Catherine Alès : Les signes sur le corps et leur relation au savoir et à l’engendrement

Conférencier: 

EPhEP, MTh3-ES11, le 6/12/2021

Pour l’anthropologie, le marquage du corps comprend un grand nombre de pratiques qui modifient l’état naturel du corps selon des règles qui sont particulières à chaque société : déformations, percement des lobes des oreilles, des lèvres, des narines, d’autres parties encore du corps, limage des dents, ablation, scarification, tatouage etc. Malgré leur caractère temporaire pour certains, il y en a qui sont définitifs, et puis, outre ces marquages sur le corps que je viens de citer, et, malgré leur caractère temporaire, les coiffures et les peintures corporelles doivent être considérées comme des marqueurs corporels. Ces différentes opérations sont effectuées dans un contexte cérémoniel, comme des rites de passage, initiation, mariage, mort etc.

Le marquage corporel permet à l’ensemble d’une collectivité comme à chacun de ses membres d’exprimer la spécificité d’une identité collective ou individuelle, toujours dans le cadre de ce collectif. Si elles ont un caractère général d’identification, certains marquages comme les scarifications, les tatouages ou les peintures corporelles, renvoient à des codages précis. Les dessins tracés sur la peau sont souvent décomposables en signe à caractère symbolique relevant de deux types d’interprétation complémentaires. Ils transcrivent des données de l’organisation sociale et religieuse et ils représentent aussi des êtres, objets, lieux ou événements qui font sens pour la société concernée.

Les parures, pour leur part, représentent un art visuel qui est fait autant de sons et de mouvements que de traits formels statiques. Il y a des relations étroites entre la chanson, la danse, le rituel, le costume et l’art corporel. On a pu parler des ornements comme d’un langage alors qu’il y avait aussi toujours des variations dans la parure qui signifient le genre, ce qui est discutable dans certains cas. Cela peut marquer l’appartenance à un groupe social, un clan, une tribu, une caste, une classe ; ou une étape du développement de la personne : l’adolescence, la nubilité ; marquer les implications rituelles comme les animaux totémiques, des esprits, les initiés, prêtres, chamans, un état de transe, l’affliction ou la pollution menstruelle, ou politique ; un aîné, chef, guerrier ; ou bien encore marquer l’appartenance à des groupes internes à la société ou même à des tendances idéologiques, on peut penser aux punks, au déguisement des cadres sup. ou encore à un artiste d’avant-garde.

En même temps, outre renvoyer à un vaste répertoire statutaire, la parure définit un moyen privilégié de rehausser la beauté, l’attrait érotique ou le prestige des intéressés.

Ce sont là des généralités sur les marquages corporels, et on va voir maintenant ce qu’il en est chez les Amazoniens, en prenant un cas particulier, ce qui est la seule manière de pouvoir bien comprendre comment ça se passe.

Les peuples amazoniens sont bien connus pour l’originalité de leurs peintures corporelles et la beauté de leurs parures de plumes multicolores. On connaît moins le pouvoir agentif donc intentionnel de cet art particulier dans le cadre de ces sociétés. Cet art singulier recèle d’autres facettes que son seul aspect esthétique. Il s’agit de le penser à l’intérieur d’un réseau de relations. Outre la sémantique des couleurs, cette problématique souligne le lien entre l’utilisation du corps comme un support de décor et l’accès à la connaissance.

Chez les Yanomamis, par exemple, la croissance du décor et leur apparence sont liés à la conservation et la transmission du savoir. Les peintures et décorations corporelles ne se donnent pas à voir seulement lors des grands rituels, elles font partie des pratiques du quotidien. Après les tâches économiques, les jeunes femmes et les jeunes hommes s’appliquent à peindre et à décorer leur corps ainsi que ceux des enfants. Mais ces peintures sont éphémères, d’autres peintures, d’autres motifs colorés devront être dessinés le jour suivant : ils bavent assez rapidement.

On ne peut cependant les interpréter comme des créations artistiques qui se voudraient seulement une manifestation esthétique individuelle au sens ou l’entend l’art du point de vue occidental. Si les peintures et les décorations ouvrent un espace pour la création et l’esthétique, elles sont porteuses d’un sens collectif qui implique les différentes composantes de la société : la politique, le chamanisme, l’économie, l’alliance et la reproduction. L’exercice pictural et son expérience perceptive, odorante et visuelle, sont avant tout une activité de communication, condition d’accès à la connaissance détenue par les esprits des ancêtres. Jour après jour, les décorations peintes sur les corps rappellent aux êtres humains vivants l’action des ancêtres mythiques qui ont fait les premières peintures. Elles stimulent une activité mnémonique qui participe de la relation aux esprits qui peuplent l’univers. L’art corporel s’inscrit dans le cadre d’une activité d’apprentissage du savoir ancestral. C’est une activité de fusion qui est quotidiennement accomplie et, dans sa répétition, c’est une relation de continuité entre les vivants et les ancêtres qui est assurée, laquelle garantit à son tour la perpétuation des êtres humains.

Reprenons plus en détail. En Amazonie, chez les Yanomami, mais aussi chez tous les Amazoniens, la réalisation de peintures est un exercice extrêmement fréquent, quasi quotidien depuis la plus tendre enfance. D’ailleurs, le petit nouveau-né, au moment où il naît, est tout de suite socialisé en lui mettant un petit peu de peinture et en lui faisant une coupe de cheveux. Le tout petit bébé, le petit nouveau-né, on lui coupe le peu de cheveux qu’il a, on lui fait une coupe. Plus tard, il est peint régulièrement par sa mère et ses parentes afin de lui assurer une croissance harmonieuse. Lorsque l’enfant grandit, les peintures quotidiennes, outre d’assurer croissance et santé, vont prendre une dimension de séduction qui culmine à l’adolescence et au début de l’âge adulte. Par la suite, l’usage des peintures persiste mais il est plus occasionnel, plus succinct, et il disparaît avec l’âge. Les femmes cessent de se peindre après leur période de fécondité et portent très souvent des tâches de deuil peintes en noir sur les joues. Les hommes mûrs continuent de se peindre mais de façon concise et en certaines occasions comme les séances de chamanisme ou les visites intercommunautaires. Ils font aussi partie du ballet qui inaugure une fête funéraire, tandis qu’au même âge, les femmes âgées ne s’exhibent plus. Enfin, les vieillards des deux sexes ne font quasiment plus usage des peintures.

Les raisons explicites de se peindre sont au nombre de trois selon eux. On se peint pour être beau, sentir bon et séduire l’autre sexe. Comme le dit un chaman yanomami, quel que soit leur âge, les Yanomamis pensent qu’en se peignant, les chairs, leurs muscles auront une bonne odeur sucrée. La beauté pour les enfants assure une bonne croissance. Lorsqu’on peint les enfants, leur chair à l’intérieur de leur corps, leurs muscles s’agitent, s’excitent ce qui permet une croissance rapide. Sinon l’enfant ne grandit pas, il devient rapidement un vieillard, c’est-à-dire que c’est un processus irréversible. Il ne redeviendra plus beau. On dit qu’il a la peau qui a vieilli.

Par la suite, les jeunes gens sont poussés à se peindre afin de se rendre désirables. Garçons et filles cherchent un partenaire et donc ils se peignent. Ils doivent sentir bon, se laver et s’enduire de peinture odorante, sinon ils se rident et leur peau devient rugueuse. Toujours cette idée que si on ne fait pas les peintures, on vieillit précocement.

On le voit, la cosmétique n’est pas dissociée de l’hygiène de la peau.

Des séances de peinture ont lieu presque tous les jours, fréquemment l’après-midi, quand les tâches économiques sont accomplies et que l’on se rejoint par groupes pour bavarder, rire et s’amuser. Les peintures sont en effet liées à l’allégresse et au plaisir. C’est afin de s’exciter que les Yanomamis se peignent. Ils s’égaient, ils rient. C’est avec la peau embellie qu’ils s’aimeront, qu’ils pourront chasser du gibier. Les jeunes gens se peindront, les garçons entre eux, les femmes entre elles. Ils vont rire ensemble. Ils vont blaguer. Ils s’apprécieront, ils vont se faire amis, ils se prêteront la boule de pâte de roucou – le roucou, c’est la peinture rouge, je vous montrerai tout à l’heure - et noueront amitié. Donc cela, c’est comme ils le disent.

Et effectivement, désir d’embellissement et désir sexuel sont explicitement indissociés. Après un accouchement, les femmes vont graduellement se peindre à nouveau également. Cela procède de la même idée, l’excitation sexuelle va revenir au fur et à mesure que le nouveau-né grandit. Se peindre et rire sont les deux formes d’action qui marquent le retour du désir sexuel. Les hommes se peignent également pour les séances de chamanisme, les jeunes hommes surtout, les plus âgés se contentant d’une application sur le poitrail ou d’un trait sur le visage. Ils se peignent également, les hommes, lorsqu’ils partent en expédition de chasse, c’est même indispensable. Il faut qu’ils arrivent à séduire le gibier. D’autres séances de peinture revêtent un aspect plus solennel, il s’agit des peintures et des parures qui accompagnent la réalisation des fêtes cérémonielles funéraires et celles marquant une étape de la vie lors des rites de transition individuels. C’est dans ce cadre que les décorations corporelles sont les plus extensives. Alors, lors des fêtes cérémonielles, les membres d’une communauté cherchent à apparaître magnifiques et en particulier à surprendre leurs hôtes par l’originalité de leur peinture et de leurs accessoires. Il faut créer de la surprise, il faut susciter, par la manière dont ils ont agencé leur décoration, un étonnement, ce qui immanquablement provoquera des exclamations de joie, des rires et ainsi du plaisir et de l’amitié. C’est à l’occasion festive de grands rassemblements intercommunautaires que l’on observe le plus grand nombre de personnes peintes et parées simultanément et que les décorations sont les plus foisonnantes. L’exubérance et le chatoiement des couleurs offrent un spectacle destiné à susciter la gaieté, la joie, la félicité et donc à provoquer la liesse et le plaisir et le désir aussi.

