Nazir Hamad : Famille et psychanalyse de l'enfant

Conférencier: 

EPhEP, MTh1 ES1, le 20/09/2018


Je suis Nazir Hamad, membre du bureau de l’ALI. Je suis psychanalyste et je travaille avec l’enfant et la famille depuis trente à quarante ans, je ne sais plus exactement combien ! J’ai écrit quelques livres à ce sujet. Je vais vous parler ce soir d’un thème que nous abordons, Charles Melman et moi, dans notre prochain livre qui sortira en principe chez Gallimard au printemps prochain.

Il y a deux points que je vais traiter ici.

-          Le premier point, c’est sur la famille et l’évolution familiale moderne dans les temps modernes et puis

-          Le second point : comment se construisent les liens familiaux ?

Vous savez, nous les psychanalystes, avons tendance à nous alerter très vite et à voir dans l’évolution sociale, culturelle, dans l’évolution familiale, des signes qui mettent à mal la structure familiale, telle qu’on l’a toujours connue, avec ses références au père, à la mère, à l’enfant et au symbolique, la référence étant la famille qui se structure autour de des modalités du mariage avec des places et des fonctions tout à fait définies - fonctions paternelles, fonctions maternelles, etc.-Pour moi qui travaille depuis longtemps, j’ai essayé, à partir de ce qui se dit autour de nous – ce que les psychanalystes ont tendance à dramatiser – de voir quels sont les signes que nous pouvons qualifier de significatifs dans l’évolution familiale actuelle.

Est-ce que les familles sont en danger ? Est-ce que la culture est en danger ? Est-ce que les références sont brouillées ? Voilà ce qu’on a tendance à dire actuellement.

Je ne sais pas s’il y en avait parmi vous quelques-uns qui étaient à la présentation du livre de Moustapha Safouan, la semaine dernière ? Charles Melman était présent. Ce livre a pour titre : La civilisation post-œdipienne. Dans ce livre, Safouan s’alarme d’être dans un temps où l’œdipe n’est plus celui qu’on connait puisque l’on est tombé dans l’individualisme et que la référence à l’autre sexe se trouve battue en brèche. En effet, de nombreuses personnes cherchent à avoir des enfants tout seuls, sans passer par l’autre sexe. Et je me suis dit : mais pourquoi ne sait-on plus écouter nous, les psychanalystes ? Essayons de voir quelles sont les pathologies et les modalités de prise en charge des enfants qui vont naître de ces générations de femmes seules, d’hommes seuls, de couples homosexuels.

Voilà, je vais essayer de développer ici les trois points que j’estime vraiment significatifs dans l’évolution actuelle de la famille en Europe, en Occident ; avec quelques différences selon les pays, les divorces sont de plus en plus fréquents, même dans les pays où la famille était une référence absolue. Je commencerai par une anecdote. Un enfant rentre à la maison, révolté contre ses camarades de classe. Ils se sont moqués de lui parce que ses parents n’étaient pas divorcés. Voilà, c’est authentique ! Il était vraiment vexé parce que ses camarades n’arrêtaient pas de se moquer de lui : « Toi, tes parents ne sont pas divorcés. » Cet enfant ne savait plus comment se défendre. Nombre de ses camarades vivaient entre deux foyers tantôt avec des familles recomposées,  tantôt avec une mère ou un père seul. Traditionnellement, en Europe occidentale, les enfants sont confiés à leurs mères. Dans très peu de cas, les pères obtiennent le droit de garde lorsqu’ils en font la demande. Aux yeux des juges des affaires familiales, « mère » rime avec nourrissage et affection. Ils partent tous de l’hypothèse que c’est la mère qui est le mieux à même de répondre aux besoins physiques et affectifs de l’enfant. Le père est souvent associé au rôle éducatif.

Le divorce et la séparation des couples non mariés sont tellement fréquents de nos jours qu’une classe de trente enfants risque parfois de contenir une majorité d’enfant de parents ne vivant plus ensemble. Vivre dans une famille monoparentale est une réalité incontournable au point de devenir la norme comme l’anecdote que j’ai racontée plus haut le laisse entendre. Pouvons-nous encore parler de la famille comme on l’a toujours fait, en nous basant sur nos repères habituels, c’est-à-dire : « père-mère-enfant » ? Ou faut-il les abandonner en faveur de nos nouvelles données qui bouleversent la structure familiale classique ? Autrement dit, peut-on imaginer un jour que la famille ne se référera plus à un homme et une femme, en position de parents, mais bien plutôt à un parent seul qui assurera une fonction nouvelle qui dispense homme et femme de se confronter à la différence des sexes et à la différence des places ?

Essayons de nous limiter, ici, à ce qu’on peut considérer comme nouveau dans l’évolution familiale. Je retiens, quant à moi, trois points que j’estime être suffisamment significatifs pour avoir des répercussions sérieuses sur l’avenir des liens familiaux.

  1. 1.      L’instabilité des couples et la fréquence accrue des séparations que connaissent une femme et un homme au cours de leur vie amoureuse.
  2. 2.      La prétention de plus en plus répandue d’avoir droit à un enfant. Une prétention confortée par le législateur et par le progrès scientifique.
  3. 3.      La tendance accrue à tout normaliser et l’acceptation de l’idée que tout se vaut.

1. Prenons le premier point : Nous savons que les cas de divorce augmentent de manière constante, année après année. Un examen rapide des dernières données statistiques, fournies par l’Insee en 2011, nous révèle qu’entre 1979 et 2009, c’est-à-dire sur une période de trente ans, les cas de divorce ont quasiment doublé passant de 14 à 26 % au bout de cinq ans de mariage. Ces chiffres n’incluent pas les couples non mariés, qu’il m’est difficile d’évaluer ici. Mais il est possible d’en avoir une idée si on prend en compte les autres chiffres de l’Insee.

Les chiffres nous apprennent aussi que le mariage est en net recul par rapport au Pacs. De nos jours, on compte quatre mariages pour trois Pacs. En 2009, 251 478 mariages ont été contractés et 186 537 Pacs ont été signés. On constate aussi une augmentation considérable du nombre d’hommes et de femmes célibataires ou vivant seuls. Ils représentait 28.6 % pour les hommes ; 21.8 % pour les femmes en 1975. En 2009, on atteint les chiffres de 49.9 % pour les hommes et 33.8 % pour les femmes.

Ces diverses données statistiques méritent quelques commentaires. Les divorces et la séparation des couples sont à l’image de l’évolution des liens qui les unissent. Le concubinage et le Pacs sont des actes volontaires qui relèvent de la responsabilité de deux personnes majeures qui font de leur union une affaire privée. Et, bien que le Pacte Civil de Solidarité soit bien régi par la loi du 15 novembre 1999, il n’en reste pas moins que ce sont les partenaires eux-mêmes qui rédigent et signent la convention auprès d’un notaire et auprès du tribunal d’instance. Ce ne sont plus l’Église ou l’État, en tant qu’institutions, qui unissent les couples par les liens sacrés et solennels du mariage. Mais ce sont Monsieur et Madame qui concluent un pacte et définissent les modalités de l’aide matérielle à laquelle ils sont tenus. Ce pacte peut être modifié par l’établissement d’un modificatif comme il peut être dissout par une simple notification. La séparation n’a plus rien de dramatique. Elle devient une formalité simple, dans ce cas-là, qui évite aux partenaires de prendre un avocat, voire deux, et de passer devant le juge des affaires matrimoniales, avec tout ce que cela implique parfois comme procédures contraignantes. Il y a donc une volonté de simplification, d’allègement de la part des couples et des institutions concernés par le mariage.

