L'éthique de la psychanalyse selon Freud et après Lacan avec Catherine Millet

EPhEP, grande conférence, le 20/04/2017

Freud jugeait les femmes peu douées pour la morale.
Que dirons-nous de leur éthique ?

Anne Videau Freud, nous disent Patrick Guyomard et Charles Melman, jugeait les femmes « peu douées pour la morale ». Et pour cette dernière soirée de l’année consacrée à l’éthique de la psychanalyse selon Freud et après Lacan, ils ont souhaité vous demander, Catherine Millet, de réfléchir avec eux à ce que nous dirons, à ce que vous direz avec eux de leur éthique. Vous avez accepté leur invitation, et vous nous faites le très grand plaisir et l’honneur d’être là avec nous.

Permettez, chère Catherine, que je vous présente quand même brièvement, tout en vous remerciant : vous êtes critique d’art et écrivain, cofondatrice en 1972 de la revue Art Press dont vous êtes aujourd’hui la directrice. Vous êtes l’auteur de nombreux ouvrages sur l’art contemporain et vous avez écrit plusieurs récits autobiographiques. Votre abord de la vie de Catherine M en 2001, dans celui connu pourrais-je dire universellement, si on en juge à ses traductions, La vie sexuelle de Catherine M, et dans ceux qui ont suivi, jusqu’à il y a deux ans, Une enfance de rêve, cet abord touche d’un biais personnel le sujet qui nous intéresse ce soir.

Si vous le voulez bien, je vous laisserai donc la parole la première pour ce moment de dialogue que vous nous offrez. Merci donc à vous Catherine, merci à vous Patrick et merci à vous Charles.

 

Catherine Millet – Alors comme j’ai quand même un tout petit peu de morale, je vais vous faire un aveu d’emblée. J’ai un jour entendu une amie artiste… on s’apprêtait comme ça à faire une intervention l’une et l’autre devant le public, et juste avant qu’on s’installe, elle m’a dit : « Oh là là ! Je n’aime pas ce genre de situation, j’ai toujours l’impression d’être une usurpatrice ». Donc j’ai exactement ce sentiment-là, ce soir, d’être une usurpatrice, parce que je ne pense pas que ma pratique ni de critique d’art ni d’écrivain m’ait prédestinée à parler comme ça avec… je ne sais ! Dès qu’on est sur une estrade, on vous prête une certaine autorité que je n’ai donc absolument pas. Alors bon, je vais quand même essayer de me sortir de cette situation.

Il se trouve que j’avais proposé…, eh bien je viens avec ce que je sais faire du coup. Et ce que je sais faire, c’est écrire des livres. Actuellement, je suis en train d’écrire un livre sur un auteur qui est à la fois très célèbre et puis assez inconnu parce que très peu lu aujourd’hui, qui est David Herbert Lawrence, c’est-à-dire l’auteur de Lady Chatterley1. Et lorsqu’Anne m’a téléphoné pour me convier à cette soirée, il se trouve que... Alors c’est un ouvrage, c’est un essai, ce n’est pas une autobiographie, c’est une réflexion justement sur les personnages féminins, dans son œuvre – parce qu’il n’y a pas que Lady Chatterley, il y a de très nombreux romans avec beaucoup de figures féminines. On peut dire que son sujet principal, c’était les femmes de son temps, et je pense que ce qu’il disait des femmes de son temps, eh bien il y a encore des choses à y prendre. Et donc cet essai sur ces figures, sur la manière dont il regarde les femmes... il se trouve que j’étais à un moment dans un petit passage, comme ça, où il était quand même un petit peu question de morale.

 

Donc pour commencer, c’est ça que je vais faire, c’est que je vais vous lire quelques… enfin ce n’est pas très long, je vous rassure tout de suite, c’est trois-quatre pages sur ce sujet, donc de la morale telle que j’en rends compte dans ce livre.

« Ce qui fait que Lawrence est si attachant, c’est que né dans une société particulièrement puritaine... » Alors il est né quinze ans avant la fin du XIXè siècle, et il est mort à 44 ans : donc très jeune, après avoir beaucoup écrit ; et l’essentiel de son œuvre a été écrit dans les années vingt. Bon, je reprends : « Ce qui fait que Lawrence est si attachant, c’est que né dans une société particulièrement puritaine, il a d’emblée envisagé la sexualité avec la même candeur que celle qu’il prête à certains, et surtout à certaines de ses protagonistes, à commencer par la très nature Constance Chatterley. Cette candeur sous-entend un certain rousseauisme, ce que Aaron… » Aaron, c’est un des personnages, un des rares héros masculins de sa littérature, c’est le héros d’un roman qui s’appelle La Verge d’Aaron.

« Que ce soit Aaron qui laisse derrière lui sa famille pour partir au hasard sur les routes, voyage suspendu par l’étape d’une brève et intense liaison sexuelle avec une femme mariée, ou Constance, ou Mellors [Mellors c’est l’amant de Lady Chatterley] qui font l’amour cachés dans les fougères au fond d’un bois, ces figures accueillent le plaisir charnel en dehors ou plutôt en deçà des lois imposées par la société et la religion, sans même se poser la question, comme s’ils considéraient que ces lois ne s’appliquaient pas à l’accomplissement de leur destin sexuel. Combien de fois l’auteur ne dit-il pas de l’un ou de l’autre qu’il n’adhère pas à l’ordre moral, qu’il ne veut plus de la vieille morale, qu’il abandonne la position morale pour un plaisir pur et simple, qu’il agit sans honte. Et dans une version antérieure de Lady Chatterley [parce que Lawrence travaillait comme ça, enfin il y avait souvent plusieurs versions du même roman] Mellors qui à ce moment-là s’appelle Parkin, Parkin, Lawrence dit de lui : « le mot péché n’avait aucun sens pour lui ». Donc tous ces personnages de Lawrence que je viens de citer dans mon manuscrit – Gilbert [Noun ?] qui est une espèce d’alter ego de Lawrence, Deurkin qui est un autre alter ego, Ursula une de ses héroïnes, Aaron dont je viens de parler, Constance Chatterley – n’auraient pas leur place dans la tradition littéraire française parmi les acteurs de romans du Marquis de Sade et de Georges Bataille, parce que ceux-ci trouvent pour une grande part leur plaisir dans le fait même de se situer hors des règles sociales, et conscients de la frontière entre le bien et le mal : ils jouissent de transgresser cette frontière. Les personnages de Lawrence ne voient tout simplement pas le mal dans le sexe, ils ne sont pas hors-la-loi parce que leur innocence est celle d’avant la chute. »

Alors il se trouve que, comme d’autres essais que j’ai faits précédemment, je ne peux pas m’en empêcher, je parle un peu de moi dans ce livre aussi : « Je connais bien cette disposition d’esprit, ou plutôt cette absence de position morale, parce que je crois n’avoir jamais eu moi-même d’a priori sur la sexualité, pas même à quinze ans, c’est-à-dire quand les petits de l’homme civilisé reproduisent plus les principes ambiants qu’ils n’en forgent qui leur soient propres.