Lors du rituel, les peintures et les décorations manifestent, en outre, la distribution des rôles et l’alternance des rôles entre les cadets et les aînés, entre soi, les alliés et les ennemis. Elles mettent en scène la temporalité à travers deux champs sémantiquement opposés : celui de la satisfaction et du bien-être et celui de la mélancolie et de la mort comme étant les différentes facettes de la condition humaine. En effet, durant les fêtes, l’allégresse et l’amusement des jeunes gens contrastent avec l’attitude des personnes âgées qui assurent l’affliction et la manifestation de la colère pour le ou les morts à venger. Il y a d’un côté les jeunes qui sont magnifiques, peints de couleurs éclatantes et parés de leurs plus belles décorations, qui doivent s’amuser, s’exciter, se rapprocher. De l’autre, il y a les adultes d’âge mûr arborant des peintures foncées, foncièrement laids, armés et menaçants, ou d’autres encore qui sont éplorés et négligés, qui rappellent le motif premier de la cérémonie, les funérailles d’un défunt.

Les premiers recouvrent le champ de l’insouciance, la félicité, la plénitude, le désir sexuel et la croissance. Les seconds symbolisent le tourment, le chagrin, la colère et le désir de vengeance. La réjouissance et la frénésie des jeunes provoquent l’excitation sexuelle et par là, suscitent l’engendrement de toutes les espèces, celle des plantes du jardin et de la forêt, celle des animaux et également celle des humains. L’affliction et la colère des aînés réveillent les vengeances à accomplir, elles renvoient à l’échange agonistique avec l’ennemi, autrement dit à l’apport de sang nécessaire à la génération des corps et à la survie du cosmos et des êtres qui le peuplent.

Comme on va le voir, l’art corporel rappelle en effet que la destruction est nécessaire à la génération et le principe de vie indissociable du principe de mort : il symbolise le déséquilibre perpétuel entre les deux termes de cette opposition qui génère la dynamique de la vie sociale. Les séances d’ornements marquant la fin des rites de passage individuels ne nous disent pas autre chose. Au sortir d’une période de confinement, une femme qui a eu ses premières règles ou un homme qui a perpétré un homicide font l’objet d’une cérémonie spécifique d’ornementation : cela porte le nom d’« être paré », « être décoré » - au cours de laquelle ils sont peints à la perfection et ornés de parures neuves et multicolores.

Chacun, les parents, les marraines, va offrir des parures neuves à l’impétrant. Ce n’est qu’au terme de cette cérémonie où on va d’abord lui couper les cheveux, d’abord le laver ensuite lui couper les cheveux, puis le peindre, ensuite lui mettre les parures une par une. Ce n’est qu’au terme de cette cérémonie que les impétrants, dotés donc d’un statut nouveau, vont pouvoir réintégrer la vie normale. C’est ce qu’on appelle un rite de passage.

Par leur apparence singularisée, maximalisée, l’un et l’autre occupent une position métaphorique, ils représentent et signifient l’ensemble des ancêtres de la mythologie attachés à la fertilité : tant la petite fille, la jeune fille qui vient d’avoir ses premières règles quand elle termine son rite de réclusion après ces premières règles et qu’on pratique la cérémonie d’ornement,

que l’homicide, celui qui a perpétré un meurtre, qui reste aussi une certaine période reclus avec tout un tas de tabous et d’évitements ; il va être aussi, lui, paré avant de pouvoir réintégrer la vie normale.

Maintenant nous allons voir le symbolisme des peintures et des couleurs.

En effet, les premiers à s’être peints sont les ancêtres qui ont tué le meurtrier qu’ils recherchaient, Opossum, au terme d’une poursuite de longue haleine. Opossum, c’est cet animal que vous avez sous les yeux. En fait, pour l’Amérique du Sud, il s’appelle sarigue, une sarigue, mais en Amérique du Nord et en Océanie, on l’appelle opossum, c’est un animal très particulier, un carnassier, qui sent très mauvais. Et il a des particularités : c’est un marsupial, il a une poche où il met ses enfants quand ils sont tout petits, ils naissent tout petits les enfants, les bébés.

Cet animal, donc opossum, pour les Yanomamis est vraiment au cœur d’un des mythes les plus importants. C’est un mythe qui est récurrent dans la mythologie américaine, et qui s’appelle, on l’a classé comme le mythe de l’origine de la couleur des oiseaux. Ce récit raconte bien l’origine de la couleur des oiseaux mais pas seulement, il relate plus particulièrement l’histoire des ancêtres mythiques qui sont à l’origine de l’action de se peindre le corps.

C’est cette action qui donne naissance à la couleur rouge des oiseaux et également à celle des autres animaux. Donc, dans le mythe, désireux d’accomplir la vengeance d’un assassinat commis par Opossum - Opossum était donc un ancêtre yanomami animal, les héros mythiques portent des noms d’animaux, qui avait tué une très belle femme, une très belle jeune femme. Et donc les Yanomamis pour la première fois vont partir à sa poursuite pour venger le meurtre de cette très belle femme.

Les ancêtres vont devoir réaliser plusieurs expéditions guerrières. Ils vont devoir, à chaque fois, poursuivre Opossum, il va toujours s’échapper. En réalité, l’opossum, cet animal, est très connu pour sa capacité à s’esquiver plutôt qu’à affronter et à agresser ; il est très agressif, il peut mordre, etc. mais il va préférer s’enfuir et il est quasiment inattrapable. Ce n’est pas pour rien qu’effectivement l’histoire raconte qu’ils sont obligés de faire des mois et des mois de raids successifs.

Et donc là les conteurs les plus chevronnés se délectent à décrire avec moult détails ces différentes excursions, comment là il s’est échappé de telle manière derrière telle chose, tel rocher, telle branche, ce sont des heures à raconter, et toutes ces manières échouent. C’est à la fois effectivement la preuve que c’est un grand guerrier, que c’est un grand meurtrier parce qu’il est effectivement capable d’arriver à éviter la rétorsion, qu’on le flèche à son tour.

Au bout d’un moment finalement quand même, les Yanomamis finissent par le tuer. En réalité, ils le font tomber d’un arbre et c’est l’arbre qui le tuera. Sur les lieux du crime, donc là où Sarigue, Opossum, est écrasé, les ancêtres des Yanomamis se peignent avec le sang substance de son corps. C’est là l’origine de la couleur rouge des oiseaux, de l’ara rouge, du toucan à gorge rouge, du coq de roche. C’est le fameux roucou, la peinture, les gousses de peinture, c’est avec les graines du roucou qu’on va se peindre le corps en rouge.

En réalité, avec ce sang, cela va donner toutes les couleurs des pelages, des fourrures, etc. Donc il n’y a pas que les oiseaux qui vont faire leur couleur. Le dernier à arriver, c’est paresseux parce que lui, le paresseux, il ne va pas vite, et donc, quand il arrive, il n’y a plus de sang, il ne reste plus qu’un bout de cervelle ; il va donc se peindre avec la cervelle et c’est pour cela qu’il est gris, qu’il est grisâtre. Il reste un petit peu de sang sale, etc., il va faire comme ça, et c’est pour cela que certains paresseux ont une tache dans le dos.

Donc, une fois transformés en différents animaux, les ancêtres des Yanomamis vont s’enfuir dans la forêt. Leurs âmes se firent ensuite des esprits. Depuis lors, ce sont ces esprits-là, ces âmes-là qui viennent se loger dans celles des humains vivants. Les ancêtres se sont métamorphosés en différentes espèces animales : elles s’enfuient, elles se dispersent dans la forêt, chacune dans son territoire qui lui correspond, comme, de toujours, les espèces sont dispersées dans la forêt aujourd’hui. En fait, c’est la naissance de la différenciation des différentes espèces animales et des différentes, aussi, tribus humaines etc. C’est toute la différenciation qui se fait à travers ce mythe, c’est l’histoire de ce mythe.

Lorsque les Yanomamis se peignent aujourd’hui, ils imitent donc coq de roche, cet oiseau que vous voyez là, et tous les autres ancêtres qui se sont autrefois peints en rouge. Les Yanomamis disent explicitement que, depuis cet épisode mythique, ils ont continué à imiter ceux qui ont tué Opossum et se sont barbouillés avec son sang. Pour eux, le corps des ancêtres peint avec le sang constitue le modèle originel de ceux qui se peignent aujourd’hui avec du roucou, et le sang d’Opossum est le modèle originel du roucou et de sa couleur vermillon. C’est cela, le roucou.

