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Leçon 6,  2 dĂ©cembre 2013

C’est en 1891 que Freud publie sa contribution à l’étude des aphasies. 30 ans auparavant, en 1861, Broca avait identifié sur le cerveau humain l’aire qui porte son nom depuis, siège du langage articulé.

Freud a séparé ses études neurologiques et ses études psychanalytiques et ne voulait pas qu’on les publie ensemble. Pourtant, le fait que Freud s’intéresse aux aphasies le conduit à se poser des questions sur le langage en général, ce qui ne peut pas être considéré comme n’ayant pas de rapport avec la psychanalyse.

Sans entrer dans le dĂ©tail de cette Ă©tude de Freud sur les aphasies, qui me semble quand mĂŞme assez dĂ©passĂ©e sur le plan neurologique, je veux seulement relever quelques points : Freud part de la diffĂ©renciation par Broca et Wernicke de deux types d’aphasies : d’une part l’aphasie sensorielle et d’autre part l’aphasie motrice. Cette opposition est bâtie sur le modèle du rĂ©flexe, avec une voie sensitive qui amène l’information au cerveau et une voix motrice qui permet d’articuler les mots. Il y a des aphasies qui tĂ©moignent de l’atteinte de la zone du cerveau correspondant Ă  la sensorialitĂ© et des aphasies qui correspondent Ă  l’atteinte de la zone motrice. Ensuite Wernicke et Broca ont pensĂ© que les facteurs de localisation devaient rĂ©pondre de symptĂ´mes plus subtils de l’aphasie.

En gros l’aphasie de Broca, aphasie motrice est la perte du langage articulé avec conservation de l’intelligence et des autres fonctions du langage, la lésion est centrale. L’aphasie de Wernicke, aphasie dite sensorielle, est la perte de la compréhension du langage, avec maintien de la possibilité de se servir du langage articulé.la lésion porte sur les voies de conduction.

Je cite Freud : «  l’étude critique prĂ©sente rĂ©cuse cette conception des aphasies et essaie de substituer des facteurs fonctionnels aux facteurs topiques en vue d’expliquer ces troubles”

A la fin de son Ă©tude, Freud conclue effectivement : «  Les auteurs anciens, intĂ©ressĂ©s par le problème de l’aphasie, ne connaissant qu’une seule relation particulière entre un endroit du cortex et un trouble du langage, se virent forcĂ©s, vu l’incomplĂ©tude de leur savoir, de chercher l’explication de la multiplicitĂ© des troubles du langage dans des particularitĂ©s fonctionnelles de l’appareil du langage. Lorsque Wernicke eut dĂ©couvert la relation entre l’aire qui porte son nom et l’aphasie sensorielle, l’espoir a du naĂ®tre que l’on puisse comprendre cette multiplicitĂ© grâce aux seules circonstances de la localisation. Il nous semble maintenant que l’importance du facteur de localisation pour l’aphasie a Ă©tĂ© exagĂ©rĂ©e et que nous ferions bien de nous occuper Ă  nouveau des conditions fonctionnelles de l’appareil du langage. »

L’opposition aphasies sensorielles et aphasies motrices, fondĂ©e sur la croyance entre une diffĂ©rence de localisation de la lĂ©sion responsable, opposition qui guidaient les neurologues a cĂ©dĂ© la place Ă  une opposition fondĂ©e sur l’analyse du langage en tant que l’on peut lui distinguer deux pĂ´les. 

Ainsi, on peut dire que l’intuition de Freud réclamant que l’on s’intéresse aux conditions fonctionnelles du langage, et non pas seulement à la localisation des lésions trouve sa confirmation dans la réponse de Jakobson.

Dans la deuxième partie de son Ĺ“uvre Freud va dĂ©couvrir dans l’analyse des rĂŞves les mĂ©canismes de condensation et de dĂ©placement, mais malgrĂ© l’intĂ©rĂŞt qu’il a pour les conditions fonctionnelles de l’appareil du langage, on ne peut pas dire qu’il a lui-mĂŞme fait le lien entre ce que peuvent nous enseigner les aphasies sur le fonctionnement du langage et ce qu’il dĂ©couvre des mĂ©canismes de condensation et de dĂ©placement dans le rĂŞve ; ce lien, c’est Lacan qui va le faire, après avoir Ă©tudier lui mĂŞme en neurologie les aphasies, et d’autre part en psychiatrie les troubles du langage chez les psychotiques.

Lacan s’appuie sur les travaux des linguistes : Ferdinand de Saussure et Roman Jakobson.

Le cours de Saussure a été publié par ses élèves en 1916 et les Essais de linguistiques de Roman Jakobson sont parus en France en 1963, mais le travail de Jacobson était connu de Lacan avant cela et Jakobson avait déjà publié en 1956 un article intitulé

« Deux aspects du langage et deux types d'aphasie Â», mais dĂ©jĂ , lorsque Lacan fait son sĂ©minaire sur les Psychoses en 1955/56 il est clair qu’il connait les travaux de Jakobson puisqu’il dit :

« Certains troubles des appareils qui s’appellent nommĂ©ment les aphasies, si nous les revoyons Ă  la lumière de cette perspective d’opposition de ces rapports que j’ai appelĂ©s les rapports de similaritĂ©, ou de substitution, ou de choix, aussi de sĂ©lection ou de concurrence, bref tout ce qui est de l’ordre du synonyme oĂą cette dimension s’oppose Ă  l’autre dimension, celle que nous pouvons appeler de contiguĂŻtĂ©, d’alignement, d’articulation, de coordination, en tant que syntaxe, en tant que coordination du signifiant. Il est tout Ă  fait clair que l’opposition classique de ce qu’on appelle les aphasies sensorielles et les aphasies motrices, qui est depuis longtemps plus que critiquĂ©e, est quelque chose qui se coordonne d’une façon infiniment plus saisissante dans cette double perspective des rapports de similaritĂ© d’une part et des rapports de contiguĂŻtĂ© d’autre par, les deux ordres d’altĂ©rations, de troubles du langage, dont il peut s’agir dans l’aphasie s’ordonnant selon ces deux perspectives.»

Que recouvrent exactement cette opposition rapport de similaritĂ© et rapport de contiguĂŻtĂ© ?

