Dr Brétecher : Psychopathologie cognitive, systémique et institutionnelle

Conférencier: 


EPhEP, MTh4-ES16l – cours 2, le 30/01/2016 

 

Je vais reprendre ce parcours dans la psychothérapie institutionnelle en essayant de garder un petit peu de temps pour que l’on ait la possibilité d’échanger. Là où j’en étais resté, c’est avec Tosquelles, ce travail Saint Albanais. Et ce qu’on peut dire, c’est qu’après la guerre, Saint-Alban, va devenir, bien que perdu, isolé, un point de référence pour des générations de jeunes psychiatres. En 48, par exemple, arrive comme interne à Saint-Alban, Jean Oury, Jean Oury qui va être le fondateur de la clinique de Laborde après avoir travaillé à Saint-Alban. Et puis d’autres vont suivre, un psychiatre dont le nom vous dit peut-être quelque chose qui est Roger Gentis. Roger Gentis qui a écrit plusieurs livres, c’est quelqu'un qui écrit très bien, qui a écrit un pamphlet qui avait eu un fort retentissement qui s’appelait  Les murs de l’asile. Il était par ailleurs chargé de critique concernant les livres psychanalytiques ou psychiatriques dans le magazine de la bonne époque qu’était La Quinzaine Littéraire. Ces chroniques de Roger Gentis ont d’ailleurs été publiées aux éditions ERES récemment parce qu’il rend compte de toute une série d’ouvrages. C’est quelqu'un qui est assez poète, il a fait de beaux poèmes et qui par ailleurs a écrit sur Elias Canetti. Alors pendant plusieurs années, il fait son internat et il reste travailler à Saint-Alban jusqu’en fin des années 50 et il va s’installer à Orléans où il va développer, il va contribuer à développer le secteur en poursuivant la psychothérapie institutionnelle. Plus tard, Saint-Alban verra moins venir de psychiatres s’y former et Tosquelles quittera Saint-Alban. Je pense dans les années 70, début  des années 70 un peu avant même, milieu des années 60  peut-être, mais l’hôpital va retrouver une certaine aura parce que en 87 vont s’organiser des journées qui existent encore à l’hôpital de Saint-Alban,  des formations et colloques où à partir de 87 se retrouveront François Tosquelles en retraite, Lucien Bonnafé, Jean Oury, Roger Gentis, enfin tous ces personnages fondateurs. Ceux qui iront aux journées de Saint-Alban, auront la chance de les voir, de les rencontrer, de partager un repas pourquoi pas avec eux, car ce sont des gens très accessibles. A Saint-Alban se continue le travail et ce psychiatre tout à fait encore remarquable qu’est Jean Oury, après son internat, contre toute attente alors qu’il était très brillant et dédié à une carrière de médecin chef dans le service public décide de s’installer dans une clinique privée

Alors probablement pour échapper aux contraintes très fortes et très lourdes que sont l’administration hospitalière, première limitation, et en travaillant en clinique, il pourra recevoir des patients qui ne seront pas soumis à un traitement sous contrainte, dans les hôpitaux. Les hôpitaux publics sont les lieux où les personnes internées sont nécessairement soignées alors que dans les cliniques, on y va de son plein gré.  Ceci étant, il a comme projet de transporter avec lui ce qu’il a appris à Saint-Alban et va essayer un peu dans un cadre expérimental de le poursuivre. Ce qui donne un peu l’indication de cette force de Jean Oury. Il cherche un lieu où s’implanter et il trouve dans le Loir-et-Cher, une clinique, la clinique de Saumery. La clinique de Saumery qui est un très joli petit château près de Chambord. Actuellement, la Clinique de Saumery, bien après le départ de Jean Oury, a été reprise par une équipe très intéressante de gens qui travaillent très bien, c’est à nouveau un lieu vivant. Mais quand il est là-bas à Saumery. Jean Oury s’installe dans la clinique, il essaie