quelque chose qui aurait une quelconque universalité ?  

Et, je crois que la réponse, aujourd'hui est claire : le mythe d’Œdipe est sans doute caractéristique de la société occidentale mais ne peut pas être considéré comme étant quelque chose qui réponde à des critères d'universalité concernant toutes les cultures.

Néanmoins, ce qui me semble tout à fait décisif dans le complexe d’Œdipe est un des avatars concernant la société occidentale que l'on retrouve sous d'autres formes dans toutes les autres sociétés. Il n'existe pas d'exemple de société humaine où il n'y ait pas de mise en place d'un dispositif qui vienne, d'une manière ou d'une autre, amputer la jouissance.

 

Autre mythe qui a joué un rôle tout à fait décisif dans les relations entre l’anthropologie et la psychanalyse : c'est ce que justement Freud n'a pas présenté comme un mythe, à savoir, dans « Totem et tabou » le passage du père de la horde à celui de père symbolique, du mâle dominant de la horde, devrais-je dire, à celui de père symbolique dont s'origine le groupe. Vous savez que pour Freud, il y avait un mâle dominant que les éthologues appelleraient le mâle Alpha qui avait accès à toutes les femmes alors que les frères étaient relégués hors sexualité. Ils ont décidé de s'unir, de passer un pacte qui consistait à ce que plus aucun d'entre eux ne se laisse aller à occuper cette place du mâle dominant et donc que plus aucun d'entre eux n'aurait accès à toutes les femmes. Unis, ils ont tué le mâle dominant et l'ont ingéré au cours de ce que Freud appelle un repas totémique ; une fois ingéré, le mâle dominant a entrepris de se venger en les mordant de l'intérieur c'est-à-dire en s'attaquant aux estomacs des frères qui l'avaient ingéré et il semblerait que ce soit l'origine du terme de « remords » : ça mord depuis l'intérieur.

Ce faisant, cet acte aurait marqué du sceau de la culpabilité la psyché humaine, je rappelle que Freud est un des adeptes du Lamarckisme, le Lamarckisme n'étant pas tout à fait la même chose que le Darwinisme dans la mesure où il postule que c’est la pression du milieu qui produit la mutation. Et donc, pour Freud, je vais expliquer un peu plus, la pression du milieu produit la mutation c'est-à-dire qu'elle la détermine, ce qui n'est pas complètement idiot d'ailleurs puisque les travaux d'épigénétique les plus contemporains montrent qu'effectivement le milieu et les interactions langagières peuvent avoir un effet sur les connexions neuronales. Mais, toujours est-il, pour le Lamarckisme c'est la pression du milieu qui va entraîner la mutation alors que pour le Darwinisme la mutation est aléatoire et constitue en fonction du milieu soit un avantage comparatif pour les mutants dans le « Struggle for life » ou, au contraire, elle constitue un inconvénient qui va les conduire à, petit à petit, être éliminés. C'est ça la différence entre le Darwinisme et le  Lamarckisme.

Mais pour Freud, cette expérience qu'il décrit comme étant celle de la horde primitive, se serait renouvelée des milliers et des milliers de fois et aurait fini par marquer le fonctionnement psychique des humains du sceau de la culpabilité ; c’est dans « Totem et Tabou » qu'il développe cette thèse, ce à quoi les anthropologues répondent, de même que les archéologues, en disant qu’ils n’ont aucune trace de tels faits, que rien ne leur permet de considérer que cela a effectivement eu lieu et que Freud semble avoir inventé là quelque chose qui semble lui être utile dans le cadre de la théorie analytique mais qui ne correspond à rien de ce qui se serait passé.

 

Je pense que les anthropologues et les archéologues ont raison, c’est-à-dire que Freud, de ce point de vue-là, a fait appel à des choses qui n'ont sans doute jamais existé mais que ce n'est pas très grave dans la mesure où on peut considérer, on peut donner un statut de mythe scientifique à cette histoire et à ses conséquences. Il est absolument indispensable qu'il y ait une exception qui vienne fonder l'universalité de la règle. Pour le dire avec le langage des psychanalystes, le mâle dominant de la horde ou le père symbolique c'est, au fond, le signifiant qui est le seul susceptible de se signifier lui-même et qui de ce point de vue-là fait exception alors que la définition d'un signifiant c'est d'être incapable de se signifier lui-même.

Si je vous dis « un sou est un sou », vous voyiez bien comment le deuxième sou introduit une signification supplémentaire par rapport au premier dans la mesure où en écrivant ce qui serait l'équivalent « A = A » je viens introduire l'idée de la parcimonie, c'est-à-dire « un sou est un sou » ça désigne beaucoup plus que le simple sou, ça désigne le fait qu'il n'y a pas de petites économies. Donc le signifiant ne se signifie pas lui-même et ça c'est la règle, c'est la meilleure définition de ce que c'est qu'un signifiant, un signifiant a toujours besoin des autres signifiants pour se signifier lui-même (inaudible en provenance de la salle) ou, pour être plus rigoureux encore, a toujours besoin des autres signifiants pour produire de la signification. Il ne peut pas se signifier lui-même ! C'est mieux dit comme ça.

