Séminaire sur L'éthique de la psychanalyse selon Freud et après Lacan : exposé et discussion

EPhEP, le 8/12/2016  

Anne Videau : Bonsoir, et merci à tous de votre présence. Nous commençons ce soir ce grand travail qui nous mènera jusqu’en mai. Ce temps dont Patrick Guyomard et Charles Melman ont bien voulu nous offrir le privilège. Pour relever l’abord de l’éthique de la psychanalyse dans le moment contemporain après Freud et selon Lacan ainsi qu’ils ont choisi de le formuler et de le faire ensemble avec nous et dans la suite des séances avec quelques interlocuteurs particuliers.

Bien qu’un grand nombre d’entre vous les connaissent tous deux et chacun, je me permets de les présenter néanmoins pour ceux qui nous écoutent pour la première fois en direct et en visio conférence.

Patrick Guyomard est psychanalyste, professeur émérite à l’Université Paris 7, docteur en philosophie et il est le fondateur de la Société de Psychanalyse Freudienne. Deux de ses ouvrages sont aussi à l’impulsion des soirées que nous ouvrons aujourd’hui. Ce sont La jouissance du tragique, Lacan et le désir de l’analyste et Le désir d’éthique.

Charles Melman, doyen de l’EPHEP et fondateur de l’Association Lacanienne Internationale, psychanalyste et ancien psychiatre des hôpitaux.

Nous vous remercions beaucoup Patrick d’avoir accepté l’invitation de l’EPHEP.

La soirée d’aujourd’hui a pour premier objet les concepts de bien et de mal après Freud et selon Lacan, et selon l’ordre que vous avez choisi : c’est Charles Melman qui commencera cette première soirée.

Merci beaucoup.

 

Charles Melman : Merci Anne.

Donc, je vous propose que nous commencions par une question originale et passionnante : qu’est-ce-que c’est le bien et le mal ?

Le réponse que je vous proposerai pour démarrer, c’est que le bien et le mal, ce sont des signifiants, dont le trait remarquable est qu’ils vont se trouver dans toutes les langues et ayant dans toutes les langues un signifié identique, même si l’objet qui vient à être subsumé par chacun de ces termes diffère comme nous le savons, selon les cultures, voire évidemment à l’intérieur d’une seule culture.

C’est une affaire qui mérite l’attention que, ce couple disposé pour séparer le bien du mal mais qui se présente toujours comme je dirais un « holographe » - je veux dire l’un ne va jamais sans l’autre, comme s’ils étaient, finalement unis, collés l’un à l’autre, ce qui ne manque pas dans un certain nombre de cas de faire problème – est ce que l’on peut appeler je crois, sans trop se tromper, un Universel.

Il est tout de suite notable que, d’une certaine façon, ce couple du bien et du mal vient doubler cet autre qui est celui du oui et du non.

Cette remarque nous permet d’introduire, dès le départ, ce texte remarquable de Freud qui s’appelle Die Verneinung, La dénégation où il montre qu’il y a chez l’enfant, tel que ça a été observé, cet âge où celui-ci passe un temps à distinguer dans le monde des signifiants qui l’entourent ceux qui ont à être reçus, admis, intégrés, acceptés et puis les autres, donc, qui vont être refusés, rejetés.

Ce qui est remarquable à l’occasion de cet article, c'est que Freud va souligner que - de façon parfaitement inattendue et qui je crois n’a pas été suffisamment filée pour faire notre profit - la vérité, dans cette distinction, va se trouver non pas du côté où on l’espérait, du côté du bien, du côté du oui – ce dont on sait qu’il y a toujours à douter –, mais bizarrement de ce qui provient du mal et qui ne peut se trouver introduit dans le monde que sous la forme de sa négation. Exemple classique : le patient qui fait un rêve et qui à l’occasion d’une association au sujet d’une présence dans son rêve dit « Ce n’est pas à ma mère que je pense » et cette affaire remarquable que cette introduction sous la forme d’une négation nous assure non pas du doute possible de cette formulation mais de sa vérité. Le fait donc, que cette pensée interdite, rejetée, revienne, en tant que barrée, en tant que niée, affirme donc sa vérité.

Avec ces deux signifiants, ou peut-être ce signifiant UN tout seul, le bien-mal, le oui-non, ce qu’il y a de remarquable c’est qu'il est exemplaire de cette catégorie que les linguistes ont appelée le performatif, enfin des linguistes, Austin, Quinn, avec cet ouvrage dont le titre est très explicite traduit en français : Quand dire c’est faire, c’est-à-dire l’évocation de ces signifiants qui impliquent nécessairement l’action qu’ils commandent. Les performatifs, là, ce ne sont pas des signifiants faits pour équivoquer, pour discuter, pour dialoguer, ce sont des signifiants qui s’imposent comme commandant, régissant l’action même qu’ils signifient.

Il est touchant de voir que à cette occasion, les exemples donnés sont par exemple, ceux du mariage. Voilà un signifiant performatif puisque son signifié c’est bien effectivement la célébration, l’exécution, la mise en acte de ce qu’il prescrit, de ce qu’il commande.

Mais, ce que vous objecterez je l’entends d’ici inévitablement, c’est que finalement ce qui est appelé à cette occasion le performatif, met essentiellement grâce à l’exemple qui en est fourni, une marque du symbolique, du pouvoir du symbolique. Autrement dit que le pouvoir du symbolique est, comme son étymologie l’indique, effectivement d’unir.

Dans le cas qui nous intéresse, celui de cet autre couple, le bien et le mal, il s’agit, même s’il se présente sous une forme holographique, au contraire d’en exclure au moins un.

Et l’avantage de cet exemple que je rapporte pour nous, c’est que l’on peut, serait-ce arbitrairement mais sans se tromper, sans faillir, on peut très bien voir à l’œuvre dans cette entreprise, aussi bien d’union que de séparation, d’union grâce à la séparation, de séparation du fait de l’union, la mise en œuvre de cette instance que la théorie lacanienne appelle l’instance phallique.

Le présenter comme j’essaie de le faire et sans que nous nous soyons concertés avec Patrick Guyomard – de telle sorte que son intervention sera le mode d’introduction à nos problèmes sera celui qu’il aura choisi, et il n’a aucune raison à priori de reprendre à cet égard le mien – ce double éclairage, je crois, peut être tout à fait utile, fructifère. Me servir donc de cet exemple emprunté aux linguistes, celui du mariage comme performatif, celui de cette séparation que j’évoque avec le mal et le bien, pour avancer, en disant que finalement, à entendre cette union-disjonction, on pourrait dire que le bien, voilà peut-être une première application de ce signifiant, s’illustrerait par l’union parfaite du signifiant maître et du corps, de ce que Lacan écrit le S1 et le S2.

Est-ce que, voila une question que je propose, nous ne nous sentons pas bien quand justement s’opère cette union parfaite du signifiant du commandement et de la réaction du corps, comme si justement cette cohérence, cette cohésion, nous donnait le sentiment de l’accomplissement du bien. Imaginons comme ça en passant, que après tout, Lacan l’évoque à l’occasion, que concernant la danse classique, dont après tout on pourrait se demander pourquoi elle est susceptible d’avoir pour nous quelque attrait, ce qui fonde en quelque sorte son caractère esthétique, serait exemplaire de la présentification de ce commandement, dès lors harmonieux, ce commandement imposé ainsi au corps.

Y a-t-il d’autres modalités que celles, gracieuses, que je viens d’évoquer et qui viendraient encore, ailleurs, dans un autre domaine, marquer les circonstances de cette réalisation et qui assurément est vécue comme la perfection dans l’accomplissement du bien ? Je crois que sans risque je peux l’évoquer à l’occasion des commandements militaires ou nationalistes et qui, je dirais, impliquent nécessairement l’obéissance parfaite du corps avec, bien sûr l’assurance dès lors d’être aussi bien dans le bien-être que dans le bien tout court.

