D. Brillaud : Les troubles du langage

Conférencier: 

Leçon 6,  2 décembre 2013

C’est en 1891 que Freud publie sa contribution à l’étude des aphasies. 30 ans auparavant, en 1861, Broca avait identifié sur le cerveau humain l’aire qui porte son nom depuis, siège du langage articulé.

Freud a séparé ses études neurologiques et ses études psychanalytiques et ne voulait pas qu’on les publie ensemble. Pourtant, le fait que Freud s’intéresse aux aphasies le conduit à se poser des questions sur le langage en général, ce qui ne peut pas être considéré comme n’ayant pas de rapport avec la psychanalyse.

Sans entrer dans le détail de cette étude de Freud sur les aphasies, qui me semble quand même assez dépassée sur le plan neurologique, je veux seulement relever quelques points : Freud part de la différenciation par Broca et Wernicke de deux types d’aphasies : d’une part l’aphasie sensorielle et d’autre part l’aphasie motrice. Cette opposition est bâtie sur le modèle du réflexe, avec une voie sensitive qui amène l’information au cerveau et une voix motrice qui permet d’articuler les mots. Il y a des aphasies qui témoignent de l’atteinte de la zone du cerveau correspondant à la sensorialité et des aphasies qui correspondent à l’atteinte de la zone motrice. Ensuite Wernicke et Broca ont pensé que les facteurs de localisation devaient répondre de symptômes plus subtils de l’aphasie.

En gros l’aphasie de Broca, aphasie motrice est la perte du langage articulé avec conservation de l’intelligence et des autres fonctions du langage, la lésion est centrale. L’aphasie de Wernicke, aphasie dite sensorielle, est la perte de la compréhension du langage, avec maintien de la possibilité de se servir du langage articulé.la lésion porte sur les voies de conduction.

Je cite Freud : «  l’étude critique présente récuse cette conception des aphasies et essaie de substituer des facteurs fonctionnels aux facteurs topiques en vue d’expliquer ces troubles”

A la fin de son étude, Freud conclue effectivement : «  Les auteurs anciens, intéressés par le problème de l’aphasie, ne connaissant qu’une seule relation particulière entre un endroit du cortex et un trouble du langage, se virent forcés, vu l’incomplétude de leur savoir, de chercher l’explication de la multiplicité des troubles du langage dans des particularités fonctionnelles de l’appareil du langage. Lorsque Wernicke eut découvert la relation entre l’aire qui porte son nom et l’aphasie sensorielle, l’espoir a du naître que l’on puisse comprendre cette multiplicité grâce aux seules circonstances de la localisation. Il nous semble maintenant que l’importance du facteur de localisation pour l’aphasie a été exagérée et que nous ferions bien de nous occuper à nouveau des conditions fonctionnelles de l’appareil du langage. »

L’opposition aphasies sensorielles et aphasies motrices, fondée sur la croyance entre une différence de localisation de la lésion responsable, opposition qui guidaient les neurologues a cédé la place à une opposition fondée sur l’analyse du langage en tant que l’on peut lui distinguer deux pôles. 

Ainsi, on peut dire que l’intuition de Freud réclamant que l’on s’intéresse aux conditions fonctionnelles du langage, et non pas seulement à la localisation des lésions trouve sa confirmation dans la réponse de Jakobson.

Dans la deuxième partie de son œuvre Freud va découvrir dans l’analyse des rêves les mécanismes de condensation et de déplacement, mais malgré l’intérêt qu’il a pour les conditions fonctionnelles de l’appareil du langage, on ne peut pas dire qu’il a lui-même fait le lien entre ce que peuvent nous enseigner les aphasies sur le fonctionnement du langage et ce qu’il découvre des mécanismes de condensation et de déplacement dans le rêve ; ce lien, c’est Lacan qui va le faire, après avoir étudier lui même en neurologie les aphasies, et d’autre part en psychiatrie les troubles du langage chez les psychotiques.

Lacan s’appuie sur les travaux des linguistes : Ferdinand de Saussure et Roman Jakobson.

Le cours de Saussure a été publié par ses élèves en 1916 et les Essais de linguistiques de Roman Jakobson sont parus en France en 1963, mais le travail de Jacobson était connu de Lacan avant cela et Jakobson avait déjà publié en 1956 un article intitulé

« Deux aspects du langage et deux types d'aphasie », mais déjà, lorsque Lacan fait son séminaire sur les Psychoses en 1955/56 il est clair qu’il connait les travaux de Jakobson puisqu’il dit :

« Certains troubles des appareils qui s’appellent nommément les aphasies, si nous les revoyons à la lumière de cette perspective d’opposition de ces rapports que j’ai appelés les rapports de similarité, ou de substitution, ou de choix, aussi de sélection ou de concurrence, bref tout ce qui est de l’ordre du synonyme où cette dimension s’oppose à l’autre dimension, celle que nous pouvons appeler de contiguïté, d’alignement, d’articulation, de coordination, en tant que syntaxe, en tant que coordination du signifiant. Il est tout à fait clair que l’opposition classique de ce qu’on appelle les aphasies sensorielles et les aphasies motrices, qui est depuis longtemps plus que critiquée, est quelque chose qui se coordonne d’une façon infiniment plus saisissante dans cette double perspective des rapports de similarité d’une part et des rapports de contiguïté d’autre par, les deux ordres d’altérations, de troubles du langage, dont il peut s’agir dans l’aphasie s’ordonnant selon ces deux perspectives.»

Que recouvrent exactement cette opposition rapport de similarité et rapport de contiguïté ?