 

 Là, nous touchons à quelque chose qui me semble tout à fait fondamental, c'est qu’il n'existe effectivement aucun exemple de société humaine sans que n’y soit absolument déterminant notre système de communication fondé sur la double articulation signifiante. La double articulation signifiante c'est que nous combinons ce que les linguistes appellent des phonèmes, qui sont les plus petites unités de son. Chaque langue a dès lors une structure phonologique, je crois que pour le français, si ma mémoire est bonne, c'est 35 phonèmes qui constituent la structure phonologique du français et il y a donc des phonèmes que votre appareil phonatoire est susceptible de produire qui n’appartiennent pas à la structure phonologique du français. Mais quand vous parlez … d'ailleurs Lacan a emprunté la notion du symbolique à cause de Lévi-Strauss … Lévi-Strauss dit que l'activité « inconsciente » de l'esprit - je vous mets en garde, « activité inconsciente de l’esprit » cela ne signifie absolument pas : inconscient au sens freudien ou lacanien du terme -  c'est une pure activité automatique qui est fondée sur la combinatoire. C'est-à-dire que quand je vous parle je ne fais après tout que combiner des phonèmes et je n'y réfléchis pas ; si je devais attendre de bien réfléchir au  phonème qui doit suivre celui que je viens d'employer pour que la combinatoire puisse me permettre de produire telles ou telles significations, vous seriez endormis depuis longtemps avant que j'aie fini de prononcer ma phrase. Donc, c'est une activité automatique, nous combinons des phonèmes, c'est le premier niveau de l'articulation signifiante et le deuxième niveau de l'articulation que nous allons combiner c'est ce que les linguistes appellent des morphèmes c'est-à-dire les plus petites unités, non plus de son mais de sens. Evidemment, on peut constater que certains phonèmes sont en même temps des morphèmes c'est-à-dire que A c'est à la fois un phonème et en même temps un morphème. La langue ne fonctionne que par ce biais-là, nous ne produisons de la signification que parce que nous n’arrêtons pas de combiner des phonèmes.

 

Lacan, de ce point de vue-là, a tiré les conséquences les plus radicales de l'enseignement de Saussure puisque celui-ci avait élaboré un algorithme du signe linguistique où il prétendait que c’était le signifié sur le signifiant ; le signifié étant le concept et le signifiant étant une image acoustique, l'image acoustique n’étant non pas simplement un son dans sa matérialité mais l'effet que produit sur votre cerveau, le son quand vous l'entendez. Lacan a proposé donc de renverser l'algorithme du signe linguistique, c'est-à-dire qu'il n'écrit pas uniquement petit s sur grand S mais il retourne l'algorithme du signe linguistique et il pose le primat du signifiant, c'est le signifiant qui est premier et c'est en juxtaposant, en combinant des signifiants qu'on produit de la signification il y a pas besoin que tel signifiant soit attaché de manière plus ou moins élastique à un signifié. Vous avez là quelque chose qui concerne toutes les sociétés humaines. Même les sociétés où on pratique les langues à clics, je pense à certaines ethnies de Tanzanie autour du lac Manyara ou à des ethnies du Kalahari qui pratiquent des langues à clics. Ces clics sont des phonèmes qui sont mélangés avec d'autres phonèmes et c'est le même système. Si vous avez vu ce film, assez drôle, très drôle même « Les Dieux sont tombés sur la tête » vous en avez une bonne illustration.

Donc, notre système de communication est commun à tous les êtres humains ; il est toujours fondé sur la double articulation signifiante, il n'y a pas d'exception. Et ça nous différencie des animaux, en tout cas des animaux sauvages, parce que les animaux domestiques, eux, sont traversés aussi par le signifiant et dès lors sont susceptibles de développer des symptômes. Mais l'animal sauvage, lui, n'est en rien traversé, ni affecté par le signifiant. Et ça ne veut pas non plus dire – et je le précise parce que ça a son importance pour ce que je vais vous dire par la suite – ça ne veut pas non plus dire que les animaux ne sont pas capables de penser, voire, je vais plus loin, ça ne veut pas non plus dire qu’ils ne sont pas capable de parler. Or, ils ne parlent pas, ce qui ne veut pas dire qu'ils n'ont pas de conscience. Ils ont une conscience, si je reprends le couple conceptuel hégélien entre la conscience en soi et la conscience pour soi, de toute façon ils ont une présence au monde et une conscience en soi mais, mêmecertains animaux peuvent avoir une conscience pour soi en soi qui néanmoins n'en passe pas par le langage au sens d'un langage doublement articulé ; ce qui ne veut pas dire qu'ils n'ont pas de langage et ce qui ne veut pas non plus dire qu'ils ne seraient pas susceptibles de parler.

Ce qui fait qu'ils ne parlent pas, c’est qu'ils n'ont pas l'appareil phonatoire qui permette de le faire. C'est-à-dire cet appareil qui nous permet de produire des sons en expulsant de l'air et en obstruant l'orifice de telle ou telle manière, en obstruant l'orifice buccal de manière à ce que cette obturation produise des consonnes, des sons différenciés. Et à partir du moment où vous êtes capable de produire des sons qui se différencient par l'obturation que vous produisez avec votre bouche, pour parler simplement, vous produisez des phonèmes.

On peut même aller plus loin en disant que les voyelles sont des sons produits sans obturation et qu'elles sont l'expression d'une jouissance et, je reviens au premier point, il n'y a pas d'exemple de société où il n'existe pas de dispositif d'amputation de la jouissance. L'interdiction d’écrire les voyelles dans certaines écritures sémitiques pourraient appartenir à ce dispositif d'amputation de la jouissance. Vous devez suffisamment connaître le texte pour être capable de prononcer les voyelles mais on ne les écrit pas. On n’écrit que les consonnes parce qu'elles sont acceptables, il y a de l'amputation, il y a de l'obturation.