Je vous ai fait un petit schĂ©ma qui rĂ©sume les expressions employĂ©es par les neurologues, puis les linguistes puis la psychanalyse pour qualifier cette opposition entre deux grands axes :

Neurologie :

substitution

choix, sélection

similarité

synonyme

linguistique :

Synchronie

Axe paradigmatique

Psychanalyse :

Métaphore

----------------------------------------------------------------------->

-neurologie : contiguĂŻtĂ©, alignement, syntaxe, articulation, combinaison

-linguistique : diachronie, axe syntagmatique, 

-psychanalyse : coordination du signifiant,

métonymie

Dans ces essais Jakobson prĂ©cise ces deux types :

Il existe des aphasies oĂą le trouble porte principalement dans la sĂ©lection des mots, le patient ne trouve pas le mot qu’il lui faudrait, mais la syntaxe est correcte. Jakobson dĂ©crit cette aphasie et cite le travail de Freud sur les aphasies : Â«  un nom spĂ©cifique, comme l’a notĂ© Freud est remplacĂ© par un nom très gĂ©nĂ©ral, comme par exemple machin, chose, dans le langage des aphasiques français. Â» Dans cette aphasie, la charpente, les chaĂ®nons de connexion de la communication sont sauvegardĂ©s.

Et il existe d’autres aphasies où c’est le contraire, le patient garde à sa disposition les signifiants qu’il veut utiliser, mais la syntaxe a disparu, et donc ce qu’il articule est une succession de mots à laquelle on ne comprend rien parce qu’il y manque les articulations nécessaires.

Dans la première des aphasies, l’aphasie déficience de sélection, c’est la métaphore qui n’est plus accessible au patient. Il essaie donc de donner une équivalence métonymique au mot qui lui manque.

Je rappelle brièvement ce que l’on nomme mĂ©taphore et mĂ©tonymie : il s’agit de deux figures de style qui permettent de substituer un signifiant Ă  un autre signifiant.

Dans la mĂ©taphore le signifiant qui est substituĂ© au nom que l’on veut signifier dit plus que ce nom ; si je dis le Lion de Belfort, pour mentionner le colonel Denfert-Rochereau qui dĂ©fendit Belfort en 1870 contre les prussiens, je dis plus que si je le nomme simplement ; le lion de Belfort est une mĂ©taphore qui dĂ©signe bien le colonel Denfert-Rochereau, mais cette mĂ©taphore dit en mĂŞme temps le courage du colonel, son Ă©nergie etc.

Dans la mĂ©tonymie, il s’agit de remplacer un signifiant par un autre qui dit moins que le signifiant qui n’est pas prononcĂ©. Par exemple, si je dis une flotte de trente voiles, ou un troupeau de vingt tĂŞtes, je dis moins que bateaux ou moutons ; c’est une partie du bateau qui est chargĂ© d’exprimer l’ensemble, une partie du mouton qui vient Ă  la place de la totalitĂ©, mais on voit qu’il en manque, que c’est une expression lacunaire, qui laisse Ă  dĂ©sirer autrement dit, raison pour laquelle la mĂ©tonymie porte le dĂ©sir.

Dans le mouton par exemple ce n’est pas la tête que l’on préfère c’est le gigot.

En temps de censure de la presse, on peut observer que les journalistes ont davantage recours aux métonymies de façon à pouvoir laisser entendre des choses sans les avoir vraiment dites.

Jakobson et avec lui Lacan admettent que dans les deux types d’aphasies que l’on peut rencontrer, le déficit porte soit sur la métaphore, soit sur la métonymie, c’est-à-dire sur les deux pôles de l’organisation du langage.

Dans son texte des Écrits, Â« l’Instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud», J. Lacan Ă©crit :

«Notons que les aphasies, causées par des lésions purement anatomiques des appareils cérébraux qui donnent à ces fonctions leur centre mental, s’avèrent dans leur ensemble répartir leurs déficits selon les deux versants de l’effet signifiant de ce que nous appelons ici la lettre, dans la création de la signification.»

Ce qui lui permet de rapprocher la découverte de Freud et celle de Jacobson et d’identifier pour sa part le déplacement et la métonymie, d’une part, et la condensation et la métaphore d’autre part.

Alors, vous pourriez penser que le langage n’est pas obligĂ© de recourir Ă  la mĂ©taphore ou Ă  la mĂ©tonymie pour dire quelque chose. Eh bien justement non, il faut s’apercevoir que c’est l’ensemble du langage qui fonctionne dans la mĂ©taphore et la mĂ©tonymie. Je viens de dire il faut s’apercevoir c’est mĂ©taphorique, vous n’allez pas prendre une longue vue pour cette opĂ©ration, et puis aussi : vous pourriez penser que le langage n’est pas obligĂ© ... etc, c’est encore mĂ©taphorique ; de mĂŞme que l’exemple de la dernière fois, quand l’institutrice dit Ă  l’élève : «  il y a un papier par terre Â», ce qui signifie dans le contexte : «  tu dois le ramasser Â».

La pièce de Jean Tardieu qui s’appelle : «  Un mot pour un autre Â» nous montre bien comment on peut faire porter une signification par n’importe quel signifiant : je vous en cite un petit passage :

MADAME, fermant le piano et allant au-devant de son amie

Chère, très chère peluche! Depuis combien de trous, depuis combien de galets n'avais-je pas eu le mitron de vous sucrer!

MADAME  DE PERLEMINOUZE, très affectĂ©e.

Hélas ! Chère ! J'étais moi-même très, très vitreuse ! Mes trois plus jeunes tourteaux ont eu la citronnade, l'un après l'autre. Pendant tout le début du corsaire, je n'ai fait que nicher des moulins, courir chez le ludion ou chez le tabouret, j'ai passé des puits à surveiller leur carbure, à leur donner des pinces et des moussons. Bref, je n'ai pas eu une minette à moi.

MADAME

Pauvre chère! Et moi qui ne me grattais de rien!

MADAME  DE PERLEMINOUZE

Tant mieux! Je m'en recuis ! Vous avez bien mérité de vous tartiner, après les gommes que vous avez brûlées! Poussez donc: depuis le mou de Crapaud jusqu'à la mi-Brioche, on ne vous a vue ni au «Waterproof», ni sous les alpagas du bois de Migraine! Il fallait que vous fussiez vraiment gargarisée!

MADAME, soupirant

Il est vrai!... Ah! Quelle céruse! Je ne puis y mouiller sans gravir.»

Ce texte est très amusant et le comique vient bien sur des substitutions de signifiants qui font que l’on se rend compte je crois que dans ce que nous disons, une grande partie est tellement attendue que ce n’est même pas la peine de l’énoncer pour qu’elle soit comprise. C’est ce que font aussi les Schtroumfs.