Mais, si ce choix apporte un certain confort dans la gestion de la mise en place de la vie en commun et de la séparation du couple, en revanche, il ne le soumet plus à l’obligation d’en rendre compte devant des instances juridiques concernées. Et pourtant, on ne connaît pas de culture humaine qui n’ait pas institué le mariage et les modalités de sa dissolution. Cet acte apparaît rarement comme une affaire purement personnelle qui se fait sans en rendre compte à quelqu’un ou à une instance tierce.

La vie en couple et la fondation d’une famille se décident entre deux partenaires certes, mais toujours en référence à une instance tierce comme l’État, ses représentants, l’Église, le chef tribal, voire le totem. Il faut être trois pour que le couple devienne vivable. La vie intime du couple appartient strictement aux partenaires dans la mesure où les consentements sont mutuels. Mais cette intimité quitte le cercle étroit du couple quand l’un des deux partenaires refuse son consentement ou subit des agressions. De tels faits normalement nourrissent les faits divers.

Le mariage « pour le meilleur et pour le pire » n’a plus cours de nos jours. Hommes et femmes n’acceptent plus « le pire ». Ils ont tendance à construire un couple sans Idéal de couple. Personne ne songe plus à l’idée de vieillir ensemble comme cela était le cas pour de nombreuses générations. Il n’est pas rare de rencontrer une femme avec des enfants de plusieurs lits. Ces femmes aiment l’amour, selon l’expression consacrée de quelques-unes que j’ai eu l’occasion de connaître dans mon travail d’analyste auprès des enfants.

Elles m’ont expliqué qu’elles quittent leurs hommes pour un autre, chaque fois que la vie quotidienne ôte à l’amour son charme. Elles veulent vibrer comme la première fois. La vie est trop courte pour la perdre auprès d’un homme pour lequel elles ne ressentent plus rien. Une chose est sûre, la jouissance sexuelle se revendique sans tabou de nos jours. Hommes et femmes veulent être gagnants à tous les coups. Les femmes deviennent exigeantes et ne tolèrent plus qu’un homme ne leur procure pas la jouissance rêvée. D’ailleurs, les hommes le savent et beaucoup, impuissants ou pas, ont recours aux pilules miracles qui soutiennent leur virilité et qui font durer le plaisir. Y a-t-il encore une place pour la subjectivité ? La banalisation de gadgets destinés à multiplier la tumescence masculine nous fait dire que la jouissance sexuelle ne se contente plus de ce qu’un homme offre à une femme et vice versa. La jouissance a horreur de ce que le psychanalyste appelle le « non-rapport sexuel ».

 

 

2. Le deuxième point : La logique inhérente à cette quête de jouissance fait que le couple ne tolère plus les contraintes que leur impose la loi qui régit les mariages. La nature de ce lien, qui fonde en principe un couple et le noyau familial, se trouve tout à coup vidée de toute valeur symbolique.

Le pacte tend à se substituer à la loi. Il s’agit d’un pacte, entre deux personnes, où seul « pour le meilleur » prévaut. C’est pour cela que ce pacte n’est plus fondateur de valeurs qu’a tant sacralisées l’idée qu’on s’était fait de la famille. Se rencontrer, un certain temps, « pour le meilleur », rend une rencontre aléatoire voire sexuellement indifférenciée. De nos jours – et cela ne semble plus choquer personne – une femme ou un homme peut abandonner provisoirement ou complètement son orientation hétérosexuelle pour s’installer avec un partenaire du même sexe. Curieux de « goûter à tout » ou de « ne rien rater », semblent devenir des leitmotivs qui poussent des individus – de plus en plus nombreux d’ailleurs – à aller explorer des nouveaux terrains.

Si les hommes restent soumis, homosexuel ou pas, à leurs tumescences, des femmes nous apprennent, grâce à leurs témoignages, qu’elles échappent à cette castration dans leur commerce sexuel avec d’autres femmes. « Nous n’arrêtons que d’épuisement » ou encore « Je ne sais plus ce qui pourrait encore me faire revenir vers les hommes ». Ce sont des témoignages de femmes.

L’expérience clinique avec les enfants et les parents nous révèle le nouveau visage de la composition de la famille contemporaine. Les familles sont, de nos jours, des familles recomposées. Elles sont parfois tellement recomposées qu’on ne sait plus comment nommer le lien qui les lie. Beaucoup d’enfants cohabitent avec d’autres enfants nés d’autres lits et ne savent plus comment les considérer, ni qui ils sont pour eux, ni à quelle place les mettre. Un enfant pourrait bien connaître plusieurs hommes ou femmes qui peuvent occuper, pour lui, une fonction paternelle ou maternelle, avant de disparaître au bout de quelque temps.

Et vous entendez des jeunes qui vous disent : « Ah… ! Ma mère est à nouveau amoureuse » ou « J’ai passé la nuit à consoler ma mère, ou à consoler mon père. » Autrement dit, les enfants ont maintenant l’habitude de voir leurs parents effectivement livrés au bonheur ou au malheur d’une rencontre ou d’une séparation. Un enfant pourrait voir sa mère ou son père construire et déconstruire son couple à plusieurs reprises, au point de ne plus savoir quelle valeur accorder au nouveau partenaire sexuel ou à la détresse des parents en question. Puis encore, d’autres enfants entrent dans sa vie, ils sont quasi-frères et sœurs, puis disparaissent à la suite de la séparation des parents, sans prendre en compte les sentiments de perte qu’on leur fait subir. J’ai entendu des adolescents m’affirmer qu’ils venaient de passer une nuit entière à consoler un père ou une mère pour un nouveau chagrin d’amour. Et c’est justement cette problématique qui fait nouveauté dans les liens entre les générations.

Elle était une plainte classique, celle des parents qui avaient l’habitude de s’alarmer quand leurs grands enfants tombaient amoureux l’année de leur bac, ou pendant la période des examens. Ils avaient peur que l’amour, ou les chagrins d’amours de leurs enfants n’entraînent le désintérêt scolaire et par conséquent, échec au bac, aux examens importants. De nos jours, ce sont souvent les adolescents qui s’occupent d’un père ou d’une mère en souffrance à cause d’un chagrin d’amour justement. Un chagrin d’amour d’une mère pendant la période d’examen est-il de nature à faire rater le bac à son enfant ? Voilà une question !