Mais, après tout, on peut très bien imaginer que si les animaux étaient dotés d'un appareil phonatoire qui leur permette de produire des sons différenciés et de les combiner ils seraient parfaitement capables de parler. Ce n'est pas le cas ! On peut toujours faire une espèce d'étude phonologique de l'aboiement on ne parviendra pas à produire suffisamment d'unités permettant une combinatoire. Ce qui ne veut pas dire non plus que les animaux n'ont pas de langage parce qu'on sait très bien que les abeilles sont parfaitement capables, par le biais de la danse et l'utilisation des rayons du soleil, d'indiquer d'une manière extrêmement précise les coordonnées d'une plante, d'une fleur qu'elles indiquent à leurs congénères comme devant être butinées dans l’intérêt de la ruche. Et là, vous voyez comment c'est un langage extrêmement précis qui ne permet pas notamment ce qui est central dans notre instrument de communication à nous, à savoir son imperfection c'est l'équivoque signifiante. Aucune abeille ne répondra à celle qui vient lui intimer l'ordre d'aller butiner telle ou telle fleur : « Non je suis désolée, je préfère aller butiner ma copine ».

Donc, notre système de communication est bien spécifique et concerne toutes les sociétés humaines avec cette difficulté de l'équivoque signifiante que je peux illustrer, par exemple, vous allez écrire la phrase suivante qui quand on fait de l'ethnologie c'est toujours extrêmement important :

            « Il n'avait pas la main pure » (ou écrire) « Il n'avait pas l'âme impure »

J'aimerai bien savoir comment vous l'écrivez !

           « Eve dit à Adam passe-moi ta brosse à dents » (ou écrire) « Eve dit ta dent passe-moi ta     brosse Adam».

Alors, là, vous voyez comment l’orthographe et la grammaire nous sont utiles mais je vais même vous donner un exemple d'équivoque signifiante où l'orthographe vous servira à rien, ça ne pourra même pas vous sauver si je vous dis :

            « La vieille porte le masque »

Est-ce que c'est une vieille qui fait la gueule) ou est-ce que c'est quelqu’un qui est masqué par une vieille porte ?

           

M. Cohen - Vous parlez des animaux domestiques qui seraient sensibles au signifiant ; est-ce que ce ne serait pas plutôt un réflexe pavlovien, il faut peut-être enlever le signifiant dedans parce que comme les chiens saliveraient à, je ne sais pas, à un bruit etc… Est-ce que ce ne serait pas une réponse plutôt pavlovienne plutôt que de mettre le signifiant dedans?

           

J.Y. Gaudard - L'entrée de celui qui nourrit dans la salle où il y a le chien provoque certaines réactions et c'est effectivement un réflexe pavlovien, il y a le coup de sifflet aussi. Là, on est déjà du côté du signifiant un petit peu mais le fait qu'un animal réponde à son nom c'est bien qu'il est aliéné au fait que vous utilisiez ce signifiant, en tant qu'il est son nom, il va vous répondre et, en plus, il manifeste une affection, il vous accorde une importance qui est tout à fait… vous ne la rencontrez pas auprès d'un animal sauvage ; de même qu'il va être capable de ne plus s'alimenter parce que vous ne vous occupez pas suffisamment de lui ou parce que vous le délaissez,  alors qu'un animal sauvage !

Si vous voyez un sanglier devant un tas de pommes de terre qui se dit – oh, non, je suis vraiment trop gros, je ne mange pas – Eh bien ! Vous viendrez me chercher. De même, que si vous voyez un étalon qui n'arrive à avoir une érection que si la jument à des bottines mauves avec un talon de 10 cm et 12 œillets pour les lacets. Vous viendrez me chercher. (Rires)

 

Nos activités à nous et, de même que celles des animaux domestiques sont dénaturées par le langage et je vous en montrerai des exemples et notamment dans ce qu'on appelle,l'hypocondrie dans la psychose, c'est tout à fait … ce que l'on prend pour des grandes fonctions biologiques et naturelles du corps sont totalement désorganisées parce que le rapport au symbolique est désorganisé ou parce qu'il n'est pas le même que dans la névrose.

Donc à partir du moment où les animaux domestiques baignent dans le langage, ils en subissent les effets comme les humains, exactement de la même manière et ils vont développer de l'eczéma, ils vont développer des troubles cutanés ou bien ils vont faire des maladies psychosomatiques ou ils vont avoir des traits névrotiques et ça va produire chez eux des symptômes. Enfin ! On n’est pas là pour faire de l'éthologie appliquée.

 

C'est plutôt de l'ethnologie dont je voudrais vous parler et donc la question de la confrontation entre les deux disciplines par le biais du mythe conduit à des malentendus permanents. Ce que je vais vous proposer de manière peut-être trop ambitieuse mais peu importe, je crois qu'il y a une manière de pouvoir aborder les relations entre l’anthropologie et la psychanalyse, qui n'en passe pas par le mythe mais par la question de l'objet et que de ce point de vue-là, on a des choses tout à fait intéressantes et importantes qui nous permettront de traiter des questions telle que celle de l'universalisme perceptif.

            Est-ce que nous percevons tous la même chose et de la même manière ?

            Est-ce que notre rapport à l'espace est le même pour tous ?

Et, il me semble d'emblée que je peux répondre que – Non – puisque entre un névrosé et un psychotique, alors que nous avons le même perceptum, c’est-à-dire que nous avons les mêmes yeux, les mêmes oreilles, néanmoins, nous ne vivons pas dans le même espace et nous ne le percevons pas de la même manière. Donc, rien n'interdit de penser que justement la perception que nous pouvons avoir de l'espace n'est pas la même pour tous et c’est à partir de la question de l'objet et de sa mise en fonction que nous pourrons traiter ces questions, notamment j'essayerai de vous montrer comment il me semble que l'animisme ne renvoie pas à un espace qui serait structuré par le Un de la même manière que les religions monothéistes ou les religions polythéistes mais plutôt que polythéistes j'emploierai le terme d'hénothéistes c’est-à-dire les religions qui, bien qu’ayant plusieurs divinités, sont néanmoins toujours structurées autour d'une divinité principale, d'un dieu qui est « Primus inter pares » c'est le cas des Grecs, c'est le cas des Romains et c'est le cas du panthéon hindou aussi. Il y a une pluralité fonctionnelle des divinités mais néanmoins elles renvoient toujours à un principe et à la question du Un. Or, dans l'animisme ce n'est pas le cas, ce qui suppose aussi un type de croyance qui est tout à fait particulière et qui est une croyance qui suppose du Un parce qu’ils parlent comme vous et moi. Donc le Un, ce fameux Un auquel je faisais référence il y a un instant en tant qu'il est l'exception qui vient fonder l'universalité de la règle et pourquoi ne pas le nommer dès maintenant, même si je suis appelé à y revenir parce que si je vous le donne dès maintenant dans sa forme la plus dénudée ça va en effaroucher certains ! Le phallus pour ne pas le nommer ; il est opératoire puisque il est absolument indispensable pour que nous puissions parler, en tant qu'il est le signifiant qui se signifie lui-même et qu'il vient arrimer la chaîne signifiante.