Dans l’art corporel yanomami, il est fréquent d’observer une surcharge de parures et de couleurs sur une seule personne. Une personne est généralement peinte d’abord avec plusieurs couleurs. Il y a beaucoup de parures qui ont elles-mêmes des couleurs différentes, qu’elles utilisent les plumes ou d’autres choses. C’est un trait qu’on peut trouver chez de nombreux amérindiens, ils sont rarement parés sobrement. Et donc, quand on y réfléchit, tout se passe comme s’il y avait une tentative d’accumuler sur les individus des apparences singulières acquises par les animaux lors de cet épisode de la mythologie.

Peintures et parures doivent être comprises comme un ensemble. Plusieurs éléments peuvent nous conduire à cette analyse. La profusion des décorations et des dessins, des formes et des couleurs ne symbolise aucune espèce en particulier. Tout est mélangé en fait. Les informateurs disent d’ailleurs clairement qu’il n’y a pas de recherche de ressembler à un animal, à une forme identifiable. Même s’ils se peignent comme le jaguar, ils ne représentent pas un jaguar. Par leurs peintures, ils ne veulent donc pas représenter un animal précis.

Le foisonnement, la surimposition des peintures et des parures représentent l’acte fondateur de la transformation des ancêtres en animaux et surtout, et c’est ce qui est important, en de nombreux animaux, et non pas en un seul. C’est la pluralité qui est donnée à voir, la multiplicité des apparences et des couleurs qui est figurée. Les parures sont faites de plumes et de pelages d’animaux appartenant à des espèces particulières aux couleurs caractéristiques. Une même personne arbore à la fois des brassards réalisés à l’aide de crêtes frisée de hoccos…, [projection] le hocco, je vous en ai déjà parlé, c’est le dindon sauvage d’Amérique. Voyez, il a une crête frisée en haut, là on verra moins bien que sur le dessin, c’est très, très joli, ce sont des plumes toute frisées. Ils détachent la crête et ils la mettent ici, en brassard qu’on attache ici, et là on pend de petits bouquets de plumes. Ils sont piqués souvent d’un bouquet de plumes vertes de perroquet. Là vous voyez bien les frisettes de la crête. Voyez les plumes de perroquet vert qu’il a dans les oreilles, de caudales rouge, là, aussi ; une petite fille a des plumes de perroquet vert ; ici, c’est l’ara dont il y a les plumes caudales, les plumes de la queue, les plus longues sont les rouges. Et donc les Yanomamis mettent, piquent dans le brassard les plumes d’ara, et ces brassards, toujours, sont munis de dépouilles d’oiseaux multicolores.

Ils ont aussi des parures d’oreille réalisées avec la gorge bleue de l’oiseau de cette couleur, qui est un cotinga. La jeune fille a ce bleu-là très lumineux de la gorge de l’oiseau. Ils portent aussi des plumes de toucan jaunes et rouges dans leur parure d’oreilles. Ils peuvent porter en outre des bandeaux, des couronnes, si vous voulez, faites en peaux d’animaux, de fourrures de jaguars ou de singes hurleurs, de singes, de capucins, de coatis. Cela, c’est le capucin, sa queue, que l’on l’ouvre et avec quoi on se fait un bandeau. Là, c’est le jaguar. Le coati, c’est cet animal-là, dont on prend la queue, de la même manière, et on fait une couronne. Le singe hurleur. Là, le coati. Ce doit être du paresseux, et agrémenté de duvet d’aigle, là, qui est collé. On met du sucre de banane et on colle ce duvet. Et, quand ils dansent, c’est très joli, ça volette.

Ce duvet, ce ne sont que les aigles qui volent très haut dans le ciel dont je vous ai parlé la dernière fois, les aigles-harpies : c’est très rare et ça a beaucoup, beaucoup de valeur. Ils les mettent dans des gourdes et ne les sortent qu’au moment des fêtes pour pouvoir se parer. J’ai appris par hasard qu’il n’y avait qu’une gourde par communauté, parce que c’est très dur de la collecter et c’est très précieux. Ça peut valoir le maximum, c’est-à-dire qu’on ne peut l’échanger qu’avec une hache qui est le bien le plus prisé pour eux. Donc, ce duvet d’aigle est effectivement très important.

D’autres pendentifs sont réalisés à partir des dépouilles d’oiseaux, d’animaux, des parures de coton, des colliers de perles, de graines ou de verre, bien sûr, parce que les perles de verre sont arrivées par les missionnaires, les anthropologues et puis maintenant par le marché, les Chinois. Les Indiens, du nord jusqu’au sud, ont adopté la perle. Et donc ils font des colliers, des habits avec ces perles, pas les Yanomamis, qui font juste quelques petits colliers. Elle en a là des petits colliers, pas grand-chose, ils n’ont pas beaucoup de perles.

Si l’on sait que les jeunes Yanomamis insistent sur le fait qu’ils désirent être peints chaque fois de façon différente, on comprend que la multitude des apparences des corps traduit l’opération elle-même de métamorphose des ancêtres, qui est à l’origine de la diversité des couleurs et des animaux et non de celle d’une espèce singulière. Le mythe ne décrit pas tant la métamorphose corporelle des ancêtres que leur métamorphose sur le plan chromatique.

Les peintures et les parures ne sont pas chez les Yanomamis l’expression d’une hiérarchie de statut comme chez les Caduveo qui avaient été étudiés par Lévi-Strauss, d’une appartenance à […] un clan ou un totem personnel, mais elles imagent pourtant cette distinction des apparences des êtres des temps mythiques. Elles signifient donc l’acte appréhendé dans sa totalité et surtout, son efficacité, celle d’induire la prolifération.

En effet, l’action des ancêtres autorise une discrimination des espèces, une discrimination et une diversification, c’est aussi une multiplication des espèces. Elle procure ainsi les moyens d’une propagation des êtres. Donc cela rejoint les analyses précédentes que j’avais faites au sujet du sang des meurtres, dont celui d’Opossum qui est le parangon. Le sang d’Opossum constitue la substance vitale dont, à partir de l’un : à partir du sang et des entrailles d’Opossum, des substances d’Opossum, les ancêtres ont fait du multiple. Ils sont devenus toutes les espèces animales existantes. Donc, c’est cette affaire de multiplication : comment à partir de l’un faire du multiple. C’est cette question-là, cette logique-là.

Pour éclairer maintenant l’origine des motifs que les Yanomamis dessinent sur leur peau, c’est à un autre épisode de la mythologie qu’ils font appel, celui dans lequel, [Omaeu], leur ancêtre mythique, aperçoit une femme dans une lagune.

Il est instantanément séduit par sa beauté. Il s’agit de la femme-anaconda. Il va tomber tout de suite sous son charme. Il va vouloir l’attirer et l’attraper pour la prendre pour épouse ; donc pour la faire sortir de l’eau, il va lui jeter des charmes comme je vous avais expliqué la dernière fois, des charmes de sorcellerie qui sont en fait des charmes de séduction ; elle va finir par apparaître, sortir de l’eau et il va l’attraper.

En fait, elle est la mère de tous les Yanomamis. Elle incarne la beauté physique, elle est le modèle des décorations corporelles. C’est la raison pour laquelle tous les descendants d’[Omaeu], donc le démiurge, vont ensuite essayer les peintures des anacondas. En fait les anacondas sont la matrice. Voilà un anaconda et vous voyez ces espèces de ronds qu’ils ont sur le corps, c’est exactement le dessin que se font le plus fréquemment les Yanomamis quand ils dessinent les ronds mais pas seulement. Voilà une peau de boa. C’est beaucoup plus compliqué.

Ce sont ces peaux de serpent en général, qui sont la matrice de tous les dessins, les designs que vont faire y compris des tribus qui en font d’extrêmement complexes demandant beaucoup de virtuosité ; ils procèdent de la peau des serpents, elle est la matrice des designs.

La beauté des motifs déclinés sur la peau des anacondas est soutenue par l’idée que les arcs-en-ciel qui selon nous font apparaître les couleurs du prisme par la réfraction, la réflexion du soleil dans les gouttes de pluie, sont, pour les Yanomamis, l’émanation lumineuse du monstre aquatique qui n’est rien d’autre - ils pensent que les arcs-en-ciel sortent de la bouche du monstre aquatique -, ni plus ni moins que le père de femme-anaconda venue de l’eau comme je vous l’ai dit. La lumière de l’arc-en-ciel émane de l’anaconda, on voit bien comment tout cela se rejoint.

Les motifs en eux-mêmes, comme on les retrouve souvent dans les tribus en Amazonie, sont en nombre limité. Par exemple, moi je n’en ai pas décompté plus d’une vingtaine et c’était ainsi dans de nombreuses tribus. Ils se composent essentiellement de traits sinusoïdaux, horizontaux, verticaux ou croisés, de points, d’arcs de cercle, de cercles pleins, vides ou intégrant un autre des motifs. De grandes surfaces sont pleines. D’autres laissent apercevoir un motif en négatif sur un fond de couleur, souvent des lignes sinueuses dessinées avec les doigts. Pour ces lignes-là, ils vont peindre d’abord en rouge, mettons, ou en bleu genipa, et ils vont passer comme cela la main, les sinusoïdes avec les doigts. Les dessins ne sont pas figuratifs.