NĂ©anmoins est ce que cela va vous convaincre que tout le langage est mĂ©taphorique ?

Je crois qu’il est peut être utile de reprendre des notions de base pour se faire une idée de ce langage qui nous permet de venir à l’existence en étant représenté par un signifiant pour un autre signifiant, ce qui va permettre au sujet de prendre la parole. Nous avons d’un côté le lieu de l’Autre, lieu des signifiants, donc ce qui constitue le langage, et de l’autre nous avons le sujet qui lui a une parole. Mais les aliénistes disaient toujours troubles du langage, et je continue à le faire.

Il nous faut partir de Ferdinand de Saussure qui nous montre que le langage possède deux versants : celui du signifiant, c’est-Ă -dire la matĂ©rialitĂ© sonore d’un mot, et celui du signifiĂ©, que ce signifiant va produire.

Si je prononce par exemple pain, vous ne pouvez savoir de quoi il s’agit, vous ne savez pas Ă  quel signifiĂ© renvoie ce signifiant de pain. Si je dis je mangerais bien un bout de pain, lĂ  vous pouvez faire correspondre un signifiĂ© Ă  ce signifiant ; de mĂŞme si je dis ce mur est vraiment mal peint, ou bien si je dis : en Corse, les pins Laricio ont des troncs très droits et très hauts.

Saussure propose alors un petit schéma qui montre le flux des signifiés sur une zone de la page, et séparé par une barre horizontale, le flux des signifiants. La signification est produite par le fait de mettre des césures verticales aux bons endroits pour faire correspondre un signifié à un signifiant.

Lacan rend hommage Ă  de Saussure de la formalisation s/S    algorithme qui   fonde la linguistique en distinguant les deux ordres du signifiant et du signifiĂ© et en les sĂ©parant d’une barre rĂ©sistante Ă  la signification. Mais Lacan inverse l’algorithme, Saussure dessinait l’arbre en haut, figurant le signifiĂ©, et Ă©crivait le signifiant en dessous. Lacan pour indiquer la prĂ©valence du signifiant va inscrire le signifiant en haut et le signifiĂ© en bas.

Dans le chapitre des Écrits intitulĂ© : Â« l’instance de la lettre dans l’inconscient,» Lacan insiste sur le faitqu’un mot ne renvoie pas Ă  une chose, comme on pourrait le croire,  par exemple lorsqu’on nomme un objet en le montrant du doigt Ă  un enfant pour lui apprendre. Il faut nous dit Lacan nous dĂ©prendre de l’illusion que le signifiant rĂ©pond Ă  la fonction de reprĂ©senter le signifiĂ©, et mĂŞme, je le cite «  que le signifiant ait Ă  rĂ©pondre de son existence au titre de quelque signification que ce soit Â»

Un signifiant renvoie Ă  un autre signifiant, un signifiant ne va jamais seul : c’est pourquoi Lacan nous dit de ne pas conserver le schĂ©ma classique du signe de Saussure qui englobe le nom arbre Ă©crit sous l’image d’un arbre, l’ensemble formant le signe.

Lacan prĂ©fère Ă  ce schĂ©ma celui de deux portes cĂ´te Ă  cĂ´te portant l’inscription : « hommes Â» «  dames Â» oĂą la signification qui apparait est qu’il s’agit des toilettes et que celles ci se rĂ©partissent selon le sexe.

« On peut dire que c’est dans la chaĂ®ne du signifiant que le sens insiste, mais qu’aucun des Ă©lĂ©ments de sa chaĂ®ne ne consiste dans la signification dont il est capable au moment mĂŞme. La notion d’un glissement incessant du signifiĂ© sous le signifiant s’impose donc».

Lacan s’oppose donc à l’idée saussurienne qu’il y aurait des pointillés verticaux naturels qui ferait correspondre un signifiant à un signifié.

Pour que nous puissions nous comprendre quand même, c’est-à-dire mettre des césures à peu près aux mêmes endroits, il faut qu’il y ait un capitonnage de la chaîne.

Je vais très vite ici en disant que ce capitonnage se fait selon deux fonctions :

- d’une part le fait que la phrase s’interrompt par un point, c’est la fonction diachronique du point de capiton, ce que l’on peut entendre facilement : il faut bien attendre en effet la fin de la phrase pour pouvoir la comprendre, tant qu’elle se dĂ©roule, elle reste ouverte Ă  plusieurs significations.

- d’autre part il y a la structure synchronique, à savoir « la métaphore en tant que s’y constitue l’attribution première, celle qui promulgue le chien faire miaou, le chat faire oua oua, par quoi l’enfant d’un seul coup en déconnectant la chose de son cri élève le signe à la fonction du signifiant et la réalité à la sophistique de la signification, et par le mépris de la vraisemblance ouvre la diversité des objectivations à vérifier de la même chose»

Pour que le langage soit effectivement structuré selon ces deux axes de la métaphore et de la métonymie, il faut que la fonction phallique soit en place, il faut autrement dit que la présence d’un père ait pu rompre la relation duelle de la mère et de l’enfant, que ce père ait été présent en chair et en os, ou bien qu’il ait été seulement présent dans la tête de la mère, c’est cela qui est essentiel.

Maintenant que je vous ai rendu compte brièvement de la structure du langage, je vous propose d’entendre des vignettes cliniques que j’ai choisi pour vous montrer les effets du décapitonnage de la chaîne, quand la métaphore ne vient plus jouer son rôle, lorsque la psychose se décompense, et qu’il apparait alors que cette métaphore paternelle n’était pas installée et donc que si ça avait l’air de fonctionner quand même, il faut supposer qu’il y avait des suppléances qui maintenait le capitonnage entre signifiants et signifiés.

Ce décapitonnage est très important à repérer puisqu’il signe la structure psychotique.

J’ai raconté déjà comment m’était arrivé un incident il y a maintenant longtemps, incident qui je crois peut arriver à tout le monde, et qui permet peut-être d’éprouver un peu ce qui peut se passer quand il y a décapitonnage.