de la faire fonctionner et puis il se rend compte que les conditions ne sont pas dignes, que le propriétaire de la Clinique ne veut pas investir d’argent pour faire des travaux, alors il bataille assez fermement avec ce propriétaire et au bout d’un moment, il prévient le Conseil de l’Ordre, il prévient la Sécurité Sociale et il part avec les patients. Il trouve des logements dans Blois où héberger les patients et il va chercher un autre endroit qui pourrait devenir une clinique et c’est comme ça que sillonnant le Loir et Cher il va tomber sur le Château de Laborde qu’il va acquérir avec le soutien de sa famille, ses frères, et il va commencer à installer cette pratique. Très rapidement, il va être rejoint par un jeune homme de 5/6 ans plus jeune que lui et qui est Félix Guattari, Félix Guattari qu’il connaît depuis des années, précisément depuis son adolescence. Alors Jean Oury est psychiatre, Psychanalyste, Félix Guattari est étudiant en pharmacie, il ne va même pas finir ses études de pharmacie, il travaillera par la suite avec Gilles Deleuze pour le travail que l’on sait : L’anti-Oedipe, Mille plateau, Qu’est-ce que la philosophie, Kafka etc… Mais on peut dire, c’est un Monsieur, Félix Guattari, très vif, très impliqué politiquement, très impliqué dans les pratiques de groupes, par exemple il a très jeune été militant aux Auberges de Jeunesse et c’est quelque chose qu’il va retenir. Les Auberges de Jeunesse c’est l’accueil de jeune gens, mais dans les Auberges de Jeunesse, les jeunes accueillis participent à la vie de l’auberge avec le personnel d’accueil et d’encadrement. Alors ça lui fait penser que ce qui s’est fait à Saint-Alban, ça peut ressembler aussi à ce qui se passait dans les auberges de jeunesse. Donc Oury et lui vont réfléchir à la possibilité d’organiser la clinique sur des principes qui permettraient à la fois l’implication des patients et puis des règles qui pourraient être plus innovantes que ce qui se passe dans les hôpitaux. Dans les hôpitaux, il y a les médecins et puis il y a des gens qui ont des statuts déterminés qui déterminent la façon dont ils vont travailler. Les médecins travaillent le jour et la nuit   pour les gardes, les infirmiers font les 3x8. Parfois, il y a une équipe de nuit et deux équipes de jour. Les psychologues travaillent essentiellement la journée,  jamais la nuit. En installant Laborde, et en réfléchissant à l’organisation du travail et du personnel soignant, ils vont se dire que ce découpage est quand même assez artificiel et qu’il serait peut-être possible de découper les plages horaires des soignants en fonction du rythme de vie d’un lieu   qui accueille des personnes. Il y a des temps forts, c’est par exemple le petit-déjeuner, autre   temps fort, le repas du midi et le repas du soir, les activités, temps fort de certaines soirées où sont organisés des concerts où sont organisés des conférences avec des gens venant de l’extérieur, et donc ils vont mettre en place un système dans lequel il n’y aura que deux catégories de soignants, trois peut-être. Il y aura les médecins, catégorie quand même qui va rester une catégorie un petit peu privilégiée et puis tout statut confondu, et ça jusqu’à il n’y a pas très longtemps, jusqu’à ce qu’ils cèdent aux pressions de la sécurité sociale : des moniteurs. Alors qui sont les moniteurs soignants ? les moniteurs alors, ce sont des infirmiers, des infirmières, mais aussi du personnel qui peut s’occuper de l’entretien du jardin. On peut trouver parmi les moniteurs, le ou les cuisiniers, parce que les cliniques ont du personnel spécialisé. On trouve parmi les moniteurs, des gens qui sont intéressés par la psychiatrie qui viennent faire un stage à la clinique et qui peuvent poser leur candidature