J’avais fréquenté assidûment le catéchisme, et pourtant je n’avais pas d’opinion sur ce qu’il était mal ou bien d’explorer parmi les ressources nouvelles que je découvrais dans mon corps. Je ne vois pas d’autre explication à cette sorte de vacance morale, et lorsque l’on m’a interrogée à ce sujet après la publication de mon livre, j’étais en peine de donner une réponse. Peut-être faut-il avoir une certaine vocation pour la solitude, ne pas trop se chercher de modèle, ni à l’école, ni dans la famille, et peut-être aussi la vanité d’avoir affaire à Dieu en direct, sans intermédiaire ? Et dans ce cas tous les arrangements sont possibles pour que la conscience échappe, dans le domaine qui est le plus intime, aux influences des adultes, aussi bien que les copains mieux renseignés.

En fait, ce domaine resté obscur, indéfini – et ni le catéchisme, ni Dieu, ni mes parents qui n’allaient pas à la messe et qui ne devaient pas savoir s’ils croyaient ou non en Dieu, ne m’avaient éclairée sur le sujet. J’étais seule pour en juger. Parce que dans les années 1950, au sein d’une petite bourgeoisie citadine non pratiquante, on ne s’inquiétait pas de faire peur aux enfants avec le sexe. On ne se préoccupait tout simplement pas de leur éducation sexuelle. Heureuse époque où les cadenas moraux du XIXe siècle avaient sautés et où une vulgate psychanalytique ne tétanisait pas encore parents et enseignants. Les seules allusions dont je me souvienne vinrent de ma mère qui me rabroua à deux reprises. » Ce sont des épisodes que j’avais d’ailleurs racontés en fait, je ne sais plus si c’est dans La vie sexuelle ou peut-être dans le dernier, Une enfance de rêve.

« La première fois, j’étais enfant et nous partagions le même lit. J’avais découvert une source de plaisir que je n’aurais pas pu identifier et je m’efforçais de m’y livrer sans éveiller l’attention de celle qui dormait à côté de moi. Un soir pourtant, elle dut percevoir l’infime tremblement et me traita de vicieuse. L’autre fois, à l’adolescence, je m’étais attardée chez une amie, chez qui elle était venue me chercher ; et je crois, plus pour dissiper l’inquiétude qui avait été la sienne de ne pas me voir rentrer à l’heure que par une conviction fondée, elle me glissa en marmonnant, presque pour que je n’entende pas, que j’étais une sale petite gousse. Elle ne dit jamais un mot de plus, ne donna pas la moindre explication. Il s’ensuivit que je fus plus discrète dans le lit, que je continuais d’aller chez mon amie mais en évitant de rentrer tard.

Et la question que je me posais, notamment lorsqu’après avoir cherché, je compris la signification vulgaire du mot « gousse », était de savoir, non pas si j’avais commis une faute, mais si j’étais normale. Le conformisme de l’enfance nous fait plus craindre de ne pas être pareil à tous les autres que de désobéir à une loi supérieure que nous ne saisissons pas bien. Pour moi, le péché était de nuire aux autres. Aussi me sentais-je coupable lorsque je mentais, et j’étais consciente de beaucoup mentir ; ou lorsque je me sentais tellement supérieure aux autres, que j’étais bien obligée d’avouer à moi-même mon orgueil.

En revanche je ne pouvais concevoir que le plaisir inexplicable et saisissant que j’éprouvais, lorsque je frictionnais l’étroite zone de chair molle située entre mes cuisses, plaisir que je n’étais pas allée chercher dans une intention mauvaise, mais qui m’avait été donné sans que je l’aie demandé, fut un péché. Dieu qui avait toujours l’œil sur moi ne me l’interdisait pas. Certes il s’agissait d’un plaisir dissimulé, mais puisqu’il était associé à des images, n’était-il pas dans le sillage d’autres rêveries secrètes que je nourrissais sur ma vie, mes amours futures, l’ambition d’écrire des livres, plus dicté par la pudeur que par le sentiment de la faute. Car je n’aurais pas plus voulu que ma mère me surprît, lorsqu’enfermée dans ma chambre, je jouais à répondre à voix haute aux questions d’un journaliste imaginaire venu interviewer l’auteur célèbre que j’étais devenue.

Ces rêveries intimes, dont certaines se prolongent à l’âge adulte, si constantes et si diffuses en nous que nous les poursuivons parfois malgré nous, mais que nous aurions honte de révéler tant elles nous paraissent puériles ou déplacées, sont un arrière-fond de la pensée sur lequel il n’y a pas lieu de s’expliquer, pas plus que nous n’aurions à expliquer pourquoi étant nés Français nous parlons français.

Il va sans dire que j’ai eu moins de mérite à entrer sans préjugés dans la vie que le jeune Lawrence n’en a eu dans l’Angleterre de 1900, au sein d’un milieu congrégationaliste où le péché de luxure devait être paradoxalement plus présent dans les consciences, même si c’était sournoisement. Encore que ce ne soit peut-être pas tant la morale religieuse que l’emprise maternelle qui pesa sur Berti. [Berti était le surnom que l’on donnait à Lawrence dans son enfance.] Dans Amants et Fils[qui est un des premiers, peut-être le premier grand roman de Lawrence, et qui est un roman connu pour être très œdipien] Paul, donc c’est l’alter ego dans ce roman de Lawrence, comme la plupart des adolescents, s’attarde le soir. Il s’est promené avec Miriam, sa petite amie, et « il ne comprend pourquoi sa mère s’irrite ». Elle finit par s’emporter contre eux, « ces gosses qui se mêlent d’être amoureux ». Et lui se défend prétextant qu’ils ne se bécotent pas, ce qui est pour lui la preuve d’être amoureux. À la fin de la dispute, c’est la révélation de la vieillesse et de la fatigue de la mère qui fait rendre les armes au fils, pas le modèle moral qu’elle voudrait lui imposer. » Voilà, j’ai fini ma lecture.

 

Patrick Guyomard – Merci beaucoup. Bon, je ne suis pas embarrassé mais je ne sais pas très bien quoi dire ! Mais au fond c’est peut-être la meilleure façon de commencer à parler du sujet. Alors quelques… ce ne sont pas des réflexions, quelques notations, plutôt quelques signifiants. Il y a un premier mot qui m’a attiré, quand vous avez dit : « tous les arrangements sont possibles ». Ça, si ma mémoire est bonne, c’est un signifiant de Lacan, il dit : « les femmes… elles sont arrangeantes ».

C. Millet – Elles sont pragmatiques !

P. Guyomard – Arrangeantes ! Ce n’est pas tout à fait la même chose. Parce qu’on s’arrange avec quelque chose ; « pragmatique » : on se débrouille. En tout cas pour moi, ça n’évoque pas la même chose. Donc si vous pouviez associer, ou rêver peut-être, ou fantasmer sur ce terme d’arrangeant… Je ne dis pas que ça me ferait rêver, mais ça permettrait, ça nous permettrait sans doute d’entrer dans ce délicat sujet.