L’introduire de cette façon va me permettre d’approcher du terme de ces considérations que je souhaitais au départ vous présenter. L’inconvénient de ce type de commande : la réalisation parfaite du bien dans l’obéissance accomplie du corps avec le signifiant a un prix, qui est bien entendu pour celui qui est là engagé d’être déjà mort, alors même que organiquement il est encore, je dirais, de ce monde. Déjà mort, puisque, il n’est plus rien attendu de lui, que ce soit dans le domaine spirituel ou dans le domaine de son action, que l’exécution comme un cadavre de ce qui est là prescrit.

Il nous faut donc rappeler que, si nous n’avons pas à faire avec le bien et le mal à des performatifs, dont j’aurais envie de désavouer l’interprétation linguistique qui veut à tout prix y lire des signifiants, alors que pour ma part je les entendrais plutôt, ces performatifs, comme des signes, le virage du signifiant au signe, c’est-à-dire l’équivalent de ce qui est le fait que devant un stop on ne vous demande pas de réfléchir ni de donner votre avis ni de spéculer pour savoir si il est bien placé, s’il est valable, s’il est correctement distant, vous n’avez pas d’autre choix que d’y répondre par l’acte que celui-ci commande.

En évoquant cela, je ne pouvais évidemment m’empêcher de me rappeler, au moins, combien chez le psychotique, ce virage du signifiant au signe, la multiplication pour lui de ce que vont être les feux rouges et les feux verts, les stops, ou au contraire les flèches indicatrices etc., la place que ces manifestations peuvent prendre chez lui.

Si nous revenons à la tentative pour moi en tout cas, je dis bien de façon très privée, dans ce préambule de mettre en place ces deux termes unis/désunis – unis puisque l’un ne va jamais sans l’autre, ce dont comme nous le savons ne peut manquer de souffrir cet éminent personnage que les intellectuels en tant que tels connaissent bien et qui s’appelle l’obsessionnel, le fait que justement pour les séparer, ce n’est pas une opération naturelle, cela ne va pas de soi pour trancher entre eux.

Mais, si ce tranchement a lieu, c’est-à-dire sous la forme de cet objet chu et que Lacan a écrit comme objet petit a, chute entre deux signifiants, il est clair que dès lors cette union de l’un avec l’autre est rendue à la fois plus complexe, puisque là encore, comme je le disais dès le départ, c’est le facteur union-désunion qui avec le phallus est à l’œuvre.  Mais, en tout cas implique, dans le maniement de ces termes la possibilité d’une direction du corps par le signifiant qui inclut la vie et qui inclut donc le désir. Éventuellement quand elle est possible, la pensée, le travail et donc un mode de relation au corps qui sans qu’il implique désormais cet effet du performatif, c’est-à-dire l’exécution immédiate intégrale et absolue, implique un autre type de rapport dans lequel s’introduit la question de l’éthique.

Comme nous le savons l’éthique ce n’est pas la morale. L’éthique c’est une interrogation sur ce qu’aurait à être une morale, satisfaisante, adéquate. Et donc, question éminemment posée au psychanalyste : pour vous, quelle est d’abord votre démarche éthique, de quelle façon procédez-vous à la recherche d’une morale, de quelle place vous autorisez-vous pour procéder à la recherche d’une morale et ensuite qu’est-ce-qui vous permet de dire que celle-ci serait effectivement propre à votre discipline ou à la leçon que vous tirez de votre discipline ?

Pour conclure et pour peut-être pimenter ce propos, j’évoquerais un point dont je ne suis pas certain qu’il ait été relevé souvent dans l’une des analyses que Freud nous a léguée, celle du cas Dora.

Il y a dans cette affaire du cas Dora, un point absolument extraordinaire - je ne vais pas rappeler l’histoire - je dirais simplement que cette jeune fille de 18 ans, intelligente, belle et de bonne famille, présente des manifestations hystériques gênantes et pour cette raison est envoyée par son père à Freud afin que il l’en soulage. L’interprétation que va donner Freud de ces symptômes est fort intrigante, puisqu’il va avancer le fait que Dora souffre du fait de refuser les avances du mari jeune et beau de la femme qui est la maîtresse de son père - son père qui par ailleurs serait plus ou moins impuissant - et que donc, cette sorte de quadrille, Freud l'encourage et même le prescrit. Pourquoi lui dit-il, pourquoi,  éprouve-t-elle du dégoût (manifestement hystérique) aux approches d’un jeune homme tout à fait avenant, ayant une bonne situation et tout ce qui faut etc., et donc pourquoi se refuse-t-elle à un commerce sexuel qui viendrait la faire entrer dans une autre norme que celle d’un rapport à son corps fondé sur la maladie mais qui lui permettrait d’avoir de son corps  un autre usage qui serait celui bien sûr de la satisfaction.

Lorsque vous prenez la mesure de ce qui a été la recommandation de Freud, celle bien évidemment du papa, que ça arrangerait beaucoup, celle de Monsieur K qui en serait ravi - puisque depuis qu’elle avait 14 ans il poursuit cette belle jeune fille de ses assiduités et de ses charmes - et puis sans doute sûrement Madame K qui se verrait moralement soulagée de ne pas causer du tort à cette jeune fille qui est son amie, qui est très proche d’elle avec qui elle échange beaucoup, ça arrangerait tout le monde. Il y en a une seule là qui n’est pas contente et qui embête tout le monde, c’est Dora.

Une question qui est soulevée à propos de ce cas, qui mérite d’être soulevée, car dans cette affaire, dont on pourrait dire que l’un des aspects est de vendre Dora à ce qui va être la satisfaction du petit groupe dont elle fait partie, autrement dit le souhait qu’elle entre dans le quadrille et puis finalement qu’elle partage la satisfaction des uns, des uns et des autres.

On ne peut pas dire que cette recommandation de Freud, qui peut surprendre quand on sait ce qui était sa rigueur par ailleurs, on ne peut pas dire qu’elle soit spécialement morale. On ne peut même pas dire qu’elle soit forcément en progrès sur la morale de son temps, car enfin, on pourrait estimer que Dora résiste, estimant que ce qui est complétement escamoté dans cette affaire, c’est l’ordre symbolique dont elle relève après tout, c’est-à-dire qu’elle a le droit en tant que jeune fille à prétendre avoir non pas un amant qui est le mari de la maîtresse de son père, mais qu’elle ait après tout un droit légitime à rencontrer un jeune homme pas moins bien doué mais avec lequel s’engagerait une liaison la promettant elle-même à l’avenir classique que l’on sait,.

L’importance ici n’étant pas seulement celle, après tout, de l’appréciation morale, que le fait que Dora ne peut éprouver son corps comme accessible à la jouissance sexuelle que dans la mesure où il est symbolisé. S’il ne l’est pas, et c’est le sort classique de l’hystérique, ce corps au lieu d’être symbolisé reste réel et c’est bien effectivement ce qui se produit avec ces symptômes qui l’encombrent et dont nous savons par la suite de l’histoire qu’ils vont l’encombrer jusqu'à la fin de ses jours.

Je termine là-dessus, qu’est-ce-que privilégie Freud dans l’affaire ? Qu’est-ce qui fait que c’est néanmoins ainsi qu’il essaie d’agir en maître vis-à-vis de Dora qui va lui répondre en le congédiant comme un valet de chambre : ah c’est comme ça que tu veux être mon maître ? Eh bien, allez, retourne, retourne à tes affaires, moi je m’en vais.

Qu’est-ce-qui dans cette affaire anime Freud ? Sûrement un point dont j’ai l’impression - mais Patrick Guyomard me démentira peut-être - que Lacan est le seul à l’avoir poursuivi. C’est que si le psychanalyste a une éthique, c’est celle qui n’entrevoit dans le moral que dans le respect du désir et dans l’accomplissement de ce désir, dont il y a lieu de rappeler à cette occasion que cet accomplissement ne pourra dans le meilleur des cas que rencontrer sa vanité, autrement dit le fait qu’il restera inaccompli.