Ils sont nommés en fonction de la forme du tracé : pointillé, rayé, courbe ou des parties du corps ou du visage, sang foncé, rouge, strié. Le sujet va indiquer à celui qui le peint… parce qu’ils se font aider pour être peints, ils n’ont pas de miroir, je vous le rappelle, donc ils se peignent même tout seuls en faisant bouger le visage : ils vont faire comme cela, ce n’est pas le doigt qui dessine sur le visage comme nous pourrions le faire, on va se dessiner etc. en gardant le visage fixe. Eux, c’est le contraire, c’est le corps qui bouge, le visage qui suit le tracé du doigt. Ils prennent aussi de petits bâtons, parce qu’il y a des peintures où ils font des choses plus délicates, avec ces petits bâtons.

Donc celui qui va se faire peindre dit à celui qui va le peindre quel type de motif il veut, pointillé, rayé, courbe, etc. et s’il veut un visage froncé, un visage strié, avec un pointillé etc. Ils disent aussi qu’on se peint, qu’on peut demander à être peint comme le cervidé, le puma ; l’ara quand on se rougit entièrement d’abord et comme un Jaguar quand on se tigre, quand on fait les fameuses sinusoïdes.

Les informateurs ont soin aussi d’expliquer que les motifs du visage ne sont jamais les mêmes que ceux en principe du corps. Et, je vous le répète, il n’y a pas d’identification avec l’animal dont ils imitent les motifs. Ajoutons que les motifs ne sont pas sexuellement différenciés et qu’ils ne servent pas à marquer le genre. Les hommes, ce sont les chasseurs, ce sont eux qui vont aller chasser les oiseaux qui vont fournir les plumes et ils vont fabriquer avec ces plumes des parures, des parures d’oreilles et des parures de bras, etc. Mais les femmes peuvent les emprunter. La jeune fille qu’on a vue tout à l’heure avec les plumes bleues aux oreilles, ce sont typiquement les hommes qui les portent très souvent mais elles, elles les portent aussi. Hommes et femmes aiment porter des fleurs aux oreilles par exemple. Il n’y a pas en réalité d’exclusivité, même si les uns portent plus souvent tel type de parure que d’autres. Les femmes aussi portent beaucoup de gros bouquets de feuilles fraîches, qui sont fraîches au départ dans les oreilles, puis qui vieillissent et qu’elles gardent plusieurs jours parce qu’elles finissent par tomber et qui sentent très fort, qui sont en fait des parfums. Mais un jour, on peut trouver un homme avec la même chose, il n’y a pas de marqueurs de genre.

Selon des informateurs chamans, c’est [Omaeu] lui-même, donc l’ancêtre mythique des Yanomamis, qui a lui-même tracé sur une falaise ces signes que les Yanomamis imitent toujours aujourd’hui. L’un d’eux signale que ces dessins [Omaeu] les a laissés pour que les générations suivantes puissent les voir. On sait qu’il y a des pétroglyphes sur les rochers et notamment des sinusoïdes de cette manière dont les Yanomamis se font les dessins, les mêmes choses, les mêmes sinusoïdes. Ce ne sont pas eux qui les ont faits, qui les ont gravés dans les rochers, ce sont des tribus précédentes, plus anciennes. Mais eux disent que c’est leur démiurge qui a laissé ces marques puisque certains ont vu ou ont rapporté qu’ils avaient vu ces marques.

Le Chaman qui me parlait de ces marques, je ne pense pas qu’il les ait vues lui-même, mais en revanche il était allé une fois à Caracas, et il m’a dit qu’[Omaeu] le démiurge avait fait ces marques sur le rocher comme à Caracas les étrangers possèdent un musée. Il établit ici un parallèle entre les œuvres d’art qu’on expose dans nos musées et les dessins laissés sur les rochers. Mais remarquons quand même que les dessins d’[Omaeu] ne sont pas comparés à l’art des musées, c’est l’art des musées qui est comparé et qui sous-tend l’action d’[Omaeu], de laisser des graphismes derrière soi pour mémoire, pour être vu par les successeurs. Un programme qui inclut la reproduction des dessins pour la transmission d’un savoir donc bien sûr, ce n’est pas tout à fait ce que nous on entend par un musée. Mais lui a compris, quand on l’a amené dans un musée, que c’était pour faire connaître aux générations futures, pour qu’ils répètent les mêmes motifs et les mêmes dessins. Donc c’est son interprétation et c’est intéressant de comprendre comment il a compris l’art des musées.

Effectivement, la falaise où se trouveraient les motifs de peinture en question, il la dénomme le monde des dessins, la montagne des dessins par [Omaeu] le démiurge. Or chacun des affleurements rocheux de la forêt, les falaises rocheuses, je vous l’ai déjà dit, qui servent de loges aux esprits, ont été nommés par [Omaeu] au cours de son grand périple mythique etc.

Leurs noms constituent le lexique du savoir ancestral, un savoir considéré comme étant commun à tous les Yanomamis. Ce sont ces noms, les noms donc de ces falaises, de ces montagnes, on va dire, qu’égrènent inlassablement les chamans lorsqu’ils chantent leur long apprentissage consistant à accroître toujours davantage leur connaissance des noms des falaises aux esprits.

Quand ils font leurs appels aux esprits, ils décrivent tel rocher, telle montagne pour faire venir l’esprit. Je ne sais pas si vous vous rappelez que, la dernière fois, je vous avais montré des dessins faits par un jeune chaman. Il avait fait toutes ces montagnes et avait essayé de montrer comment chaque esprit qui était sur des montagnes venait à lui, cette histoire. Et je vous avais montré que le long du chemin des esprits, il avait dessiné à chaque fois les montagnes qui sont chacune l’objet d’une histoire particulière et d’un esprit particulier. Ce sont ces noms, donc d’esprits, et ces noms de montagnes qui constituent le savoir chamanique et le savoir des Yanomamis.

La relation entre les peintures, la connaissance ancestrale et les esprits a, petit à petit, bien avancé. Ainsi, comme on l’a vu, leur relation à la sexualité, à la beauté, l’attraction, la séduction, le désir et la reproduction, pas dissociable de la sexualité, de l’alliance et de l’engendrement car le même chaman poursuit : « Avant, quand ils ont découvert l’existence de tous les dessins sur la montagne, les ancêtres se sont les premiers peints avec du sang. Ils se sont faits beaux. Quand ils étaient tout rouges, déjà, ils ont alors pensé, je ferai l’amour. Aujourd’hui, ceux qui se peignent, se font beaux, pensent, attends un peu, je ferai l’amour. Lors des fêtes, c’est encore comme cela qu’ils font, on pense toujours comme pensaient les premiers qui se sont peints, c’est-à-dire quand ils se peignent pour aller à la fête, ils pensent qu’ils vont séduire et faire l’amour ». Lorsqu’on se réfère à ces ancêtres, on les appelle « ceux du roucou », toujours la plante que je vous ai montrée.

C’est une manière de les appeler puisqu’on ne peut pas appeler directement les gens ni les choses, et donc on emploie toujours des métaphores. Les ancêtres sont appelés « ceux du roucou », « ceux, donc, du pigment rouge », ce qui montre la relation intrinsèque entre les peintures corporelles, les marques sur le corps et le discours des ancêtres. Quant au rocou lui-même, c’est à une femme très séduisante [Yahouari] que les Yanomamis doivent sa découverte et celle de ses vertus colorantes et odorantes. Près d’un grand fleuve [Yahouari] remarque un arbre qui semble couvert de sang. L’image originelle de ceux qui se sont peints avec le sang s’était incarnée dans l’arbre. S’approchant, elle hume les fruits de l’arbre. Hum, elle perçoit la fragrance puissante et délicieuse qui s’en dégage. Elle est émerveillée par la puissance de leur parfum vanillé. Elle décide alors de peindre son corps avec leurs graines rouges afin d’embellir sa peau. C’est ce que font depuis les Yanomamis. En réalité, [Yahouari] est un double de femme-anaconda, c’est la femme belle par excellence. Elle est magnifique, c’est la beauté par excellence.

Alors, en contraste avec les peintures réalisées à l’aide du roucou, la chromatique yanomami fait aussi appel à la couleur noire. Cette couleur noire est la symbolique des peintures de guerre et des marques de deuil.

Lorsque les Yanomamis partent pour accomplir une incursion guerrière chez leurs ennemis, les guerriers ont en effet coutume de noircir leurs corps et leurs visages. Cette couleur est obtenue grâce à du charbon de bois qu’ils écrasent entre les paumes de leurs mains. L’idée, dans ce cas, est de rester obscur pour ne pas apparaître dans les rêves de l’ennemi. Et dans la réalité, il s’agit de s’embellir, de se parfumer et d’être attirant.

C’est la couleur de la non-lumière par excellence. Le noir n’apparaît pas dans l’arc-en-ciel, l’émanation lumineuse de l’anaconda mythique, le monstre aquatique. C’est la contre-couleur, on va dire, le noir.