La solitude d’un enfant ou des enfants avec un parent nous apprend qu’à l’adolescence, garçons comme filles développent une réaction particulière, une réaction de dégoût à l’égard du corps des parents de l’autre sexe. Une jeune adolescence qui a vécu seule un certain nombre d’années avec son père n’arrivait plus à se mettre à table pour manger avec lui, ou à pouvoir partager la même salle de bains. Tout la dégoûtait, le corps de son père, une partie dénudée, le bruit qu’il faisait en mangeant, les denrées alimentaires qu’il touchait et ainsi de suite. Elle subissait cela passivement incapable de lui exprimer le ressenti qu’elle éprouvait à son égard. Un adolescent, adopté par une mère seule, et qui avait toujours vécu seul avec elle, a développé une réaction de rejet tellement fort à l’égard du corps de sa mère, qu’il ne pouvait pas rester cinq minutes avec elle dans la même pièce. Tout s’est passé comme si le dégoût du corps des parents de l’autre sexe était venu protéger l’adolescent de ce que la loi de l’interdit de l’inceste ne le protégeait plus suffisamment. L’absence d’un ou d’une partenaire de l’autre sexe, dans la vie de leurs parents, les laissait seuls face à la question de leurs propres désirs sexuels et cela donnait à la proximité avec le corps de leurs parents un caractère imbu.

Entre les « trop de partenaires », dans la vie de leurs parents, et les « pas de partenaire du tout », la question concernant la sexualité des adolescents ne s’apaise pas par les refoulements que la vie du couple parental produit normalement chez l’enfant. Le refoulement aide normalement les enfants à grandir à l’abri de tout ce qui concerne la vie intime de leurs parents. Ceci dit, la sexualité du père et de la mère ne se vit pas pareillement chez les enfants et chez les adolescents.

De nombreux témoignages m’ont amené à comprendre qu’un homme qui entre dans la vie de la mère ne produit pas les mêmes effets qu’une femme qui entre dans la vie du père. Autant, les enfants s’alarment quand il s’agit de la sexualité maternelle, autant ils restent plus ou moins indifférents quand il s’agit de la sexualité de leur père. Voici ce qu’un jeune adolescent me disait, embarrassé par ses propres réactions : « Chaque fois que ma mère entre dans sa chambre avec un homme, je ne peux pas m’empêcher de penser à sa sexualité. » « Quand le téléphone sonne le soir et j’entends ma mère rire au téléphone, c’est plus fort que moi, je pense qu’elle est avec un nouvel amant et je me mets à imaginer toutes sortes de scénarios », m’affirme un autre. D’où vient cette différence ? À mon avis, elle vient de la proximité avec le corps de la mère, de la jouissance que la mère et l’enfant avaient partagé pendant la petite enfance et qui demeure enfouie dans l’inconscient. La séparation des parents et la vie tumultueuse que les femmes et les hommes divorcés ont tendance à connaître par la suite, ont parfois pour conséquence le retour du refoulé. Là où la mère cachait la femme derrière le refoulement, sa vie amoureuse avec d’autres hommes la rend toute femme.

 

 

3. Le troisième point : Les femmes seules ou vivant en couple homosexuel peuvent vivre sans homme, certes, mais les hommes se rappellent aux bons souvenirs de ces femmes au moment où leurs horloges biologiques commencent à approcher dangereusement de la ménopause. Le désir d’avoir un enfant, avant qu’il ne soit trop tard, s’affole et c’est justement cet affolement qui réside à l’origine de la multiplication des demandes d’adoptions des femmes seules. Les femmes seules ou en couple homosexuel contribuent à l’enrichissement de beaucoup de services qui pratiquent la FIV. J’ai connu des femmes qui ont dépensé jusqu’à 50 000 euros sans obtenir les résultats escomptés. D’autres, plus réalistes, s’organisent avec d’autres couples homosexuels mâles afin de faire un ou des enfants avec eux et de partager la charge à égalité.

Maintenant, en psychothérapie, ce n’est pas rare de recevoir une demande concernant un enfant et voir arriver quatre personnes, comme les parents veulent absolument être tous là : donc l’homme donneur, la femme qui a reçu le sperme et qui est tombée enceinte et les partenaires sexuels respectifs. Donc un enfant qui arrive, se trouvant entre deux mères et deux pères et chacun revendique effectivement une responsabilité identique. Vous voyez que c’est compliqué, vraiment. Ça met le psychanalyste à l’épreuve de son travail. Comment inventer dans une situation comme ça ? Vous pouvez être choqué, vous pouvez être révolté, vous pouvez refuser la situation, vous pouvez être contre le mariage pour tous, contre l’homosexualité. Mais, comment se mettre à l’abri de son opinion et pouvoir inventer avec des situations nouvelles comme celles-là ?

Je vous garantis que ce n’est pas facile pour l’enfant, quand il a deux pères qui revendiquent la même responsabilité, et deux mères qui revendiquent la même responsabilité, et que chacun a son mot à dire. Tenez, je me souviens, un jour, j’étais en train de participer à un congrès sur l’homoparentalité et puis il y a une femme avec une jeune fille de 7-8 ans qui était là. Puis, à la fin de mon intervention, cette femme me demande : « Monsieur, vous avez vu ma fille ? » J’ai dit « oui ». « Qu’est-ce que vous en pensez ? » « Écoutez madame, je n’ai pas le droit de penser quoi que ce soit. Je trouve que vous avez une fille mignonne, vivante ; intelligente. Voilà ce que je peux dire. » Elle m’a dit : « Eh bien, je suis une mère homosexuelle et je l’élève avec son autre mère. Je l’ai amené ici pour prouver à tout le monde dans cette salle que nous, les femmes homosexuelles, on sait élever les enfants, on sait aimer les enfants et arrêtez tous avec votre histoire de père, de mère et compagnie ! »

Et je lui dis : « Madame, j’ai une question à vous poser : “Quand votre fille appelle ‘maman’, qui est ce qui répond ?”, et cette femme dit : “toutes les deux !” Je lui dis : « Comment vous savez que votre fille… est-ce que vous avez imaginé, une seconde, que dans l’intention de votre fille, elle appelle une et pas deux ? ». Elle me dit : « En tout cas, comme on est concernées pareillement, comme on est toutes les deux ses mères, comme on était toutes les deux à la même place, chacune de nous est autorisée à répondre de sa place de mère, à l’appel “maman”. »

Vous savez, c’était plus fort que moi, ça m’a fait rire, parce qu’il y a une image qui m’est venue à l’esprit. Et c’est : Tintin. On a marché sur la lune. Vous avez lu Tintin on a marché sur la lune ? Quand les deux Dupond-t marchant sur la lune regardent derrière eux, ils voient des traces de pas, ils téléphonent à la fusée en disant : « On vient de faire une découverte sensationnelle. » « Ah bon c’est quoi ? » « Il y a des hommes sur la lune. » Le capitaine Haddock leur dit : « Mais ce doit être les traces de vos pas. » Et ils répondent : « Ce n’est pas possible parce qu’il y a deux traces de pas et nous sommes seuls. » Et c’était plus fort que moi, quand cette femme m’a répondu comme ça, c’était presque mal élevé de ma part, mais c’est exactement comme si elle m’avait répondu comme Dupont et Dupond. Ce n’est pas possible parce qu’il y a deux femmes mais je suis seule ou chacune peut dire je suis seule, ou on est seule toutes les deux. Voilà ce sont vraiment des choses comme ça, que le psychanalyste découvre. Et vous avez à faire avec. Vous n’avez plus le choix, parce que le volet social est rapide et tellement rapide qu’on ne sait plus comment nommer les choses, on n’a pas encore les mots pour les nommer.