Il y a donc à la fois ce que l’on pourrait appeler un scandale moral présent dans l’observation de Freud, une introduction, une réflexion sur ce qu’est, ce que serait l’éthique de la psychanalyse et j’imagine que à poser des questions comme cela je ne suis pas très loin de ce que vous même Patrick voudrez aborder, s’il vous plaît.

 

Patrick Guyomard : Merci Charles, de me donner si gentiment et si élégamment la parole. Je ne peux pas la prendre sans vous remercier de l’invitation et du plaisir que vous me faites à participer avec vous à ce séminaire et de l’accueil que me donne cette Ecole.

Je suis, je dois le dire, particulièrement content que cette question, difficile – mais de nature à provoquer du désir, en tout cas le mien – de l’éthique se déploie au long d’un certain nombre de nos réunions, nous en avons prévues cinq.

Pour une raison justement qui tient au sujet lui-même, je ne pense pas qu’on puisse aborder la question de l’éthique, bien sûr que ça peut se faire, sous le mode de quelque chose qui serait un exposé, formel. Je pense qu’au contraire, et encore plus aujourd’hui, peut-être encore plus s’agissant de la psychanalyse, que l’éthique relève plus et peut-être avant tout du débat, de l’instauration et de l’entretien de ce débat, je pense donc  particulièrement adéquat au thème traité et à la façon dont nous avons déjà commencé à nous y affronter ce soir, l’aborder au fil de plusieurs débats. Ce serait presque et alors je m’engage un petit peu plus, au fond, une façon éthique, d’aborder le problème de l’éthique.

Pourquoi je dis une façon éthique ?

Vous allez me demander qu’est-ce-que c’est que l’éthique et vous avez bien raison, Charles Melman a déjà un petit peu commencé à y répondre et je souhaiterais que nous partions sur ce point d’un certain nombre de questions bien sûr, et  de repères a peu près identifiables – pas du tout pour nous y tenir, parce que j’espère et j’attends que ce séminaire nous amène les uns et les autres, en tout cas moi en particulier, à parcourir un chemin, donc à être assurément déplacés, voire désorientés – à partir de ce qui peut constituer pour les uns et les autres un point de départ ou notre point de départ.

Concernant l’éthique, Charles Melman vous l’a en effet dit, ça n’a pas toujours été posé comme cela, enfin posons que l’éthique n’est ni la morale, ni la moralité, que la question de l’éthique ne se pose pas simplement au titre du bon usage dans une circonstance particulière des principes et des vertus d’une morale, mais je dirais encore plus dans le domaine de l’action.

L’éthique relève du bien faire, de la sagesse de l’action, de ce moment dans l’action où il s’agit de décider, de faire un choix, de parler ou de ne pas parler, dans des circonstances qui ne sont pas toujours et pas seulement singulières, mais dont la singularité même au fur et à mesure qu’on s’y attache et qu’on la regarde nous interroge par rapport à la pertinence de tout ce qui au titre des codes, des recommandations, des applications, nous dirait un petit peu à l’avance ce qu’il faut faire.

Autrement dit la question de l’éthique se pose quand nous avons un choix à faire et au fond soit quand nous ne savons pas ce qu’il faut faire, soit quand nous devons prendre une décision qui engage notre désir, c’est-à-dire une décision dont nous devrons assumer les conséquences, même si nous ne les connaissons pas, même si nous ne les calculons pas toutes, et donc qui impliquent un risque et un engagement.

Cette considération je vous le dis tout de suite est tout à fait dans la ligne des ultimes positions de Lacan. Si Lacan termine sa réflexion éthique sur la question du dire, c’est bien justement parce que dire, en particulier pour les psychanalystes, implique une décision, un choix, un engagement, une position, un risque, bien évidemment à partir d’une parole qui se caractérisera de n’être pas effaçable, ce qui ne veut pas forcément dire qu’elle soit  évidemment irréversible.

Cette question de l’éthique, c’est important de la considérer très précisément parce que nous vivons à une époque de l’inflation de l’éthique. Il y a des éthiques partout, éthique de ceci, de cela et chaque fois que l’on se trouve devant un problème embarrassant, on crée un comité d’éthique où on décide de réfléchir, comme si l’interrogation éthique, pour autant qu’elle soit l’ouverture sur une singularité, sur une décision, sur un choix, ne pouvait trouver ses assurances qu’en s’appuyant sur un comité ou une réflexion, dont la fonction principale est évidemment d’exonérer ceux qui vont faire ce choix de toute responsabilité. Puisque les différents comités d’éthique sont là pour faire des recommandations, des listes de recommandations, des lois, des listes de prescriptions dont le mouvement même est évidemment d’orienter les différentes actions, dans le domaine biologie et autres, là où on ne sait pas ce qu’il faut faire, ou là où les barrières de l’humain sont atteintes voire dépassées, là où les enjeux sont très importants. Mais en même temps ce mouvement est aussi un mouvement qui est celui de faire dégénérer l’éthique en la régénérant sous la forme d’une morale, de recommandations, de lois, bref qu’on sache par avance ce qu’il faut faire sans qu’on ait à se poser la question de la pertinence de ses propres décisions.

C’est pour cela que bien souvent, la question éthique ou les questions éthiques se posent dans des refus, dans des révoltes, dans des insoumissions, c’est-à-dire dans des gestes où surgit pour quelqu’un quelque chose qui est, bien évidemment pour nous, de l’ordre de l’impossible, c'est à dire de l’ordre de quelque chose qui est d’un réel qu’il revendique et au nom duquel, à tort ou à raison, de façon légitime ou pas, il s’oppose, se retire, ne se soumet pas, avec les risques que cela comporte ; c'est l’exemple majeur d’Antigone sur lequel nous reviendrons plus précisément lors d’une des séances.

Cette inflation de l’éthique, elle est postérieure au séminaire de Lacan sur l’éthique, qui vient dans l’enseignement de Lacan, dans des conditions tout à fait particulières, spécifiques, singulières, très fortes, tout à fait identifiables. Le séminaire date maintenant de bientôt 40 ans et c’est aussi une époque où les questions éthiques, qui pouvaient se poser dans le cadre de la guerre d’Algérie n’avaient pas tout à fait, en tout cas pour certaines d’entre elles, l’acuité qu’elles ont aujourd’hui. Mais sans ce séminaire de Lacan je ne suis pas sûr que la question de l’éthique de la psychanalyse se serait posée.

J’ai toujours été personnellement - il ne s’agit pas de ma psychologie qui n’a en l’occurrence aucune espèce d’importance - j’ai toujours été gêné par l’expression « éthique de la psychanalyse » dans la mesure où elle portait à croire que cette éthique existait et que par conséquent on pouvait en parler. Comme si cette éthique avait effectivement une consistance et un contenu, donc des préceptes, des recommandations, des actions. Et il me paraît – c'est une partie de ce que je vais essayer de soutenir devant vous – que ça n’est pas tout à fait comme ça que les choses se posent, y compris pour Lacan lui-même. Quand il s’empare de la question, il est au fond à la fois très engagé dans son désir de s’affronter à cette question et de voir s'il existe une éthique de la psychanalyse, voire même si la psychanalyse peut donner d’autres fondements à l’éthique, parce que c’est tout à fait de ça dont il s’agit pour Lacan. L’importance de sa question, et la passion de Lacan pour cette question ne devraient pas poser la réponse comme une évidence sur laquelle nous pourrions de façon aussi sûre et certaine nous reposer.

En somme je vais traiter ce sujet qui va m’amener à parler du bien et du mal par un autre biais, parce qu’au fond l’alliance entre la question de l’éthique et la question de la psychanalyse ne va pas du tout de soi, à mon avis, jusqu’à Lacan justement.

Concernant le rapport de Freud à la question de l’éthique on ne peut que constater, pour d’excellentes raisons, l’extrême réserve de Freud. Alors « extrême réserve de Freud » pour quelles raisons ?