Il y a autre chose aussi qui me revient de ce que dit Lacan… enfin entre autres : « Une vraie femme est intraitable ». Il dit ça je crois à propos de la mère d’André Gide. Alors comment vous faites avec l’intraitable et l’arrangeant ? Est-ce que vous êtes confrontée à quelque chose de cet ordre-là ?

Et puis donc, vous avez comme ça évoqué à la fin la distinction entre morale religieuse et emprise maternelle ; évidemment – je pense pour nous, mais en tout cas pour moi – ça évoque la question de savoir à qui appartient son corps. C’est-à-dire : à qui appartient un corps qui a toujours plus ou moins, sinon appartenu à quelqu’un d’autre, mais pu être sous les injonctions ou l’emprise, ou la possession, ou le charme d’autres, et par exemple de la mère. Alors ce plaisir sans péché, innocent mais malgré tout averti, qui évoque quand même une liberté, c’est-à-dire pas vraiment une innocence, en tout cas à mon sens : est-ce que pour vous, il se conquiert, il est donné, il s’arrache à des emprises, il se nourrit de complicités, de liens, d’autres... ? Voilà ! Première question.

C. Millet – Merci beaucoup. Alors la question de l’arrangement, oui, c’est en fait les arrangements avec Dieu.

P. Guyomard – Ce n’est pas rien !

C. Millet – Oui, alors on pourrait se poser la question : si je ne crois plus en Dieu aujourd’hui, comment je m’arrange, avec qui je peux m’arranger ? Mais en fait j’ai… c’est peut-être la raison principale pour laquelle… enfin une des raisons vraiment pour lesquelles j’avais choisi de lire ce passage – parce que lorsque j’ai commencé à réfléchir quand même un petit peu au sujet en prévision de ce soir, je me suis posé des questions que je ne m’étais peut-être pas encore posées : c’est le bénéfice de la soirée – et je me suis dit en effet : qu’est-ce qui a fait que je n’avais pas vraiment d’a priori quand j’ai commencé à avoir une vie sexuelle ? Les situations se présentaient, il n’y avait pas de raisons que je les refuse. Je n’étais pas tabou, vraiment je n’avais pas de tabou. Alors je me suis dit : qu’est-ce qui fait qu’on n’a pas de tabou, qu’on ne pense pas qu’il y a des limites à ne pas dépasser, qu’il y a des choses qui sont mal qu’on pourrait faire, etc. ? Et une des premières réponses qui m’est venue en tête, c’est ça : c’est qu’en fait j’ai passé toute mon enfance et une partie de mon adolescence dans un rapport… je n’étais pas mystique mais j’étais dans un rapport étroit avec Dieu ; j’étais persuadée qu’après tout, puisque Dieu avait toujours l’œil sur moi, comme je le dis, eh bien il savait tout ce que je faisais et qu’il savait bien que je n’étais pas une mauvaise fille. Et que donc voilà, personne ne m’avait dit – ce n’était pas prescrit dans le catéchisme – qu’il y avait un péché à frictionner son entre-jambes, donc pourquoi l’aurais-je pensé ? Voilà, ce n’était pas…

Alors en fait je suis en train de penser à une chose, c’est que cet arrangement-là, c’est presque le contraire de ce qu’on appelle l’arrangement comme ça d’une manière un peu commune. On dit ça des couples adultères : ils ont trouvé un arrangement. Enfin des couples disent : ils ont trouvé un arrangement, ils se tolèrent certaines choses comme ça, certaines infidélités, ou les deux amants ont trouvé aussi un arrangement qui permet de continuer à la fois une vie de couple, par exemple mariés, et puis en même temps d’avoir une aventure, et tout ça est de l’ordre de l’arrangement, et ces arrangements souvent reposent quand même sur le mensonge, sur la dissimulation. Dans Lady Chatterley, il y a une scène qui est assez jolie, parce qu’avant d’avoir son aventure avec son garde-chasse, Lady Chatterley a une première petite aventure avec un ami qui est surtout un ami de son mari, et ça se passe dans leur domaine, et lui s’inquiète un peu. Il pense qu’elle va culpabiliser, que ça va créer des problèmes, et il lui dit après avoir fait l’amour avec elle : « Vous allez me détester ! » ; et elle dit : « Non non, pourquoi je vous détesterais ? On n’a rien fait de mal ! » Alors il est quand même lui très très mal à l’aise. Et elle dit : « Nous n’avons rien fait de mal. Bien sûr il ne faut pas que Clifford [Clifford c’est son mari], il ne faut pas que Clifford le sache parce que ça le ferait beaucoup souffrir. Mais si on fait en sorte qu’il ne le sache pas, comme nous n’avons pas fait de mal, il n’y a pas de mal. Et donc il n’y a pas de raison que je vous en veuille ».

Donc ça c’est vraiment une proposition d’arrangement. Voilà ! C’est la façon dont quotidiennement on s’arrange. Et là, on est dans le mensonge et dans la dissimulation, ce qui est exactement le contraire de se penser comme exposé sous le regard de Dieu qui voit tout. En fait l’arrangement avec Dieu c’est l’envers : ça vous protège des petits arrangements avec les autres. Voilà j’aurais envie de dire ça. Et je pense qu’une partie de ma vie sexuelle, je l’ai vécue comme ça, sans avoir à me poser la question de : est-ce qu’il faut trouver des arrangements ? Est-ce que je lui dis, est-ce que je ne lui dis pas ? Est-ce qu’on s’organise pour faire en sorte que ça ne fasse pas souffrir ? Tout ça, j’ai commencé à me poser la question très très tard, parce qu’en fait, pour moi, il n’y avait en effet pas de mal à avoir des relations sexuelles avec qui que ce soit.

Et l’autre chose – en fait peut-être toujours d’ailleurs sur cette question de l’arrangement. L’arrangement – enfin alors s’arranger non pas avec Dieu mais avec les autres –, ça me fait penser que lorsqu’on commence à se poser la question de la morale et qu’on n’a pas d’a priori soi-même, qu’on ne s’est pas constitué une morale sur ce sujet-là, par exemple sur le sujet sexuel, en fait on prend un risque. Et je crois que c’est un peu mon expérience : on prend le risque de tomber sous le coup de la morale des autres. Parce que – et là je me réfère à un épisode précis dans ma vie – il me semble que, comme je l’exposais à l’instant, je n’avais pas d’a priori, pas de tabou particulier dans le domaine de la sexualité. Enfin j’en avais sans doute, bien sûr, mais enfin quand même, mon champ était assez large avant que je ne rencontre les frontières. Et en fait, le jour où vous aimez vraiment d’amour, si vous n’êtes pas vous-même, comme ça, quelqu’un de constitué moralement, si j’ose dire les choses comme ça, vous tombez sous la coupe de la morale de l’autre. Parce que voilà c’est l’autre, vous l’aimez, vous le respectez. Comme dit Lady Chatterley : vous n’avez pas envie qu’il souffre, et donc les règles morales, en tout cas de morale sexuelle, puisqu’il est surtout question de ça, les règles de morale sexuelle qu’il impose, eh bien deviennent les vôtres. Et en y réfléchissant, je me suis dit : c’est ça en fait qui est peut-être la fragilité de ne pas avoir trop de tabous, d’être assez ouvert comme ça. C’est qu’on se confronte à d’autres qui eux ont une morale, et parfois sont assez barricadés d’ailleurs. Et voilà, donc vous, pour ne pas avoir de souci, pour vous arranger avec eux, eh bien vous adoptez plus ou moins cette morale.