Je vous ai fait un petit schéma qui résume les expressions employées par les neurologues, puis les linguistes puis la psychanalyse pour qualifier cette opposition entre deux grands axes :

 

Neurologie :

substitution

choix, sélection

similarité

synonyme

linguistique :

Synchronie

Axe paradigmatique

Psychanalyse :

Métaphore

 

----------------------------------------------------------------------->

-neurologie : contiguïté, alignement, syntaxe, articulation, combinaison

-linguistique : diachronie, axe syntagmatique, 

-psychanalyse : coordination du signifiant,

métonymie

 

Dans ces essais Jakobson précise ces deux types :

Il existe des aphasies où le trouble porte principalement dans la sélection des mots, le patient ne trouve pas le mot qu’il lui faudrait, mais la syntaxe est correcte. Jakobson décrit cette aphasie et cite le travail de Freud sur les aphasies : «  un nom spécifique, comme l’a noté Freud est remplacé par un nom très général, comme par exemple machin, chose, dans le langage des aphasiques français. » Dans cette aphasie, la charpente, les chaînons de connexion de la communication sont sauvegardés.

Et il existe d’autres aphasies où c’est le contraire, le patient garde à sa disposition les signifiants qu’il veut utiliser, mais la syntaxe a disparu, et donc ce qu’il articule est une succession de mots à laquelle on ne comprend rien parce qu’il y manque les articulations nécessaires.

Dans la première des aphasies, l’aphasie déficience de sélection, c’est la métaphore qui n’est plus accessible au patient. Il essaie donc de donner une équivalence métonymique au mot qui lui manque.

Je rappelle brièvement ce que l’on nomme métaphore et métonymie : il s’agit de deux figures de style qui permettent de substituer un signifiant à un autre signifiant.

Dans la métaphore le signifiant qui est substitué au nom que l’on veut signifier dit plus que ce nom ; si je dis le Lion de Belfort, pour mentionner le colonel Denfert-Rochereau qui défendit Belfort en 1870 contre les prussiens, je dis plus que si je le nomme simplement ; le lion de Belfort est une métaphore qui désigne bien le colonel Denfert-Rochereau, mais cette métaphore dit en même temps le courage du colonel, son énergie etc.

Dans la métonymie, il s’agit de remplacer un signifiant par un autre qui dit moins que le signifiant qui n’est pas prononcé. Par exemple, si je dis une flotte de trente voiles, ou un troupeau de vingt têtes, je dis moins que bateaux ou moutons ; c’est une partie du bateau qui est chargé d’exprimer l’ensemble, une partie du mouton qui vient à la place de la totalité, mais on voit qu’il en manque, que c’est une expression lacunaire, qui laisse à désirer autrement dit, raison pour laquelle la métonymie porte le désir.

Dans le mouton par exemple ce n’est pas la tête que l’on préfère c’est le gigot.

En temps de censure de la presse, on peut observer que les journalistes ont davantage recours aux métonymies de façon à pouvoir laisser entendre des choses sans les avoir vraiment dites.

Jakobson et avec lui Lacan admettent que dans les deux types d’aphasies que l’on peut rencontrer, le déficit porte soit sur la métaphore, soit sur la métonymie, c’est-à-dire sur les deux pôles de l’organisation du langage.

Dans son texte des Écrits, « l’Instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud», J. Lacan écrit :

«Notons que les aphasies, causées par des lésions purement anatomiques des appareils cérébraux qui donnent à ces fonctions leur centre mental, s’avèrent dans leur ensemble répartir leurs déficits selon les deux versants de l’effet signifiant de ce que nous appelons ici la lettre, dans la création de la signification.»

Ce qui lui permet de rapprocher la découverte de Freud et celle de Jacobson et d’identifier pour sa part le déplacement et la métonymie, d’une part, et la condensation et la métaphore d’autre part.

Alors, vous pourriez penser que le langage n’est pas obligé de recourir à la métaphore ou à la métonymie pour dire quelque chose. Eh bien justement non, il faut s’apercevoir que c’est l’ensemble du langage qui fonctionne dans la métaphore et la métonymie. Je viens de dire il faut s’apercevoir c’est métaphorique, vous n’allez pas prendre une longue vue pour cette opération, et puis aussi : vous pourriez penser que le langage n’est pas obligé ... etc, c’est encore métaphorique ; de même que l’exemple de la dernière fois, quand l’institutrice dit à l’élève : «  il y a un papier par terre », ce qui signifie dans le contexte : «  tu dois le ramasser ».

La pièce de Jean Tardieu qui s’appelle : «  Un mot pour un autre » nous montre bien comment on peut faire porter une signification par n’importe quel signifiant : je vous en cite un petit passage :

 

MADAME, fermant le piano et allant au-devant de son amie

Chère, très chère peluche! Depuis combien de trous, depuis combien de galets n'avais-je pas eu le mitron de vous sucrer!

MADAME  DE PERLEMINOUZE, très affectée.

Hélas ! Chère ! J'étais moi-même très, très vitreuse ! Mes trois plus jeunes tourteaux ont eu la citronnade, l'un après l'autre. Pendant tout le début du corsaire, je n'ai fait que nicher des moulins, courir chez le ludion ou chez le tabouret, j'ai passé des puits à surveiller leur carbure, à leur donner des pinces et des moussons. Bref, je n'ai pas eu une minette à moi.

MADAME

Pauvre chère! Et moi qui ne me grattais de rien!

MADAME  DE PERLEMINOUZE

Tant mieux! Je m'en recuis ! Vous avez bien mérité de vous tartiner, après les gommes que vous avez brûlées! Poussez donc: depuis le mou de Crapaud jusqu'à la mi-Brioche, on ne vous a vue ni au «Waterproof», ni sous les alpagas du bois de Migraine! Il fallait que vous fussiez vraiment gargarisée!