Donc, il (le phallus) est présent, même dans les systèmes animistes, mais il ne va pas pour autant structurer l’espace comme étant homogène. Et la clinique de la phobie, de ce point de vue-là, nous est tout à fait précieuse dans la mesure où un phobique n'est jamais confronté à un espace très homogénéisé par le Un. Il est toujours confronté à un espace qui est pluriel et qui est susceptible de s'ouvrir sur un nouvel espace susceptible de l'avaler. Notamment sur les grands espaces publics, les grandes avenues, les grandes places, le point de fuite est toujours une menace parce que ça peut toujours s'ouvrir sur un nouvel espace qui est susceptible d'avaler le phobique. De même la phobie des animaux dont on se dit qu’elle  n'a absolument rien à voir avec la phobie des grands espaces mais de toutes façons, la seule manière de traiter la phobie c'est de se comporter en phobique c’est-à-dire de faire des listes des différentes modalités de la phobie en utilisant les termes les plus savants qui soient, en ayant recours au grec pour faire des listes de différentes phobies. Or ce qui est intéressant c'est qu’à partir du moment, comme le dit Charles Melman, où la phobie est une maladie de l'imaginaire,  on trouve le moyen de montrer que la phobie des animaux et l'agoraphobie ou la phobie des grands espaces fonctionne sur le même principe ; c’est-à-dire d'une pluralité d'espaces qui n'ont jamais été homogénéisés.

Si vous faites l'expérience qui consiste à regarder une toile d'avant l'invention de la perspective, vous allez saisir la manière dont votre œil va regarder la toile… quand vous regardez une toile après l'invention, au XVème siècle, de la perspective, votre œil est guidé par l’homogénéisation qu'induit la perspective ; c'est l'homogénéisation du Un, vous allez voir l'image et votre regard va se laisser guider par les points de fuite qui ne sont pas dessinés mais qui orientent votre regard, qui le structurent. Si j'en ai le temps et l’énergie j'amènerai mon ordinateur et les fichiers pour que je puisse vous montrer certains tableaux. Quand votre regard se pose dessus, il est incapable d'être guidé par ce Un, il va se balader un peu partout, analyser les détails puis passer à une autre zone, analyser des détails, puis passer sur une autre zone, analyser des détails, et bien c'est exactement ce que fait le phobique c’est-à-dire il ne s'en laisse pas conter[1] du côté du Un, ça ne fonctionne pas pour lui, il n'accepte pas ce Un dans la mesure où l'accepter se serait renoncer justement à la richesse de sa perception. Il a une perception extrêmement détaillée, extrêmement précise et d'ailleurs ce qui fait des phobiques des gens que nous apprécions particulièrement, c'est qu'ils ont ce sens de l'observation, que notre rapport au Un, en tant que névrosés, conduit autrement ; nous nous reposons sur le Un, c’est-à-dire que nous zappons les détails. Cela nous facilite grandement la vie notamment dans nos déplacements puisque nous avons à faire à un espace qui est homogénéisé donc nous n'avons pas de problème à aller de tel endroit à tel endroit. Le phobique, lui, paye un prix à l'imaginaire absolument considérable dans la mesure où pour aller de tel endroit à tel endroit, il est obligé de traverser plusieurs espaces dont certains peuvent lui être tout à fait inhospitaliers et l'avaler c’est-à-dire si je devais donner une définition en une petite formule, en une petite phrase la distinction entre le paranoïaque et le phobique :

  • Le paranoïaque ça le regarde de partout
  • Le phobique ça peut le regarder

Ce n'est pas du tout pareil. Et, il me semble que dans la clinique de la phobie on est susceptible de repérer justement ce rapport qui fait qu'il y a du Un et, en même temps, qu'on ne s'y soumet pas, que ça n'homogénéise pas l'espace, qu'il y a le sens du détail, qu'il n'y a pas, donc, un type de croyance qui permet de se rapporter au Un. Il me semble que le type de croyance, notamment l'hostilité du phobique à l'endroit de la question du religieux, me semble tout à fait intéressante cliniquement et je fais l'hypothèse qu'on peut la rapprocher du type de croyance qui est celle de l'animisme.

 

Et, je vous entraînerai, si vous êtes d'accord, au cours des quelques séances, du côté de la forêt amazonienne chez les Jivaros notamment en m'appuyant sur les théories qui sont les plus récentes, développées par un anthropologue brésilien qui s'appelle Viveiros de Castro, qui a développé la théorie du perspectivisme et qui dit que, au fond, « mon apparence physique c'est ce qui fonde mon identité numérique et spécifique » mais que là où ça se complexifie c'est que cette identité numérique et spécifique pour reprendre les termes de Leibniz, dépend de qui me regarde - Si c'est un jaguar qui me regarde je me transforme immédiatement en tapir - et les jaguars sont censés avoir une vie sociale exactement comme les humains et tous les animaux sont dotés, enfin, (inaudible) pas tous les animaux pris individuellement mais toutes les espèces, les animaux donc sont susceptibles d'être dotés d'une intériorité qui fait que les capacités à manipuler le symbolique et à faire preuve d’intentionnalité, ne sont pas réservées aux seuls humains.