Voilà, ça c’est sur la question de l’arrangement. Et sur le fait d’être intraitable, eh bien si on s’est bien arrangé, c’est qu’on est vraiment intraitable, c’est qu’on garde quand même sa liberté, ou en tout cas une grande part de sa liberté, on ne la cède pas. Moi je dirais qu’aujourd’hui, avec ce que j’ai fait dans le domaine professionnel et aussi l’âge que j’ai, etc., je dirais que là où je suis le plus intraitable, et ce qui compte le plus pour moi, c’est ma morale professionnelle. C’est – si je me donne un objectif avec un livre – c’est d’accomplir exactement ce que j’ai souhaité faire, même si d’ailleurs dans le cours du travail on se donne des obligations nouvelles. Mais je dirais que la seule chose sur laquelle je me sens vraiment intraitable, ce serait là-dessus. Enfin je ne vois pas, pour des règles qui me seraient imposées de l’extérieur et qui seraient morales ou autres, [pourquoi] j’accepterais de céder quoi que ce soit, enfin… Sauf que je n’ai pas eu… Je vis dans un pays libre où l’on publie tout ce qu’on veut, ou à peu près, donc j’ai cette chance. Mais souvent je pense, d’ailleurs à…, bon, je ne suis pas seulement écrivain, je suis aussi critique d’art, et pour moi c’est souvent un élément de jugement que je porte sur les artistes, c’est : est-ce qu’ils sont intraitables ou pas ? C’est-à-dire est-ce que l’artiste que j’ai à juger, parce que c’est mon métier, est-ce qu’il est justement intraitable dans la réalisation de son œuvre ? Et si la réponse est non, je pense que l’œuvre n’est pas accomplie. Voilà, j’ai un point de vue critique là-dessus.

Bon je ne sais pas, est-ce que je continue sur le troisième point ?

[Silence]

Bon, je crois que j’ai compris ! [Rires].

Oui, à qui appartient son corps ? Ah oui, en fait il y avait des questions annexes à cette question : à qui appartient son corps ? Est-ce qu’on l’arrache…

P. Guyomard – Sur l’emprise maternelle.

C. Millet – Sur l’emprise maternelle. Alors je ne sais pas si c’est une réponse, je ne sais pas si c’est d’ailleurs plus sensible chez les hommes que chez les femmes, mais il me semble que c’est surtout chez les femmes. Il arrive forcément un jour où, passant devant un miroir ou une glace, etc., on voit une image, et on se dit... on a l’impression de voir sa mère. Et alors ça m’est arrivé d’en parler avec des amies, comme ça, et voilà, on était d’accord sur le fait que c’était un petit peu désagréable [rires]. Et en fait je crois même que j’ai fait un jour un petit texte pour un ouvrage collectif, j’avais fait un petit texte là-dessus, c’est-à-dire que… Alors j’avais pris conscience que quand même il y avait une nécessité de sortir du corps de sa mère, et tant qu’à faire, même voilà dans ma façon de m’habiller, de me coiffer, tout ça, peut-être qu’il ne fallait pas que je lui ressemble autant. Mais pour moi, l’emprise de ma mère, en dehors de ces épisodes-là que j’ai relatés brièvement et qui n’ont finalement pas eu, qui m’ont peut-être plus… au bout du compte je n’y ai jamais vraiment réfléchi de très près… mais qui m’ont peut-être plus engagée à poursuivre dans cette recherche du plaisir, comme ça, en dehors de ses critiques à elle. Je pense que l’emprise de ma mère, c’était plus d’ordre comme ça sur l’apparence. Je pense que je suis plus prisonnière du modèle de ma mère dans l’apparence, dans l’image, que dans ma sexualité, même si ma mère ne m’a pas tellement caché sa sexualité. Bon, mais en tout cas je n’ai jamais eu le sentiment que ce que je faisais de mon corps, c’est-à-dire de ma liberté sexuelle, j’avais à l’arracher à un milieu, à un ensemble de gens autour de moi, quels qui soient, qui m’en auraient empêchée. Voilà ! Je ne pense pas ; et que même lorsque j’ai pu être comme ça, comme je le disais tout à l’heure dans l’arrangement, je faisais comme Lady Chatterley, je ne faisais pas de mal, donc s’il ne le savait pas, eh bien ce n’était pas grave. Il valait mieux qu’il ne le sache pas, parce que lui, ça lui aurait fait du mal, alors que voilà, moi je me faisais du bien en jouissant de cette liberté.

P. Guyomard – Je peux vous poser une autre question ?

C. Millet – Oui oui.

P. Guyomard – Merci. Quand on parle de l’innocence, d’un état sans péché qui laisse sa place à, disons, l’innocence du plaisir – parce qu’après tout il y a différentes formes d’innocence, ça n’exclut pas a priori... En tout cas c’est une question que je me pose et que je vous pose : qu’au fil de la vie, de l’expérience, bien sûr de soi-même et des autres, des questions moins innocentes surgissent, c’est-à-dire que le mot « les autres » prend un sens qu’il n’avait pas forcément au départ ; le mot « mal » prend un sens que ça n’avait pas forcément au départ, et que d’une façon ou d’une autre se constitue… alors je résisterais à appeler ça une morale, mais un effet d’après-coup : une réflexion continue qui vectorise, oriente, problématise, interroge d’une façon assez libre l’innocence des conduites et des comportements. Alors est-ce que quelque chose comme ça pour vous… Est-ce que ma question a un sens pour vous d’abord ?