MADAME, soupirant

Il est vrai!... Ah! Quelle céruse! Je ne puis y mouiller sans gravir.»


Ce texte est très amusant et le comique vient bien sur des substitutions de signifiants qui font que l’on se rend compte je crois que dans ce que nous disons, une grande partie est tellement attendue que ce n’est même pas la peine de l’énoncer pour qu’elle soit comprise. C’est ce que font aussi les Schtroumfs.

Néanmoins est ce que cela va vous convaincre que tout le langage est métaphorique ?

Je crois qu’il est peut être utile de reprendre des notions de base pour se faire une idée de ce langage qui nous permet de venir à l’existence en étant représenté par un signifiant pour un autre signifiant, ce qui va permettre au sujet de prendre la parole. Nous avons d’un côté le lieu de l’Autre, lieu des signifiants, donc ce qui constitue le langage, et de l’autre nous avons le sujet qui lui a une parole. Mais les aliénistes disaient toujours troubles du langage, et je continue à le faire.

Il nous faut partir de Ferdinand de Saussure qui nous montre que le langage possède deux versants : celui du signifiant, c’est-à-dire la matérialité sonore d’un mot, et celui du signifié, que ce signifiant va produire.

Si je prononce par exemple pain, vous ne pouvez savoir de quoi il s’agit, vous ne savez pas à quel signifié renvoie ce signifiant de pain. Si je dis je mangerais bien un bout de pain, là vous pouvez faire correspondre un signifié à ce signifiant ; de même si je dis ce mur est vraiment mal peint, ou bien si je dis : en Corse, les pins Laricio ont des troncs très droits et très hauts.

Saussure propose alors un petit schéma qui montre le flux des signifiés sur une zone de la page, et séparé par une barre horizontale, le flux des signifiants. La signification est produite par le fait de mettre des césures verticales aux bons endroits pour faire correspondre un signifié à un signifiant.

Lacan rend hommage à de Saussure de la formalisation s/S    algorithme qui   fonde la linguistique en distinguant les deux ordres du signifiant et du signifié et en les séparant d’une barre résistante à la signification. Mais Lacan inverse l’algorithme, Saussure dessinait l’arbre en haut, figurant le signifié, et écrivait le signifiant en dessous. Lacan pour indiquer la prévalence du signifiant va inscrire le signifiant en haut et le signifié en bas.

Dans le chapitre des Écrits intitulé : « l’instance de la lettre dans l’inconscient,» Lacan insiste sur le faitqu’un mot ne renvoie pas à une chose, comme on pourrait le croire,  par exemple lorsqu’on nomme un objet en le montrant du doigt à un enfant pour lui apprendre. Il faut nous dit Lacan nous déprendre de l’illusion que le signifiant répond à la fonction de représenter le signifié, et même, je le cite «  que le signifiant ait à répondre de son existence au titre de quelque signification que ce soit »

Un signifiant renvoie à un autre signifiant, un signifiant ne va jamais seul : c’est pourquoi Lacan nous dit de ne pas conserver le schéma classique du signe de Saussure qui englobe le nom arbre écrit sous l’image d’un arbre, l’ensemble formant le signe.

Lacan préfère à ce schéma celui de deux portes côte à côte portant l’inscription : « hommes » «  dames » où la signification qui apparait est qu’il s’agit des toilettes et que celles ci se répartissent selon le sexe.

« On peut dire que c’est dans la chaîne du signifiant que le sens insiste, mais qu’aucun des éléments de sa chaîne ne consiste dans la signification dont il est capable au moment même. La notion d’un glissement incessant du signifié sous le signifiant s’impose donc».

Lacan s’oppose donc à l’idée saussurienne qu’il y aurait des pointillés verticaux naturels qui ferait correspondre un signifiant à un signifié.

Pour que nous puissions nous comprendre quand même, c’est-à-dire mettre des césures à peu près aux mêmes endroits, il faut qu’il y ait un capitonnage de la chaîne.

 Troubles du langage - fig 1

Je vais très vite ici en disant que ce capitonnage se fait selon deux fonctions :

- d’une part le fait que la phrase s’interrompt par un point, c’est la fonction diachronique du point de capiton, ce que l’on peut entendre facilement : il faut bien attendre en effet la fin de la phrase pour pouvoir la comprendre, tant qu’elle se déroule, elle reste ouverte à plusieurs significations.

- d’autre part il y a la structure synchronique, à savoir « la métaphore en tant que s’y constitue l’attribution première, celle qui promulgue le chien faire miaou, le chat faire oua oua, par quoi l’enfant d’un seul coup en déconnectant la chose de son cri élève le signe à la fonction du signifiant et la réalité à la sophistique de la signification, et par le mépris de la vraisemblance ouvre la diversité des objectivations à vérifier de la même chose»

Pour que le langage soit effectivement structuré selon ces deux axes de la métaphore et de la métonymie, il faut que la fonction phallique soit en place, il faut autrement dit que la présence d’un père ait pu rompre la relation duelle de la mère et de l’enfant, que ce père ait été présent en chair et en os, ou bien qu’il ait été seulement présent dans la tête de la mère, c’est cela qui est essentiel.

Maintenant que je vous ai rendu compte brièvement de la structure du langage, je vous propose d’entendre des vignettes cliniques que j’ai choisi pour vous montrer les effets du décapitonnage de la chaîne, quand la métaphore ne vient plus jouer son rôle, lorsque la psychose se décompense, et qu’il apparait alors que cette métaphore paternelle n’était pas installée et donc que si ça avait l’air de fonctionner quand même, il faut supposer qu’il y avait des suppléances qui maintenait le capitonnage entre signifiants et signifiés.

Ce décapitonnage est très important à repérer puisqu’il signe la structure psychotique.