Pour deux raisons assez évidentes.

La première c’est que la psychanalyse même, dès ses débuts, bouleverse les repères habituels du bien et du mal. Les références au bien qui étaient plutôt dans le registre du plaisir sont complétement bouleversées : les symptômes, le dégagement par Freud du principe de fonctionnement de la réalité psychique, le théâtre de l’inconscient et le théâtre du conscient montrent à l’évidence pour lui que le plaisir n’est plus un repère fiable. Ce qui peut s’éprouver comme sensation de plaisir est éprouvé comme déplaisir dans un autre système. Donc là effectivement il y a quelque chose qui ne tient plus du tout. La perception même par Freud de la notion qu’il appelle jouissance sans lui donner l’extension que lui donne  Lacan, là aussi, introduit un bouleversement majeur qui n’est pas forcément celui du plaisir dans le mal ni du mal dans le plaisir, mais qui est la perception d’une autre économie qui gère notre rapport au plaisir et par conséquent notre rapport à la jouissance. Autre économie que nous pouvons aujourd’hui appeler après coup, économie de la jouissance, mais dont il perçoit dès l’abord que c’est là sur cette « autre scène », qu’il dégage petit à petit, que les choses se jouent.

Quant aux critères habituels, enfin disons certains des critères habituels, il les écarte magistralement dès la correspondance avec Fliess d’une façon irréversible. Il reçoit un jeune homme qui souffre de symptômes, il ne dit pas très bien lesquels, en tout cas en l’occurrence il souffre de névrose, et vient au titre de cette souffrance consulter Freud. Il écrit à Fliess : « C’est dommage si ce type était pervers comme son père – car son père est un fieffé coquin – il se porterait très bien. Mais comme il est névrosé, il souffre ».

Donc il y a pragmatiquement, immédiatement, cliniquement, une espèce de décrochage inaugural, chez Freud, entre le fait de se sentir bien et d’être malade, le fait de faire le mal et d’en souffrir et en somme le paradigme de la névrose qui s’impose petit à petit associe très immédiatement quelque chose du refoulement, de la maladie et du conflit psychique. Autrement dit si vous voulez être bien, soyez de préférence pervers si vous le supportez, vous vous porterez beaucoup mieux qu’un névrosé.

Freud balaye tout, et concernant la moralité, et concernant le surmoi, et concernant même un certain registre de l’éthique. Il ne faut absolument pas oublier que concernant Freud la moralité fait partie des forces refoulantes. La morale sexuelle civilisée, lisez tous les premiers textes de Freud, tout ce qui refoule est manifestement inscrit au titre des éthiques. C’est comme ça que Freud les appelle.

De ce point de vue, la psychanalyse s’inaugure par un franchissement et un renversement, franchissement des barrières habituelles du bien et du mal, incontestablement, en tout cas dans la reconnaissance d’un certain nombre de faits, mise en question de l’origine de la morale, de l’origine des croyances, de l’origine des illusions, de l’origine du surmoi. Il y a un doute profond qui rebat complétement les cartes de l’évidence, de ces repères que sont le bien et le mal,  et même les cartes de ce que l’on appellerait habituellement les valeurs.

Quelles sont les valeurs qui tiennent auxquelles on peut se référer et qui par exemple pourraient fonder une éthique après Freud ou selon Freud ?

Cette question pour Freud au fond, est paradoxalement assez aisée. Je dis pour Freud, ça ne veut pas dire qu’elle le soit en elle-même. Pour une raison que Freud nous donne lui-même très clairement, qui est que au fond, il a toujours tenu sa propre éthique à l’écart de son activité scientifique, ce qui à mon avis ne sera pas tout à fait le cas de Lacan.

Par exemple il dit « J’ai été élevé sans religion mais non sans le respect de ce qu’on appelle les exigences éthiques de la civilisation humaine ». Rien à voir avec la psychanalyse et cette position, qui est pour lui fondatrice, il la gardera tout au long de sa vie, avec un certain scepticisme bien sûr. C’est ça qui lui permettra d’aborder la question de l’inconscient sans jugement en somme, au titre de la vérité que cherche tout scientifique et de l’exigence de donner à la psychanalyse sa propre scientificité. Par exemple, il écrit à Lou Andréas Salomé « Je ne puis pas un être optimiste et je me distingue des pessimistes uniquement parce que le mal, la sottise et la folie ne me mettent pas hors de moi, pour la simple raison que je les ai à l’avance inclus dans la structure du monde. » C’est très clair et très simple alors il reste évidement pour lui ce qu’il découvre par la psychanalyse.

Si on essaye de voir comment cette question se construit pour Freud - je veux dire la question de l’éthique, dans ses rapports à la psychanalyse et la question de savoir si la psychanalyse est à même de fonder une éthique, ou de déboucher sur une éthique - je vous conseille de lire ou de relire la correspondance Freud-Pfister, avec le pasteur Pfister, 1909-1939, tout au long de laquelle il n’est question que de ça, à travers la religion, la pédagogie, l’éthique, etc. Et on voit toujours le pasteur faire l’éloge de Freud pour sa bonté, son humanité, sa compréhension. Freud lui répond : « …mais dans mon travail, moi je suis psychanalyste, je suis un homme de science, j’ai un certain nombre de repères, mais il se situe à l’écart de mon devoir ».

Par exemple à un moment où le pasteur commence à lui en demander un petit peu trop, il lui écrit ceci : « Alors pour être franc, écrit Freud, l’éthique m’est étrangère, et vous êtes pasteur d’âmes », autrement dit l’éthique ce n’est pas mon affaire. « Ce qui est le bien des patients ou de trouver des valeurs pour guider la vie, ce n’est pas mon affaire. Je ne me casse pas la tête au sujet du bien et du mal, mais en moyenne je n’ai découvert que fort peu de bien chez les hommes. D’après ce que j’en sais, ils ne sont pour la plupart que de la racaille, qu’ils se réclament de l’éthique, de telle ou telle doctrine ou d’aucune. Cela, vous ne pouvez pas le dire tout haut, vous ne pouvez peut-être même pas le penser, bien que votre expérience de la vie ne puisse pas être bien différente de la mienne. S’il faut parler d’une éthique je professe pour ma part un idéal élevé dont les idéaux qui me sont connus s’écartent en général d’une manière des plus affligeantes ».

Voilà. Haute élévation morale, mais en ce qui concerne l’éthique, rien du tout.

Et pour préciser un petit plus les choses, l’analyse, bien sûr, n’amène pas une nouvelle conception du monde, elle repose sur la conception scientifique générale du monde avec laquelle la conception religieuse est incompatible. Il dit « Darwin allait à la messe tous les dimanche [..] Exiger de la science qu’elle établisse une éthique, est déraisonnable.[...] L’éthique est une espèce d’ordre de marche à l’usage du commerce entre les hommes ».

Donc c’est au nom de ce qu’il appelait la science et qui lui a incontestablement permis de fonder la psychanalyse, qu’il  s’écarte de la demande qui lui est faite de donner des fondements éthiques, éventuellement, de sa pratique, ou de ce qu’il pourrait apporter à l’humanité au titre de l’éthique.

Il dit « Ce que j'apporte à l’humanité, c’est au titre de la connaissance ». Dans beaucoup de textes il affirme « mon plus grand plaisir a été de faire des découvertes et la plupart du temps ces découvertes que j’ai faites avec mes patients, elles ont abouti à un mieux-être, à un soulagement, et nous avons été le patient et moi tout à fait satisfaits et heureux de cela ».

C’est une certaine naïveté, il ne se tiendra pas toujours là, mais ça indique, un mouvement. Pour cette raison là, la première thèse ou hypothèse ou position que je soutiendrais : la pratique de Freud relevait plus de la technique de la psychanalyse que d’une éthique de la psychanalyse. 