 

Question - Quand vous dites que le phobique n'a pas de rapport au Un et qu'il est sensible à plusieurs détails, je pense à l'artiste qui croque sur une toile les détails, la lumière etc… pourtant il n'est peut-être pas phobique ? »

 

J.Y. Gaudard - Un artiste, un peintre, tout dépend s'il a recours dans sa toile à la question de la perspective où pas. On peut être un bon peintre c’est-à-dire introduire la perspective dans sa création picturale et y mettre des détails mais si je prenais l'exemple de la toile sans perspective c'est pour vous indiquer un peu quel est le type de regard qui est celui de la phobie, je ne dis pas que les peintres ne sont pas capables de détails tout en ayant recours à la perspective.

C'est sa valeur programmatique que j'entends aborder avec vous autour de ces séances mais avant d'en arriver là je voudrais revenir à la question du rapport entre l’anthropologie et la psychanalyse ; donc j'ai défini une première dimension universelle, celle du langage fondé sur la double articulation. La deuxième dimension universelle,  c'est  le fait qu’il n'existe pas de société sans que soit mis en place un dispositif d'amputation de la jouissance. Et c'est là aussi une des conséquences de  notre système de communication fondé sur la double articulation, du fait que nous parlons. La prohibition de l'inceste est une des conséquences du fait que nous parlons. D’ailleurs, on pourrait très bien soutenir que le dictionnaire est régi selon le principe de la prohibition de l'inceste puisque la règle c'est qu'on ne peut pas définir un mot en ayant uniquement recours à des mots de la même famille.

 

Question - En quoi le phobique reste alors dans la structure névrotique ? Où refoule-t-il ?

 

P.Y.Gaudard - La question de la phobie, est-ce que cela relève de la névrose ou non ? C'est une question, je dirais, de nosographie qui ne m’intéresse pas particulièrement à traiter ce soir ; ce que disent nos maîtres, ce avec quoi je suis plutôt d'accord, c'est qu'il s'agit là d'une plaque tournante, on est entre la psychose et la névrose. Mais c'est toujours extrêmement délicat parce que vous pouvez avoir affaire à des grands phobiques, vous vous dites - Bon, après tout, c'est une phobie, vous allongez le patient et il ressort de chez vous, il est délirant ! - Donc, c'est compliqué, il faut être extrêmement prudent avec ces questions. Mais sans doute que la phobie est une des modalités et là aussi ça m’intéresse pour la question de l'animisme, c'est une des modalités qui permet de crypter l'objet par le biais d'un recours à l'imaginaire qui vient étayer le symbolique. Je pense notamment au dessin de cheval que faisait le petit Hans, cas de phobie célèbre traité par Freud, il s'agit là d'une tentative bien qu'il y ait un défaut du côté du symbolique de faire en sorte qu’on réussisse quand même à crypter l’objet. Voilà, je réponds à la question.

 

Ce qui m’intéresse plus c'est donc, effectivement, la question de la croyance parce que cela va m'amener à la troisième dimension universelle qui est aussi présente et qui concerne aussi bien l'anthropologie que la psychanalyse, c'est qu'il n'existe absolument aucun exemple de société sans phénomène religieux. La religion est un symptôme, qui est aussi dû au fait que nous parlons. L'athéisme dans sa forme la plus virulente est une des modalités du religieux puisque vous avez besoin de la certitude que dieu n'existe pas pour vous soutenir. Ce qui revient exactement au même que si vous étiez un croyant inconditionnel ; c'est la même chose. En revanche, il me semble intéressant d'envisager des systèmes de croyance qui justement ne s'articulent pas ou ne viennent pas se structurer autour de l'hypostasie du Un et il me semble que l'animisme, de ce point de vue-là, correspond justement au fait qu'il n'y a pas d'hypostasie du Un contrairement à tous les monothéismes. L'actualité nous indique à certains égards effectivement que l'hypostasie du Un ça peut conduire à faire n'importe quoi. Aucun des grands monothéismes n'est à l'abri de ce genre de chose.

 

Donc, nous avons tous des systèmes de communication fondés sur la double articulation signifiante, il y a une universalité de la prohibition de l'inceste et le phénomène religieux est présent dans toutes les sociétés.

 

J'ai longtemps essayé de travailler sur l'opposition entre polythéisme et monothéisme mais j'ai abandonné cette opposition parce qu’il me semble, au fond, que ce qui convient le mieux pour désigner les polythéismes, c'est la question de l'hénothéisme. C’est-à-dire, un Un qui est pluriel dans sa spécialisation fonctionnelle, si je puis dire, il y a le dieu de la chasse, le dieu de ci, le dieu de ça, mais au fond il y a toujours le principe du Un. De ce point de vue-là, la rupture ou la grande différence, la différence, j'essaye de la porter comme telle et de travailler avec, il me semble qu’elle est entre les systèmes animistes, qui ont tendance à complètement disparaître évidemment mais qui se maintiennent, il y a des aires géographiques entières où l'animisme continue à fonctionner, je pense à la forêt amazonienne même s'il est menacé, je pense à la Sibérie, je pense à l'Afrique, à l'Australie. De ce point de vue-là nous avons des choses à apprendre qui sont tout à fait intéressantes, c'est l'occasion pour vous, si vous voulez de vous familiariser avec la clinique de la phobie et, en même temps, d'avoir une réflexion, je dirais, de théorie psychanalytique puisque je fais partie de ces anthropologues-psychanalystes qui au fond considèrent qu'à partir du moment où on travaille à partir de l'objet, il n'y a pas de différence.