J’avais eu Ă  demander quelque chose Ă  une psychanalyste connue, et sans le vouloir j’avais commis une maladresse qui l’avait fait rĂ©agir vivement. Voulant m’excuser, je lui ai adressĂ© une lettre que je terminai par « mes salutations respectueuses Â». En Ă©crivant ce mot, je suis prise d’un doute et je me dis, mais respectueuse ne s’écrit pas ainsi, avec TUEUSE Ă  la  fin ! Heureusement que je m’en suis aperçue, elle aurait tout de suite entendu qu’au lieu de m’excuser, je voulais la tuer !  Je corrige donc et j’écris tieuse ; ça ne me plait pas non plus, je suis perplexe. Je ne sais plus Ă©crire ce mot, et je dois aller voir dans le dictionnaire pour faire cesser le lĂ©ger malaise que me procure ce flottement passager.

On ne peut pas dire là qu’il y a vraiment un décapitonnage, mais néanmoins cela me semble intéressant de remarquer ce type de phénomène, que je suppose banal, pour se rendre compte que le capitonnage ne va pas de soi et qu’il peut venir à manquer.

Je classe les troubles du langage qui apparaissent dans la psychose selon un ordre du moins Ă©vident au plus Ă©vident :

1)    Le premier stade du dĂ©capitonnage c’est ce qui se produit quand un patient ressent qu’il y a quelque chose d’énigmatique, qui le laisse perplexe.

Marc est un jeune homme brillant, qui est chef de projet dans une sociĂ©tĂ© de service informatique, oĂą il a Ă©tĂ© embauchĂ© juste Ă  la sortie de ses Ă©tudes. A 17 ans, il avait Ă©tĂ© hospitalisĂ© en psychiatrie pour un syndrome dĂ©pressif, et non suivi ensuite. A 22 ans, alors qu’il est en 2ième annĂ©e dans son Ă©cole d’ingĂ©nieur, il est Ă  nouveau hospitalisĂ©, cette fois pour un Ă©tat stuporeux dont il mettra quatre mois Ă  sortir. Je le suis au dĂ©cours de cet Ă©pisode. Il n’y a aucun dĂ©lire, il donne le sentiment d’avoir Ă©tĂ© entre parenthèses pendant toute la durĂ©e de l’épisode psychotique et il n’en reste rien quand je le vois ; par contre il se souvient que juste avant d’avoir Ă©tĂ© hospitalisĂ©, il Ă©crivait sur son ordinateur des mots et qu’il rĂ©flĂ©chissait dessus ; il me fait un print de ce qu’il a Ă©crit Ă  cette Ă©poque ; il ne peut commenter, ne se souvient plus , mais il sait que ces mots lui semblaient Ă©nigmatiques, qu’ils s’associaient avec d’autres et que dans ces associations, il cherchait un sens cachĂ©.

 Nicole, suivie depuis 30 ans, mais stabilisĂ©e sans traitement, fait parfois des petits Ă©pisodes de dĂ©compensation qui ne durent que quelques heures ; voici un Ă©pisode, quand elle avait 40 ans : elle Ă©tait en train de nettoyer la voiture d’une amie avec laquelle elle Ă©tait partie en vacances, avec leurs enfants ; elle a sorti de la voiture un bâton, puis un deuxième, puis un troisième et les a appuyĂ©s sur un mur. A ce moment lĂ , elle a trouvĂ© bizarre ces trois bâtons, elle a pensĂ© que ceci avait une signification Ă©nigmatique, elle a commencĂ© Ă  rĂ©flĂ©chir sur ce que tout ceci signifiait. Plus elle y pensait, plus l’angoisse augmentait.

Dans ces deux exemples, vous voyez Ă  l’état naissant, ce qui se passe quand la chaĂ®ne signifiante se dĂ©capitonne : brusquement, quelque chose qui n’a pas de signification particulière normalement prend force d’énigme. A ce moment lĂ , ce qui provoque cette idĂ©e d’énigme, c’est que le signifiant et la signification sont en train de se dissocier ; habituellement nouĂ©s, le symbolique et l’imaginaire se dĂ©nouent, et la signification fiche le camp. Le patient essaie alors dĂ©sespĂ©rĂ©ment de la rattraper ; Nicole y parvient jusqu’à maintenant. Marc a du passer 4 mois Ă  l’hĂ´pital pour retrouver son Ă©quilibre antĂ©rieur.

Je classe l’énigme dans les troubles du langage parce que, d’un point de vue logique, c’est le trouble du langage premier dans la psychose.

2)    La dĂ©mĂ©taphorisation du langage, soit le signifiant au pied de la lettre :Je vous en donnerai deux exemples

Claire a 16 ans quand elle vient me voir pour la première fois au CMP ; elle prĂ©sente une dĂ©compensation schizophrĂ©nique Ă©vidente, avec un syndrome dissociatif avec automatisme mental, discordance, troubles du comportement, idĂ©es dĂ©lirantes, crises d’angoisse et d’agitation.

Lors d’un entretien, alors que le contact me semble bien Ă©tabli et de bonne qualitĂ© elle me dit : « pourquoi vous m’angoissez ? »

Il ne faut pas laisser sans rĂ©ponse les questions des psychotiques, sinon l’angoisse augmente ; mais il ne faut pas non plus rĂ©pondre Ă  cĂ´tĂ© ; dans ce cas, Ă  cette question , « pourquoi vous m’angoissez Â», j’ai rĂ©pondu comme si la question venait d’un nĂ©vrosĂ© ; je lui ai dit : « c’est toujours un peu angoissant de parler avec un psychiatre Â» ; elle m’a dit alors : Â« mais non , je ne vous parle pas de ça, ça ne m’angoisse pas de vous parler, au contraire, mais pourquoi vous, vous m’angoissez ? Â» Je lui ai dit que je ne comprenais pas, ce dont j’aurais mieux fait de me rendre compte tout de suite, et je lui ai demandĂ© d’essayer de me dire les choses autrement ; elle a dit : « pourquoi vous m’envoyez des angoisses ? Â»

C’est-Ă -dire que sa phrase « pourquoi vous m’angoissez Â» devait ĂŞtre prise au sens propre : le sujet du verbe angoisser c’est « vous Â», c’est le psychiatre qui agit, qui fait quelque chose sur le complĂ©ment d’objet direct « me Â» ;  on comprend alors qu’elle ressent que je lui envoie des mauvaises ondes ou quelque chose d’équivalent qui lui provoquent l’angoisse.

Mais si on va trop vite, si on comprend trop vite, on se trompe parce qu’on entend la phrase avec son sens habituel chez les névrosés, qui est métaphorique.