quand une place se présente et deviennent ainsi moniteurs. Donc des gens sont devenus parfois moniteurs à Laborde, ultérieurement psychanalystes, ont pu quitter Laborde et ils ne se posaient pas la question de la reconnaissance du statut de psychothérapeute. Ils ont pu travailler par la suite comme analyste, avec une bonne formation, 10 ans à Laborde à soigner des patients psychotiques, c’est une bonne formation dans ce cadre-là. Et ces gens peuvent être à l'origine philosophe, mathématicien,  banquier. Je connais un banquier, qui est venu travailler comme moniteur à Laborde et puis il a fait une analyse et maintenant il est psychanalyste. Les moniteurs, c’est intéressant aussi de voir que par leurs origines, ils sont encore plus que d’habitude,  marqués d’hétérogénéité Certaines personnes qui travaillaient au début à la clinique étaient des personnes qui avaient très peu de culture psychiatrique. Des gens qui étaient venus comme veilleur de nuit, ils se sont dit très tôt qu’il fallait trouver les moyens de former ces personnes à la relation avec les patients. D’autres arrivaient avec un bagage incroyable qui les ont aidés aussi à conceptualiser. Il y a à un moment donné toute une série de philosophes, de mathématiciens et beaucoup d'anthropologues qui vont venir, alors soit pour faire simplement des stages, soit venir simplement pour des rencontres, mais ils vont réfléchir, enrichir enfin la réflexion initiale qu’avait développé François Tosquelles. Parce que le grand souci de Jean Oury va être de continuer à conceptualiser ce qu’ils ont mis en place, pratiquement, de le réfléchir, et il va en résulter un certain nombre de conceptualisations très importantes. Autre élément qui compte énormément à cette époque c’est la place qu’occupe Lacan dans la psychanalyse française. A Laborde, très tôt, Jean Oury dans les années 50/55, va aller en analyse avec Lacan, il va rester très longtemps en analyse avec lui, jusqu’à la mort de Lacan. Félix Guattari va être aussi en analyse avec Lacan, ainsi que les médecins de Laborde et qu'une partie des moniteurs qui vont être en analyse avec lui ou des proches de Lacan. Ce qui fait que l’on raconte, là encore c’est une légende, mais on raconte qu'il y avait, certains jours, des wagons entiers de moniteurs de Laborde qui, les uns après les autres, passaient sur le divan de Lacan. Alors Lacan va avoir une attitude ambiguë par rapport à Jean Oury, parce que ce dernier va essayer de défendre auprès de  Lacan qu'il est en train de mener une pratique de soins psychotiques qui pourrait intéresser  Lacan. Mais Lacan va le prendre toujours d’une manière un petit peu ambivalente, à la fois lui laisser une place mais jamais trop, ce qui fait qu'Oury apparaîtra, et Guattari à fortiori encore plus, ils apparaîtront un peu comme des marginaux de l’école freudienne. Des figures toujours présentes mais un peu la caution de la marginalité. Alors Oury va essayer de voir s’il peut faire fonctionner des concepts lacaniens pour expliquer ce qui se passe institutionnellement, cela va donner des tentatives de bricolage conceptuel, Mais les plus fortes avancées de Jean Oury ne sont peut-être pas toujours là. C’est-à-dire  pas forcément à prendre dans le vocabulaire lacanien. Ce qu’il va prendre évidemment de Lacan, c’est cette conception du transfert qui maintenant est à peu près admise, à savoir que le transfert est mutuel, quand un soignant reçoit un patient, le patient transfère sur l’analyste, évidemment sur le soignant, ça c’est une évidence, mais quand on interroge le désir de l’analyste, il est évident qu’il y a un transfert réciproque. Avant, dans l’analyse classique, c’est transfert/contre transfert ; en termes lacaniens c’est une sorte de transfert mutuel.