Alors, comment un enfant appelle un autre enfant d’une autre lignée et auquel père et mère disent « C’est ton frère ? » Oui, mais dire « frère », ce n’est pas si évident que ça, parce que ce n’est pas un frère d’adoption. C’est-à-dire, c’est tellement rapide, c’est tellement nouveau et étrange, que nous ne savons plus comment les nommer. Il faut du temps pour inventer les signifiants qui vont avec, qui les représentent. Vous allez voir que vous n’y échapperez pas à cette réalité. Aucun psychanalyste n’échappe plus à cette réalité et il a à faire avec. Mais est-ce qu’on peut dire pour autant que la structure familiale elle-même, que les références que nous avons toujours connues ont disparu ?

C’est autre chose ! Si on dit qu’elles ont disparu, c’est une position individuelle et un psychanalyste qui prend une position comme celle-ci engage sa propre responsabilité. Ce n’est pas nécessairement ce qui se passe, mais subjectivement il engage sa responsabilité. Quand je vous dis ça, cela revient à dire : apprenez à moins dénoncer et à plus écouter, pour essayer de comprendre ce qui se passe socialement et pour chacun, homme comme femme, seul ou en couple homosexuel et ainsi de suite.

Le sperme comme l’ovule d’ailleurs, deviennent une denrée commercialisable. Allons-nous vers une réalité qui rappelle les marchés de l’or blanc ? Vous savez ce que sont les marchés de l’or blanc ? Vous vous souvenez de l’affaire des vaches folles ? Alors, c’est quoi l’affaire de l’or blanc ? La Grande-Bretagne a fait une spécialité de vendre les spermes de taureaux au monde entier. Vous pouvez imaginer que beaucoup de vaches dans les fermes à travers le monde étaient fécondées par la banque de sperme. C’est pourquoi, quand on a réussi à guérir la maladie, il y avait toujours des veaux qui étaient malades parce les vaches étaient toujours fécondées par du sperme qui était contaminé. Donc, l’or blanc, dans l’élevage, c’est la banque de sperme dont la Grande-Bretagne avait le monopole. Autrement dit, de nombreuses vaches, à travers le monde, mettaient bas sans jamais connaître un taureau. L’homme a substitué le sperme à l’animal mâle pour en faire un véritable marché juteux. Je crains fort que la tentation du profit ne manque pas de produire les mêmes effets au niveau humain. Les journaux nous apprennent que les étudiants dans les campus américains sont sollicités pour vendre leurs ovules ou leurs spermes. On apprend qu’un ovule d’une jeune femme grande et blonde aux yeux bleus se négocie autour de 10 000 dollars et le sperme d’un jeune homme présentant les mêmes caractéristiques physiques se vend à 5 000 dollars. Vous voyez, il y a de quoi gagner sa vie avec cette affaire !

En France le sperme reste un don. Mais en Europe, et notamment dans les pays qui pratiquent librement les PMA, comme l’Espagne par exemple, les cliniques font payer les spermes plus ou moins cher en fonction des caractéristiques physiques du donneur. Le blond aux yeux bleus semble être aussi désirable qu’en Outre-Atlantique. Ce recours à la PMA est loin d’être négligeable de nos jours. Cet acte est tellement prégnant que des associations de parents et d’enfants nés de cette pratique demandent la levée de l’anonymat sur le donneur de sperme. Elles considèrent que l’enfant né du sperme d’un donneur a le droit de savoir son nom et les éléments de son histoire. Ainsi, petit à petit, nous retrouvons le fameux père réel de Lacan.

Dans l’Envers de la psychanalyse, Lacan a affirmé, non sans humour : « Il y a un seul père réel, c’est le spermatozoïde. » Et jusqu’à nouvel ordre, personne n’a jamais pensé à dire qu’il était le fils d’un spermatozoïde. Les enfants nés d’un don de sperme n’ont pas de revendication à l’égard de ce père. On peut se poser des questions au sujet de la motivation de ces hommes à donner leur sperme et se demander parfois combien de frères ou de sœurs potentiels pourraient exister. Est-ce que cette interrogation se justifie ? Et si oui, peut-on parler de frères et de sœurs « de spermatozoïdes » ? On parle de frères et de sœurs « de lait ». Mais est-ce que demain on peut dire : « c’est mon frère de spermatozoïdes » ? Ce sera étonnant, en tout cas, ce sera drôle ! « Je vous présente mon frère de spermatozoïdes. »

Je pense que cette phrase de Lacan pourrait se révéler vraie si la naissance des enfants se fait comme chez certaines espèces marines, celles qui lâchent leurs spermes dans l’eau fécondant toutes femelles qui se trouvent dans l’espace fécond. Le père réel est le spermatozoïde quand le mâle lâche sa semence au hasard sans avoir telle ou telle femelle en tête. Il n’a pas de désir pour une, qui sort du lot, et qui devient, dans l’espace de cette rencontre, son amoureuse avec laquelle il entend faire un enfant. De même un homme qui donne son sperme ne le destine pas à une femme précise qui mobilise son désir. Il y a des milliers de litres de spermes qui se lâchent quotidiennement dans le monde sans être comptés, destinés à quelqu’un, et sans marquer un désir d’enfant chez ceux qui les lâchent. Donner son sperme ne prend une valeur que dans la mesure où quelqu’un, ne serait-ce que les laboratoires d’un service qui pratique la FIV, le reçoit et l’inscrit dans un projet d’enfant. C’est-à-dire que le sperme prend une valeur quand il y a quelqu’un qui a un projet pour ce sperme, ou quand il y a une femme qui a un désir d’enfant. À ce moment-là, ça sort de l’anonymat, parce que ce sperme est destiné à telle femme et qu’il rentre dans son projet de faire un enfant. Ça s’inscrit dans son désir d’enfant. Ce n’est plus le sperme lambda. C’est ce sperme destiné à elle.

Il y a une hypothèse qui se construit au sujet de ce sperme, dans le projet d’une femme ou d’un couple qui désire avoir un enfant. Ce sperme entre dans l’hypothèse de quelqu’un et, de ce fait, il vient suppléer au manque d’un mâle désirant faire un enfant avec son amoureuse. Le sperme obtient un statut quand il y a des receveurs animés par un désir d’enfant. La femme fécondée n’est pas la femelle qui traverse la zone de laitance du mâle : elle ne désire pas le donneur du sperme. Elle désire l’homme qui l’accompagne et qui porte l’hypothèse de l’enfant en commun avec elle. Ça change tout dans ce cas-là. Par ailleurs, quand l’enfant arrive, ce n’est pas le sperme qui compte comme père dans le fantasme de la mère, mais c’est souvent le médecin qui est associé à la naissance qui est compté comme père imaginaire.