Cet exemple vous montre que dans la psychose, le réel, le symbolique et l’imaginaire ne sont plus noués. Le signifiant (ordre symbolique), renvoie ici à une signification (imaginaire) qui n’est pas métaphorique.

Monique : Je l’ai rencontrĂ©e quand j’étais jeune interne, et c’est la seule fois de ma carrière oĂą je me suis faite agressĂ©e physiquement par une schizophrène ; ce n’était pas ma patiente ; une infirmière m’a demandĂ©, en l’absence de l’autre interne de l’éclairer sur une prescription de ce mĂ©decin ; fallait-il donner le neuroleptique en injection ou par voie orale ?

Monique, que je n’avais jamais vue est alors entrĂ©e dans l’infirmerie et elle a dit «  pourquoi elle s’occupe de mon traitement celle-lĂ , c’est pas mon mĂ©decin !» Je me suis tournĂ©e vers l’infirmière en l’interrogeant du regard, elle m’a fait un signe de la tĂŞte nĂ©gatif, je me suis donc adressĂ©e Ă  Monique pour lui dire que ce n’était pas d’elle dont je m’occupais et j’ai dit Ă  l’infirmière «  vous n’avez qu’à le mettre en gĂ©lules ».

Monique est sortie et elle est revenue en courant après avoir saisi le couteau Ă  pain dans la cuisine et elle a foncĂ© sur moi ; un infirmier au passage lui a pris le couteau ; elle m’a attrapĂ©e par les cheveux et m’a Ă©crasĂ© sa cigarette sur la figure, provoquant une belle brĂ»lure.

Le lendemain, elle a pu m’expliquer qu’elle avait vu son nom sur le carton, qu’elle avait entendu que je disais qu’il fallait la mettre en gélules, et croyait que je voulais la transformer, elle en gélules pour donner à manger aux autres malades.

Cet exemple a deux intĂ©rĂŞts :

- d’une part de montrer que les passages Ă  l’acte agressif des schizophrènes ne surviennent pas sans raison ; ici, on peut se demander pourquoi l’infirmière m’a induite en erreur ; en fait, nous Ă©tions en conflit au sujet d’un autre patient, alcoolique, que j’encourageais beaucoup Ă  se sevrer et Ă  reprendre confiance en lui, tandis que l’infirmière Ă©tait persuadĂ©e qu’il me racontait des histoires, que je me laissais mener en bateau et que je n’arriverais Ă  rien. Mais c’est bien ce mensonge qui a dĂ©clenchĂ© la mĂ©fiance de Monique et son passage Ă  l’acte.     

- d’autre part, on voit ici encore, comment les signifiants «  vous n’avez qu’à le mettre en gĂ©lules Â» sont entendus par la malade dans un sens tout diffĂ©rent de celui que j’y mettais en l’énonçant.

Je peux  ajouter un troisième cas de dĂ©mĂ©taphorisation du langage : Corinne se plaignait d’aller mal et disait «  j’ai l’impression qu’on me prend la tĂŞte » cette expression habituellement est Ă©videmment mĂ©taphorique, mais Corinne prĂ©cisait bien qu’elle sentait des tiraillements dans la tĂŞte comme si quelqu’un lui tenait, lui serrait la tĂŞte. Dans ce dernier exemple, je crois qu’on peut dire que c’est la formule courante, c’est le signifiant qui vient directement provoquer la douleur dans le corps.

3)    la dĂ©formation des mots

Francine : il s’agit d'une dame de 58 ans que j’ai suivie en psychothĂ©rapie pendant 10 ans, parce qu’à la suite d’un cancer du sein de dĂ©couverte tardive, dĂ©jĂ  mĂ©tastasĂ© lors du diagnostic en 1992, elle avait prĂ©sentĂ© une dĂ©pression majeure, quasi mĂ©lancolique. MariĂ©e, elle avait Ă©levĂ© deux filles et avait travaillĂ© toute sa vie, sans voir de psychiatre. Pourtant, dans sa façon de s’exprimer, on pouvait repĂ©rer des troubles du langage qui signaient la psychose.

Cette psychose ne s’est jamais vraiment dĂ©compensĂ©e ; pendant longtemps, je ne lui ai prescrit que des antidĂ©presseurs ; au bout de cinq ans, j’ai du lui ajouter un peu de neuroleptique parce qu’elle commençait Ă  exprimer des idĂ©es inadaptĂ©es, un peu dĂ©lirantes. Elle a bien vĂ©cu pendant neuf ans. En 2002, son cancer s’est gĂ©nĂ©ralisĂ© et elle est dĂ©cĂ©dĂ©e en 2003.

Ses troubles du langage consistaient en des inversions de syllabes, des dĂ©formations de mots qui les rendaient difficilement comprĂ©hensibles ; je ne pouvais pas les noter devant elle, et je ne pouvais pas non plus m’en souvenir après, ce qui est dommage ; les seuls dont je puisse faire Ă©tat, parce qu’ils Ă©taient rĂ©pĂ©titifs, ce sont : « mon spychiatre Â», et  « on m’a fait une Ă©chographie pĂ©rulvienne Â». Le mot exact est Ă©chographie pelvienne, et il est collabĂ© avec le pĂ©rinĂ©e. La difficultĂ© de se souvenir de ces inversions ou ajouts de syllabes est significative en elle-mĂŞme, elle tĂ©moigne du fait que nous avons tendance Ă  rĂ©tablir une phrase qui nous est connue, habituelle, et qu’il est difficile d’entendre rĂ©ellement ce que le patient dit et non pas ce que nous imaginons trop vite qu’il a dit. C’est-Ă -dire que pour analyser les dires d’un psychotique, il faut en passer par l’enregistrement.

4)    Les nĂ©ologismes

Damien est un schizophrène pas très bavard et il ne livre qu’exceptionnellement son dĂ©lire ; une fois quand mĂŞme il a lâchĂ© une phrase « il y a trois catĂ©gories d'individus : les mĂ©tamorphosĂ©s, les formĂ©s de naissance et les Ă©volutifs Â» ; j'ai tentĂ© de le faire parler Ă  nouveau de cela d'autres jours, sans succès. Il me rĂ©pond qu'il sait que je n'y crois pas et qu'il n'a pas envie de se retrouver Ă  Sainte Anne. Le matĂ©riel que je vous apporte ici est donc mince. NĂ©anmoins, je pense que ces termes d'Ă©volutif et de mĂ©tamorphosĂ© et formĂ©s de naissance constituent des nĂ©ologismes.