L’organisation du travail, pour continuer là-dessus, ils vont y réfléchir à Laborde et ce qui va beaucoup préoccuper Guattari et Oury, c’est la constitution de postures figées, que chacun occupe une place, s’y tienne et en devienne le détenteur.  Ça se voit dans les institutions, c’est ce que par exemple dans un secteur psychiatrique, vous pouvez avoir, un hôpital de jour, un CMP, un centre d’accueil à temps partiel, un hôpital de nuit, pourquoi pas, ou des appartements thérapeutiques, très souvent ce que l’on voit s'y constituer, ce sont des petits fiefs. Lucien Bonnafé appellera ça la « pathologie des Isolas ». Dans l’esprit de Oury et Guattary, les patients doivent circuler librement par choix, d’un espace à un autre, et  cette position peut se transposer au secteur. On doit pouvoir circuler librement de l’hôpital au CMP, du CMP à l’hôpital de jour en toute liberté, il n'y a pas de prescription. Alors que maintenant, de plus en plus, avec l’instauration de programmes de soins, c’est la loi de 2011, le patient qui sort, qui a été interné, est soumis et doit accepter contractuellement un programme de soins. Ce qui a donné d’ailleurs un embrouillamini après consultation du Conseil Constitutionnel parce que cette imposition de programme de soins a pu sembler une atteinte aux libertés. Des associations de patients ont saisi le conseil constitutionnel qui a fait cette réponse extraordinaire qui est que si le patient refuse le traitement, on ne peut pas le lui imposer,  s'il le refuse, on ne peut pas continuer à le lui imposer à domicile par exemple, donc il faut le ré-hospitaliser. Au lieu de prendre position, c’est ménager la chèvre et le chou, et en général les patients signent parce que c’est un contrat léonin, vous allez sortir si vous acceptez d’aller deux fois par semaine à l’hôpital de jour, si vous acceptez votre injonction de voir votre psychiatre une fois par mois, rarement plus. Donc, à Laborde c’est tout le contraire, ce qui est préconisé et ce qui d’ailleurs était la règle générale sur le secteur auparavant, c’est que tout patient doit pouvoir en fonction de ses intérêts se déplacer à l’intérieur,  à l’extérieur des murs et aller où bon lui semble rencontrer les personnes qui lui importent : sa famille, des voisins, des soignants. Première chose donc, la règle va devenir, pour éviter cette constitution d’isolas et des petits fiefs, que les moniteurs vont en général tourner, d’un endroit vers un autre, et ce n’est pas une mince affaire. C’est bien qu’ils aient pu instaurer cette règle quand les gens sont recrutés au départ parce que si vous voyiez la difficulté qu’il y a dans un service  à changer les choses quand sont constituées des équipes d’infirmières de jour et des équipes d’infirmières de nuit, on voit des résistances énormes et c’est très difficile à changer. Là à Laborde, en recrutant, sur le contrat de travail d’emblée, il y avait ce principe de rotation, ce qui fait que les moniteurs pouvaient se trouver affectés à un moment donné à la pharmacie et à un atelier, à la cuisine et à un espace autre. Les choses se combinaient comme ça où chacun ne faisait jamais la même chose tout le temps, éternellement. D’autre part, comme je l’ai dit, un séquençage des temps, à part le temps de nuit qui devait être de 10heures à peut-être 6 heures du matin où tout le monde allait passer, à part ce temps de nuit, des séquençages de temps par 4 heures. Les gens pouvaient venir 4 heures un jour  et puis 8 heures le lendemain, 6 heures un autre, bon et qui allait décider de tout cela ? Comment le personnel allait se répartir, problème.  Aujourd’hui la question dans les hôpitaux, et depuis très longtemps, est réglée,   c’est le Directeur des ressources humaines et son équipe, et puis c’est la surveillante, la cadre infirmière  qui font les roulements. Là-bas, il va se mettre en place un système, une machine, qui va être ce que Guattari nommera « les grilles ». C’est-à-dire, qu'un groupe de moniteurs va être désigné pour établir une grille répartissant les uns et les autres. Les gens vont accepter d’être tous les ans, ou tous les 6 mois, ré- affectés à un autre endroit de la clinique, de devoir changer leurs horaires, donc avec une grande souplesse. Mais évidemment, il ne peut pas y avoir un groupe qui prendrait le pouvoir et qui deviendrait les grilleurs professionnels, les grilleurs sont eux-mêmes grillés après quelques temps. Les gens qui sont responsables de la grille ne le sont que pour une période déterminée et chacun y passe. Ce qui a comme effet