Vous entendez des femmes ou des couples qui disent : « C’est l’enfant Frydman » parce que l’enfant a été conçu dans le service du docteur Frydman. Ça, vous l’entendez. D’ailleurs, ça fait rire Frydman, parce que j’interviens dans son service, je donne des cours dans son service. Et quand je lui ai dit « l’enfant Frydman » effectivement, ça la fait rire : « Je sais que j’ai fait beaucoup d’enfants à beaucoup de femmes. » Il n’est pas rare d’entendre une mère qui présente son enfant en tant que « bébé Frydman » quand justement la FIV a eu lieu dans son service. On n’entend jamais un père énoncer des choses pareilles, jamais. En revanche, contrairement à leur femme, c’est la légitimité de leur place qui se pose.

Quand le père s’interroge sur la légitimité de sa place, ça veut dire qu’il n’a pas encore adopté cet enfant à venir ou qui est né. C’est parfois difficile quand vous recevez des parents avec un enfant né de don de sperme. Ne vous étonnez pas de voir que le père s’interroge – et c’est vrai aussi au niveau de la mère – quand l’enfant est né par don d’ovule. Même si au fond, chacun se compte comme père et mère, il y a des moments où l’intrus, l’autre, l’homme qui a donné son sperme, refait surface et surtout au moment où l’enfant commence à poser des problèmes. Qu’est ce qui se passe à ce moment-là ? Le père va dire : « Ah, c’est quelqu’un qui nous a donné ce sperme et on ne sait rien sur lui. Et si tout le problème était de sa faute ? » Et à ce moment-là, on commence à parler de l’hérédité. De quoi cet enfant a hérité de ce donneur de sperme ou de cette donneuse d’ovule ? Et là c’est problématique. Vous voyez pourquoi c’est problématique ? Parce que ça veut dire, qu’à ce moment-là, celui qui pose cette question-là, se dégage de sa responsabilité et de son rôle auprès de cet enfant. Le pères, ce n’est plus lui, ce n’est plus de sa responsabilité.

Effectivement, le travail auprès du psychanalyste, c’est d’essayer de remettre chacun à sa place, à sa place de père ou à sa place de mère. Et de les aider pour que chacun puisse à nouveau réinvestir sa fonction auprès de cet enfant.

C’est vrai en adoption aussi. En adoption, quand ça marche, c’est par ce qu’on a bien travaillé. Quand ça ne marche pas, ce n’est pas parce qu’on a mal travaillé, parce qu’effectivement, à ce moment-là, ce n’est plus notre enfant.

Qu’est-ce qu’il a hérité de ses parents cet enfant ? Ça, ces questions vous les entendez très souvent. Qu’est-ce qu’il a hérité ? Qu’est-ce qu’il a connu ? Qu’est-ce qu’il a vécu avant nous ? Et voilà que c’est la préhistoire qui ressurgit de manière dramatique. Vous voyez, c’est ça la question de l’hérédité. Et on oublie qu’il est un enfant qui a été élevé par ses parents d’adoption. Il a hérité énormément d’eux. C’est-à-dire quelqu’un qui assure une fonction maternelle auprès de cet enfant et qui assure une fonction paternelle avec cet enfant : ce sont les parents de la réalité. Ce sont les parents de la réalité qui transmettent pas mal de choses à l’enfant, qui transmettent leurs névroses, leurs fantasmes, leurs angoisses et que sais-je encore ? Leurs frustrations et leur impossibilité de faire le deuil de l’enfant biologique, etc. Ils oublient, à ce moment-là, que l’hérédité se fait aussi avec eux.

Accepter le sperme de donneur, c’est logiquement le prix à payer pour un homme stérile qui désire faire un enfant avec sa femme. Que peut-il faire d’autre ? Mais cela ne va pas si simplement que ça. Parce que si c’est « le prix à payer », ça veut dire que, dans ces cas-là, l’homme ou les femmes stériles vivent ça comme une dette à l’égard de sa ou de son partenaire sexuel. Et si je vis ça comme une dette, comment m’acquitter de cette dette ? Comment vous pouvez vous acquitter de la dette de votre stérilité ? Vous acceptez de recevoir d’un donneur le sperme ou l’ovule, mais je ne suis pas sûr qu’en l’acceptant vous l’acceptiez sans arrière-pensée. Vous ne l’acceptez parfois rien que pour vous acquitter de cette dette à l’égard de cette femme.

Et pourquoi est-ce dramatique? Vous pouvez imaginer que pour l’homme stérile, c’est encore plus grave que pour la femme stérile. Parce que quand des hommes connaissent des situations pareilles, ils ont tendance à confondre stérilité et impuissance. C’est-à-dire qu’un homme stérile pourrait vivre sa stérilité comme une castration réelle.

Quelqu’un l’a castré. Quelqu’un le prive d’enfant. Il ne peut pas honorer sa femme. Il ne peut pas répondre à sa demande « chéri, faisons un enfant ! ». Alors, quand un homme ou une femme dit « chéri(e), faisons un enfant », qu’est-ce que l’autre peut donner ? Qu’est-ce que l’autre a comme pouvoir ? Vous avez une idée ? Si on peut parler de pouvoir, le seul pouvoir qu’il a, c’est de coucher avec son partenaire sexuel, et le reste ne lui appartient pas.

Comme on dit, il faut être trois pour faire un enfant. Quand je dis ça aux familles, il y en a toujours qui rit : « Comment ça, trois ? » Vous avez raison parce que je ne fais pas allusion à l’amant ou à la maîtresse. Il faut être trois parce que faire un enfant, ce n’est pas un pouvoir. Il y a quelque chose d’autre comme enjeu.

Un homme ne peut donner à une femme que ce qu’il a. C’est-à-dire coucher avec elle, donner ses gamètes. Et une femme ne peut donner à un homme que ce qu’elle a, c’est-à-dire engager ses gamètes. Le reste n’appartient ni à l’homme, ni à la femme. Françoise Dolto nommait cela « la grâce ». C’est-à-dire cette rencontre. Françoise Dolto poussait les choses encore plus loin, pour dire « il faut trois désirs pour faire un enfant ». Elle implique l’enfant à naître dans un désir à naître. Dolto pouvait dire des choses osées comme ça. C’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui ne relève pas de nos pouvoirs, en tant qu’homme ou femme, dans la fabrication d’un enfant.

Cela, vous l’avez peut-être constaté vous-même. Des couples qui disent « On ne veut pas faire un enfant et nous ne sommes pas prêts. Nous ne gagnons pas notre vie. Nous n’avons pas encore l’appartement, etc. ». Et, puis un mois plus tard la femme tombe enceinte. Et les couples ont tendance à appeler ça quoi ? C’est « l’enfant accident ». Vous croyez à des accidents, vous ? Ah non, ce n’est pas « l’enfant accident », c’est « l’enfant de l’amour » ! Vous étiez tellement pressés, vous n’avez pas pensé à autre chose. C’est justement l’enfant de l’amour. Vous étiez tellement amoureux à ce moment-là que vous avez fait fi de toutes les précautions. Et vous appelez ça un enfant accident ? Non pas du tout ! C’est l’enfant de l’amour. Et cet enfant est né parce qu’effectivement, il voulait naître.