C. Millet – Oui bien sûr !

P. Guyomard – Et qu’est-ce que vous pourriez, si vous voulez bien, nous dire de la façon dont cette question a pris un sens ou des sens, puisqu’après tout, nous ne sommes pas doués pour la morale, les questions de morale qu’on croit… ça ne veut pas dire qu’on y adhère ou qu’on s’y maintient…

C. Millet – Ben quand j’ai… tout à l’heure j’ai parlé d’amour…

P. Guyomard – C’est quand même assez fort.

C. Millet – Ben oui, on peut être libre sexuellement et néanmoins aimer. Je pense que c’est l’amour qui a pu me faire prendre conscience comme ça, qu’il y a avait lieu de réaménager les choses, ou en tout cas d’essayer d’un petit peu de… Je n’ai pas compris tout de suite d’ailleurs, parce que comme je le disais, j’ai été très longue à me constituer cette morale sexuelle… d’ailleurs je me demande si vraiment j’en ai une encore. Bon évidemment j’ai vieilli, donc je suis moins disponible pour la chose, mais je crois que la seule barrière que je me vois aujourd’hui dans ce domaine, c’est la relation d’amour que j’ai avec un homme. Je n’ai pas d’enfants, alors il n’y a pas non plus la question par rapport aux enfants, parce que je ne sais pas comment ça se passe. Mais toutes les mères ne sont peut-être pas comme était la mienne, c’est-à-dire absolument sans… à part ces deux petites phrases que j’ai citées tout à l’heure, c’est bien la seule réflexion d’ordre moral qu’elle m’ait faite, et encore je ne sais même pas si c’était d’ordre moral ? Il y avait… On [ne] m’a pas, on [ne] m’a pas vraiment imposé une morale très coercitive quand j’étais enfant. Alors peut-être que ce n’est pas si fréquent et que surtout aujourd’hui où tout ça est beaucoup encadré, les parents ont à cœur de transmettre une morale, ou en tout cas des règles de vie un peu structurées, à leur enfant. Bon moi, je ne me suis pas trouvée dans cette situation, je n’ai pas eu à constituer, au moins aux yeux de l’enfant [que j’étais], une apparence de morale, donc c’est simplement cette relation d’amour comme ça avec quelqu’un d’autre qui peut me…

Parce que très souvent, enfin je ne sais pas si ça rentre dans ce que vous souhaitez que j’aborde comme sujet, mais moi, je suis très très étonnée par la morale sexuelle qui a envahi notre société je trouve.

 

P. Guyomard – Est-ce qu’il y a des choses… – je vais laisser Charles prendre la parole – est-ce qu’il a des choses que vous avez vues, apprises, sues, croisées, chez vous, chez d’autres, qui vous ont interrogée ?

C. Millet – Vous voulez dire par rapport à la question sexuelle ?

P. Guyomard – Oui par rapport à cette morale sexuelle. La morale sexuelle qui est bien sûr tout à fait questionnable et interrogeable. Est-ce qu’il en reste, en resterait ?

C. Millet – De lectures qui auraient pu… Dans ce domaine-là, non, je ne vois pas quelle lecture j’aurais… je ne vois pas. C’est curieux, parce qu’en effet je m’aperçois que c’est un domaine où je n’ai vraiment aucun modèle. Bon j’ai eu dans ma vie des initiateurs, c’est-à-dire que j’ai rencontré des hommes qui m’ont initiée à ce qu’on appelle le libertinage, ça c’est une chose, mais qui en même temps n’étaient pas des modèles pour moi. J’aurais plutôt tendance à dire que parfois, dans leur comportement, il y avait des choses que je n’aurais pas voulu imiter, donc ce n’étaient pas des modèles. Mais dans des lectures, non, je ne vois pas non plus des lectures qui m’auraient aidée à me forger de ce point de vue-là. Les lectures qui… C’est drôle, parce qu’en fait, après avoir publié La vie sexuelle, très souvent on me posait la question de mes lectures. Forcément. Et j’avais deux-trois réponses. C’est vrai qu’il y avait à l’époque un roman, deux romans de Melville qui m’avaient un peu accompagnée quand je travaillais sur La vie sexuelle ; et puis à l’époque, moins maintenant, je lisais beaucoup Bernanos. Alors forcément les journalistes qui m’interrogeaient sur le sujet, et à qui je répondais « Bernanos », ça les étonnait un petit peu. Et en fait je pense que là c’étaient mes idéaux de petite fille qui revenaient. Les personnages de saints et de saintes modernes, comme ça, dans la littérature de Bernanos, c’est quelque chose qui… Alors voilà, ça c’est quelque chose, oui, je pourrais dire que les figures de Bernanos, les personnages de Bernanos m’ont aidée d’une certaine façon à me structurer, je pense, voilà !

P. Guyomard – De quelle façon ? Parce que ce n’est pas banal ce que vous dites !

C. Millet – Ben oui, non. Non ce n’est pas le Marquis de Sade qui m’a… et d’ailleurs le marquis de Sade ne peut pas être un modèle. Donc… ça peut être un modèle littéraire, ça oui ! De quelle façon, parce que je pense, je vais revenir un peu à ce que je disais tout à l’heure, et c’est peut-être paradoxal, parce que je n’ai pas aujourd’hui de pratique religieuse, je n’ai pas… Je crois que je ne crois pas. Mais j’ai toujours eu le sentiment en lisant Bernanos, qu’en fait, ces figures de « saints » très torturés – justement par la question du bien et du mal – étaient en même temps très libres. Au bout il y avait quand même leur liberté, et peut-être c’est ça qui m’attirait vers cette littérature.

P. Guyomard – Cette liberté…

C. Millet – Oui, c’est qu’au-delà de cette torture comme ça que certains traversent dans ces romans, il y avait quand même ce rapport à Dieu qui vous donne cette liberté.

P. Guyomard – Peut-être une dernière question. Je ne sais absolument pas comment la poser. Donc je vais probablement me ridiculiser. Bon, c’est la femme que vous êtes, qui dit ce que vous dites. Si vous entendiez un homme dire la même chose ?

C. Millet – Ah ben, qu’est-ce que j’en penserais de cet homme ? … – Enfin, un homme pour moi ! [Rires]

P. Guyomard – Merci !

C. Millet – J’ai peur…

Charles Melman – Je crois que Freud à cette tribune aurait sûrement apprécié ce que vous avez dit Catherine, et ce type d’affranchissement dont vous avez fait état figurait de façon explicite dans ce qui était chez lui ce souci de lever, si c’est possible, ce malaise ou ce malheur de la sexualité qui est coutumier à notre culture. Et d’ailleurs les femmes dont il s’est entouré – on peut évoquer aussi bien Lou Andreas-Salomé que Yvette Guilbert par exemple, ce qui est plus surprenant – ces femmes dont manifestement il appréciait la compagnie et les propos, etc., étaient sûrement à cet égard des modèles de franchissement.

Ceci étant, il me semble entendre dans ce que vous nous dites une hésitation, dans le fait de savoir si la sexualité relève de la nature ou de la culture. Et la lecture que j’ai pu… enfin le souvenir qui peut me rester de la lecture de L’Amant de Lady Chatterley, me semblait justement une espèce d’apologie du caractère naturel ou naturaliste de notre sexualité : il y a beaucoup de végétaux dans cette affaire. C’est assurément un vœu, un idéal, bien que nous ayons tous les témoignages que ce ne soit jamais... – et à vous entendre on le retrouve par exemple quand vous évoquez de façon qui pourrait être surprenante, Bernanos – que nous avons tous les témoignages que ça reste une affaire de culture avec, du même coup, cette constatation incontournable que la culture est toujours synonyme, est toujours porteuse de morale : elle ne se détache pas d’une morale et que cette morale est toujours une morale sexuelle.