évidemment d’éviter les abus de pouvoir parce que si jamais ceux qui à un moment donné étaient responsables de la grille avaient voulu coincer et maltraiter certains de leurs collègues en leur imposant des choses, des moments ou des lieux plus difficiles, il est évident que ça leur reviendrait en boomerang, en retour, à un moment, donc ça s’équilibre. Donc la clinique va fonctionner selon ces principes. Là aussi, par ailleurs, les patients n’y viennent, que s’ils sont d’accord. Avec le principe qui est : un patient vient, visite la clinique et, c’est encore vrai aujourd’hui, souvent, la visite de la clinique, après un entretien avec un psychiatre et un moniteur, est présentée par un autre, est faite accompagnée par un autre patient. Je ne sais pas si vous l'avez vu, les patients eux-mêmes prennent place à l’intérieur de la clinique avec des responsabilités qui leur sont données,  à la cuisine,  à l’accueil, dans le travail des jardins, etc…  mais données aussi par exemple dans un lieu aussi stratégique que le standard. Téléphonant à Laborde en tout cas à cette époque, je ne sais pas si c’est encore le cas, si la Sécurité sociale le permet, la personne qui répondait pouvait être un patient. Je ne sais pas si vous avez vu le film de Nicolas Philibert qui s’appelle  La moindre des choses. C’est un film que Nicolas Philibert a réalisé à la Clinique vers 1997/98, il y est resté 6 mois, il est venu avec une petite équipe, pour suivre l’élaboration, la création d’un Opéra, d’une pièce de théâtre d'Opéra, jouée comme tous les ans par les moniteurs et les patients lors de la fête du 15 août à Laborde, qui est une grande fête où des tas de gens de la région viennent envahir la Clinique parce que c’est champêtre, c’est formidable quoi, s'il fait beau, c’est barbecue, musique... Alors, Nicolas Philibert filme ça très finement et d’avoir pris ce parti-pris de suivre la création de cette pièce donne un fil, mais ça lui permet aussi d’explorer tous les autres lieux  de la clinique de Laborde, on voit la cuisine, on voit des réunions de groupes et discussions. Et à un moment donné, il y a un monsieur qui revient  très souvent, que l’on voit au standard, c’est un patient, et ce monsieur à un moment donné parle en anglais, et on comprend que lui, bien qu'il parle très correctement anglais, il répond à un interlocuteur qui téléphone  de Londres ou d’Edimbourg , je ne sais pas,  pour  parler à Jean Oury ; donc quelqu’un qui est là, à cette place-là, évidemment a une position de responsabilité et peut, à l’époque tel sommité, telle notoriété, lui parler,  en toute simplicité et jouer sa fonction de standardiste. C’est un reproche qui sera fait à Laborde, un certain nombre de patients vont s’y trouver là vivre vraiment beaucoup mieux qu’ailleurs. Alors la question qui se posera dans la suite et qui a été réglée parce qu’ils ont ouvert des appartements à Blois, la question c’est comment quitter un endroit où on s’est quand même pas mal apaisé par rapport à ses angoisses, où on peut être en crise à certains moments mais où il y aura toujours des gens autour, où les relations avec la famille existent mais sont médiatisées. C’est parfois difficile de revenir dans le monde commun tel qu’il est. Donc, les partisans du secteur dont Lucien Bonnafé, développeront un peu les critiques de cette ordre à Laborde en disant : est-ce que vous n’êtes pas en train de créer un phalanstère, est-ce que vous n’êtes pas en train de créer l’Ile de la folie , l’île idéale de la folie.

Alors, on peut revenir au fait que dans les années 50, Oury et Guattari sont très lacaniens mais travaillent beaucoup d’autres textes, d’analystes anglais, d’analystes américains, Sullivan, etc... Ils ne sont pas les seuls en France à se poser la question de la façon dont on peut utiliser la psychanalyse dans le traitement de la psychose et fatalement en institution. Il y a peut-être des patients psychotiques qui ont la chance de pouvoir recevoir des soins simplement en ambulatoire dans une relation privilégiée avec leur thérapeute mais il est rare quand même qu’il ne faille pas un étayage impliquant plusieurs personnes, soit du fait que ces personnes sont hospitalisées au décours de leur vie, soit parce qu’elles ont des problèmes sociaux et que ça ne serait peut-être pas mal qu’intervienne une assistance sociale, soit encore parce qu’elles ont une reconnaissance travailleur handicapé donc il y aura comme interlocuteur la MDPH, il pourra y avoir des employeurs, ce sont des personnes qui sont sur un  statut. C’est