Il y a beaucoup de gens et Lacan, lui-même, disait que la psychanalyse n'est pas une science humaine puisque de l'homme elle en manque et il avait raison ; l'opposition qu'il y a eue entre Lévi-Strauss et lui s'est fait sentir de manière tout à fait considérable ; vous savez que Lacan n'a pas arrêté de mentionner sa dette à l'endroit de Claude Lévi-Strauss sur la question du symbolique ; en revanche Lévi-Strauss a dû citer, en tout et pour tout, une ou deux fois Lacan ! Et, quand on lui a demandé pourquoi il ne s'était pas plus intéressé à la psychanalyse, notamment à celle de Lacan, il a répondu, je ne vous donnerai pas la citation exacte, je cite de mémoire, c'était sans doute pour une question de bonne santé psychique ou voire, il a dit, de salubrité psychique ; ce qui n'était quand même pas très gentil. Mais, c'est vrai que chez Claude Lévi-Strauss vous trouverez toujours la question de la combinatoire du point de vue du symbolique, aussi bien dans son anthropologie du mythe que dans son analyse des systèmes de parenté. C'est toujours du côté de la combinatoire mais jamais vous ne trouverez la question, si ce n'est sous la forme de sa prohibition, la prohibition de l'inceste, jamais vous ne trouvez la question de la sexualité en tant que c'est quelque chose qui a à voir avec le désir et avec le manque, ça n'est pas présent dans sa pensée. Dire il n'y a que le symbolique…  le nouage se fait entre le fait que nous avons un corps et que ce corps est la conséquence de notre rapport au symbolique en tant qu'il en est un des avatars. Le corps du psychotique, le corps du névrosé ne sont pas les mêmes et ces différences sont dues au fait qu'il s'agit de deux avatars dans notre rapport au langage. Dans la névrose, il y a la possibilité que le symbolique mette en place le réel et l'imaginaire et qu’ils soient noués à trois - Réel, Symbolique et Imaginaire ; cela m'amènera aussi à revenir avec vous sur ces différentes dimensions et  en quoi on peut soutenir qu'effectivement, c'est tout à fait décisif.

En tout cas dans la pensée de Claude Lévi-Strauss il n'y a pas d'imaginaire. Il y a de l'imaginaire mais au sens de l'imaginaire du mythe mais il n'y a pas d'imaginaire en tant que c'est la condition qui fait que vous êtes capable de reconnaître votre image dans le miroir. Et c'est le symbolique qui vous permet de reconnaître votre image dans le miroir car de surcroît vous avez besoin de la nomination d'un adulte qui vous indique qu'effectivement vous avez raison de considérer que cette image c'est bien la vôtre. C’est ce qu'on appelle le stade du miroir. Donc, l'imaginaire ne peut fonctionner de manière relativement stabilisée que s’il est mis en place par le symbolique. Cela va nous amener un peu plus loin à essayer de réfléchir à la distinction entre la vision et le regard. Tout le monde est doté de la vision, tout le monde n'est pas doté du regard et tout le monde n'est pas doté du même regard. Le phobique n'est pas doté du même regard que le névrosé.

 

Alors, je disais, trois dimensions universelles que je ramène systématiquement au fait que nous parlons :

  • Le système de double articulation signifiante en tant que c'est notre système de communication
  • La prohibition de l'inceste. L'inceste, qu'est-ce que ça fait ? Ça rend impossible le   fantasme d'auto-engendrement. C’est-à-dire vous devez toujours vous inscrire dans une filiation et vous ne pouvez pas retourner là d'où vous venez !
  • Et le phénomène religieux est aussi dû au fait que nous parlons. Il faut bien qu'il y est une instance « Au moins Une » qui soit celle qui nomme. C'est pour ça que, pour ceux qui ont une petite idée de ce que c'est que les mathèmes de la sexuation, on écrit avec les quantificateurs logiques : il existe au moins un x non φ de x, c’est-à-dire il existe au moins un x qui échappe à la castration.

C'est ce mâle dominant devenu père symbolique qui permet à tous les autres de venir se positionner comme étant soumis à la castration, c’est-à-dire, au fond, de trouver abri dans le langage. Faire en sorte que vos grandes fonctions vitales soit spécifiées, coordonnées, rythmées de manière à ce que vous ayez un corps qui puisse fonctionner en ayant fait de la métaphore un rempart ; qui puisse permettre à vos orifices de s'ouvrir, de se fermer, de pouvoir rythmer et coordonner les grandes fonctions vitales ; ça c'est pour la névrose, dans la psychose ce n'est pas nécessairement le cas. Dans la psychose, le double parti pris qui est celui de la pulsion, à savoir le parti pris quant à l'orifice sur lequel elle vient s'arrimer, dans un premier temps et le second parti pris quant à l'objet qu'elle vise… vous pouvez très bien, dans la psychose, avoir plusieurs orifices physiologiques qui néanmoins ne fonctionneront plus que comme un Un. C’est-à-dire, ils vont être raboutés ou coalescents, avec des patients pour qui la bouche et l'anus ne constitueront plus qu'un seul et même orifice et qui, au lieu de se spécifier en morcelant la pulsion en une pulsion orale, une pulsion anale et en morcelant les objets, objet oral, objet anal, vous aurez un objet total qui sera susceptible de venir obturer les orifices, provoquer des fausses routes. Des patients, par exemple, vont aller chercher, manu militari, leurs selles, forcer l'anus pour les mettre à la bouche.