J’ai raconté déjà comment m’était arrivé un incident il y a maintenant longtemps, incident qui je crois peut arriver à tout le monde, et qui permet peut-être d’éprouver un peu ce qui peut se passer quand il y a décapitonnage.

J’avais eu à demander quelque chose à une psychanalyste connue, et sans le vouloir j’avais commis une maladresse qui l’avait fait réagir vivement. Voulant m’excuser, je lui ai adressé une lettre que je terminai par « mes salutations respectueuses ». En écrivant ce mot, je suis prise d’un doute et je me dis, mais respectueuse ne s’écrit pas ainsi, avec TUEUSE à la  fin ! Heureusement que je m’en suis aperçue, elle aurait tout de suite entendu qu’au lieu de m’excuser, je voulais la tuer !  Je corrige donc et j’écris tieuse ; ça ne me plait pas non plus, je suis perplexe. Je ne sais plus écrire ce mot, et je dois aller voir dans le dictionnaire pour faire cesser le léger malaise que me procure ce flottement passager.

On ne peut pas dire là qu’il y a vraiment un décapitonnage, mais néanmoins cela me semble intéressant de remarquer ce type de phénomène, que je suppose banal, pour se rendre compte que le capitonnage ne va pas de soi et qu’il peut venir à manquer.

 

Je classe les troubles du langage qui apparaissent dans la psychose selon un ordre du moins évident au plus évident :

 

1)    Le premier stade du décapitonnage c’est ce qui se produit quand un patient ressent qu’il y a quelque chose d’énigmatique, qui le laisse perplexe.

Marc est un jeune homme brillant, qui est chef de projet dans une société de service informatique, où il a été embauché juste à la sortie de ses études. A 17 ans, il avait été hospitalisé en psychiatrie pour un syndrome dépressif, et non suivi ensuite. A 22 ans, alors qu’il est en 2ième année dans son école d’ingénieur, il est à nouveau hospitalisé, cette fois pour un état stuporeux dont il mettra quatre mois à sortir. Je le suis au décours de cet épisode. Il n’y a aucun délire, il donne le sentiment d’avoir été entre parenthèses pendant toute la durée de l’épisode psychotique et il n’en reste rien quand je le vois ; par contre il se souvient que juste avant d’avoir été hospitalisé, il écrivait sur son ordinateur des mots et qu’il réfléchissait dessus ; il me fait un print de ce qu’il a écrit à cette époque ; il ne peut commenter, ne se souvient plus , mais il sait que ces mots lui semblaient énigmatiques, qu’ils s’associaient avec d’autres et que dans ces associations, il cherchait un sens caché.

 

Troubles du langage - fig 2

 

 Nicole, suivie depuis 30 ans, mais stabilisée sans traitement, fait parfois des petits épisodes de décompensation qui ne durent que quelques heures ; voici un épisode, quand elle avait 40 ans : elle était en train de nettoyer la voiture d’une amie avec laquelle elle était partie en vacances, avec leurs enfants ; elle a sorti de la voiture un bâton, puis un deuxième, puis un troisième et les a appuyés sur un mur. A ce moment là, elle a trouvé bizarre ces trois bâtons, elle a pensé que ceci avait une signification énigmatique, elle a commencé à réfléchir sur ce que tout ceci signifiait. Plus elle y pensait, plus l’angoisse augmentait.

Dans ces deux exemples, vous voyez à l’état naissant, ce qui se passe quand la chaîne signifiante se décapitonne : brusquement, quelque chose qui n’a pas de signification particulière normalement prend force d’énigme. A ce moment là, ce qui provoque cette idée d’énigme, c’est que le signifiant et la signification sont en train de se dissocier ; habituellement noués, le symbolique et l’imaginaire se dénouent, et la signification fiche le camp. Le patient essaie alors désespérément de la rattraper ; Nicole y parvient jusqu’à maintenant. Marc a du passer 4 mois à l’hôpital pour retrouver son équilibre antérieur.

Je classe l’énigme dans les troubles du langage parce que, d’un point de vue logique, c’est le trouble du langage premier dans la psychose.

 

2)    La démétaphorisation du langage, soit le signifiant au pied de la lettre : Je vous en donnerai deux exemples

Claire a 16 ans quand elle vient me voir pour la première fois au CMP ; elle présente une décompensation schizophrénique évidente, avec un syndrome dissociatif avec automatisme mental, discordance, troubles du comportement, idées délirantes, crises d’angoisse et d’agitation.

Lors d’un entretien, alors que le contact me semble bien établi et de bonne qualité elle me dit : « pourquoi vous m’angoissez ? »

Il ne faut pas laisser sans réponse les questions des psychotiques, sinon l’angoisse augmente ; mais il ne faut pas non plus répondre à côté ; dans ce cas, à cette question , « pourquoi vous m’angoissez », j’ai répondu comme si la question venait d’un névrosé ; je lui ai dit : « c’est toujours un peu angoissant de parler avec un psychiatre » ; elle m’a dit alors : « mais non , je ne vous parle pas de ça, ça ne m’angoisse pas de vous parler, au contraire, mais pourquoi vous, vous m’angoissez ? » Je lui ai dit que je ne comprenais pas, ce dont j’aurais mieux fait de me rendre compte tout de suite, et je lui ai demandé d’essayer de me dire les choses autrement ; elle a dit : « pourquoi vous m’envoyez des angoisses ? »

C’est-à-dire que sa phrase « pourquoi vous m’angoissez » devait être prise au sens propre : le sujet du verbe angoisser c’est « vous », c’est le psychiatre qui agit, qui fait quelque chose sur le complément d’objet direct « me » ;  on comprend alors qu’elle ressent que je lui envoie des mauvaises ondes ou quelque chose d’équivalent qui lui provoquent l’angoisse.