rare qu’une personne psychotique ne soit portée que par son seul psychiatre ou psychothérapeute. Donc, il faut tenir compte d’une constellation d’intervenants que ce soit dans la vie courante, dans la cité ou en institution, à fortiori, nécessairement en institution. Il va y avoir d’autres psys, disons, psychiatres, psychanalystes qui vont s’intéresser à cette question. Et parmi ceux qui vont s’en saisir, il va y avoir les fondateurs de l’Association de la Santé Mentale du 13ème arrondissement de Paris, qui vont être les premiers, sans doute, en contrepoids, ou en point de balance par rapport à Laborde et à la psychothérapie institutionnelle, à développer une conception de ce que sera la sectorisation en France. On va dire que parmi ceux qui ont développé la sectorisation en France, il y a ce groupe du 13ème arrondissement et Lucien Bonnafé, qui travaillent très différemment les uns des autres, et puis l’autre côté, ceux qui ont réfléchi à complétement bouleverser, rénover l’intra-institutionnel, c’est la psychothérapie institutionnelle. Alors qui sont ces gens du 13ème dont il faut nécessairement parler : ces gens du 13ème, c’est Paul-Claude Racamier, le psychiatre, psychanalyste, qui s’est intéressé aux psychoses, Philippe Paumelle qui est Directeur, René Diatkine, psychanalyste d’enfants, Serge Lebovici. Et leur question va être, eux aussi : comment se servir de la psychanalyse, quels que soient les psychotiques. Alors si je dis que ce n'est pas évident, ça vous l’avez quand même vu un petit peu, c’est que dans les conceptions strictement freudiennes, enfin pour Freud, il n'est pas du tout évident de soigner ce qu’il nomme les psychoses narcissiques, c’est-à-dire l’ensemble des personnes pouvant être affectées d’une forme ou d’une autre de psychose. Ces névroses narcissiques, ça veut dire que l’investissement de soi-même, la libido de soi, tournée sur soi, est tellement forte qu’elle obère toute possibilité de transfert. Donc, il y a deux grandes catégories dans toute la pathologie, vous avez d’un côté, les névroses narcissiques, et de l’autre les névroses de transfert. C’est sous l’influence de Jung qui travaille avec Bleuler en Suisse, que Freud va commencer à s’intéresser un petit peu plus à la Paranoïa. Mais il ne va pas rencontrer le Président Schreber, il va travailler les Mémoires d’un névropathe du Président Schreber. Et puis finalement il va rester très distant, ce n’est pas à Freud que l’on doit très directement les avancées les plus importantes, même s'il a écrit sur la perte de la réalité dans la névrose et la psychose, malgré la différence entre névrose et psychose, il laisse entendre qu’il serait possible dans l’avenir, avec des aménagements, que la psychanalyse puisse être utilisée dans les soins donnés aux psychotiques, mais finalement  il ne parle pas tellement de ces aménagements. C’est-à-dire qu'il est conscient que comme pour le soin des enfants, le soin que l’on donnera aux psychotiques devra donner des aménagements de la cure type. Il n’est pas certain qu’il faille allonger sur un divan, un grand délirant paranoïaque. Alors dans quel dispositif recevoir ce patient ? Il n’est pas du tout évident et il est même totalement déconseillé de faire rentrer dans le cadre analytique strict allongé sur un divan un patient schizophrène dissocié, c'est très hasardeux. Donc, il faudra des aménagements. Les anglo-saxons vont réfléchir, tout  le groupe  Tavistock, Winnicott, Balint, tous ces gens vont réfléchir beaucoup aux conditions d’accueil des enfants et des patients psychotiques. Mais en France, cela va se faire à la fois du côté Oury et du côté de ce groupe du 13ème arrondissement. Le clivage qui peut-être dans un premier temps va empêcher que ce groupe du 13ème Paumelle et la bande Guattari, Oury, se rencontrent  c’est la césure représentée par la sortie de Lacan de la Société Psychanalytique internationale, c’est-à-dire que Lacan va faire rupture, va faire dissidence, et  Diatkine, Racamier, Paumelle etc, eux sont restés dans l’IPA. Donc là, les gens vont cesser de se parler. Quand on voit les références des uns bibliographiques, on se rend compte qu’ils ne citent systématiquement jamais les autres. Chez Racamier etc..., il y a à peine, très peu de mentions  de Lacan. Chez les Lacaniens, à cette époque,  il y a très peu de mentions du travail fait par cette équipe très riche et très intéressante aussi. Beaucoup plus tard, tout cela va quand même se recombiner. Alors ce qu’amène l’équipe, et Racamier en particulier, ce qu'ils vont amener