À partir de là – si cela est bien exact – quelles sont les déterminations qui font que nous figurions dans le règne animal sous cette emprise étrange, et qui fait qu’à cet égard nous sommes sûrement les plus tordus parmi les animaux. Nous sommes donc amenés à nous référer à des contraintes – le nom ne paraît pas sympathique, mais il faut bien tout de même [l’]évoquer – de structure, et qui semblent bien être universelles puisque le mal semble être largement partagé, répandu. Des contraintes de structure, et donc il ne serait peut-être pas inutile d’essayer de voir de quelles façons, comment elles sont fichues ?

Est-ce qu’on pourrait partir de ceci : c’est que ce que nous voyons dans la nôtre, et avant même la religion, c’est que les femmes étaient exclues de l’espace public. C’est étrange ! Je veux dire leur domaine, c’était le domaine domestique dont elles étaient les patronnes. Elles n’avaient même pas après tout la charge d’élever des enfants qui avaient des précepteurs, mais c’était bien là leur lieu, leur domicile ; et l’espace public était réservé aux bonhommes. Comme s’il n’y avait donc, de façon qu'on se demande bien quel était le type de rigueur qui pouvait imposer cette singulière distribution ? Il y avait donc, dans l’espace même, une séparation de ce qui était le territoire féminin et le territoire où les hommes allaient comme ça blablater entre eux…

C. Millet – Elles blablataient beaucoup entre elles aussi.

Ch. Melman – Quand elles avaient l’occasion de se rencontrer ! Car il n’y avait pas de vie sociale, spécialement, spécifiquement féminine. Sauf chez Aristophane, mais enfin… Ce qui fait donc qu’on voit bien qu’il leur était réservé – j’interprète – d’emblée une fonction par leur exclusion même, une fonction sacrée, et qui vraisemblablement était apparentée, liée au fait qu’elles étaient génitrices, et qu’elles avaient donc à être à la fois protégées et célébrées pour cette capacité spécifique. Et comme on le sait, leurs bonhommes prenaient leur plaisir ailleurs et avec d’autres, et avec la plus grande liberté, y compris avec les enfants que vous évoquiez tout à l’heure.

Je continue ou je m’arrête ?

C. Millet – Je ne sais pas, je ne vais pas vous interdire de parler !

Ch. Melman – Ben ça dépend, je respecterai si…

C. Millet – Non, enfin le seul commentaire, comme ça, que j’ai envie de faire et qui n’est pas sans rapport avec les romans de Lawrence et l’époque où ils se déroulent, c’est qu’en fait c’est justement le moment où les femmes sont sorties dans l’espace public d’une manière, comme ça… très… enfin elles y sont allées quoi ! Moi, c’est ce qui m’a beaucoup frappée dans ses romans aussi, c’est le rapport à l’espace. C’est-à-dire que ce sont toutes des fugueuses, ce sont toutes des femmes qui sortent de leur couple, qui sortent de leur famille, qui sortent de leur milieu social d’origine, et qui partent sur les routes, qui deviennent aventurières. Bon, et en fait c’est parce que ça correspond exactement à l’époque. Vous parliez des femmes qui étaient dans l’entourage de Freud, il y avait plein de femmes de ce caractère à cette époque-là, peut-être enfin elles ont… si on pense à quelqu’un comme Nancy Cunard par exemple, elle est typique. Nancy Cunard, c’est une héroïne de Lawrence. Et c’est quelqu’un qui a fait irruption sur la scène sociale, dans le domaine politique, ça a été une militante, elle a été reporter de guerre en dehors d’avoir la vie sexuelle qu’elle a eue, elle était là aux premières loges dans l’espace social. Alors c’est vrai que c’était nouveau quoi !

Ch. Melman – Alors j’essaierai de poursuivre autrement en faisant remarquer ceci : c’est que si Freud a pu reprocher aux femmes leur distance à l’endroit de la morale, est-ce qu’on ne va pas pouvoir avancer que la raison en est simple, c’est que celle-ci leur confère une position qui risque de leur paraître effectivement éminemment restrictive à l’endroit de la sexualité, injustifiée, pénalisante ; et donc cet interdit moral qui règle le fonctionnement social s’avèrerait injuste avec elles, au point que l’un des recours qu’elles pourraient trouver serait justement de vouloir l’étendre à leur cher camarade, à leur cher compagnon, pour qu’eux aussi soient frappés des mêmes interdits, des mêmes limitations que, elles, sont amenées à subir. Et donc il y aurait je dirais un refus, que l’on pourrait estimer après tout circonstancié, que feraient les femmes de la morale à partir justement de cette place, que j’essayais d’esquisser tout à l’heure, et que celle-ci leur réserve ? Autrement dit : « Tu es là ma chère pour accomplir ton devoir d’épouse et de mère, et quant au reste, ça n’intéresse pas fondamentalement ! », quelque chose comme ça.

Alors ceci, si, si…

C. Millet – Oui, mais enfin, moi je vais continuer avec mes héroïnes de Lawrence, c’est qu’en fait, ce qui les pousse hors de la maison, hors du couple, hors de la famille, c’est le désir sexuel, c’est le désir de jouir. C’est ça ! En fait un des thèmes – [ce sont] des choses qui m’ont intéressée chez cet auteur, c’est que je trouve que dans la littérature, c’est lui qui a écrit au jour d’aujourd’hui, à ma connaissance, les lignes les plus justes sur le plaisir féminin. C’est-à-dire qu’il y a des descriptions d’orgasmes féminins dans la littérature de Lawrence… il n’y en a pas tellement… mais notamment dans Lady Chatterley et dans les différentes versions du roman, il a bien dû cuisiner les femmes qui étaient dans son entourage pour réussir à écrire ça. Et en fait, je pense que c’était une des choses que démontrent sa littérature, ses romans, c’est que ce qui pousse les femmes en avant et qui les pousse sur la scène sociale, c’est le désir de jouir en effet peut-être comme elles s’imaginent que les hommes jouissent.