Dans le livre de Marcel Czermak, « Passions de l'Objet Â», un nĂ©ologisme hypdon passedon se trouve dĂ©ployĂ© complètement et je vous invite Ă  vous y reporter.

Un nĂ©ologisme : c’est un groupe de signifiants qui comportent pour le patient un poids de signification totale.

Dans l’épisode psychotique, ce qui caractĂ©rise le langage, c’est qu’il y a un possible dĂ©capitonnage de la chaĂ®ne signifiante, avec le flux des signifiants qui commencent Ă  glisser d’un cĂ´tĂ© tandis que le flux des signifiĂ©s glisse ailleurs : il n’y a plus rien qui arrime les deux ensemble. Au maximum, comme nous allons le voir chez Leonora, on assiste Ă  une schizophasie. Au minimum, le patient s’interroge sur quelque chose qui lui semble Ă©nigmatique.

Avec le nĂ©ologisme, nous sommes devant un phĂ©nomène qui se situe Ă  l’opposĂ© de l’énigme ; avec le nĂ©ologisme, le patient retrouve une signification certaine, on pourrait dire qu’il se trouve lĂ , avec le nĂ©ologisme, dans un port qui le protège de la tempĂŞte : Ă  cĂ´tĂ© de l’angoisse qu’il peut ressentir quand la signification se dĂ©lite, s’effiloche, disparaĂ®t, voilĂ  un signifiant ou un groupe de signifiants auxquels il peut se fier, se cramponner ; ici, la signification est Ă©vidente, non discutable, pleine.

C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas ici d’un signifiant qui renvoie à un autre signifiant comme c’est toujours le cas, c’est un signifiant qui vaut en soi, et c’est vers ce signifiant que les autres signifiants du patient vont converger, c’est-à-dire que c’est un signifiant qui est au centre du réseau des signifiants du patient. Le monde du patient est organisé autour de ce signifiant.

5)    la schizophasie :

LĂ©onora est une patiente schizophrène, hĂ©bĂ©phrène, traitĂ©e par un autre mĂ©decin du service, et avec laquelle je n’ai eu qu’un seul entretien, après 35 ans d’évolution de sa maladie. 

Elle est née en 1924 en France, à Péronne, de parents d’origine italienne. Elle avait 23 ans quand elle a été hospitalisée la première fois. Elle a vécue toute sa vie ensuite dans la dépendance étroite de son père, qui la surveillait constamment, la stimulait pour sa toilette, lui préparait à manger etc. A la mort de son père, elle a du être hospitalisée pendant des années, et c’est donc en 1988 que j’ai pu l’interroger, et noter tout ce qu’elle disait au fur et à mesure.

Voici cet entretien :

- il y a longtemps que vous ĂŞtes ici ?

- Ah, je ne sais pas…1967, je venais de Villejuif

- Et avant Villejuif, vous aviez un mĂ©tier, un travail ?

- J’étais ministre, pour avoir fait la fĂŞte foraine et l’Église ; ce qu’on m’avait demandĂ© de faire aussi.

- OĂą ĂŞtes vous nĂ©e ?

- Je suis née, je ne sais pas, à Verdun, à Vérone, chez Monsieur Perrone qui avait une clinique, je l’avais vu avant.

- Je travaillais à la Poste. On m’avait fait revenir pour voir si je pourrais reprendre… mais j’ai laissé succéder mes deux frères qui sont ministres aussi et qui sont encore plus intelligents que moi

- savez-vous en quelle annĂ©e nous sommes ?

- j’ai entendu des personnes dire qu’on est en 90 ou plutĂ´t en 88 ; Ă  la tĂ©lĂ©vision, je l’ai entendu

- et vous avez quel âge maintenant ?

- en 1790 ?… en 1986 on a vu un psychiatre

- vous partez en vacances de temps en temps avec les infirmières ?

- ah oui, en Suisse, en Haute Savoie, à Rambouillet pour aller chez le dentiste et à Collombey les Deux Églises.

- j’ai fait tous les voyages, mais le dernier voyage, on m’avait dit que j’allais mourir, que je devais rester dans le quinzième

- vous avez deux frères ?

- je ne me souviens que d’un ; ça m’a été confirmé par le Maire de Verdun ; c’est le petit qui est venu hier ; il s’appelle Joani, Jean traduit.

- traduit de quelle langue ?

- je ne sais plus, on me l’avait dit autrefois, le Maire de Villejuif ; je suis retournée en Italie ; il n’y avait plus personne ; il fallait attendre, des milliards et des milliards d’années pour un rayon de soleil.

- vous aimez le soleil ?

- non, ça fait saigner le nez ; on m’avait dit que ça m’arriverait une vingtaine de fois Ă  l’hĂ´pital Sainte Anne.

- Et votre mère, vous vous souvenez d’elle ?

- Elle mourait en me portant. Plusieurs fois, 799 fois, elle est morte avant de me mettre au monde. On avait mis des roses artificielles ici, dans le bureau. Je ne me souviens pas d’elle, non. Elle me disait toujours qu’elle était morte. Il faut prendre un train, je crois, pour.

- Vous ĂŞtes allĂ©e en vacances en Corse ?

- Ah oui, je suis allĂ©e en Corse, c’était moi qui avais fait l’installation, mais on m’a dit de me dĂ©chausser ; j’avais pas enlevĂ© mes bains de mer.

- Vous ĂŞtes allĂ©e Ă  la gymnastique ce matin ?

- Oui, j’aime bien

- Vous avez assez d’argent pour partir en vacances, vous habiller, vous acheter ce dont vous avez besoin ?

- Ah, mais je l’ai dĂ©jĂ  eu cet argent : un religieux franciscain m’avait appris autrefois comment je m’en sortirai de mes problèmes d’argent, que j’avais des milliards et des milliards. Je suis morte encore deux fois, je ne crois pas que je pourrai m’en relever cette fois.On m’a fermĂ© les yeux trois fois et on m’a dit que j’avais fait des poupĂ©es, des jouets qu’on m’avait demandĂ©s, je ne sais pas si c’est vrai.

- qu’est-ce que vous appelez «  mourir Â» ?

- ( rit) : « se dĂ©composer Â».

Vous voyez chez cette patiente comment le signifiant est absolument désarrimé du signifié, au point que la communication avec elle est devenue très aléatoire.

LĂ©onora ne fait pas de phrases spontanĂ©es ; elle rĂ©pond avec bonne volontĂ© aux questions, mais ses rĂ©ponses ne nous donnent pas d’informations.