Cette désorganisation complète, semble-t-il, ne serait absolument pas due à des dérèglements neurologiques mais serait due à ce qu'on appelle, ce que Marcel Czermak a introduit comme étant, la déspécification pulsionnelle. C’est-à-dire quand le rapport au langage ne produit pas cette spécification pulsionnelle qui permet à nos pulsions d'être arrimées à un orifice et de viser un objet qui soit spécifique.

 

Donc, notre rapport au langage est déterminant pour tout. Au passage,  je vous cite un mythe originel qui est celui des Baruyas de Nouvelle-Guinée et Papouasie qu’on ne peut pas accuser d'être des intégristes lacaniens, des « ayatollah » du lacanisme puisqu' ils n'ont, malheureusement pour eux, jamais lu Jacques Lacan ou peut-être heureusement pour eux ! Le mythe originel des Baruyas raconte qu'à l'origine du monde, les hommes et les femmes ont des anus et des sexes bouchés, murés et il faut l'intervention du symbolique, c’est-à-dire le soleil qui va prendre un morceau de silex, le mettre dans le feu des origines et la chaleur du feu des origines va faire en sorte que le silex éclate et que les éclats du silex opèrent les découpes des orifices ; ils vont mettre en fonction les objets a et faire en sorte que les hommes puissent s'alimenter, se nourrir puisque enfin ils peuvent s'exonérer et d'autre part peuvent avoir une sexualité et se reproduire puisque les sexes sont devenus ouverts.

Vous voyez comment cette question-là n'est pas uniquement l'affaire de lacaniens parisiens. L'anthropologie, de ce côté-là, nous renseigne aussi sur ces affaires-là.

Alors, on peut soutenir que le mythe scientifique de la horde primitive, a beau ne rencontrer aucun élément de preuve sur le plan anthropologique, ethnologique et archéologique, néanmoins on peut lui accorder une certaine valeur épistémologique. Freud avait compris que les lois du langage étaient absolument déterminantes pour le fonctionnement des sociétés et que pour continuer dans les avatars de l'anthropologie et la psychanalyse, comment présenter ça… dans un premier temps, les anthropologues, les marxistes ont été ce qu'on appelle des compagnons de route pour les intellectuels qui étaient proches du parti communiste ; je dirais que beaucoup d'anthropologues et de théoriciens marxistes étaient des compagnons de route de la psychanalyse avec cette idée que la révolution sociale, puisque les troubles névrotiques étaient dus à la répression des pulsions sexuelles par la société et la morale sexuelle bourgeoise, consistait à renverser l'ordre bourgeois pour que l'on puisse se libérer de ces troubles névrotiques. Si c'était vrai ça se saurait ! Et, dans un premier temps, on pouvait y croire avec l'invention de la « talking cure » et la contribution magistrale, c'est un peu une contradiction dans les termes de dire les choses comme ça mais en tout cas, la contribution tout à fait décisive des hystériques à l'invention de la psychanalyse ; elles ont, quand même, réussi à dire au maître Freud « Taisez-vous et écoutez-nous. ». C'est elles qui ont inventé la psychanalyse, c'est pour ça que dans  « les quatre discours » on parle du discours de l'hystérique alors que le deuxième on aurait pu l'appeler « le discours du symptôme » mais c'est quand même les hystériques qui ont inventéla psychanalyse.

 

Les anthropologues ont suivi Freud tant qu'il est resté dans la première topique, c’est-à-dire Inconscient-Préconscient-Conscient, première topique qui correspond à ce qu'on appelle le premier dualisme pulsionnel, à savoir, l'opposition entre les pulsions du moi et la libido c’est-à-dire les pulsions sexuelles. Et puis, faisant l'expérience que la « talking cure » pouvait parfois buter, que les gens avaient beau, par le biais de la perlaboration, mettre au jour la séquence verbale qui correspondait aux symptômes qui en étaient le cryptage, ça n'entraînait pas nécessairement une amélioration de leur état. Il a buté aussi sur les problèmes théoriques du sadomasochisme, comment se fait-il que les gens pouvaient éprouver de la jouissance alors que cela les faisait souffrir et il s'est rendu compte qu’il y avait des difficultés dues au fait que les gens étaient pris dans ce qu'on appelle la compulsion de répétition et ils avaient beau en savoir un rayon sur leurs symptômes ça ne les conduisait pas nécessairement à céder sur ces symptômes. Parce que les symptômes, comme vous le savez, c'est là que vient se river la jouissance et que ça constitue pour tout un chacun notre réel ; on a beau faire une cure, souvent on n’arrive pas à se débarrasser de ce qu'on pourrait appeler « le trognon de nos symptômes » c’est-à-dire, au fond, de notre jouissance et ça constitue donc notre réel.

Freud en réfléchissant à ces questions va produire un texte en 1920, un texte  qui s'appelle « Jenseits des Lustprinzips » c’est-à-dire « Au-delà du principe de plaisir » et qui va l'amener à introduire la seconde topique, à savoir - le ça, le Moi et le Surmoi – . C’est aussi ce qui va aussi l'amener à introduire ce qu'on va lui reprocher grandement par la suite, ce qu'on appelle le second dualisme pulsionnel, à savoir, l'opposition entre Éros et Thanatos puisque il va supprimer l'opposition entre les pulsions du moi et la libido pour ne retenir que la libido d'un côté et l'autre côté la pulsion de mort.

A partir de là, les marxistes, nombre d'entre eux, s’opposeront à la 2ème topique, sauf Adorno et certains théoriciens de l'école de Francfort qui vont rester fidèles à Freud et qui vont, notamment Adorno, considérer qu'un certain nombre d'auteurs sont devenus des révisionnistes pulsionnels, qui renoncent et cèdent sur la question de la pulsion notamment de la pulsion de mort. Tous les arguments vont être utilisés notamment le pessimisme de Freud qui serait devenu pessimiste à cause de la première guerre mondiale et de la perte de ses fils en 1917. Tous les arguments vont être utilisés pour refuser l'introduction de la pulsion de mort et la seconde topique. Notamment les marxistes sont confrontés au fait que cela devient de plus en plus difficile puisque il ne suffit pas de renverser l'ordre social bourgeois pour guérir les névroses !