Mais si on va trop vite, si on comprend trop vite, on se trompe parce qu’on entend la phrase avec son sens habituel chez les névrosés, qui est métaphorique.

Cet exemple vous montre que dans la psychose, le réel, le symbolique et l’imaginaire ne sont plus noués. Le signifiant (ordre symbolique), renvoie ici à une signification (imaginaire) qui n’est pas métaphorique.

Monique : Je l’ai rencontrée quand j’étais jeune interne, et c’est la seule fois de ma carrière où je me suis faite agressée physiquement par une schizophrène ; ce n’était pas ma patiente ; une infirmière m’a demandé, en l’absence de l’autre interne de l’éclairer sur une prescription de ce médecin ; fallait-il donner le neuroleptique en injection ou par voie orale ?

Monique, que je n’avais jamais vue est alors entrée dans l’infirmerie et elle a dit «  pourquoi elle s’occupe de mon traitement celle-là, c’est pas mon médecin !» Je me suis tournée vers l’infirmière en l’interrogeant du regard, elle m’a fait un signe de la tête négatif, je me suis donc adressée à Monique pour lui dire que ce n’était pas d’elle dont je m’occupais et j’ai dit à l’infirmière «  vous n’avez qu’à le mettre en gélules ».

Monique est sortie et elle est revenue en courant après avoir saisi le couteau à pain dans la cuisine et elle a foncé sur moi ; un infirmier au passage lui a pris le couteau ; elle m’a attrapée par les cheveux et m’a écrasé sa cigarette sur la figure, provoquant une belle brûlure.

Le lendemain, elle a pu m’expliquer qu’elle avait vu son nom sur le carton, qu’elle avait entendu que je disais qu’il fallait la mettre en gélules, et croyait que je voulais la transformer, elle en gélules pour donner à manger aux autres malades.

Cet exemple a deux intérêts :

- d’une part de montrer que les passages à l’acte agressif des schizophrènes ne surviennent pas sans raison ; ici, on peut se demander pourquoi l’infirmière m’a induite en erreur ; en fait, nous étions en conflit au sujet d’un autre patient, alcoolique, que j’encourageais beaucoup à se sevrer et à reprendre confiance en lui, tandis que l’infirmière était persuadée qu’il me racontait des histoires, que je me laissais mener en bateau et que je n’arriverais à rien. Mais c’est bien ce mensonge qui a déclenché la méfiance de Monique et son passage à l’acte.     

- d’autre part, on voit ici encore, comment les signifiants «  vous n’avez qu’à le mettre en gélules » sont entendus par la malade dans un sens tout différent de celui que j’y mettais en l’énonçant.

Je peux  ajouter un troisième cas de démétaphorisation du langage : Corinne se plaignait d’aller mal et disait «  j’ai l’impression qu’on me prend la tête » cette expression habituellement est évidemment métaphorique, mais Corinne précisait bien qu’elle sentait des tiraillements dans la tête comme si quelqu’un lui tenait, lui serrait la tête. Dans ce dernier exemple, je crois qu’on peut dire que c’est la formule courante, c’est le signifiant qui vient directement provoquer la douleur dans le corps.

 

3)    la déformation des mots

Francine : il s’agit d'une dame de 58 ans que j’ai suivie en psychothérapie pendant 10 ans, parce qu’à la suite d’un cancer du sein de découverte tardive, déjà métastasé lors du diagnostic en 1992, elle avait présenté une dépression majeure, quasi mélancolique. Mariée, elle avait élevé deux filles et avait travaillé toute sa vie, sans voir de psychiatre. Pourtant, dans sa façon de s’exprimer, on pouvait repérer des troubles du langage qui signaient la psychose.

Cette psychose ne s’est jamais vraiment décompensée ; pendant longtemps, je ne lui ai prescrit que des antidépresseurs ; au bout de cinq ans, j’ai du lui ajouter un peu de neuroleptique parce qu’elle commençait à exprimer des idées inadaptées, un peu délirantes. Elle a bien vécu pendant neuf ans. En 2002, son cancer s’est généralisé et elle est décédée en 2003.

Ses troubles du langage consistaient en des inversions de syllabes, des déformations de mots qui les rendaient difficilement compréhensibles ; je ne pouvais pas les noter devant elle, et je ne pouvais pas non plus m’en souvenir après, ce qui est dommage ; les seuls dont je puisse faire état, parce qu’ils étaient répétitifs, ce sont : « mon spychiatre », et  « on m’a fait une échographie pérulvienne ». Le mot exact est échographie pelvienne, et il est collabé avec le périnée. La difficulté de se souvenir de ces inversions ou ajouts de syllabes est significative en elle-même, elle témoigne du fait que nous avons tendance à rétablir une phrase qui nous est connue, habituelle, et qu’il est difficile d’entendre réellement ce que le patient dit et non pas ce que nous imaginons trop vite qu’il a dit. C’est-à-dire que pour analyser les dires d’un psychotique, il faut en passer par l’enregistrement.

 

4)    Les néologismes

Damien est un schizophrène pas très bavard et il ne livre qu’exceptionnellement son délire ; une fois quand même il a lâché une phrase « il y a trois catégories d'individus : les métamorphosés, les formés de naissance et les évolutifs » ; j'ai tenté de le faire parler à nouveau de cela d'autres jours, sans succès. Il me répond qu'il sait que je n'y crois pas et qu'il n'a pas envie de se retrouver à Sainte Anne. Le matériel que je vous apporte ici est donc mince. Néanmoins, je pense que ces termes d'évolutif et de métamorphosé et formés de naissance constituent des néologismes.