Ch. Melman – C’est là, c’est là que nous allons rencontrer un problème essentiel effectivement et qui n’est pas facile à mon idée de trancher, de décider, bien que je le répète encore, c’était absolument le vœu de Freud que ce type d’égalité soit effectif. C’est que s’il est exact qu’une femme occupe un lieu écarté de l’espace public, cela signifie que c’est du même coup un lieu qui échappe à l’ordre masculin, et qu’elle-même, je dirais, de ce qui serait l’appropriation des droits, voire des insignes de cet ordre masculin, se trouverait par le dispositif lui-même refusée, indépendamment du législateur qui n’a rien à voir dans l’affaire. D’ailleurs c’est le dispositif qui ferait que l’on attendrait d’une femme qu’elle accomplisse son devoir, voire… alors moi j’ai là l’habitude de le dire, que mère elle témoigne qu’elle est toujours vierge. Autrement dit que finalement ça ne l’a pas touchée, ça ne l’a pas atteinte, et que fondamentalement elle reste, pardonnez-moi cette image, hors du coup. Ce qui est bien le problème ! Ce qui fait donc qu’évidemment on ne pourrait que à la fois souhaiter qu’elle soit une partenaire à titre égal – nous sommes d’accord – mais qu’en même temps, il y a ce dispositif curieux, comme si l’acte sexuel devait reproduire de façon très mythique la saisie de l’innocente, de la vierge, et qui se trouverait là enfin saisie. Je crois que la mythologie ne manque absolument pas d’histoires de ce type, même, justement, si elles se terminent de façon plus compliquée, souvent plus compliquée que ça.

Tout ça pour dire quoi ? Alors on ne va pas s’éterniser…

C. Millet – Ce sont des questions intéressantes !

Ch. Melman – Bon, si vous m’encouragez, ça va ! Tout ça pour dire qu’à ce moment-là, si une femme est à l’égard de la morale dans cette position complexe, à elle quelle serait son éthique ? Autrement dit, est-ce que ce qu’elle souhaiterait serait de l’ordre de ce que vous évoquez, c’est-à-dire cette égalité, cette réussite dans ce qu’il en serait de la relation ? Ce qui est plus apparent, car ça ne me semble pas néanmoins le plus fréquent, c’est qu’il y aurait pour résoudre le problème éthique, ce souhait que le bonhomme justement lui soit assez libre et assez dégagé de ses contraintes morales pour être en mesure de venir subvertir cette place réservée qui est celle de la femme. Un homme assez fort – et pourquoi pas après tout, ça ne doit pas être totalement impossible ! – qui en quelque sorte, annulant ce qui est au fondement de l’hétérosexualité, c’est-à-dire l’espace heteros, eh bien permettrait justement que s’établisse dans ce qui jusque-là est vécu comme un conflit, établisse enfin cette… – autrement dit, et c’est là qu’il y a à mon sens un problème éthique, le vœu d’un pouvoir fort.

C. Millet – Non. Qu’est-ce que je peux répondre ? Non, mais moi en vous écoutant à l’instant je me suis dit : mais c’est exactement cet homme fort-là que vous appelez de vos vœux, c’est exactement le contraire qui se passe en ce moment ! C’est-à-dire que moi je trouve que quand même… alors là aussi c’est une chose qui apparaît dans le roman de Lawrence, et c’est en quelque sorte un reproche qu’il adresse aux hommes de sa génération, c’est d’être des enfants, de rester des enfants par rapport aux femmes et d’exposer leur faiblesse face à ces femmes qui en effet prennent de plus en plus d’importance. Et moi je trouve que… enfin je n’ai pas vécu cette époque, mais que ça ne s’est pas arrangé depuis. Je trouve que les jeunes hommes aujourd’hui, j’en connais un certain nombre puisque dans mon milieu professionnel j’ai travaillé pendant très longtemps dans une équipe qui était principalement masculine, je voyais bien leur comportement par rapport à leurs amies ou à leurs épouses, et moi je trouve qu’on a affaire à des générations d’hommes qui sont assujettis, qui sont assez assujettis comme ça à leur femme quoi.

Ch. Melman – Pour en revenir à notre bon maître, c’est-à-dire Freud, c’est déjà ce dont il parlait ! C’est-à-dire de ce qui est la puérilité définitive, l’infantilisme définitif de la majorité des hommes. Et c’est justement contre quoi il s’insurgeait. Et cela fait tout à fait partie de la vulgate psychanalytique. Là-dessus il n’y a absolument aucun problème ! C’est certain, et c’est l’un des éléments du malaise dans la sexualité, du malaise dans la vie sexuelle.

Un mot peut-être encore, parce je crois que ça va bien comme ça : Lacan disait que la psychanalyse n’était pas une science, alors qu’il a passé ses années de façon très savante à chercher, à lui donner ce caractère de science. Pourquoi alors – alors qu’il a fait tout cet effort – ce n’est pas une science ? Pourquoi ? À mon sens, il y a une réponse possible : c’est dans le rapport à cette structure que nous impose le langage, nous avons effectivement le choix entre des usages divers de cette structure. Autrement dit en dernier ressort, ce sera bien notre éthique qui va être en mesure de décider de ce qu’il pourra en être de notre rapport à la sexualité, de notre éthique, ou bien des impasses propres à la structure, ce contre quoi il se bagarrait. Et d’ailleurs ce qui court tout au long de son œuvre, c’est ça. C’est-à-dire : pourquoi est-ce qu’entre un bonhomme et une bonne femme, ça ne va pas ? Avec des conséquences qui débordent évidemment le domicile conjugal.

C. Millet – J’ai l’impression que les gens le comprennent un peu en ce moment. Je vais être positive (j’ai été négative en parlant mal des jeunes hommes). Mais une chose qui me frappe beaucoup, comme ça simplement en me promenant dans les rues et en regardant les terrasses de café : je trouve que de plus en plus les hommes sont avec les hommes, et les femmes avec les femmes. Alors je ne sais pas, ce n’est pas une vision très positive, mais comme ça en vous écoutant parler, je me dis : comme ça chacun rentre chez soi.

Ch. Melman – Voilà ! Comme ça on a la paix !

C. Millet – Mais c’est très frappant, je vous assure : rentrez dans un café, dans un restaurant, vous verrez beaucoup de couples. Alors peut-être parce qu’en effet la société aujourd’hui admet l’homosexualité plus facilement et qu’on voit plus facilement les couples d’hommes et les couples de femmes homosexuels, mais même sans être des gens… Enfin on voit bien des couples comme ça de femmes, des couples d’hommes qui ne sont pas forcément homosexuels mais qui sont ensemble. C’est une chose qui me frappe beaucoup que les groupes de gens jeunes, d’ailleurs qui sont ceux qu’on voit traîner dans les cafés, c’est vraiment comme à la synagogue : les hommes d’un côté et les femmes de l’autre !

Ch. Melman – Oui, eh bien absolument ! Et je pense qu’il y aura de nombreux psychanalystes pour vous raconter qu’aujourd’hui il n’est pas exceptionnel qu’un jeune marié ne vienne assez rapidement à témoigner combien il regrette sa vie de garçon. Bon ça fait partie du tableau, si j’ose ainsi dire…

Mais enfin je voudrais quand même terminer par quelques remarques que je vous propose sur le fait suivant : c’est que – et avec Patrick nous en avons récemment débattu publiquement ensemble – l’éthique que lui, Lacan, voulait retenir de ce qu’il en était de notre rapport au langage, et que l’on peut ainsi réagencer de façons si diverses, eh bien pour lui, et en tant qu’elle relevait du point de vue psychanalytique, cette éthique était : « ne cède pas sur ton désir ». Ce qui ne manque pas soit d’être mis sous le tapis par un certain nombre d’élèves, parce que c’est gênant, et puis ça va tellement à l’encontre, et ce sont les habitudes morales qui sont presque toujours restrictives. Il estimait donc que ce qui était le propre de la leçon qui se dégageait de la psychanalyse c’était ça : ne cède pas sur ton désir. Ce qui, comme vous le voyez, rejoint un certain nombre de vos propres préoccupations.