Les écrits techniques de Freud ne sont pas un traité d’éthique mais un traité technique. Et c’est au nom de ce qu’il pensait connaître, découvrir, du transfert, du refoulement, des résistances et de ce que ça lui indiquait comme mise en place petit à petit du nombre de recommandations tout à fait minimales qu'il fallait, pour que la question de l’inconscient s’éclaire, qu’il oriente effectivement sa pratique.

Mais ça ne veut pas dire, et là çcelacommence un peu à le rapprocher si on peut dire de Lacan - sauf que ce n’est pas comme cela que Freud formule les choses, mais avec d’autres signifiants, d’autres termes –, mais ça ne veut pas dire que son désir à lui, Freud, n’y était pas engagé, ni qu’il ne se heurtait pas très clairement dans sa pratique à cette dimension de l’impossible, qui est en tout cas de façon générale et pour nous psychanalystes, peut-être un des éléments, je ne dirais pas qui peut fonder une éthique, mais qui peut fonder une décision ou une prise de parole ou qui peut être un impossible.

Quand on lit Freud et quand on repère aussi bien son engagement que sa confrontation à l’impossible, on a des indices absolument très clairs, des indications très claires. Je vous donnerai pour la clarté de nos discussions deux exemples. Mais il faut tout de suite ajouter avec tous les points d’interrogation que vous voudrez évidemment, qu’il a toujours pensé, en tout cas je crois, que puisque la psychanalyse relevait d’une démarche scientifique, elle faisait partie du progrès général de la connaissance qui allait apporter non pas le bien à l’humanité, mais un bien à l’humanité.

Croyance incontestable au progrès comme croyance à la civilisation et la culture, avant ou avec le pessimisme. C’est pour cette raison là que Freud, très clairement, a toujours tenu à la reconnaissance de la psychanalyse, à son inscription dans une communauté scientifique, à la communication des résultats de la psychanalyse avec d’autres, même s’il en a payé le prix très fort et s’il a dû supporter la solitude. L’interprétation des rêves, ouvrage sur lequel comptait Freud, pour beaucoup de raisons, y compris pour des raisons économiques, il en a vendu 600 exemplaires pendant dix ans. Il le dit, il en a été fort marri, vexé, blessé. Il s’est habitué à attendre la reconnaissance uniquement après sa mort, quand d’autres prendraient la suite après lui. Cela faisait partie de son rapport à la connaissance et de son rapport au savoir et peut-être du prix qu’il fallait payer pour tenir sa place et pour assumer son désir de psychanalyste dans cette affaire.                                                                                                                                                                     Comment se construit le rapport de Freud à cette question éthique ? Assurément, la psychanalyse est un bien. Vous n’êtes pas forcés d’être d’accord avec moi, mais on peut le penser. Et de ce point de vue elle peut, peut être ou pas, fonder un certain nombre de valeurs, apporter un certain nombre de connaissances, mais ça ne veut pas dire que ce qu’elle découvre et les connaissances qu’elle produit soient de nature à fonder une éthique. Certainement la psychanalyse a renouvelé le rapport à la sexualité et au sexuel. Peut-on fonder une éthique sur la sexualité ? Pas sûr du tout, et d’autre part pour un certain nombre d’éléments que la psychanalyse reconnaît et inscrit, ce n’est pas forcément à elle d’en faire quelque chose.

Les trois exemples que je vous donne comme repères provisoires, je vais vous les rappeler très simplement sans faire trop de citations pour rester un peu dans ce style parlé. Le premier exemple qui me semble essentiel, c’est tout à fait à la fin de L’interprétation des rêves, où au moment de reconnaître l’indestructibilité et l’insistance du désir, donc l’importance des rêves et l’importance de la réalité psychique de cet autre théâtre, il rappelle cette histoire de l’empereur romain qui avait fait condamner à mort un de ses sujets parce qu’il avait fait un rêve dans lequel il assassinait l’empereur. C’est une histoire que reprend Lacan à sa façon, pas sur le mode de quelqu’un qui assassinerait l’empereur, sur le mode de quelqu’un qui rêverait que la reine d’Angleterre est une imbécile ou une gourde. Qu’est-ce-qui est important là dans Freud ? Sur ce point il lui revient une citation de Platon : « Les bons sont ceux qui se contentent de rêver ce que les méchants font ». Là, on a une maxime qui n’est pas simplement éthique au sens où elle serait applicable de façon courante mais au sens où elle sépare ce que l’on rêve et ce que l’on fait, ce que l’on dit, ce que l’on fait. Elle construit un statut y compris culturel et civilisateur de la représentation, du théâtre, du rêve. Elle construit la scène tragique dans la civilisation grecque et elle pose la culture comme donnant un sens à la différence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. C’est pour Freud une objection à toute censure, dans la mesure où toute censure politique évidement va dans le sens, mais quelquefois à juste titre, de dire « alors si vous le dîtes, c’est comme si vous le faisiez ». On vous interdit, on vous censure. Freud va à rebours de ça et fonde la reconnaissance de la vie psychique inconsciente sur cette distinction.

C’est assez important pour notre pratique parce qu’après tout, ce que nous demandons à nos patients dans nos cabinets d’analystes, c’est de parler et de ne pas faire. La psychanalyse serait impossible s’il n’était pas posé la question de la suspension entre le dire et le faire. Dans cette question de la suspension entre le dire et le faire, il y a l’ouverture à la dimension de  l’inconscient, qui ne s’y prête d’ailleurs pas toujours, mais surtout, une espèce de suspension  qui va dans le sens d’une mise en valeur du registre de la parole. Qu’est-ce-que c’est que dire ? Qu’est-ce-que c’est que parler ? Qu’est-ce-que c’est que s’adresser ? Qu’est-ce-que c’est que performer comme vous le disiez, à partir du moment, où même, si le performatif est un faire, dire ça n’est pas toujours faire, même si on ne peut pas effacer qu’on l’ait dit.

Donc, il y a tout de suite chez Freud, une espèce de position, de restauration, d’inscription de lieu d’une parole possible, comme étant fondatrice et instauratrice de la psychanalyse elle-même. Je pourrais développer cette réflexion dans un contexte politique qui est évidemment celui des régimes où la psychanalyse est interdite parce que on ne peut même pas parler, il n’y a même plus de domaine privé.

Cela c’est la place de la psychanalyse à laquelle tenait Freud. Pour lui c’était une position scientifique qu’il avait le courage éthique de soutenir ; il soutenait éthiquement quelque chose qui lui semblait évident scientifiquement. C’est comme Pasteur soutenant l’existence du bacille de la rage. Il le soutenait parce qu’il n’était pas question de se dédire ou de se renier mais il le soutenait parce que c’était vrai au titre d’une vérité scientifique. C’est plutôt dans ce sens là qu’allait Freud.

Deux autres exemples nous conduisent  dans une réflexion éthique. Le premier c’est le début de l’analyse de L’homme aux rats, dont nous avons deux transcriptions : Les notes de Freud, Les textes de Freud et c’est une analyse dans laquelle vous le savez il s’est énormément impliqué, engagé.

Il donnait beaucoup de conseils à l’homme aux rats, il lui donnait son plat préféré, des harengs, puis du café, bon il discutait, il lui expliquait la psychanalyse : pourquoi il fallait ci, pourquoi il fallait ça…et quand la psychanalyse s’est un peu formalisée pour se transmettre, cette pratique de Freud – les premières séances – ont été extrêmement critiquées.

On a trouvé que Freud était trop pédagogue, trop enseignant et qu’il aurait mieux fait de rien dire et de laisser l’inconscient parler tout seul, ce qui évidemment ne veut absolument rien dire. Toute la question de Freud est : qu’est-ce-qu’il faut dire, qu’est-ce-qu’il ne faut pas dire pour que ça parle, justement.