Dans le livre de Marcel Czermak, « Passions de l'Objet », un néologisme hypdon passedon se trouve déployé complètement et je vous invite à vous y reporter.

Un néologisme : c’est un groupe de signifiants qui comportent pour le patient un poids de signification totale.

Dans l’épisode psychotique, ce qui caractérise le langage, c’est qu’il y a un possible décapitonnage de la chaîne signifiante, avec le flux des signifiants qui commencent à glisser d’un côté tandis que le flux des signifiés glisse ailleurs : il n’y a plus rien qui arrime les deux ensemble. Au maximum, comme nous allons le voir chez Leonora, on assiste à une schizophasie. Au minimum, le patient s’interroge sur quelque chose qui lui semble énigmatique.

Avec le néologisme, nous sommes devant un phénomène qui se situe à l’opposé de l’énigme ; avec le néologisme, le patient retrouve une signification certaine, on pourrait dire qu’il se trouve là, avec le néologisme, dans un port qui le protège de la tempête : à côté de l’angoisse qu’il peut ressentir quand la signification se délite, s’effiloche, disparaît, voilà un signifiant ou un groupe de signifiants auxquels il peut se fier, se cramponner ; ici, la signification est évidente, non discutable, pleine.

C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas ici d’un signifiant qui renvoie à un autre signifiant comme c’est toujours le cas, c’est un signifiant qui vaut en soi, et c’est vers ce signifiant que les autres signifiants du patient vont converger, c’est-à-dire que c’est un signifiant qui est au centre du réseau des signifiants du patient. Le monde du patient est organisé autour de ce signifiant.

 

5)    la schizophasie :

Léonora est une patiente schizophrène, hébéphrène, traitée par un autre médecin du service, et avec laquelle je n’ai eu qu’un seul entretien, après 35 ans d’évolution de sa maladie. 

Elle est née en 1924 en France, à Péronne, de parents d’origine italienne. Elle avait 23 ans quand elle a été hospitalisée la première fois. Elle a vécue toute sa vie ensuite dans la dépendance étroite de son père, qui la surveillait constamment, la stimulait pour sa toilette, lui préparait à manger etc. A la mort de son père, elle a du être hospitalisée pendant des années, et c’est donc en 1988 que j’ai pu l’interroger, et noter tout ce qu’elle disait au fur et à mesure.

Voici cet entretien :

- il y a longtemps que vous êtes ici ?

- Ah, je ne sais pas…1967, je venais de Villejuif

- Et avant Villejuif, vous aviez un métier, un travail ?

- J’étais ministre, pour avoir fait la fête foraine et l’Église ; ce qu’on m’avait demandé de faire aussi.

- Où êtes vous née ?

- Je suis née, je ne sais pas, à Verdun, à Vérone, chez Monsieur Perrone qui avait une clinique, je l’avais vu avant.

- Je travaillais à la Poste. On m’avait fait revenir pour voir si je pourrais reprendre… mais j’ai laissé succéder mes deux frères qui sont ministres aussi et qui sont encore plus intelligents que moi

- savez-vous en quelle année nous sommes ?

- j’ai entendu des personnes dire qu’on est en 90 ou plutôt en 88 ; à la télévision, je l’ai entendu

- et vous avez quel âge maintenant ?

- en 1790 ?… en 1986 on a vu un psychiatre

- vous partez en vacances de temps en temps avec les infirmières ?

- ah oui, en Suisse, en Haute Savoie, à Rambouillet pour aller chez le dentiste et à Collombey les Deux Églises.

- j’ai fait tous les voyages, mais le dernier voyage, on m’avait dit que j’allais mourir, que je devais rester dans le quinzième

- vous avez deux frères ?

- je ne me souviens que d’un ; ça m’a été confirmé par le Maire de Verdun ; c’est le petit qui est venu hier ; il s’appelle Joani, Jean traduit.

- traduit de quelle langue ?

- je ne sais plus, on me l’avait dit autrefois, le Maire de Villejuif ; je suis retournée en Italie ; il n’y avait plus personne ; il fallait attendre, des milliards et des milliards d’années pour un rayon de soleil.

- vous aimez le soleil ?

- non, ça fait saigner le nez ; on m’avait dit que ça m’arriverait une vingtaine de fois à l’hôpital Sainte Anne.

- Et votre mère, vous vous souvenez d’elle ?

- Elle mourait en me portant. Plusieurs fois, 799 fois, elle est morte avant de me mettre au monde. On avait mis des roses artificielles ici, dans le bureau. Je ne me souviens pas d’elle, non. Elle me disait toujours qu’elle était morte. Il faut prendre un train, je crois, pour.

- Vous êtes allée en vacances en Corse ?

- Ah oui, je suis allée en Corse, c’était moi qui avais fait l’installation, mais on m’a dit de me déchausser ; j’avais pas enlevé mes bains de mer.

- Vous êtes allée à la gymnastique ce matin ?

- Oui, j’aime bien

- Vous avez assez d’argent pour partir en vacances, vous habiller, vous acheter ce dont vous avez besoin ?

- Ah, mais je l’ai déjà eu cet argent : un religieux franciscain m’avait appris autrefois comment je m’en sortirai de mes problèmes d’argent, que j’avais des milliards et des milliards. Je suis morte encore deux fois, je ne crois pas que je pourrai m’en relever cette fois.On m’a fermé les yeux trois fois et on m’a dit que j’avais fait des poupées, des jouets qu’on m’avait demandés, je ne sais pas si c’est vrai.

- qu’est-ce que vous appelez «  mourir » ?

- ( rit) : « se décomposer ».

Vous voyez chez cette patiente comment le signifiant est absolument désarrimé du signifié, au point que la communication avec elle est devenue très aléatoire.