C. Millet – Oui en tant que... Oui, mais je dirais que peut-être que cet accomplissement « ne pas céder sur le désir », oui bien sûr, ça peut vouloir dire d’avoir cette liberté sexuelle – je ne veux pas forcément dire une dispersion sexuelle – ça peut conduire à ça. Mais moi, alors là aussi mon expérience... c’est qu’il me semble que c’est dans l’écriture que je l’ai accompli vraiment. C’est-à-dire que bon – d’abord parce qu’on ne pense pas vraiment ce qu’on fait tant qu’on ne l’écrit pas…

Ch. Melman – C’est même en écrivant qu’on le découvre.

C. Millet – Ben oui, mais ça se révèle à vous et… évidemment je ne savais pas ça au départ, mais pour moi il est évident aujourd’hui que cette liberté qui a été la mienne, elle devait aboutir à un livre ou à des livres, que c’était ça, voilà ce vers quoi je tendais en fait.

Ch. Melman – Ça enchanterait Lacan ! Ah oui, absolument !

C. Millet – Et en fait souvent, comme ça, quand on m’interroge sur les méthodes d’écriture, moi je dis que j’ai été aussi capable, vous le savez, d’écrire comme j’écris parce que j’ai été un peu en analyse. Parce que quand même, j’ai bien compris qu’il ne suffisait pas de se souvenir de quelque chose et de le raconter pour être quitte en quelque sorte. C’est qu’en permanence il fallait que la parole, elle revienne sur la parole. Et écrire c’est ça en fait : c’est en permanence – en tout cas c’est comme ça que moi j’écris – c’est en permanence mettre en doute ce qu’on vient de livrer là à l’écran d’ordinateur, et le reprendre, et recommencer, et retricoter. C’est comme ça que j’écris mes livres. C’est pour ça que je n’en écris pas beaucoup d’ailleurs parce que ça prend du temps… peut-être pas autant qu’une analyse, mais ça en prend quand même ! Et voilà ! Et si je travaille de cette façon-là, c’est parce que je poursuis une sorte de vérité, et qu’il n’y a que dans un travail en permanence qu’on revient toujours aussi bien sur son vocabulaire… D’ailleurs ce n’est pas qu’une question de vocabulaire, c’est aussi une question de construction de phrases, c’est aussi une question de syntaxe… Ce n’est que comme ça qu’on arrive à se… je ne sais pas si le mot vérité qui est le bon mot, mais enfin voilà, ce qu’on considère comme étant sa vérité, celle qu’on a décidé d’exposer.

P. Guyomard – Comment vous dire ? Au fond, je trouve qu’il y a quelque chose de paradoxal – et c’est bien paradoxal et intéressant dans votre position, c’est-à-dire que quand vous avez commencé à parler, j’aurais pu entendre ce que vous disiez comme « je ne cède pas sur mon plaisir », une espèce de façon de mettre le plaisir, et spécifiquement le plaisir sexuel y compris dans la liberté du plaisir sexuel, au centre, au centre de sa force, etc. Et en fait, plus vous nous avez parlé – en tout cas c’est comme ça que je vous ai entendue – plus se sont… je ne dirais pas rajoutées, parce que c’était là dès le départ, se sont dévoilées d’autres dimensions, les dimensions qui sont celles de ce dialogue avec Dieu, de ce rapport à la religion – le rapport à la religion excède largement le fait d’y croire ou pas ; les trois-quarts des gens qui parlent de la religion n’y croient pas, ce n’est pas vraiment la question. Et puis tout ce que vous avez dit de Bernanos, et ce que vous dites maintenant de votre écriture. Donc dans votre démarche, il y a une espèce de subversion du plaisir ou de réaffirmation du plaisir dans le registre de quelque chose que nous pourrions appeler une sublimation, qui naît du sexuel bien sûr, mais pas que du sexuel, et qui par conséquent engage aussi très fortement votre désir, puisqu’en somme vous venez de faire de façon très brillante et merveilleuse une affirmation du prix et de la nécessité pour vous d’écrire. Alors désir / plaisir, comment les choses se déploient ?

C. Millet – Mais pour que je ne tombe pas comme ça complètement dans l’inconnu, Anne avait eu la gentillesse de m’envoyer un lien pour que je puisse visionner un entretien que vous aviez déjà eu dans ce cadre sur ces questions d’éthique, et il y a une phrase de Charles qui m’a frappée peut-être… enfin, non, elle ne m’avait pas frappée mais elle me revient maintenant : vous parliez du corps, et puisqu’il était question du bien et du mal, de la faculté pour le corps de se sentir bien dans cet échange. Et alors ça m’inspire ce commentaire, là ce que vous me disiez à l’instant, c’est qu’aujourd’hui, c’est lorsque j’écris, j’écris ce genre de livre, peut-être encore plus quand il s’agit des ouvrages autobiographiques, que je me sens bien dans mon corps. Voilà ! En fait je le dis parce qu’un jour je discutais avec un cinéaste comme ça qui me posait des questions, parce qu’on comparait sa façon de travailler, la mienne et tout… et je lui ai dit : « Mais finalement, moi ma vie c’est lorsque je travaille le soir. Je rentre après une journée de travail, je me mets en face de mon ordinateur, je commence à écrire. Là je me réconcilie avec la terre entière : je n’ai plus de conflit avec qui que ce soit, et je me sens bien ». Et il m’avait regardée comme ça, et il avait trouvé que c’était peut-être bizarre de dire ça. Et voilà, ça me revient en tête maintenant : c’est vrai qu’aussi dans moi-même, dans mon corps, je me sens bien quand je suis en train de travailler comme ça, quels que soit d’ailleurs les problèmes que je me pose dans le travail lui-même de l’écriture. Mais voilà ! Et c’est vrai que c’est un moment de réconciliation avec les autres, c’est un moment de… pas de fusion mais…

Ch. Melman – Si, oui.

C. Millet – C’est un moment, où oui, je n’ai plus de... quoi qu’il se soit passé dans ma vie, si je me suis disputée avec quelqu’un, si j’ai des conflits et tout ça, là tout s’apaise et je suis bien.

Ch. Melman – Et Lacan aurait dit : « Vous n’avez pas eu besoin de me lire pour me comprendre ! »

C. Millet – Il aurait eu raison. Enfin je ne sais pas si je l’ai compris, mais en effet je ne l’ai pas beaucoup lu !

 

 

 

 

 

1« Lady Chatterley’s Lover », publié en 1928 à Florence, en 1960 au Royaume-Uni.