Dolto s’adressant aux parents, aux enfants quand l’enfant n’était pas content de ses parents. Elle lui disait, « Mais tu voulais naître ! », « Tu voulais naître d’eux et pas de quelqu’un d’autre ». C’est aussi questionnable. Comme réaction, mais effectivement ça remet les choses à leur place. Ce n’est pas parce que ton père ou ta mère ont eu le pouvoir de te concevoir. Tu étais là parce qu’effectivement, il y a quelque chose qui leur échappe et qui fait que tu es là. Et elle appelle ça « la grâce ». Non pas au sens religieux, mais au sens de quelque chose qui nous dépasse et que Lacan appelle L’Autre, le grand Autre. Autrement dit, quand on dit « trois » : un homme et une femme, et ce grand Autre qui est en troisième.

Combien de fois aussi, des couples disent : « On a attendu, on a le travail qu’il faut, on a la maison qu’il faut, etc. Et puis maintenant on se met à faire un enfant »… Pff ! Le temps passe et il n’y a pas d’enfant. Et voilà ! Pourquoi l’enfant ne vient pas ? Surtout quand ni la femme, ni l’homme ne sont stériles. Vous voyez, autrement dit…

Pourquoi je vous raconte ça ? Pour vous dire que dans les cas de l’homme stérile, comme de la femme stérile, mais surtout de l’homme stérile – parce que c’est plus dramatique pour eux – vont confondre leur stérilité avec leur impuissance : « Je n’ai pas pu faire un enfant à ma femme. » Mais non, vous ne pouvez pas faire un enfant parce que ce n’est pas un acte créateur. Seuls les dieux – si on accepte les mythes religieux – étaient capables de se suffire à eux-mêmes et de créer un enfant tout seul. Si chacun de nous était capable d’acte créateur de cet ordre-là, on n’aurait plus besoin de l’autre sexe. Chacun ferait son enfant.

Mais allons-nous vers un avenir de cet ordre-là où chacun fait son enfant de son côté avec l’aide de la technologie ? Pourquoi ne pas imaginer que c’est la vérité des décennies à venir ? D’ailleurs, on voit ça arriver aux États-Unis ; aux jeunes femmes, on demande de congeler leurs ovules pour plus tard. Si on demande aux femmes et aux hommes de congeler leurs gamètes pour plus tard, effectivement, hommes et femmes finissent, à l’âge qu’ils veulent, par faire un enfant chacun de son côté. Et comme l’évolution scientifique va très vite de nos jours, l’hypothèse de l’utérus artificiel devient absolument crédible. Certains le disent clairement : « Demain : l’utérus artificiel », on peut concevoir des enfants dans un utérus artificiel. Voilà, faire un enfant peut devenir un acte créateur : chacun fait l’enfant quand il veut.

Seulement – et c’est là où il faut savoir relativiser les progrès scientifiques – nous savons que le recours à la pratique de la FIV ne donne des résultats probants que dans 1/5e des cas, un peu plus de nos jours. Les déçus, les malchanceux font partie de ceux qui s’orientent vers l’adoption. Vous voyez que même les scientifiques n’arrivent pas à résoudre l’énigme de « Pourquoi un enfant est né ? » et « Pourquoi un enfant poursuit son parcours, et va naître ? », et « Pourquoi l’ovule fécondé ne poursuit pas son parcours jusqu’à la naissance de l’enfant ? ». Les scientifiques n’arrivent pas à résoudre ce problème, ils commencent à se demander s’il n’y a pas aussi quelque chose en rapport avec le désir. Et c’est intéressant de les entendre maintenant parler de désir et de l’inconscient. Eh oui ! C’est un enjeu de désir et c’est un enjeu de l’inconscient de chacun.

Moi, je dis aux médecins quand j’interviens dans les services de traitement de la stérilité : il y a des difficultés dont vous n’arriverez pas à bout. C’est tout ce qui est en rapport avec l’inconscient. Pour cela, il faut que vous aussi vous appreniez à limiter vos prétentions. Autrement dit, réintroduisez l’inconscient de vos patients Apprenez à dire à vos patients : « On a fait ce qu’on pouvait, il y a peut-être quelque chose à voir avec votre désir contrarié. Allez consulter. » Sinon, vous finirez par les persécuter. J’ai entendu une femme à qui, chaque fois que ça ne marchait pas, les médecins disaient « Il y a encore quelque chose à faire, il y a encore quelque chose à faire » et elle m’a dit Monsieur Hamad : « Je vous assure, si les médecins m’avaient dit : “ Maintenant il va falloir vous fouetter parce qu’en effet votre corps ne fait pas son travail, j’aurais accepté.” Vous voyez ce qu’on produit quand on écarte la référence à l’inconscient. On chosifie les corps et ils deviennent une machinerie quelconque.

Un examen rapide des statistiques fournies par des services de l’ASE nous révèle que les candidatures des personnes seules représentent 40 % de l’ensemble des candidatures pour l’adoption dans les grandes villes et surtout à Paris. Les personnes seules sont souvent des femmes vivant en concubinage ou séparées. Très peu d’hommes font des démarches en tant que personnes seules. Chez une femme, l’incertitude quant au père touche à la question de son désir ; l’inscription d’un homme en tant que partenaire sexuel et de père de son enfant reste fondamentale dans son économie psychique. Écrire cela nous confronte à une question incontournable. Est-ce que la famille est la même dans chacun de ces scénarios ? De l’approche du couple, de l’approche de l’enfant ?

La clinique de l’enfant tout petit, confié aux pouponnières, nous apprend que pour l’enfant, dès qu’il parle, les signifiants « père » et « mère » font partie de son bagage langagier. Même s’il n’a jamais vu un homme. Cela nous étonne, d’autant plus qu’un tel enfant intègre ces deux signifiants et les emploie au quotidien alors qu’il est élevé sans ses parents.

Plus surprenant encore : les équipes de pouponnières sont composées de femmes dont quelques-unes sont nommées référentes et assurent une fonction maternelle auprès des enfants. Un enfant est confié à une ou deux référentes. Et ces femmes normalement assurent une prise en charge continue. Quand ce n’est pas l’une c’est l’autre et ainsi de suite. Les hommes sont quasiment absents de sa vie et pourtant le signifiant père est omniprésent dans son discours.

Si la maternante incarne la mère pour la fonction qu’elle assure auprès du bébé qui lui est confié, le père n’est pas occulté pour autant.

Tout semble fonctionner pour ces enfants comme si la mère était d’abord une présence charnelle dotée d’une parole et d’un corps qui jouit. Et, dans ce sens, elle devient une maman. Le père prend sa place comme un élément fondamental du discours qui inscrit l’enfant dans son lien au monde. Le père est présence, malgré son absence physique. Si le signifiant « mère » trouve son appui auprès de la présence physique d’une femme qui soutient l’hypothèse du sujet chez l’enfant, le père s’impose en tant que référent grâce au discours de cette même femme. L’expérience nous apprend que ces enfants adoptent leurs maternantes et se comportent parfois en « enfant-tyran » avec elle. Ils n’acceptent pas la présence d’autres enfants auprès d’eux tout en refusant de se lier aux autres adultes.