Léonora ne fait pas de phrases spontanées ; elle répond avec bonne volonté aux questions, mais ses réponses ne nous donnent pas d’informations.

Ce dont son discours témoigne, c’est qu’il n’y a plus de sujet consistant. Comme elle le dit d’ailleurs elle est morte, non pas physiquement, mais le sujet est mort :

- on note l’abondance des formules impersonnelles : on m’avait dit que, on m’a dit, on m’avait demandé de faire, on m’avait fait revenir pour voir si je pourrai reprendre…Dans ces formules, elle n’assume ni ce qu’elle dit, ni ce qu’elle fait : c’est l’Autre qui parle par sa bouche, et qui la fait agir, mais elle-même se présente comme absente de sa propre parole.

- dans les certificats médicaux qui la concernent, il est souvent noté qu’elle est totalement désorientée, ce qui demande à être précisé : en fait, elle sait, parce qu’elle l’a entendu à la télévision, que nous sommes en 88 ; de même, elle est effectivement sortie de Villejuif en 1967 ; néanmoins, ces chiffres ne renvoient à aucun repère temporel pour elle, elle ne sait pas son âge, et ne peut dire si elle est là depuis longtemps. Il n’y a pas de durée pour elle.

- Parfois les phrases se construisent par enchaînement de signifiants qui s’associent par assonance ; par exemple : je suis née, je ne sais pas, à Verdun, à Vérone, chez Monsieur Perronne qui avait une clinique. En fait, elle est née à Péronne, qui assone avec Vérone, qui entraîne Verdun, sans que la signification de ces mots soit déterminante et ceci même si en cherchant, on pourrait s’apercevoir que Vérone a peut-être à voir avec ses ascendants italiens.

- Elle ne semble pas affectée, ni gaie ni triste, elle n’exprime aucune plainte, aucun désir.

- Sa non existence, ou sa mort en tant que sujet est exprimée à plusieurs reprises, alors qu’il s’agit d’un entretien assez court :

- on m’avait dit que j’allais mourir

- à propos de sa mère : elle mourait en me portant, plusieurs fois 799 fois elle est morte avant de me mettre au monde, où on peut entendre qu’elle-même n’a pas eu l’occasion de naître

- je suis morte encore deux fois…on m’a fermé les yeux trois fois …

- il y a des éléments mégalomaniaques : j’étais ministre, mes frères étaient encore plus intelligents que moi, j’avais des milliards et des milliards, c’était moi qui avais fait l’installation en Corse (elle parle là d’un séjour thérapeutique organisé par l’hôpital).

(On pourrait imaginer que ces éléments mégalomaniaques sont une tentative dérisoire de se donner du poids, de se lester d’une identité pour essayer d’exister ; mais cette supposition impliquerait qu’il y a là un sujet désirant, qui cherche à se construire une armure. Or, justement, tout le problème est qu’il n’y a plus de sujet, donc personne pour construire une défense ; la mégalomanie apparaît bien plus comme une conséquence logique de la structure, sans aucune volonté, aucune vanité subjectives ; je crois que ce qui se passe dans la mégalomanie, c’est simplement que le patient est sous le regard de tous , subissant les voix innombrables, il est commenté, injurié, on lui parle sans cesse, on lui dit des choses agréables, des choses désagréables, tout le monde s’intéresse à lui, et dans ce brouhaha des voix, il ne peut que se sentir au centre d’un intérêt généralisé, et donc en tirer la conclusion qu’il est très important.)

- enfin, il y a quelques phrases qui enchaînent des mots sans suite, où toute signification a disparue ; par exemple : « j’étais ministre pour avoir fait la fête foraine et l’église. » La phrase ici est schizophasique. Le signifiant ne renvoie à aucun signifié, ils sont totalement déliés.

- On peut dire alors que la dernière chose qui reste pour la soutenir, un peu, quand toute signification a fui, c’est le signifiant ; il reste le langage, elle peut articuler des phrases, même si celles-ci ont perdu toute signification, cela lui permet un semblant d’existence.

Que le langage, en lui-même soit une structure qui permette à un sujet, même très schizophrène, de se maintenir en vie, c’est une idée qui n’est pas articulée comme telle par Lacan, mais qui est issue de son enseignement.

Je ne sais pas si on peut parler d’existence ou de consistance du sujet dans ce cas, puisqu’il est bien évident qu’il n’y a ni l’un ni l’autre ; mais cependant, même si le sujet est mort, Léonora continue à vivre, et à jouir de la vie d’une façon humaine. Et cela n’est possible que parce que le langage la soutient, et qu’il n’y a plus que cela qui la soutient.

Dernière remarque : il me semble que cette observation permet de comprendre pourquoi Lacan insiste sur le fait que la structure du sujet n’est pas sphérique, avec un intérieur et un extérieur, mais asphérique, en forme de cross-cap ou de bouteille de Klein, où l’on voit l’extérieur passer à l’intérieur sans franchir de bord : vous voyez chez Léonora comment les phrases qu’elle prononce lui vienne de l’Autre directement, non seulement quand elle est hallucinée mais dans ce qu’elle dit aussi , c’est toujours « on m’a dit ». Chez elle, il n’y a plus l’illusion habituelle d’un intérieur, ( ce qui nous donne le sentiment de notre identité). C’est bien pourquoi elle a tout à fait raison de dire et de répéter qu’elle est morte.

 

6)    La schizographie :

Je voudrais terminer en vous évoquant le texte de Lacan qui s’appelle « Écrits inspirés » de 1931, texte dans lequel il étudie les troubles du langage écrit chez une jeune femme institutrice, Melle C.