Les Yanomamis portent également des marques noires sur le visage lorsqu’ils sont frappés par le décès d’un parent. Ces tâches sont exhibées au niveau des pommettes, de grosses tâches ici, comme de la laque noire, qui est un secret de fabrication. Vous n’obtiendrez jamais qu’ils vous expliquent comment ils les font parce que, en réalité, ce sont les pleurs. Quand les Yanomamis pleurent les morts, ils collent les larmes ici, et ce sont ces larmes qui sont censées faire cette couleur noire. Alors évidemment, quand ils pleurent, ils pleurent beaucoup : ils collent toujours en pleurs, et puis on touche en même temps les charbons de bois etc. ; cela met du noir mais je peux vous garantir néanmoins que ça ne fera jamais les belles couleurs bien laquées, bien brillantes qu’elles ont sur les joues. Je n’ai jamais pu leur faire dire, personne n’a jamais pu leur faire dire comment elles le fabriquaient. C’est un secret parce qu’effectivement, c’est censé être les larmes ; donc ça ne peut pas être, on ne peut pas dire quoi que ce soit d’autre. Je pense qu’elles le font en cachette la nuit, je ne sais pas. On peut penser à plusieurs matières qui donneraient cette laque noire, mais officiellement et comme on ne peut pas parler des morts, on ne peut pas non plus les interroger dessus, donc c’est très difficile vraiment de savoir comment c’est fait. C’est un secret.

En revanche, au niveau du mythe, on sait d’où provient cette couleur, là, il n’y a pas de problème, les Yanomamis expliquent pourquoi ces pommettes sont le signe de la mort, le signe des pleurs : ce sont en fait les meurtres qui vont être accomplis depuis que les Yanomamis ont tué Hocco.

Hocco, j’y reviens, c’est cet animal qu’on a vu là, le dindon noir qui est l’esprit de la nuit. Ses plumes caudales, donc ces plumes là sont celles qu’on empêne aux flèches. Les flèches font deux morceaux de plumes et c’est ce qui permet de leur donner la portance ; elles sont faites avec les plumes de cet oiseau-là.

Et, en réalité, à l’origine, de ces plumes de la queue d’Hocco, c’est singe capucin qui a fait ces flèches. Il a fait les premières flèches avec ces plumes qui servirent à chasser ensuite les animaux et à se décocher des flèches les uns contre les autres. Depuis les Yanomamis imitent ces ancêtres animaux qui avaient fait ces flèches. Ils font toujours l’empennage de leurs flèches avec les plumes caudales noires du Hocco. Flèches qui servent également toujours à tuer les Yanomamis et entraînent les cycles de vengeance.

La couleur de geai des caudales de Hokko, l’esprit de la nuit, sera le modèle original de la marque des pleurs occasionnés par les deuils dont ils pâtiront dorénavant.

Là, c’est l’apparition de la mort aussi : avant, on ne mourrait jamais, on vivait éternellement et on ne dormait pas. Il y avait le jour éternel, il n’y avait pas la nuit, etc. Et c’est quand ils vont tuer Hokko - rappelez-vous que c’est aussi l’animal dont je vous ai parlé qui est au bout du monde, là où je vous avais montré les deux ailes de l’Hocco qui terminent là où les chamans ne dépassent pas ; là, c’est la nuit, c’est la mort ; si on passe là-bas, on meurt. Donc, la vision du cosmos est aussi, au final, une nuit éternelle.

Singe-capucin, si j’arrive à vous le trouver, voilà, c’est lui : il est noir. Son acolyte aussi, le singe atèle, est noir, et donc ce sont les deux qui ont fabriqué les premières flèches, qui ont fléché les premiers et les animaux et les yanomamis, qui vont se flécher à leur suite. Ils se sont donc noircis pour aller en guerre et c’est pour cela que les Yanomamis se noircissent toujours maintenant lorsqu’ils vont en guerre, lorsqu’ils font aussi les raids de sorcellerie, qui sont mortelles dont je vous ai déjà parlé, ainsi que de cette façon de se mettre tout noir quand on veut dans les fêtes symboliser la menace, la mort etc.

Dans le cadre du symbolisme des couleurs, le rouge et le noir s’opposent, mais de façon complémentaire, et les deux confinent à un symbolisme général. La couleur noire, les peintures de guerre, les marques de deuil, les plumes de Hocco, l’empennage des flèches, figurent le passage de la vie à la mort. Elle est le signe de la mortalité. Elle représente la mise à mort. Mais la mort donne la vie. La couleur rouge, les peintures d’allégresse, le roucou, le sang d’Opossum, le sang des meurtres, le sang des règles et de la parturition figurent le passage de la mort à la vie. Elle est le signe de la vitalité et de la sexualité. Elle représente l’engendrement.

 

Maintenant, comme je vous l’ai annoncé, je vais aussi faire un rapport entre, donc, la relation logique que font les Yanomamis entre les peintures corporelles, le savoir et l’engendrement parce qu’il y a effectivement une relation entre ces trois choses et cette relation passe par l’agentivité de l’image.

Je fais ici appel à l’agentivité, c’est une manière de traduire en français ce qu’un auteur anglais appelle agency, qui est l’intentionnalité. Il a montré…, son livre a été traduit en français, c’est Anthropologie de l’art dans le titre anglais, en français, L’art et ses agents. Une théorie anthropologique, paru à Bruxelles aux Presses du réel, en 2009. Depuis, évidemment, on a remplacé le mot « efficacité symbolique », tout ce qu’on appelait avant « efficacité symbolique », « l’intentionnalité », par le mot « agentivité ».

Les peintures ne sont pas simplement convoquées pour leur beauté et pour signifier des êtres ou des événements. Elles sont également appelées à avoir une puissance d’action, à agir. C’est cela l’agency. Dans l’acte de se peindre, le corps est le support de peinture qui sert de relais de transmission des chants des esprits et au-delà de leur « agentivité ». Les peintures dont le corps est le principal support sont la représentation diachronique de l’action des ancêtres, de leurs esprits et de leur efficience, de leur transformation en esprits, dont les paroles leur parviennent sous forme de chants.

Les matériaux recueillis permettent de comprendre que les peintures en elles-mêmes ont une agentivité, une faculté à produire un effet qui consiste à stimuler la perception sonore des voix des esprits.

C’est cela le fin mot de l’affaire. Pourquoi se peint-on ? Pour arriver à percevoir la voix des esprits et les chants des esprits. La réalisation des peintures qui est associée, comme on l’a vu, aux êtres des temps mythiques, l’est également à leur parole. Lorsque, plus tard, les ancêtres animaux sont devenus des esprits - je vous ai expliqué qu’ils sont devenus des animaux et qu’ensuite leurs âmes sont devenues les esprits -, leurs paroles ont été se loger dans l’arbre des chants des esprits. Donc, il y a un arbre qui s’appelle l’arbre des chants et dans ses feuilles - qui sont décrites comme ayant l’apparence lumineuse de parures de plumes caudales de perroquets verts, donc ces plumes vertes que je vous ai montrées tout à l’heure - sont contenus tous les noms, tous les mots connus par les esprits. Le feuillage de l’arbre des chants concentre ainsi tout le savoir de la forêt, légué aux Yanomamis par les ancêtres. Ce sont ces chants qui parviennent au chaman et que les chamans chantent, apprennent, apprennent, apprennent, et que, depuis tout petit, chacun sur soi en se peignant va devoir percevoir et pouvoir percevoir.

La pratique de l’embellissement permet précisément d’accéder à cette langue du savoir. Les peintures constituent le moyen de se connecter avec les paroles des esprits qui parviennent jusqu’à eux sous forme de chants. Elles favorisent la mise en relation avec le savoir des esprits plus encore que la vision des couleurs et de motifs par autrui. Il s’agit au premier chef de la personne qui porte les peintures. Ce n’est pas tellement celui qui va regarder les peintures, mais c’est celui qui les porte. C’est cela qu’il faut comprendre, c’est le porteur.

Donc j’essaie de terminer, de vous donner la substantifique moelle de ce que représentent ces peintures sur la personne elle-même. J’essaie de vous expliquer que ce n’est pas tant pour être regardée - d’où ce que l’histoire de la mécompréhension du musée réside là -, que pour ce que la personne peinte elle-même va pouvoir entendre les paroles. Bien sûr, pour les autres c’est important aussi parce que cela leur rappelle à eux-mêmes ce que signifient ces peintures et c’est pour cela qu’ils les pratiquent tous les jours ou quasiment tous les jours : on se peint, on se peint, se repeint, et ne jamais cesser de se peindre.

Si la mise en relation avec le savoir des esprits signifie que les Yanomamis veulent capturer la parole des esprits, les chamans donc imitent les esprits qui sont beaux afin de capter leurs paroles conservées dans l’arbre des chants ; les jeunes, qui ne sont pas conscients forcément de cela, peignent leurs bouches, leurs visages et se parent. En réalité, on leur dit de se peindre et on les fait se peindre et évidemment, ce ne sont que les chamans aguerris qui sont capables de comprendre à quoi correspond toute cette affaire.

La dimension cognitive des peintures dont les corps sont les supports est en effet capitale. Les peintures corporelles sont incluses dans une vaste chaîne de relation. Activité en apparence cosmétique et ludique, l’action de décoration fait lien entre les hommes et les ancêtres, entre les hommes et les entités du cosmos.