Il faut l’admettre, l’enfant adopte son autre maternel autant qu’il est adopté par l’autre maternel. Ce n’est pas toujours celle qui a été nommée à cette fonction qui est agréée par l’enfant. L’enfant peut en élire une autre, parce que quelque chose de cet autre lui fait signe et l’engage dans un lien avec elle. Je sais combien c’est difficile pour ces femmes de négocier la présence d’un autre enfant ou d’un autre adulte dans son lien à l’enfant. Ouvrir le couple maternante-enfant se révèle parfois tellement difficile que les maternantes s’épuisent sous le poids que représente l’acharnement de l’enfant à se maintenir dans un lien exclusif avec elle.

Cela, je l’ai  plusieurs fois : une maternante qui a été nommée pour un enfant et l’enfant n’avait d’yeux que pour une autre. Ce sont des bébés, ce ne sont pas de grands enfants. Mais quand cette autre était absente, l’enfant devenait absolument inconsolable. Il n’avait plus son autre, il n’avait plus sa référente. Et celle qui était nommée pour s’occuper de lui n’avait aucun moyen de consoler cet enfant. C’est étonnant parce que cela veut dire que, dès le départ – et ça, on a tendance à l’oublier – un être humain est actif dans la fabrication de son destin. Autrement dit, dès le départ, il sait se choisir, se signaler, il sait entrer en contact, il sait refuser ce qu’on lui propose et ça, c’est quelque chose de fondamental. C’est quelque chose à garder à l’esprit, parce que longtemps on a considéré les enfants comme des « bouches à nourrir », mais non, ils n’en sont pas, ce sont des sujets désirants. Des expériences comme celle-ci sont fondamentales car elles nous apprennent la modestie, à baisser un petit peu le niveau de notre prétention à savoir tout sur l’enfant et le bébé.

Je vais faire une hypothèse. Peut-être pourrez-vous réfléchir par la suite, au cours de votre expérience clinique. C’est vrai que le bébé est « l’hypothèse » de son Autre maternelle. D’ailleurs, notre humanité n’est autre qu’une hypothèse. Il faut toujours faire le pari de l’humanité, sinon on devient des monstres. Freud disait que la civilisation, la culture ce ne sont qu’un vernis. Le monstre est toujours là, le barbare est toujours là. Il suffit de gratter cette couche de vernis et on découvre en dessous le barbare. Autrement dit, comme on peut dire que le bébé est l’hypothèse de son Autre maternelle, on peut dire aussi que notre humanité est une hypothèse à défendre tout le temps. Sinon, notre humanité est en danger. Regardez ce qui se passe dans le monde actuellement. C’est notre humanité qui est en danger, ce n’est pas seulement un peuple. Voilà pourquoi il faut partir de cette hypothèse que ça ne suffit pas que le bébé soit l’hypothèse de son Autre maternelle, il faut que le bébé fasse l’hypothèse de son autre.

Question reprise par M. Hamad de la salle : Vous ne comprenez pas qu’est-ce que ça veut dire « le bébé est l’hypothèse de son autre maternelle » ? Vous savez, un bébé naît humain parce qu’il y a quelqu’un qui le compte comme humain. Qui est-ce qui le compte comme humain ? C’est celle ou ceux qui s’occupent de lui, qui assurent son éducation et sa prise en charge. Il faut s’adresser à lui comme humain, comme être parlant.

Il faut s’adresser à lui comme sujet de désir. Voilà pourquoi on dit que c’est une hypothèse. Parce que si vous vous adressez à lui comme un animal, il sera un animal. Un bébé humain c’est un mammifère, mais c’est un mammifère particulier, dans le sens où il est doté de ce qui lui permet effectivement de parler, de se reconnaître. Et de se reconnaître dans un lien, dans des références symboliques. Si on ne respecte pas ça d’emblée – comme ça arrive pour les enfants sauvages qu’on retrouve dans la nature –, il n’y a rien qui nous dit qu’ils sont humains. Ils sont humains, pour nous, parce qu’on les compte comme humains.

Vous savez, pendant les guerres actuelles, on tue les autres parce qu’on ne les compte plus comme humains. Souvent on dit « Ce sont des cochons », « Ce sont des sauvages », « Ce sont des non-civilisés ». Si vous saviez ce que l’on peut dire de l’autre pour le destituer de son statut d’humain et pour s’autoriser à le tuer. On en a l’exemple tous les jours, voilà ce que je veux dire. Et tout nous prouve que l’enfant aussi a une hypothèse à défendre, l’hypothèse de son autre, son autre maternelle, celle qui le compte comme humain.

J’ai reçu des enfants qui ont été élevés, il y a quelques années de ça, de manière tout à fait terrible dans des pouponnières d’ex-pays de l’Est. Ces enfants étaient élevés dans des conditions déplorables, ils qui souffraient d’un hospitalisme gravissime. Vous ne pouvez pas imaginer ! Ils n’avaient plus aucune structure d’image du corps, ils n’avaient plus aucun rapport au monde. Vous savez quels sont les enfants qui s’en sortaient le mieux ? Ce sont les enfants qui étaient à côté de l’entrée. Parce que les deux, trois puéricultrices qui s’occupaient de nombreux bébés parlaient devant, entre elles. Et ces enfants comptaient cette voix comme quelque chose qui s’adressait à eux, qui les maintenait dans la vie. Ils s’en sortaient nettement mieux, ne serait-ce parce qu’ils entendaient des gens parler à l’entrée. Ils faisaient le pari que ça s’adressait à eux, que c’était eux l’adresse. Vous voyez qu’on peut faire le pari. Un bébé peut faire le pari de l’autre. Comme l’autre peut faire le pari du sujet et c’est hallucinant quand vous avez des expériences comme ça, vous n’en revenez pas ! Comment un bébé, si petit, peut élaborer l’hypothèse de son autre et qu’il y a un autre pour lui qui le désire, qui lui parle et qui s’occupe de lui ? Vous voyez, les enfants nous apprennent… j’ai envie de dire : plus que les adultes. Et l’enfant n’en finira pas de nous apprendre. Quand on a la chance de travailler avec des enfants et avec les bébés, vous allez voir : vous êtes surpris, vous apprenez tous les jours, beaucoup plus qu’avec les adultes. Pourquoi beaucoup plus qu’avec les adultes ? Parce que les adultes se figent un petit peu dans leurs névroses. Tandis que l’enfant est encore ouvert, prometteur. Et vous voyez le résultat tangible et immédiat d’un travail auprès d’eux.

Je termine donc mon premier point.