 

Lacan lui aussi en tirera, là aussi, les conséquences dans son retour à Freud ; ce n'est pas  tant la société qui réprime les pulsions que notre rapport au langage et la mise en place du refoulement primaire et du refoulement secondaire qui sont dus au fait que nous rencontrons le signifiant et le langage qui créent les conditions, avec le refoulement, de la possibilité de vivre en société. C'est exactement l'inverse de ce que l'on a supposé au début. Au début, on considérait que c'était la société qui réprimait les pulsions et après, la position qui semble la plus juste c'est que la vie en société  n'est possible qu'à partir du moment où la répression des pulsions est mise en place par le refoulement. Ce qui n'est pas du tout la même perspective ; du coup, nombre de marxistes vont s'éloigner de la psychanalyse, dont ceux de ce qu'on appelle l'anthropologie culturelle américaine, je pense à des gens comme Gardiner, Ruth Benedict qui vont essayer de développer l'idée qu'au fond la pulsion ce n’est pas si important que ça et que ce qui serait décisif  ce serait la culture.

Là, se profile à l'horizon, aussi un grand malentendu entre les anthropologues et les psychanalystes. C'est que les psychanalystes, eux, ont parfaitement compris qu'une culture c'est d'abord des signifiants, que c'est un processus psychique, ce sont des mécanismes psychiques, c'est d'abord, quelque chose de psychique. Les anthropologues, eux, ont beaucoup de mal avec cette idée, ils veulent absolument aller chercher du côté du matérialisme, des éléments qui permettraient d'étayer l'idée qu'une culture ne se fonde pas uniquement dans la tête des gens mais qu'elle renvoie à quelque chose qui serait du côté de la matérialité et c'est pour ça qu'on voit se développer, depuis plusieurs dizaines d'années, l'idée de culture matérielle. On va chercher du côté de la technologie avec des gens comme Leroi-Gourhan. Les préhistoriens, Leroi-Gourhan c’est un préhistorien qui va chercher du côté de la technique, par exemple, l'utilisation d'un maillet en buis pour tailler les silex, il va chercher à décomposer les mouvements, à rendre compte de techniques de productions qui seraient ce sur quoi on pourrait s'étayer pour analyser les cultures, ce qui n'est pas complètement idiot parce que effectivement ça joue un rôle mais il y a toujours cette espèce de réticence à considérer que ce qui est du registre du psychisme serait important pour rendre compte de la culture. Ça c'est un héritage que l'on doit à Durkheim, parce que Durkheim a développé ce qu'on appelle la théorie de la double conscience, c’est-à-dire il y a la conscience collective et puis il y a la conscience individuelle mais la conscience individuelle n'est convoquée que pour être immédiatement répudiée dans la mesure où l'anthropologue, le sociologue ne s'intéressent pas à la conscience individuelle, c'est du registre du psychologue et du menu fretin. Son ouvrage principal, son opus magnus « Le suicide » prend exactement ce point d'application c’est-à-dire qu'au fond il n'y a rien de plus subjectif qu'une subjectivité qui décide de mettre fin à sa propre subjectivité. Pourquoi est-ce que les gens se tuent-ils? Et il va répondre qu'il n'y a aucun moyen de répondre à ça et que la seule chose que l'on puisse faire c'est de constater que d'une année sur l'autre le taux de suicide ne varie quasiment pas et donc il va expliquer cette faible variation du taux de suicide en ayant recours à des éléments qui renvoient à la conscience collective, les grandes instances surplombantes du social telles que l'appartenance religieuse, le fait d'être marié ou de ne pas être marié, de vivre à la campagne ou de vivre à la ville. D'ailleurs, l'une des grandes évolutions dans la sociologie du suicide c'est qu'à l'époque de Durkheim on se suicidait beaucoup plus en ville qu'à la campagne et aujourd'hui, c'est exactement l'inverse. C’est-à-dire que vous avez des départements comme la Haute-Marne, avec des agriculteurs seuls qui n'arrivent pas à trouver des épouses et qui finissent par se pendre au fin fond de leurs étables en montant sur un tabouret à vache, un tabouret de traite et effectivement c'est absolument terrible. Et ça fonctionne du point de vue de Durkheim c’est-à-dire qu'il peut rendre compte de grandes nomenclatures à partir de cette approche. Sauf que, il y a une aporie dans cette démarche c'est que la seule manière que nous ayons de nous rendre compte de la manière dont la conscience collective agit sur les consciences  individuelles reste néanmoins les consciences individuelles, or si on ne s'en occupe pas on n'a aucun accès à ça et ça reste purement abstrait.

C'est pour cette raison que je m'inscris dans la perspective du neveu de Durkheim qui, vous le savez peut-être, est Marcel Mauss qui, lui, a tout à fait compris qu'il y avait une aporie logique à opposer la conscience collective et la conscience individuelle et à postuler l'idée qu'il y avait plutôt un continuum de représentation entre l'individuel et le collectif. Ce qui là aussi est congruent avec l'approche analytique dans la mesure où l’on sait très bien qu'il n'y a pas à faire de différence entre la clinique individuelle et la clinique collective c’est-à-dire pour la question de la psychologie de masse vous avez tout à fait les éléments qui permettent de considérer qu'il n'y a pas à faire de différence entre la clinique individuelle et la clinique collective.

            Je vous remercie.




[1] Interrogation sur l'écriture conter ou compter