Il s’agit d’une femme paranoïaque, qui présente un délire polymorphe avec des thèmes de revendication, de haine contre une personne, un thème érotomaniaque concernant un homme déjà décédé quand l’idée érotomane apparaît, et aussi un thème idéaliste, elle doit faire évoluer la société.

La patiente nie énergiquement d’avoir jamais eu des voix, elle nie de même tout écho de la pensée, mais les docteurs Logre et de Clérambault ont conclu qu’il y avait bien un automatisme mental : il y a des hallucinations psychiques, cénesthésiques et olfactives. Elle parle aussi d’intuitions, et d’un sentiment d’influence, qui font partie des phénomènes interprétatifs.

Internée à l’hôpital Sainte Anne, elle écrit de nombreuses lettres et ce qui est remarquable dans ces lettres, c’est qu’elle peut écrire tout à fait normalement si elle le fait en présence du médecin, alors que lorsqu’elle seule, les écrits deviennent schizophasiques. Melle C. explique que ces mots qui lui viennent lui sont inspirés, c’est-à-dire qu’elle les ressent comme venant d’ailleurs.

Lorsqu’un patient entend des voix, il est habituel aussi que le fait de parler avec quelqu’un arrête les hallucinations qui reprennent dès que le patient est seul. Avec Melle C. il me semble qu’il s’agit du même phénomène.

Je vous donne quelques extraits de ses écrits :

Monsieur le Président de la République P.Doumer en villégiaturant dans les pains d’épices et les troubadoux

Je voudrais tout savoir pour vous faire le mais souris donc de poltron à canon d’essai mais je suis beaucoup trop long à deviner. Des méchancetés que l’on fait aux autres il convient de deviner que mes cinq oies de Vals sont de la pouilladure et que vous êtes le melon de Sainte Vierge et de pardon d’essai.»

« A loudoyer sans meurs on fait de la bécasse »

 

Lacan veut éclairer le mécanisme intime des phénomènes d’inspiration et pour ce faire il étudie les 4 ordres de troubles :

- les troubles verbaux : par ex élision de la première syllabe d’un mot

- les troubles nominaux où la patiente transforme le sens d’un mot

- les troubles grammatiques : Lacan remarque que la syntaxe est presque toujours respectée. Cette observation me semble très importante, car de même que pour Léonora, nous voyons que c’est la grammaire qui subsiste en dernier pour soutenir le sujet.

- Les troubles sémantiques, caractérisés nous dit Lacan, «  par une incohérence qui parait d’abord presque totale. Certains passages nous permettent de reconnaître les traits caractéristiques d’une pensée où prédomine l’affectivité.

C’est d’abord l’ambivalence : j’ai subi dit-elle le joug de la défense, pour signifier le joug de l’oppression par exemple. Plus nettement encore «  vous êtes atterrés parce que je vous hais au point que je vous voudrais tous sauvés »

De la condensation, de l’agglutination des images, voici des exemples : dans une lettre non publiée : «  je vous serai fort avant coureur, écrit-elle à son député de me libérer de cet enfer ». Ce qui veut dire que pour exprimer sa reconnaissance, elle le fera bénéficier de ces lumières spéciales qui font d’elle un avant coureur de l’évolution. »

Lacan note que dans ces textes « tout ne semble pas ressortir à la formulation verbale dégradée de tendances affectives. Une activité de jeu s’y montre dont il ne faut méconnaître ni la part d’intention, ni la part d’automatisme.»

Cette remarque m’a intéressée parce que souvent devant un langage qui se délite de cette manière schizophasique, on se pose la question de savoir si le patient en joue et jusqu’à quel point. Mais même s’il peut y avoir un jeu nous voyons bien que la part de liberté du sujet y est mince.

Lacan évoque alors les expériences faites par certains écrivains sur un mode d’écriture qu’ils ont appelé surréaliste.

Ces écrits surréalistes montrent à quel degré d’autonomie remarquable peuvent atteindre les automatismes graphiques.

Lacan trouve une similitude entre les écrits surréalistes et ceux de sa patiente, principalement dans le rôle essentiel du rythme. Il nous montre par exemple que le vers du Cid : « à vaincre sans péril on triomphe sans gloire » sert d’armature à une vingtaine de phrases qui sont le plus souvent incohérentes :

A londoyer sans meurs on fait de la bécasse

A vous racler la couane je fais de la mais las est bonne

A vous éreinter je fais de l’âme est lasse à toujours vous servir

Mais à scinder le tard on fait de l’agrégée en toutes les matières

Etc.

On peut reconnaitre un autre vers qui sert là aussi d’armature :

S’il est un nom bien doux fait pour la poésie

Ah ! Dites n’est-ce pas celui de la Voulzie ?

Cela devient chez Melle C. :

S’il est des noms bien mus pour marquer poésie la somme des emmitoufflés, oh dites n’est-ce pas celui de la Calvée ?

Je crois qu’il n’est pas très utile de s’attarder sur le sens de ces écrits, et que l’intérêt principal de l’étude de cette schizographie est de montrer comment l’armature langagière vient encore soutenir l’existence d’un sujet, alors même que réel symbolique et imaginaire se sont dénoués et que la signification a fui la chaîne signifiante, lorsque nous avons affaire avec un patient psychotique décompensé.

Mais l’intérêt de tout cela va au delà si nous voulons bien nous interroger sur notre propre fonctionnement ; ce que nous voyons ici déplié, mis au jour par le prisme de la schizographie, c’est quelque chose qui nous concerne tous et que je formulerai ainsi : la grammaire constitue notre squelette, ce que l’on peut aussi appeler l’âme si on se réfère aux constructions métalliques, puisque je vous rappelle que l’âme c’est la partie centrale d’une poutrelle.