Il n’y a d’enfant possible que de la rencontre entre des gamètes mâles et femelles. L’enfant est le fruit de cette rencontre et cela ne peut pas se faire autrement, du moins pour le moment. « Engendrer » implique donc un homme et une femme : c’est un fait. Autrement dit, l’hétérosexualité n’est pas une préférence sexuelle. C’est un fait. La préférence sexuelle vient introduire une autre dimension de la sexualité dans la mesure où elle s’éloigne de la procréation. Une sexualité est stérile du fait qu’elle se pratique avec un partenaire du même sexe. Ce choix n’est pas anodin parce qu’il modifie radicalement notre concept de la famille. On n’a plus besoin d’être différencié « homme » et « femme », ou de lier « désir d’enfant » au désir sexuel pour engendrer et constituer la famille rêvée.

L’enfant, dans l’approche homosexuelle ou de la personne seule, devient un droit reconnu en tant que tel par le législateur. Et du fait de cette reconnaissance, chacun peut réclamer l’enfant auquel il a droit. L’adoption et la science se présentent comme recours et promesse à la fois. Cette voie possible pour l’obtention d’un enfant, qu’on ne peut pas faire naturellement, présente des avantages et des inconvénients. Un avantage n’est autre que le fait que l’enfant devienne accessible potentiellement pour tous ceux qui en font la demande. Une transformation radicale s’est opérée ces dernières années, dégageant le désir d’enfant du désir sexuel.

Je trouve que c’est nouveau à notre époque. Chacun peut alors s’organiser comme il le souhaite dans sa gestion de sa vie sexuelle, y compris le refus strict de l’autre sexe sans pour autant renoncer à l’idée d’avoir un enfant. Adopter ou concevoir sans partenaire sexuel ou comme homosexuel, vivant en couple, devient un fait, courant et admis à la fois, malgré la résistance farouche de quelques irréductibles. Des pays européens comme la Belgique, l’Espagne, entre autres, ouvrent largement leurs portes pour accueillir les candidats à l’obtention des enfants, impossibles à obtenir dans leur propre pays, comme en France par exemple.

Faut-il condamner cette ouverture pour autant ? Non. Mais cela ne devrait pas empêcher de formuler cette question incontournable, à savoir : Est-ce que toute demande est recevable ? Et si non, comment organiser l’accueil des candidats afin de maintenir une éthique minimale qui protégerait cette pratique de l’effet de sa commercialisation ? Ce n’est pas évident. Peut-on craindre que les PMA, avec des tiers procréateurs (le donneur de sperme pour les couples de femmes homosexuelles), soient des situations à risque psychique ? Remarquons qu’avant la PMA avec don de sperme, les tiers entre la mère et l’enfant était un seul homme.

Je vais vous donner la position de quelques psychanalystes qui sont, sans nuance, pour cette pratique. Voici celle d’une psychanalyste très médiatique.  Que dit-elle ? « Peut-on craindre que les PMA avec des tiers procréateurs, les donneurs de spermes pour les couples de femmes homosexuelles soient des situations à risque psychique ? » Elle dit : « Non ! Pourquoi, remarquons qu’avant la PMA, avec dons de sperme le tiers entre la mère et l’enfant était un seul homme père, qui était tout à la fois, géniteur, père de la grossesse, père légal et social. Désormais, ce tiers peut être un autre parent que le parent géniteur est légal. Elle peut être un deuxième parent du même sexe. Il arrive aussi qu’il soit incarné par la loi, le juge ou encore par un référent social. Pour la psychanalyse l’essentiel est que puisse fonctionner le complexe d’Œdipe, c’est-à-dire la triangulation de la fonction paternelle au terme d’une dynamique structurante marquée par un déplacement des investissements affectifs sur un autre personnage qui est la mère. Mais rien n’est dit que cette fonction doit nécessairement être assumée par un homme. Donc une femme peut assurer une fonction paternelle. »

Moi je veux bien, mais j’ai du mal à comprendre comment une femme, par sa toute-puissance fantasmatique, puisse assurer une fonction paternelle auprès d’un enfant ? Par le fantasme, elle peut le faire. Par le fantasme, une femme peut se prendre pour un homme. Par le fantasme, un homme peut se prendre pour une femme. Mais c’est fantasmatique ! Comment dans la réalité de tous les jours, une femme peut devenir père dans l’approche de son enfant ? Moi, j’avoue que je n’arrive pas à comprendre.

Cet article mérite quelques réflexions parce que l’auteure suppose que toute séparation avec la mère, qu’elle soit provoquée par un ami de passage ou une copine, voire un juge œdipien… Il s’agit là d’un forçage théorique inadmissible : voilà ma position. Car pour qu’une triangulation soit œdipienne, il faut qu’elle soit sexuelle et qu’elle fasse intervenir l’idéal dont l’enfant pourra se réclamer pour s’identifier. Pour l’auteure, un homme choisi par une femme, son compagnon en l’occurrence, désiré et aimé, en principe, est qualifié de donneur de sperme au même titre qu’un donneur anonyme, qu’une femme ne connaît pas, ne connaîtra pas et ne désire pas en tant que père pour son enfant.

Ce n’est pas le même statut. On peut lui donner raison, si on réduit la fonction paternelle à la dimension d’un sperme. On peut imaginer la fécondation humaine devenir une sorte d’orgie collective à la manière des coraux par exemple. Il y a une période dans l’année où les mâles et les femelles lâchent leurs semences dans l’eau. Telle est la fécondation : faite du hasard d’une rencontre entre un spermatozoïde et un ovule. Et ça facilite la vie pour tout le monde. Pour le moment nous n’avons pas rencontré quelqu’un, comme le dit Lacan, qui appelle « un spermatozoïde » : « mon père ». Cela pourra devenir une réalité. Dans ce cas-là, on ne fera plus la différence entre le réel et le symbolique. Le symbolique est battu en brèche par cette auteure. Si le sperme est le père, la fonction paternelle, en tant que symbolique, est mise à mal et devient une sorte de leurre. N’importe qui peut venir occuper la fonction paternelle une fois que l’enfant est conçu. Du moment où il est réduit à une présence physique de quelqu’un auprès de cet enfant et de sa mère. Elle devient selon ses critères le tueur œdipien.

Prenons le cas de deux femmes, avec une qui assure la fonction paternelle et le tiers œdipien pour l’enfant comme le scénario suivant. Ça, c’est une histoire vraie. Un couple de femme dont celle qui désirait la maternité a été fécondée par sa compagne qui a choisi d’occuper un rôle masculin dans cette affaire. Vous allez me dire, mais c’est quoi ce rôle masculin ? Vous allez voir. Dans son esprit ou plutôt dans sa fantaisie. Elle était devenue, en l’espace d’une seconde, le père fécondeur rien qu’en introduisant le sperme dans le vagin de sa petite amie.

Voilà un bon exemple de mutation miraculeuse qui permet à une femme de devenir l’homme pour sa compagne et le père fécondeur pour l’enfant. Rien qu’en introduisant la seringue dans le vagin, elle a associé la seringue à son phallus imaginaire et elle est devenue, un moment, le père fécondeur. Sur ce plan, l’auteure a raison. Si l’on suit la fantaisie de chacun, tout devient possible. Rappelons que le donneur de sperme ne saurait être le « père fonction » qu’elle refuse, puisque la paternité est une fonction culturelle et non pas biologique.

Voilà je vais arrêter là.