Ce dont son discours tĂ©moigne, c’est qu’il n’y a plus de sujet consistant. Comme elle le dit d’ailleurs elle est morte, non pas physiquement, mais le sujet est mort :

- on note l’abondance des formules impersonnelles : on m’avait dit que, on m’a dit, on m’avait demandĂ© de faire, on m’avait fait revenir pour voir si je pourrai reprendre…Dans ces formules, elle n’assume ni ce qu’elle dit, ni ce qu’elle fait : c’est l’Autre qui parle par sa bouche, et qui la fait agir, mais elle-mĂŞme se prĂ©sente comme absente de sa propre parole.

- dans les certificats mĂ©dicaux qui la concernent, il est souvent notĂ© qu’elle est totalement dĂ©sorientĂ©e, ce qui demande Ă  ĂŞtre prĂ©cisĂ© : en fait, elle sait, parce qu’elle l’a entendu Ă  la tĂ©lĂ©vision, que nous sommes en 88 ; de mĂŞme, elle est effectivement sortie de Villejuif en 1967 ; nĂ©anmoins, ces chiffres ne renvoient Ă  aucun repère temporel pour elle, elle ne sait pas son âge, et ne peut dire si elle est lĂ  depuis longtemps. Il n’y a pas de durĂ©e pour elle.

- Parfois les phrases se construisent par enchaĂ®nement de signifiants qui s’associent par assonance ; par exemple : je suis nĂ©e, je ne sais pas, Ă  Verdun, Ă  VĂ©rone, chez Monsieur Perronne qui avait une clinique. En fait, elle est nĂ©e Ă  PĂ©ronne, qui assone avec VĂ©rone, qui entraĂ®ne Verdun, sans que la signification de ces mots soit dĂ©terminante et ceci mĂŞme si en cherchant, on pourrait s’apercevoir que VĂ©rone a peut-ĂŞtre Ă  voir avec ses ascendants italiens.

- Elle ne semble pas affectée, ni gaie ni triste, elle n’exprime aucune plainte, aucun désir.

- Sa non existence, ou sa mort en tant que sujet est exprimĂ©e Ă  plusieurs reprises, alors qu’il s’agit d’un entretien assez court :

- on m’avait dit que j’allais mourir

- Ă  propos de sa mère : elle mourait en me portant, plusieurs fois 799 fois elle est morte avant de me mettre au monde, oĂą on peut entendre qu’elle-mĂŞme n’a pas eu l’occasion de naĂ®tre

- je suis morte encore deux fois…on m’a fermé les yeux trois fois …

- il y a des Ă©lĂ©ments mĂ©galomaniaques : j’étais ministre, mes frères Ă©taient encore plus intelligents que moi, j’avais des milliards et des milliards, c’était moi qui avais fait l’installation en Corse (elle parle lĂ  d’un sĂ©jour thĂ©rapeutique organisĂ© par l’hĂ´pital).

(On pourrait imaginer que ces Ă©lĂ©ments mĂ©galomaniaques sont une tentative dĂ©risoire de se donner du poids, de se lester d’une identitĂ© pour essayer d’exister ; mais cette supposition impliquerait qu’il y a lĂ  un sujet dĂ©sirant, qui cherche Ă  se construire une armure. Or, justement, tout le problème est qu’il n’y a plus de sujet, donc personne pour construire une dĂ©fense ; la mĂ©galomanie apparaĂ®t bien plus comme une consĂ©quence logique de la structure, sans aucune volontĂ©, aucune vanitĂ© subjectives ; je crois que ce qui se passe dans la mĂ©galomanie, c’est simplement que le patient est sous le regard de tous , subissant les voix innombrables, il est commentĂ©, injuriĂ©, on lui parle sans cesse, on lui dit des choses agrĂ©ables, des choses dĂ©sagrĂ©ables, tout le monde s’intĂ©resse Ă  lui, et dans ce brouhaha des voix, il ne peut que se sentir au centre d’un intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ralisĂ©, et donc en tirer la conclusion qu’il est très important.)

- enfin, il y a quelques phrases qui enchaĂ®nent des mots sans suite, oĂą toute signification a disparue ; par exemple : « j’étais ministre pour avoir fait la fĂŞte foraine et l’église. Â» La phrase ici est schizophasique. Le signifiant ne renvoie Ă  aucun signifiĂ©, ils sont totalement dĂ©liĂ©s.

- On peut dire alors que la dernière chose qui reste pour la soutenir, un peu, quand toute signification a fui, c’est le signifiant ; il reste le langage, elle peut articuler des phrases, mĂŞme si celles-ci ont perdu toute signification, cela lui permet un semblant d’existence.

Que le langage, en lui-même soit une structure qui permette à un sujet, même très schizophrène, de se maintenir en vie, c’est une idée qui n’est pas articulée comme telle par Lacan, mais qui est issue de son enseignement.

Je ne sais pas si on peut parler d’existence ou de consistance du sujet dans ce cas, puisqu’il est bien Ă©vident qu’il n’y a ni l’un ni l’autre ; mais cependant, mĂŞme si le sujet est mort, LĂ©onora continue Ă  vivre, et Ă  jouir de la vie d’une façon humaine. Et cela n’est possible que parce que le langage la soutient, et qu’il n’y a plus que cela qui la soutient.

Dernière remarque : il me semble que cette observation permet de comprendre pourquoi Lacan insiste sur le fait que la structure du sujet n’est pas sphĂ©rique, avec un intĂ©rieur et un extĂ©rieur, mais asphĂ©rique, en forme de cross-cap ou de bouteille de Klein, oĂą l’on voit l’extĂ©rieur passer Ă  l’intĂ©rieur sans franchir de bord : vous voyez chez LĂ©onora comment les phrases qu’elle prononce lui vienne de l’Autre directement, non seulement quand elle est hallucinĂ©e mais dans ce qu’elle dit aussi , c’est toujours « on m’a dit Â». Chez elle, il n’y a plus l’illusion habituelle d’un intĂ©rieur, ( ce qui nous donne le sentiment de notre identitĂ©). C’est bien pourquoi elle a tout Ă  fait raison de dire et de rĂ©pĂ©ter qu’elle est morte.

6)    La schizographie :

Je voudrais terminer en vous Ă©voquant le texte de Lacan qui s’appelle « Ă‰crits inspirĂ©s Â» de 1931, texte dans lequel il Ă©tudie les troubles du langage Ă©crit chez une jeune femme institutrice, Melle C.