Il y a un moment où l’homme aux rats est sur le point de lui raconter le fameux supplice que lui a raconté le capitaine cruel. A ce moment là il n’arrive pas à le dire, c’est trop violent, alors il demande grâce à Freud : « je voudrais que vous me donniez l’autorisation de ne pas dire ce qui m’est insupportable à dire ». A ce moment-là Freud lui répond- il écrit ses réponses, nous l’avons dans le texte - : « J’aimerais bien vous aider, d’ailleurs je l’ai beaucoup fait, mais il y a quelque chose dont je ne peux absolument pas vous dispenser, c’est de votre inconscient, de votre vie psychique et de votre résistance ; ça, dit Freud, ça m’est impossible. Vous me demandez quelque chose qui est impossible, qui serait en somme de vous dispenser d’avoir à parler et de vous dispenser de l’accès à votre propre inconscient ».

On voit bien que Freud avec toute sa civilité a toujours articulé des moments cruciaux de ses décisions à la position d’un impossible. Ça, ce n’est pas possible, au nom de quoi ? Pas du tout au nom de cet acharnement, mais il lui dit « ça m’est impossible, c’est comme si vous me demandiez de vous donner deux comètes ». Donc il y a là l’articulation d’un impossible, d’une décision de Freud, de l’émergence chez ce patient l’homme aux rats, finalement du récit du supplice et d’une jouissance préservée, gardée, enfermée, de lui-même ignorée, c’est-à-dire dont il ne voulait rien savoir mais qui disait bien quelque chose de son lien inconscient à cette affaire, à cette affaire cruelle et mauvaise – certains supplices sont évidemment horribles – et sur quoi Freud ne cède pas, non parce qu’il n’aurait pas envie de céder, mais parce que c’est impossible de céder, en raison  même de ce qu’il a découvert. Donc là on a quelque chose qui relève de l’éthique de Freud, si on peut dire, dans sa profession, c’est-à-dire d’un impossible qui fonde chez lui une certaine position.

Il y a à ce moment-là sur ce premier temps du rapport à l’éthique de Freud, une consistance de la position freudienne qui a mon sens interdit l’expression éthique de la psychanalyse. Dans la communication d’un cas, il écrit au pasteur Pfister cette chose assez étonnante, il lui dit : « Quand on communique – alors il se compare à Bernard Palissy – dans une communication scientifique il faut se comporter comme un criminel. Il faut trahir, il faut dépasser, franchir toutes les limites, en tout cas bien des limites, il faut brûler les meubles, pour chauffer le modèle ». Sur ce point-là, il n’y a rien qui l’arrête et ce faisant, y compris le pire, y compris ce qui serait jugé immoral, injuste. Au fond il prend un risque majeur il s’expose contre sa propre maison, puisqu’il prend l’exemple de brûler les meubles. « Il faut être sans scrupule, se livrer en pâture, se trahir, se conduire comme un artiste qui achète les couleurs avec l’argent du ménage et brûler les meubles pour chauffer le modèle. Sans calcul de ses actions criminelles on ne peut rien accomplir correctement ». Donc, c’est en tant que criminel, si on peut dire, que Freud revendique toutes les transgressions qu’il a dû accomplir, au nom de sa passion de savoir pour s’affronter à la question de l’inconscient, connaissance éminemment transgressive.

C’est le premier temps. Freud s’identifie à Lavoisier, à des chimistes, à des savants. Il a une éthique de savant. Et puis il y a un moment où les choses se renversent pour Freud, c’est un autre temps de la position freudienne. C’est le moment où il bute sur ce qu’il appelle la destruction. On se limite souvent à la notion d’agression, comme si Freud parlant de la pulsion de mort n’avait parlé que d’agression. Cen’est pas vrai du tout. A plusieurs reprises et très explicitement il parle de pulsion de destruction. Il le dit « c’est une agression qui a pour but la destruction ». Et à ce moment-là, incontestablement apparaît une figure du mal, fondée sur ses propres réflexions. Découvertes hélas, dont je trouve la meilleure formulation est celle-ci : « il semble effectivement qu’il nous faille détruire [...] d’autres choses et d’autres êtres pour ne pas nous détruire nous-mêmes, pour nous préserver de la tendance à l’auto-destruction ». Et il continue : « une triste révélation à coup sûr pour l’homme de l’éthique ».

Qu’est-ce-que ça veut dire pour l’homme de l’éthique ? Eh bien pour l’homme qui croirait en l’éthique d’une certaine façon et qui croyant en l’éthique et au bien, s’aveuglerait ou ne voudrait pas voir cette figure dramatique du mal, qui est ou destruction ou autodestruction. Toute la question du masochisme sur lequel nous reviendrons et que Freud pose massivement, qui ruine toutes les prétentions, je dirais éthiques, sauf dans l’ordre de l’action, sauf dans l’ordre de la connaissance, et peut-être dans l’ordre de l’activité de l’analyste.

J’en viens maintenant à quelques axes, je ne dirais pas de la position de Lacan, je dirais du débat de Lacan avec la question éthique parce que ça me semble plus juste de présenter les choses comme cela.

La première chose qu’il faut remarquer avec Lacan, enfin pour ma part c’est ce que je dirais mais je le soumets à la discussion, c’est qu’il a pris des questions que l'on peut dire freudiennes par un biais qui n’est pas celui de Freud. C’est-à-dire que Freud, voulant rester un homme de science valorisant à la fois l'éthique qu’il avait reçue dans son éducation et  l’éthique scientifique, est resté non pas à l’écart de certaines questions mais peut-être d’un affrontement plus direct à certains points, arrêté par son désir de ne pas faire de la psychanalyse une religion, une conception du monde, au fond de ne pas aller trop loin.

Lacan disait « une analyse ne doit pas être poussée trop loin ».  Freud de la même façon disait « les psychanalystes ne doivent pas être des prophètes ». C’est-à-dire que par rapport à la tentation d’excès d’aller plus loin, trop loin, qui est toujours interne à l’intérieur de notre position et de notre pratique, on voit très bien comment l’un et l’autre ont toujours voulu éthiquement maintenir une certaine limite et une certaine réserve à la fois fondamentale et fondatrice.

Qu’est-ce-qui fait que Lacan s’affronte à la question de l’éthique et pourquoi Lacan tient-il d’abord ce séminaire sur l’éthique de la psychanalyse ? La question n’est pas rhétorique, elle est lacanienne, c’est-à-dire qu’il s’en explique, très clairement et sans aucune ambiguïté. La question surgit de la définition qu’il donne du désir, c’est-à-dire surgit très précisément de ce qui anime le séminaire Le désir et son interprétation, de ce qui, petit à petit, constitue la définition du désir et l’axe du désir.

Cette question émerge très simplement en deux termes : c’est à la fois la question du vide et la question du manque. C’est parce que cette question du manque lui apparaît comme étant fondatrice de la question du désir : « La psychanalyse s’engage dans le manque central où le sujet s’expérimente comme désir ». C’est à ce moment-là que la question de l’éthique se pose. C’est à ce moment-là que Lacan dit : « alors ceci appelle à une révision de l’éthique ». C’est pour ceux d’entre vous qui aiment bien lire Lacan, les deux dernières pages des Remarques sur le rapport de Daniel Lagache.  Une révision de l’éthique ?  C’est ce qui annonce très clairement le séminaire sur l’éthique.

En quoi consiste cette révision et pourquoi la faut-il ?

Elle consiste simplement dans le fait que si l’éthique s’est toujours ordonnée autour de quelque chose qui s’est appelé un Souverain Bien, comment penser ce vide et ce manque, sans en faire un souverain bien de plus, parce que si on en fait un souverain bien de plus, alors à ce moment-là tout est prêt pour qu’on fasse une éthique du manque ou une éthique du vide.