Elle agit comme un stimulus dans la mise en relation que les humains cherchent à établir avec les esprits afin d’entendre leurs voix, de reproduire leurs chants et de préserver ainsi le savoir détenu par les esprits, âmes des ancêtres. Ce n’est qu’ainsi que les esprits continueront de susciter la germination et la fructification des espèces végétales, la prolifération des espèces animales et la fécondation des humains. Si les Yanomamis ne traçaient pas de motifs colorés sur leurs corps, ils n’entendraient pas les esprits et donc ils ne chanteraient pas eux-mêmes. Ils ne pourraient pas reproduire ces chants. S’ils ne chantaient pas les chants des esprits, les esprits ne le feraient pas eux-mêmes parce que les esprits, quand ils entendent les humains chanter, se mettent eux-mêmes à chanter, etc. Et à ce moment-là ils s’excitent et ils fécondent eux-mêmes les êtres de la forêt et des jardins. Ce sont des esprits qui fécondent les bananiers, qui fécondent les abeilles, qui fécondent toutes les… les arbres à fruits etc. de la forêt. S’ils ne faisaient pas cette activité et de peinture et donc de chant, et qu’ils n’excitaient pas les esprits, les plantes de la forêt et les jardins n’auraient plus de fruit, les animaux n’auraient plus de progéniture, les humains n’auraient plus d’enfants. La vie s’éteindrait.

On découvre par-là que le complexe des couleurs et des peintures rejoint la problématique de l’engendrement et de la génération de la vie que nous avions rencontrée au sujet des sessions de chant relatives aux fêtes cérémonielles et à propos du sang des meurtres et du sang des règles et de la naissance. Les peintures, produits de couleurs, sont un stimulus permettant et participant d’un enchaînement d’actions et de réactions qui sont au cœur d’un processus de création. Elles stimulent l’excitation, elle-même stimulus pour la sexualité. Elles stimulent la perception et la reproduction des chants, lesquels suscitant et en même temps reproduisant l’excitation des esprits des plantes, stimule l’excitation des humains et des animaux qui eux-mêmes vont reproduire.

On a là donc une théorie native de la connaissance, ce que l’on peut appeler une ethno-épistémologie, qui permet non seulement de penser à partir de nos connaissances comment l’art corporel, les designs et les couleurs servent de signes pour faire mémoriser du savoir et les connaissances ancestrales, épisodes mythiques et au-delà, chants d’esprits qui sont la base de la culture savante des Amazoniens, mais également de comprendre comment les sociétés pensent la manière dont s’effectuent ces phénomènes de mémorisation et d’apprentissage des savoirs. Les couleurs, les dessins qui alimentent l’art en général et l’art corporel en particulier sont, avec les énoncés, les signes du rituel conçus comme un moyens de stimuler les capacités cognitives des humains afin de pouvoir entendre la langue du savoir. Le savoir n’est pas détenu par les humains mais par des entités socio-cosmiques dont il importe de capter indéfiniment les paroles pour sauvegarder l’univers en générant les humains, la flore et la faune.

Je vais m’arrêter là pour cette partie. On va essayer de retrouver tout cela maintenant sur les images, et puis vous pourrez poser toutes les questions.

Je vais vous remontrer les images de parures à la fois dans le quotidien et puis à la fête et lors des sessions etc. de chamanisme.

Ce sont d’abord des peintures quotidiennes, elles peuvent se faire à tout moment. Vous voyez que les enfants sont aussi parés. Là, vous voyez, elle a mis beaucoup de fleurs, de feuilles dans ses brassards et dans ses oreilles. Vous voyez aussi toujours le labret, les labrets et le bâton nasal qu’elles ont dans le nez. Là, on voit l’enfant qui est peint et sa mère. Les labrets, oui. On va voir le percement, j’ai l’image d’un percement. Cela, c’est pour montrer que des femmes plus âgées aussi peuvent se peindre. Elle est très coquette, elle, parce qu’elle a mis des bouts de plumes au bout de ses labrets. Voici des jeunes garçons, ce n’est pas pour la fête, c’est tous les jours cela.

Là on voit, que eux ont voyagé, ils sont sales, ils ne sont pas encore lavés, ils ne sont pas encore parés, mais vous voyez qu’elle a toujours quand même des perles dans les oreilles, un bout de labret qui traîne…, un bout de bâton nasal. Eux sont sur un chemin, ils viennent de travailler, ils ne sont pas du tout parés pour paraître. Cela, c’est dans la maison, elle a un bâton nasal grand comme ça, qui est spectaculaire. Là, les fameuses plumes d’oiseaux qui sont chassés par les hommes dont je vais vous parler, qui ont la gorge de cette couleur de l’oiseau, cette couleur qui a ce bleu si spectaculaire. Ici les petits garçons.

Vous voyez les sinusoïdes et les petits points-points dont je vous parlais, qui imitent la robe du tigre, mais aussi la robe du boa et de l’anaconda. Ce sont les mêmes dessins.

Là, elle mâchote l’un de ses labrets. Là, elle a les fleurs, les feuilles qui sentent très bons, qui sont fanées déjà dans l’oreille. Là vous avez une image justement du moment où on va faire le trou. Celui-là, c’est celui qui fait le plus mal, pas celui-là, ni celui-là, mais celui dont elles disent que lui qui fait le plus mal. Voyez les petits garçons qui ont les labrets, très jeunes, et les bâtons, les bâtonnets.

Là, vous voyez, à la main, elle a la boule de roucou, les graines de roucou ; quand on en a beaucoup, on les fait cuire et on en fait une crème et une masse qu’on va garder dans des feuilles et qu’on pourra toujours lécher à tout moment pour faire des peintures ; on s’en sert pour les périodes où cela ne pousse pas et pour quand on va faire des visites etc. pour avoir toujours une boule de colorant pour pouvoir se peindre. Puis ce que je vous disais : donc là, c’est une femme peignant une autre femme. Là, ce sont aussi deux femmes se peignant, elles se sont fait le motif rayé sur le corps. Là, c’est une… justement, séance de parure avant d’aller faire la fête cérémonielle ; donc la communauté a voyagé jusqu’à la dernière rivière avant d’arriver à la maison où a lieu la fête. Tout le monde s’arrête, tout le monde se baigne et hommes et femmes, tout le monde ensemble. On commence par peindre les enfants. Vous voyez au sol, là, c’est une couronne de singes, de queues de singe. Il y a des plumes en rouge aussi. Ici, vous avez la couronne de singe et vous avez des plumes.

Là, lui, il est complètement peint parce que c’est le messager, je vous l’avais déjà montré la dernière fois ; lui a vraiment mis le maximum de beaux bouquets de plumes. Là, il a à la fois des queues de toucans qui sont les dernières, et là ce sont des queues de toucans, ici, ce sont des plumes d’aigle, là les fameuses plumes de perroquets verts et ici, les fameuses plumes caudales d’ara qu’il a mises là. Il a mis aussi des plumes blanches de héron et sur la tête, il a la queue de singe, la queue de singe capucin.

Plus le cache-sexe rouge, que, bien sûr, ils mettent maintenant. Avant, ils avaient des ceintures en coton qu’ils fabriquent eux-mêmes et qu’ils peignaient d’ailleurs avec la sinusoïde et des points, ils pouvaient dessiner sur le cache-sexe. Les femmes aussi ont un petit cache-sexe traditionnellement de coton. Elle en a un là d’ailleurs. C’est cela le cache-sexe des femmes. C’est une petite frange qu’elles mettent devant et, derrière, il y a une ceinture ; on peut aussi dessiner des motifs sur les cache-sexes.

Là, il a aussi sa queue de singe autour de la tête et elle,… il va en fait frotter sa tête avec de la banane pour pouvoir lui coller le duvet dont je vous ai parlé tout à l’heure. Là c’est la même, c’est elle qui a le duvet sur la tête. Et vous avez le cache-sexe là.

Là, vous voyez, on a déjà peint pas mal les petits enfants, on leur a mis le duvet sur la tête. Les adultes et les garçons vont se peindre ensuite en dernier.

Je vous l’avais déjà montré aussi, c’est un chaman donc, pour répondre à la question, qui se peint avant de pratiquer sa séance. Là eux sont à l’orée et ils vont attendre pour aller danser. Ici, ce sont des spectateurs qui sont quand même aussi parés. Là, ce sont les hommes : voilà les peintures plus foncées des hommes qui sont plus âgés et ils ont mis ici, vous ne le voyez pas bien, mais il s’est mis un bouc avec un bout de singe pour faire effrayant ; il s’est mis aussi des peintures sur le corps, etc. Il fait partie des aînés qui vont représenter la violence et l’agressivité. Lui a fait des carrés complètement asymétriques, c’est une peinture totalement atypique, justement originale pour faire peur et pour étonner les hôtes. Et vous voyez aussi, il s’est d’abord tout peint enduit en noir et puis après il a fait des sinusoïdes avec les doigts. Lui, a fait pareil sur sa poitrine, il s’est paré et puis il a mis..., il est déjà encore plus âgé.

Donc voilà les fameuses multitudes de peintures et la surcharge de peintures et de couleurs, etc. dont je vous parlais lors de la fête : on va vraiment avoir toutes les couleurs possibles et toutes les plumes et un maximum de décoration. Là, ils ne sont pas très nombreux mais quand ils sont très nombreux, c’est vraiment très impressionnant. Ça, ce sont encore des sarigues.

Maintenant, on a un petit peu de temps pour les questions.