Il s’agit d’une femme paranoïaque, qui présente un délire polymorphe avec des thèmes de revendication, de haine contre une personne, un thème érotomaniaque concernant un homme déjà décédé quand l’idée érotomane apparaît, et aussi un thème idéaliste, elle doit faire évoluer la société.

La patiente nie Ă©nergiquement d’avoir jamais eu des voix, elle nie de mĂŞme tout Ă©cho de la pensĂ©e, mais les docteurs Logre et de ClĂ©rambault ont conclu qu’il y avait bien un automatisme mental : il y a des hallucinations psychiques, cĂ©nesthĂ©siques et olfactives. Elle parle aussi d’intuitions, et d’un sentiment d’influence, qui font partie des phĂ©nomènes interprĂ©tatifs.

Internée à l’hôpital Sainte Anne, elle écrit de nombreuses lettres et ce qui est remarquable dans ces lettres, c’est qu’elle peut écrire tout à fait normalement si elle le fait en présence du médecin, alors que lorsqu’elle seule, les écrits deviennent schizophasiques. Melle C. explique que ces mots qui lui viennent lui sont inspirés, c’est-à-dire qu’elle les ressent comme venant d’ailleurs.

Lorsqu’un patient entend des voix, il est habituel aussi que le fait de parler avec quelqu’un arrête les hallucinations qui reprennent dès que le patient est seul. Avec Melle C. il me semble qu’il s’agit du même phénomène.

Je vous donne quelques extraits de ses Ă©crits :

Monsieur le Président de la République P.Doumer en villégiaturant dans les pains d’épices et les troubadoux

Je voudrais tout savoir pour vous faire le mais souris donc de poltron à canon d’essai mais je suis beaucoup trop long à deviner. Des méchancetés que l’on fait aux autres il convient de deviner que mes cinq oies de Vals sont de la pouilladure et que vous êtes le melon de Sainte Vierge et de pardon d’essai.»

« A loudoyer sans meurs on fait de la bĂ©casse Â»

Lacan veut Ă©clairer le mĂ©canisme intime des phĂ©nomènes d’inspiration et pour ce faire il Ă©tudie les 4 ordres de troubles :

- les troubles verbaux : par ex Ă©lision de la première syllabe d’un mot

- les troubles nominaux où la patiente transforme le sens d’un mot

- les troubles grammatiques : Lacan remarque que la syntaxe est presque toujours respectĂ©e. Cette observation me semble très importante, car de mĂŞme que pour LĂ©onora, nous voyons que c’est la grammaire qui subsiste en dernier pour soutenir le sujet.

- Les troubles sĂ©mantiques, caractĂ©risĂ©s nous dit Lacan, «  par une incohĂ©rence qui parait d’abord presque totale. Certains passages nous permettent de reconnaĂ®tre les traits caractĂ©ristiques d’une pensĂ©e oĂą prĂ©domine l’affectivitĂ©.

C’est d’abord l’ambivalence : j’ai subi dit-elle le joug de la dĂ©fense, pour signifier le joug de l’oppression par exemple. Plus nettement encore «  vous ĂŞtes atterrĂ©s parce que je vous hais au point que je vous voudrais tous sauvĂ©s Â»

De la condensation, de l’agglutination des images, voici des exemples : dans une lettre non publiĂ©e : «  je vous serai fort avant coureur, Ă©crit-elle Ă  son dĂ©putĂ© de me libĂ©rer de cet enfer Â». Ce qui veut dire que pour exprimer sa reconnaissance, elle le fera bĂ©nĂ©ficier de ces lumières spĂ©ciales qui font d’elle un avant coureur de l’évolution. »

Lacan note que dans ces textes « tout ne semble pas ressortir Ă  la formulation verbale dĂ©gradĂ©e de tendances affectives. Une activitĂ© de jeu s’y montre dont il ne faut mĂ©connaĂ®tre ni la part d’intention, ni la part d’automatisme.»

Cette remarque m’a intéressée parce que souvent devant un langage qui se délite de cette manière schizophasique, on se pose la question de savoir si le patient en joue et jusqu’à quel point. Mais même s’il peut y avoir un jeu nous voyons bien que la part de liberté du sujet y est mince.

Lacan évoque alors les expériences faites par certains écrivains sur un mode d’écriture qu’ils ont appelé surréaliste.

Ces écrits surréalistes montrent à quel degré d’autonomie remarquable peuvent atteindre les automatismes graphiques.

Lacan trouve une similitude entre les Ă©crits surrĂ©alistes et ceux de sa patiente, principalement dans le rĂ´le essentiel du rythme. Il nous montre par exemple que le vers du Cid : « Ă  vaincre sans pĂ©ril on triomphe sans gloire Â» sert d’armature Ă  une vingtaine de phrases qui sont le plus souvent incohĂ©rentes :

A londoyer sans meurs on fait de la bécasse

A vous racler la couane je fais de la mais las est bonne

A vous éreinter je fais de l’âme est lasse à toujours vous servir

Mais à scinder le tard on fait de l’agrégée en toutes les matières

Etc.

On peut reconnaitre un autre vers qui sert lĂ  aussi d’armature :

S’il est un nom bien doux fait pour la poésie

Ah ! Dites n’est-ce pas celui de la Voulzie ?

Cela devient chez Melle C. :

S’il est des noms bien mus pour marquer poĂ©sie la somme des emmitoufflĂ©s, oh dites n’est-ce pas celui de la CalvĂ©e ?

Je crois qu’il n’est pas très utile de s’attarder sur le sens de ces écrits, et que l’intérêt principal de l’étude de cette schizographie est de montrer comment l’armature langagière vient encore soutenir l’existence d’un sujet, alors même que réel symbolique et imaginaire se sont dénoués et que la signification a fui la chaîne signifiante, lorsque nous avons affaire avec un patient psychotique décompensé.

Mais l’intĂ©rĂŞt de tout cela va au delĂ  si nous voulons bien nous interroger sur notre propre fonctionnement ; ce que nous voyons ici dĂ©pliĂ©, mis au jour par le prisme de la schizographie, c’est quelque chose qui nous concerne tous et que je formulerai ainsi : la grammaire constitue notre squelette, ce que l’on peut aussi appeler l’âme si on se rĂ©fère aux constructions mĂ©talliques, puisque je vous rappelle que l’âme c’est la partie centrale d’une poutrelle.

Notes