Et c’est justement ce que veut éviter Lacan au moment de cette espèce de confrontation et de cette bascule où ce manque pourrait se remplir, ou pourrait provoquer un espèce d’effet d’appel devant tout ce qui s’écarte d’une façon ou d’une autre, ce qui pourrait le combler, y compris la psychanalyse. Parce qu’en somme, est-ce-que nous (les psychanalystes) avons la théorie, le savoir, destinés à remplir d’une façon plus experte, plus désirante, ce que nous désignons comme le vide, le manque, ou éventuellement le réel ? En aucune façon. Et c’est bien ça qu’il s’agit d’éviter.

Mais Lacan aborde cette question de façon tout à fait frontale d’autant plus qu’à ce moment-là où surgit véritablement la question du désir se pose aussi pour lui la question du désir du psychanalyste. Et la question du désir du psychanalyste, je vous en rappelle non pas la définition mais la position : « comme ce qui opère dans la psychanalyse en dernière instance » et qui évidemment introduit tout une série de bouleversements. A ce moment-là on voit très bien que Lacan est saisi passionnément par cette question de l’éthique et la question en somme de ce que pourrait être l’homme de désir. Après tout on a connu l’homme de plaisir, le libertin, l’homme de ceci, l’homme de cela. Est-ce-que la psychanalyse serait la promotion d’un nouveau sujet, évidemment désirant, qui serait l’homme de désir et, qui au nom même de ce qu’il est, de ce qu’il serait cet homme de désir, pourrait trouver identité, consistance, et pourquoi pas aisance, et pourquoi pas liberté, et pourquoi pas quelque chose de flamboyant au nom même de ce qui est ici provoqué ?

Si c’était ça, si les psychanalystes étaient des hommes de désir et si le fait d'être l’homme de désir était une espèce de figure éminemment désirante, il y a évidemment quelque chose de l’indétermination de l’inconscient, de la division du sujet désirant, qui se refermerait irréversiblement et presque à jamais.

Donc, si ça n’est pas le cas, ou si ça ne devrait pas être le cas, surgit évidemment la question de la place du désir. Après tout est-ce-que le désir est une valeur, comme le bien ? Et est-ce-que, de poser le désir comme une valeur, après tout, peut permettre de donner un peu de consistance à une éthique ?

Je crois que c’est un des fils de lecture, il y en a plusieurs évidemment, c’est un des fils de lecture du séminaire de Lacan sur l’éthique à condition de ne pas oublier deux choses. D’abord de ne pas oublier que la démarche est très clairement, de l’aveu même de Lacan, problématique. Il dit : « c’est pas du tout sûr que la psychanalyse arrive à définir une nouvelle position de l’éthique », c’est-à-dire qu’elle bascule dans une morale. Et d’autre part, ce qui est évoqué dès le début, la question de la culpabilité.

Parce que la question de l’éthique, elle se pose par rapport à la culpabilité. Est-ce-que le désir est un remède à la culpabilité ? Est-ce-que l’homme de désir est un homme nouveau libertin, affranchi de toute culpabilité et qui est à cet égard sauvé, après tout pourquoi pas, des ravages de la culpabilité, dont on peut dire que la psychanalyse, peut-être autant et peut-être même plus que tout autre, a contribué à creuser, à illustrer. Regardez le nombre d’ouvrages qui traitent de la culpabilité et des effets pathologiques de la culpabilité ou d’autres effets qui ne seraient pas, ou moins, pathologiques.

Le séminaire se déroule de cette façon là, nous aurons l’occasion d’y revenir, il se termine par une des thèses éthiques de Lacan. En ce qui me concerne, je pense qu’il y en a trois, je vais le dire brièvement puis nous y reviendrons.

Première thèse : ne pas céder sur son désir. Quelque chose qui est posé comme une recommandation que je trouve un peu psychologisante et qui a fait tout son succès, dans un certain affadissement : « il faut savoir ce qu’on veut », « tenir ses décisions ». Ce qui n’est pas du tout la phrase de Lacan. La phrase de Lacan c’est « la seule chose dont on peut être coupable au regard de la psychanalyse c’est de céder sur son désir ». Donc c’est une articulation du désir et de la question de la culpabilité. Ce n’est pas un effacement de la question de la culpabilité, comme si le désir était au-delà du bien et du mal et qu’on se trouvait analyste ou analysé au-delà de cette dimension.

Donc la position de Lacan sur ce point est plus interrogeante, si on peut dire. Quant à la phrase « ne pas céder sur son désir », même si chacun peut évidemment lui trouver un sens, elle n’est pas non plus très satisfaisante, voire énigmatique, parce qu’on n’arrête pas de voir des gens qui ne cèdent absolument pas sur leur désir, pour faire le meilleur et le pire et n’importe quoi, ça ne justifie rien en soi.

La question, c’est la question de la culpabilité, et peut-être de la transformation de la question de la culpabilité au sein même d’une analyse. Nous aurons je pense l’occasion d’en parler quand nous parlerons de la dette, de la faute ;

Cette culpabilité, on peut dire que Freud lui a donné un tour de plus, puisqu’après tout qu’est-ce-que c’est que Totem et tabou ? C’est un traité qui associe l’héritage et la transmission de quelque chose, du père justement, sous le registre d’une culpabilité, qui bien sûr doit être remanié. On ne peut pas dire que Freud nous a exonéré de cette dimension ; peut-être l’a-t-il rendue plus analysable assurément, ou plus fondatrice de quelque chose, mais il n’a, en aucun terme, prétendu l’effacer.

Dans le texte de Lacan où il est question de ne pas céder sur son désir, vous trouverez une autre proposition, qu’il faut aussi rapprocher de la première, qui est quele seul bien qui vaille la peine – et ce n'est pas par hasard que Lacan emploie le terme de bien, puisqu’au fond il s’agit toujours de quelque chose qui remplacera le Souverain Bien – c'est que dans l’ordre du désir il y a un prix à payer pour désirer. Au sens où c’est un bien que nous pourrions perdre, céder, ne plus avoir et en tant que perdu, il négocierait l’assurance, l’assistance et la consistance d’un manque fondateur de la dimension du désir. Voilà une première position de Lacan, qui dit quelque chose sur le bien et le mal, qui dit quelque chose au nom de la psychanalyse, qui le dit avec une certaine insistance, consistance, mais qui le dit sans plus. Parce que Lacan n’en a jamais reparlé de cette affaire-là. Et même plus tard, quand il redonne d’autres principes éthiques, il n’en fait plus jamais mention. Il faudra sans doute, se demander pourquoi, essayer un peu de le comprendre.

La seconde indication très forte de Lacan, quant à ce que la psychanalyse pourrait proposer comme indication valable, peut-être pas simplement pour le psychanalyste, mais pour d’autres dans le registre de l’éthique, en tout cas de la nôtre, de ce qui peut guider notre pratique, c’est ce que Lacan dit des canailles. C’est un mot qui vient assez souvent sous la plume de Lacan, « les canailles » ou « la canaillerie ».

Je ne sais pas très bien comment on pourrait le traduire ou quel synonyme on pourrait lui trouver, mais on voit bien ce que ça veut dire, on voit bien ce que Lacan veut dire. Être une canaille c’est plus que tromper, c’est essayer de tirer son épingle du jeu de mille et une façons, de préférence sur le dos des autres.

Alors ce n’est pas non plus un concept psychologique, ça touche à la perversion. Chez Lacan, très clairement, la canaille c’est celui qui se met à la place du grand Autre. C’est celui qui prend la place du grand Autre, donc, qui bouche le vide de l’énigme du grand Autre, de mille et une façons. Se mettant à la place de ce grand Autre il fait plus que de faire illusion, ça va bien au-delà de ce que disait Freud au titre de l’avenir d’une illusion, ce serait plutôt l’avenir de la canaillerie et l’avenir des canailles. Lacan de ce point de vue là est beaucoup plus radical.