Étudiante : J’ai une autre question quant au motif. La question précédente se référait à un cours précédent mais on a vu la photo là. Elle faisait référence à cette photo où on voit un chaman avec une peinture noire. Là vous nous expliquez que ces couleurs permettent une communication avec les esprits. C’est une communication, j’allais dire verticale, ascendante et il n’y a pas de symbolique par rapport aux gens qui accompagnent le chaman ou même la personne qui se maquille, qui maquille son corps et je voulais vous poser les questions quant aux motifs, vous avez parlé d’une vingtaine de motifs. Visiblement, ce n’est pas l’apanage d’une famille ou d’une tribu, etc. on partage le même ensemble et ce n’est pas du tout morcelé, c’est la création, la créativité de la personne qui se pare, c’est bien cela que je comprends ?

Intervenante : Oui, oui, oui, il y a beaucoup plus de créativité en fait, à partir aussi des parures selon les animaux qu’ils arrivent à chasser. Vous avez vu, je vous en ai montré un par exemple, qui a complètement inventé les bouquets de plumes jaunes qui sont tout à fait originaux. Ils cherchent toujours des choses originales pour ajouter au niveau des parures.

Les peintures, c’est un tout ; c’est justement l’idée que c’est une totalité, c’est un acte qu’ils représentent, donc, le fait de se peindre, quelle que soit la manière, il rappelle ces épisodes mythiques. C’est pour cela que je vous ai dit, plus on est âgé, plus ils se contentent de mettre un peu de rouge pour imiter les esprits, pour les honorer, pour montrer qu’on se fait beau ou qu’on en appelle à cette action mythique. Les jeunes mettent des heures à se maquiller, à se faire de belles peintures, etc. Les plus âgés se contentent d’un vague trait ou se peignent brutalement le torse mais il faut quand même faire quelque chose. On marque toujours cette action, cette action qui signifie tout ce symbolisme dont je vous ai parlé, qui est énorme en réalité. C’est un énorme complexe, donc le moindre petit point de rouge, de roucou, rappelle tout cela, est tout cela.

De ce fait, dès que j’arrivais quelque part, il fallait tout de suite qu’ils me mettent un peu de peinture parce qu’il n’est pas possible que je sois laide sans maquillage sans être comme cela, sans représenter cet aspect aussi fondamental de leur culture. C’est pour cela qu’ils sont toujours peints.

Les Indiens sont toujours peints. Vous le savez, vous voyez assez de films, c’est quelque chose qui est omniprésent quelles que soient les tribus où j’ai été, toujours on se peint, peut-être pas autant que les Yanomamis qui y passent pas mal de temps parce qu’ils ne travaillent pas beaucoup. Pour les autres, on se peint tout le temps, on peint les petites filles, on se peint, et les femmes viennent tout de suite vous mettre un collier. On ne vous laisse jamais sans parure : par exemple, quand moi j’arrive, quand je vais me baigner à la rivière, je suis nue, je n’ai pas de coton, or on doit toujours avoir un bout de coton là, aux chevilles, en haut sous le genou, aux chevilles, ici, un baudrier et, obligatoire, le plus obligatoire de tous, un autour des hanches. Hommes et femmes, même les plus âgés, ont toujours ce fil autour des hanches. Et moi, la première chose qu’elles font, c’est de couper un bout de leurs cotonnades qu’elles ont entrelacées sur la poitrine pour me mettre tout de suite mon lien autour… parce que ce serait…, c’est impudique d’être nue. À partir du moment où on a un fil, on n’est plus nue et donc je ne suis plus nue à partir du moment où on m’a mis mon fil autour des reins. C’est vraiment primordial de se parer. C’est comme de s’habiller. Les habits, d’ailleurs, quand ils ont récupéré les habits des Blancs etc., ce sont des parures. Ce ne sont pas des vêtements pour se vêtir, ce sont des parures. Tout ça est considéré comme des parures.

Étudiante : On voit qu’il y a toute une organisation, une organisation sociale finalement… autour de ces gens qui les relie autour de rituels, autour d’une pratique qui est une pratique quotidienne, comment va-t-on sauvegarder tout ça ? Est-ce que ce n’est qu’une mémoire maintenant parce qu’il y a une influence du monde actuel. Comment, comment peut-on sauvegarder toutes ces pratiques, toutes ces civilisations-là ?

Intervenante : Déjà, il faut les laisser vivre et leur octroyer leur territoire. Ensuite, bien évidemment, on fait tout pour conserver leur culture. Eux-mêmes aussi font beaucoup maintenant. De plus en plus maintenant, quand ils vont dans les meetings internationaux, ils en font même un peu trop, ils mettent les plumes, ils mettent les peintures parce qu’ils se sont rendu compte que ç’avait de la portée, mais ce n’est pas cela qui va faire que cela se conservera sur place. Mais sur place, les peintures continuent même s’ils s’habillent etc… ils continuent toujours d’avoir des peintures, des décorations, des parures. Pensez aux Indiens d’Amérique du Nord, ils n’avaient pas toutes ces perles de verre et puis ils ont fait ensuite de magnifiques habits entièrement brodés de perles. C’est difficile de faire disparaître ce qui est le cœur même de la société. Il faudrait qu’il n’y ait plus d’Indiens pour qu’il n’y ait plus de peintures. C’est tellement le cœur et le fondamental de leur société. Quant à les conserver évidemment il ne faut pas voter Bolsonaro. C’est compliqué et, évidemment, on s’emploie à réclamer la préservation de leur territoire mais ce n’est pas gagné, comme vous le savez.

Étudiante : Oui, merci, oui. Merci beaucoup pour votre intervention qui était très belle, merci.

Intervenante : merci

[…]

Étudiante : S’il vous plaît, je voudrais savoir si quand il y a des saisons chaudes ou des saisons froides, ils continuent avec les peintures à se présenter nus ?

Intervenante : Oui, bien sûr, chez eux il n’y a pas de telles différences de chaleur. Il y a la saison chaude et pas la saison froide, c’est la saison des pluies qui, elle, est encore plus chaude donc bien sûr, ils sont toujours nus, mais la nuit on a le feu pour se chauffer dans le hamac. Ils se peignent et les corps sont peints, et ils sont nus normalement en permanence ; des Indiens en Amazonie sont nus.

Étudiante : On n’a pas trop parlé du mariage, qu’est ce qui est interdit, pas interdit ? est-ce que c’est assez…, très structuré ? ou il n’y a pas de règle particulière ?

Intervenante : Il y a des archi-règles, au contraire, c’est très très, c’est très, très régulé. Si, je vous en ai parlé au tout début, à la première séance, mais je n’ai pas trop voulu vous ennuyer avec cela.

Je vous ai dit qu’il y avait un système de parenté, que tout le monde était appelé par un terme de parenté, qu’on n’employait pas les noms personnels, cela je vous l’ai expliqué l’autre fois. Mais, la première fois, j’ai expliqué qu’il y avait un système de parenté, que tout le monde s’appelait par un terme de parenté. Qu’il n’y avait que des pères, des mères, il n’y a pas de tante, il n’y a pas d’oncle. Il y a des pères, des mères, des frères, des sœurs, des fils, des filles, des grands-parents, des petits-enfants, et, de l’autre côté, il y a des beaux-pères et belles-mères, toujours pas de tantes et toujours pas d’oncles, des époux et des épouses - qu’on n’épouse pas forcément mais à qui on dit « épouse », à qui ont dit « époux ».

Vous avez plusieurs hommes à qui vous pouvez dire « époux », ce sont les épousables, ce sont ceux-là que vous pourrez épouser. Ceux à qui vous dites « frère », vous ne pourrez pas les épouser. Je vous avais expliqué qu’il y avait une conception de l’inceste extrêmement plus large que chez nous et qu’ils étaient hantés par cette question de l’inceste.

Effectivement, la moitié en gros, pour faire court, la moitié des femmes sont possibles pour un homme et l’autre moitié est interdite. Donc on ne se marie qu’avec ceux qu’on appelle « les alliés ». Il faut que les parents soient des beaux-pères et des belles-mères de la jeune femme si on est un homme et si on est une femme, il faut que l’époux en question, qu’on appelle époux, ses parents soient des beaux-pères et des belles-mères dans la classification, c’est une classification. Donc la moitié des gens sont possibles, la moitié ne le sont pas. Cela, c’est pour la même génération, mais vous ne pouvez pas normalement vous marier avec un beau-père, une belle mère, avec une bru ou une belle-fille, ni avec un fils, ni avec une fille, ni avec un père, ni avec une mère. Donc cela fait beaucoup de gens. Les épousables, ce qu’on appelle, nous, les « épousables » dans le jargon anthropologique, on n’en a jamais assez et on cherche à en fabriquer toujours plus et on est obligé, parfois, d’aller plus loin pour en chercher parce qu’ils aiment bien se marier près.

Oui, il y a des règles très formelles pour se marier. Qu’est-ce qu’on appelle une épouse ou un époux et non pas un frère ou une sœur, dans mon système ? : c’est un système croisé, c’est-à-dire que si la mère a un frère, il ne s’appelle pas un « oncle » chez eux, le frère de votre mère, c’est un beau-père parce que les sexes croisent entre le père et la mère. De la même manière, du côté de votre père, s’il a des sœurs, ces sœurs-là, ce sont des « belles-mères ». Tous leurs enfants vont être épousables entre eux, filles et garçons.

La mère, si elle a un frère, qui est un « beau-père », tous les enfants de ce beau-père sont des épousables avec vous. Le père, s’il a des sœurs, tous les enfants de ses sœurs, des filles et des garçons, sont des épousables avec ses filles et ses garçons, selon le sexe. C’est un système croisé.

[…]

Intervenante : C’est un système de parenté, donc on n’a pas d’oncle, on n’a pas de tante, on n’a pas de cousin. Alors bien sûr, on appelle cela le système de mariage entre cousins croisés dans notre système de description, mais moi je me bats pour qu’on arrête de dire cela parce que tous les cousins croisés ne sont pas des épousables.

Il y a certains cousins croisés qu’on peut épouser, d’autres pas donc il faut changer de vocabulaire définitivement. Il faut dire qu’on a, on appelle cela des consanguins : les pères, les mères, les frères, les sœurs, les fils, les filles sont des consanguins. Les beaux-pères, les belles-mères, les époux, les épouses, les belles-sœurs, les beaux-frères, les brus et les gendres sont des affins. On a une bipartition du monde en alliés, consanguins. Et c’est là, et à chaque génération qu’on peut se marier, ça tricote énormément. Vous avez toujours des épousables et toujours des interdits, toujours des consanguins que vous ne pouvez pas épouser, et aussi des affins, deux générations différentes que vous ne pouvez pas épouser. C’est plus large que chez nous. Parce qu’on est dans une société restreinte, on n’est pas dans une société de grand nombre comme nous le sommes. Les interdits sont très formels pour le mariage.

Étudiante : J’avais une question par rapport à leur intimité. Vous parliez du fait qu’une seule petite ceinture de coton suffisait à les habiller. Comment vivent-ils cette intimité, par exemple, notamment dans leur sexualité, puisque vous dites que faire beaucoup d’enfants, c’est très bien. Est-ce que, par exemple, le moment des règles il y a un temps après pendant lequel la femme est considérée comme impure ? Enfin, comment, vu qu’ils partagent une maison qu’ils ont tous a priori tout en commun, comment cela se passe ?

Intervenante : Ils ne sont pas nus, comme je l’ai expliqué, ils ne sont jamais nus. La femme qui a ses règles, elle est assise. C’est « la femme assise », comme je les appelle, c’est génial, pendant sept ou huit jours vous ne faites rien, vous êtes assise. Vous n’allez pas travailler, vous n’allez pas chercher l’eau, vous n’allez pas chercher le bois. En fait ce sont des parentes, des sœurs, des belles-sœurs qui vous l’amènent, et à charge de revanche. Elles restent là. En fait, elles ne font pas rien parce qu’elles surveillent en même temps la maison quand les autres sortent etc. mais oui, elles ne font rien, elles sont au bord du feu, elles peuvent griller quelques bananes, rien, on ne fait rien. En revanche, pour dormir c’est moins drôle parce qu’on reste assise, elles s’appuient sur le hamac pour dormir et elles ne remontent dans le hamac que quand c’est terminé. Mais, là aussi, je reprends un terme, le terme « impureté » : il n’y a aucune impureté. Il n’y a pas cette notion de pureté, d’impureté, ce n’est pas propre, c’est sale, ça sent mauvais, mais n’empêche qu’elles le font en plein milieu du foyer, elles ne sont pas... Dans beaucoup de tribus, on les a mises maintenant dans des petites cabanes à l’extérieur, elles vont faire leurs quelques jours de règles dehors. Là, elles sont en plein milieu de tout le monde, je veux dire qu’il n’y a aucune forme de… Alors évidemment, quand on a travaillé dans d’autres petites sociétés, cela heurte, mais là vraiment, c’est pour ça que je dis, il n’y a vraiment pas cette notion de pureté et d’impureté qu’on trimballe dans beaucoup, beaucoup de cultures quoi, il n’y a pas cela il n’y a vraiment pas cela.

Étudiante :Jje parlais aussi de leur intimité par rapport à leur sexualité, c’est à dire comment..

Intervenante : Oui, la sexualité, ils sont très pudiques en fait. Les femmes ont beau, pour nous, être nues, mais elles, elles sont habillées puisqu’elles ont leur fils de coton, etc., elles sont toujours assises à terre avec les jambes croisées, elles sont toujours dans le hamac, avec les jambes croisées.

Par exemple, moi, évidemment, j’avais des habitudes corporelles qui n’allaient pas du tout parce que j’avais des pantalons et j’étais capable pour assister à des heures de rituel de m’asseoir à la turque. C’est une très mauvaise chose, ils étaient affolés parce qu’évidemment, j’avais une position totalement indécente pour eux, les femmes jamais. Et c’est aussi pour ça que… elles ne grimpent pas aux arbres. La pudeur est contenue à la vulve, on ne doit jamais voir la vulve d’une femme, et je peux vous dire qu’on ne la voit jamais. Elles ont beau être nues, vous voyez le sexe comme on dirait chez nous, mais on ne voit jamais la vulve et c’est là que ça se loge. Et les hommes, de leur côté, ont le sexe attaché. C’est-à-dire que le sexe est au bout attaché avec le fil de coton et remonté et attaché au fil de la ceinture. Donc pareil quand ils vont uriner, etc. vous ne voyez jamais … ce qu’il ne faut pas voir : pour eux, c’est le gland, on ne doit jamais voir le gland d’un homme. Vous voyez le prépuce, toujours, ils vont faire pipi à travers le prépuce, on ne voit jamais le gland. Et on fait pipi les uns devant les autres, enfin, on s’écarte, mais… les femmes vont, on ne va jamais faire pipi seul parce qu’on ne doit pas aller en forêt seul et on ne doit jamais aller faire, les hommes ne vont jamais seuls non plus. Donc on va toujours en groupe et tout le monde se met sur un tronc d’arbre pour ne pas se regarder. Parfois, c’est juste pour accompagner, on n’a pas besoin de faire ses besoins, mais on s’assoit ou on s’accroupit de la même manière pour accompagner la personne. Mais on ne regarde pas. Voilà donc c’est très pudique, c’est très codé.

Quant aux relations sexuelles, moi je n’ai jamais vu, ni entendu, toutes les années que j’ai vécu et dormi avec eux de... Ils ne font pas cela dans la maison et les couples font cela quand ils sortent en forêt dans la journée, quand ils vont en collecte ou quand ils vont au jardin, donc c’est extrêmement discret. Mais par ailleurs, la démonstration de cette sexualité est au contraire montrée par les relations d’amitié formelles entre hommes, les relations d’amitié formelles entre femmes. Donc, les belles-sœurs, les couples de belles-sœurs, les couples de beaux-frères qui, eux, se promènent enlacés, qui se mettent dans les hamacs ensemble. Comme je dis une jambe par-dessus, une jambe par dessous, qui se papouillent, qui s’embrassent, qui rient, qui se... Il faut démontrer l’amitié et cela en fait partie. Ils montrent un excès de sexualité mimé, ce n’est pas de la vraie sexualité bien sûr, ils miment cette sexualité qui a lieu en fait normalement entre l’époux et l’épouse. Mais elle est déléguée aux amitiés formelles qui ont le rôle de démonstratif de la sexualité. Et toute cette beauté, tout cela etc., c’est évidemment la sexualité.

Toutes les fêtes, quand on danse etc., il y aura toujours des couples qui se formeront, qui s’esquiveront à la faveur de la nuit, ils s’échappent la nuit et parfois ils s’enfuient ; les amants qui s’enfuient, ça crée ds gros problèmes, surtout si la femme est mariée. Mais beaucoup de couples se sont formés sur ce genre d’échappatoires la nuit lors des fêtes qui sont néanmoins faites pour exciter, c’est clairement dit, la sexualité, parce qu’il faut reproduire, il n’y a rien à faire. Donc il y a beau y avoir des mariages et des règles de mariage, il faut aussi que les jeunes se rencontrent et évidemment, il y a aussi les adultères. Mais on ne les voit pas, on ne les voit pas du tout. La sexualité n’est pas du tout visible. L’idée que la maison commune est un lieu de proximité, de promiscuité sexuelle, c’est une image des missionnaires, ou la nôtre, mais je peux vous dire que non, on ne voit jamais quelqu’un faire l’amour dans la maison commune et que les pudeurs sont très fortes même si elles sont différentes des nôtres.

Étudiante : Je vais revenir sur le thème de la couleur et des peintures et des motifs, parce que l’idée qui m’a semblé vraiment intéressante, c’est celle d’union alors que dans d’autres peuples, les tatouages, etc… identifient les personnes comme différentes, ou les tribus comme différentes et on s’en distingue, tandis que là, il y a quand même, il me semble, un phénomène d’unicité de quelque chose, on participe au même univers et au même ensemble ?

Intervenante : Oui, tout à fait, mais maintenant, il est là le jeune homme qui travaille sur les tatouages ? Ah, alors, vous pourriez répondre à cela, dire que ce n’est pas vrai, ce n’est pas pour montrer la singularité. On pense que c’est comme cela.

[…]

Intervenante : Chaque société aura un symbolisme mais en réalité, tout marquage du corps, c’est une identité à la fois individuelle et collective. C’est un peu la leçon pour tous les graffeurs et tous les tatoueurs qui pensent qu’ils sont des individualités, non, ils sont en plein dans le collectif puisqu’ils veulent se distinguer du collectif, ils sont toujours par rapport au collectif.

transcription : Françoise Saurat-Godefroid

relecture : Lise Touati-Fontanelle & Anne Videau