Et on voit bien que ce que la psychanalyse pourrait apporter pour lui, et comme pour Freud, d’un peu, sinon civilisateur, du moins tempérant dans les passions humaines et dans les rapports sociaux des uns avec les autres. D’un côté il y a le vide maintenu du côté du manque, et là c’est l’énigme maintenue du côté de la question du grand Autre qui ne serait pas appelé à s’incarner, qui ne serait pas appelé à prendre forme, qui devrait rester au titre d’une question, ouverte, en tant que telle, sans que quelqu’un ne soit un imposteur. Et ça résonne tout à fait avec ce que Lacan à sa façon, très forte, et à cet égard très juste, reprend pour mettre en garde les psychanalystes contre le risque d’imposture qui les menace. Il ne dit pas du tout que les psychanalystes sont des imposteurs, en aucune façon, mais qu’il y a quelque chose du risque de l’imposture qui est effectivement posé quand on occupe ce lieu et qu’il faut par conséquent rendre dialectisable.

La dernière position de Lacan sur cette question de l’éthique, c’est beaucoup plus tard, en 1973, plus de dix ans après le séminaire sur l’éthique de la psychanalyse, dans Télévision, c’est il répond à des questions qu’on lui posait : « il n’y a d’éthique que du bien dire ».

Vous remarquerez, il parle explicitement d’éthique, c’est une proposition éthique, c’est une définition de l’éthique. Ce n’est pas un propos qu’il aurait tenu et dont on pourrait s’emparer au titre d’une éthique, c’est quelque chose qu’il dit, dans un temps où aucune référence n’est plus faite au séminaire sur l’éthique de la psychanalyse ni à la question de ne pas céder sur son désir.

Évidemment on peut refaire des liens, pourquoi pas, ne pas céder sur son désir de bien dire, sauf que l’accent est mis sur le dire. Et, à ce moment-là, il y a quelque chose d’autre qui apparaît : on peut dire que si au niveau de l’éthique c’était la question de l’objet qui apparaissait  ainsi la question du manque de cet objet, si au niveau de la canaillerie, il s’agissait de ce qui pouvait remplir dans une supercherie cette place de manque, dans la question du dire, c’est la question de la vérité. C'est une question que Lacan n’a jamais laissée de côté, qui revient de façon extrêmement forte et insistante chez Lacan. Le retour à Freud met en question la vérité, la pratique analytique refait la découverte du pouvoir de la vérité, et il n’est personne qui ne soit personnellement concerné par la vérité.

La chose importante, en tout cas telle que nous analystes la concevons, est de dire la vérité. Ce que l’analyste doit dire est de l’ordre de la vérité. C’est aussi ce que Lacan affirmedans les années 75-77. Donc il y a un retour de la question de la parole sous la forme de la question de la vérité.

Quand cette question de la vérité revient comme ce qui est porté par la psychanalyse et peut-être comme ce qui pourrait constituer pour la psychanalyse une forme d’alliance, ou d’écho, ou de dialogue possible avec d’autres champs dans lesquels la question de la vérité dans son lien à la parole se pose,  Lacan fait ressurgir très fortement la question de l’éthique.

Il y a un passage où Freud dit « ma seule éthique, c’est l’éthique de la vérité ». Mais ça ne veut pas du tout dire pour Freud la même chose que cela veut dire pour Lacan. Pour Freud il s’agit de la vérité scientifique et de la soumission à ce qui apparaît, à ce qui se voit. Il n’y a pas de théorie, chez Freud, bien qu’il la mette en pratique, du dire et de la parole dans son lien à la vérité. C’est même pas dans son lien à la vérité : la vérité c’est une parole, c’est quelque chose qui renvoie à « c’est pas ce que je dis qui est vrai, c’est vrai parce que je le dis ».

Le lien du dire à la vérité est essentiel. Donc c’est cela qui revient chez Lacan à travers tout le développement d’une problématique du dire et d’un certain nombre de distinctions qu’il fait sur lequelles je n’insiste pas et qui sont pour lui de l’ordre d’une éthique possible. « Bien dire », ce qu’on peut peut-être aussi entendre, mais c’est ouvert ,comme « le seul bien c’est le dire ». Après tout, le souverain bien pour les analystes, c’est le dire.

Anne Videau : Je vais être, mal élevée…

Patrick Guyomard :…vous allez m’arrêter, vous avez bien raison

Anne Videau : …et en réalité c’est tout à fait de ma faute parce que je n’ai pas dessiné les lignes exactes de notre temporalité…

Patrick Guyomard : Comme Charles m’a dit « allez-y »…alors…

Anne Videau : …mais Charles était dans le dépassement des limites peut-être, mais…

Patrick Guyomard : …Excusez-moi….

Anne Videau : …mais pas du tout c’est tout à fait ma faute parce que…

Patrick Guyomard : …vous m’autorisez une phrase ?

Anne Videau : Mais moi, certes, mais nos amis Jésuites, c’est eux qui gouvernent notre monde…

Patrick Guyomard : Je ne pense pas que ça leur déplaise de m’entendre parler de la vérité…

Anne Videau : Non, non, et puis ils n’ont pas des oreilles jusque-là, mais malheureusement, voilà, je vous en prie…et puis peut-être Charles vous répondra très brièvement ce soir…

Charles Melman : Juste un mot

Anne Videau : Et puis du coup on ouvrira sur les autres séances, Patrick,

Patrick Guyomard : Ah oui, parce qu’on termine déjà ? Très bien. Alors je voulais juste dire mais….

Anne Videau : Je, je suis désolée

Patrick Guyomard : Non non, mais pas du tout, c’est moi qui me suis juste emballé. Je voulais juste dire deux phrases. Pardonnez-moi c’est juste pour boucler quelque chose.

Ce sur quoi je voudrais boucler, c’est cette question du réel dont j’ai parlé. C’est-à-dire qu’en somme pour Lacan, ce qui fait éthique, est de l’ordre de l’impossible, du réel, à la fin ou au bout ou comme on voudra.

Et j’en vois la preuve dans le passage suivant que je vais juste lire : « Quelle est cette force qui me pousse à dire quelque chose, autrement dit à enseigner ? C’est ce sur quoi j’arrive à me dire que c’est ça le surmoi. C’est ce que Freud a désigné par le surmoi ». C’est-à-dire que Lacan passe d’un premier repérage autour du désir à un autre repérage, le concernant lui, en référence à ce qui lui commande de parler, et que là à ce moment-là, il ne dit pas mon désir, il dit le surmoi, et je pense qu’il faut l’entendre dans le sens de mon réel, ou l’impossible sur lequel il se fonde. Voilà ce que je voulais dire, merci.

Anne Videau : Merci

Charles Melman : Juste un mot, je crois que nous sommes très sensibles, à l’intérêt, à la rigueur et à la qualité de ce que vous nous apportez et qui en outre a le mérite de lancer notre débat, puisque il est clair qu’il y en a un, qui était sûrement un débat déjà ancien et qui doit dater de l’époque de l’Ecole freudienne elle-même.  C’est la question de savoir si l’éthique du psychanalyste est importée ou bien s’il la trouve dans son exercice même.

Il est clair que j’essaierai de défendre la thèse selon laquelle il y aurait une éthique du psychanalyste qui est liée à son exercice même, alors que d’une façon aussi sûre et aussi précise, vous nous situez le fait que, finalement « le bien dire », dans lequel Lacan semble résumer sa dernière position, reste énigmatique.

Donc j’essaierai la prochaine fois, de repartir de cela, autrement dit, d’essayer de faire valoir, que ce que nous appelons la loi du langage n’est pas indifférente à ce qui serait la réalisation d’une éthique propre, justement, à l’analyste, et dans la mesure où, justement, elle serait original, par rapport à celles qui prennent appui d’une certaine façon sur une position du grand Autre, sur une prescription du grand Autre.

Donc, je crois que l’affaire me semble admirablement lancée, moi, elle m’intéresse beaucoup. Nous nous retrouvons le 12 janvier pour poursuivre.

Merci

 

Retranscription faite sous la responsabilité des étudiants de l’EPHeP :

Retranscription faite par : Marjorie Ruland

Relecture faite par : yvette Kermoal