c'est une notion qui était dans l’air chez les tenants de la psychothérapie institutionnelle, issue d’une réflexion au sujet de soins donnés aux psychotiques, sur la particularité du transfert des patients psychotiques, et le terme qui sera utilisé par des gens comme Oury,  par Tosquelles mais aussi par Racamier, c’est la notion de transfert dissocié, ou pour Tosquelles et Oury, ils appelleront ça aussi le transfert multi-référentiel. Cela veut dire que la personne psychotique est toujours dans un risque, et la psychose peut être considérée comme  une défense. Alors il y a plusieurs conceptions, il y a les conceptions  structurales de la psychose : psychose, névrose, perversion, et il y a les conceptions disons plus anglosaxonnes de Racamier, qui consistent à considérer la psychose, si on prend Winnicott, comme une construction défensive contre une possibilité d’effondrement. Et ce que l’on rencontre quelquefois, c’est la psychose effondrée, ce que Tosquelles nomme  le vécu de fin du monde, il a fait une thèse là-dessus à propos de Nerval, ou, la plupart du temps, la carapace construite en vue de tenir le coup avec cette faille au fond, cette crainte de l’effondrement. Et l’effondrement c’est quoi ? Dans l’histoire de la psychiatrie, il y a  Kraepelin, psychiatre allemand, qui introduit la notion de démence précoce et pour lui , le terme le dit bien, quelqu’un qui est atteint de démence précoce va aller vers la déchéance ; mais ce qui va surtout le caractériser, c’est le risque de dissociation, et c'est Bleuler, qui viendra après, qui inventera le mot de schizophrénie ; la pathologie des schizophrènes, elle est caractérisée à la fois par ce risque de dissociation mais aussi par une forme de défense qui est le retranchement autistique.  Une manière de ne pas se dissocier, c’est évidemment de se réunir en un, faire un bloc  très fermé.  L'hypothèse, si on admet que l'une des caractéristiques  de la schizophrénie est cette pente vers la «  schize », division, faille, dissociation, c'est qu'un patient transférant dans une relation transférentielle va transférer différentes parties de lui-même, mal unies en voie de dissociation, sur le même thérapeute à des moments différents, peut-être, mais il y a de très fortes chances qu’il le fasse sur des soignants différents. Ce qui permet de dépasser une opposition très fréquente, en considérant les choses de cette manière, cela permet de dépasser une opposition très fréquente dans une équipe où vous verrez des soignants dire : Ah la la, j’ai une très bonne relation avec Monsieur Dupont, et d’autres soignants dire : Mais ce Monsieur Dupont, il est insupportable, moi je ne le  supporte pas. Avec donc pour certains des qualificatifs négatifs, tandis que d'autres utiliseront des qualificatifs laudatifs disons, positifs. Alors qui a raison ? Ceux qui sont en bonne relation avec Monsieur Dupont, et alors que faire de la parole de ceux qui disent Mr Dupont est insupportable ? L’hypothèse donc c’est que chaque groupe détient une partie de la vérité et, c’est la réunion de cet ensemble, la confrontation et la discussion qui permet aussi au patient, de retrouver à travers ce qu’il a porté sur les uns et sur les autres, une capacité de se réunir. Ce constat vient d’une expérience qui a été relatée par Stanton et Schwartz qui étaient deux thérapeutes sociologues américains qui travaillaient à la clinique de Chestnut Lodge où a travaillé Frida von Reichmann, ainsi que des analystes qui s’intéressaient à la psychose aux USA, et ça on peut dire que ça s’est fait avant les expériences françaises. Un personnage marquant, c’est Harry Stack  Sullivan qui a vraiment contribué dans la psychiatrie américaine à réfléchir aux soins donnés aux psychotiques. Ca se passe à Chestnut Lodge cette histoire et je vais vous lire ce qu’en dit Racamier. Il raconte que Stanton et Schwartz vont dans cette clinique où il n'y a que des soignants très bien formés, des analystes qui ont mené leur cursus analytique solidement, et dans cette clinique on reçoit des patients psychotiques généralement fortunés parce que les cliniques américaines, ce n’est pas donné. Et, je vais vous lire ce qu’ils constatent et ce qui a donné lieu à cette idée de transfert dissocié.

Madame V est une patiente dont le diagnostic d’ailleurs discuté, est celui de schizophrène. Au moment où débute l’observation, elle est d’une hyperactivité exigeante et irritable et elle épuise tous les autres malades. Le psychiatre « administratif » chargé de répartir les patients dans les pavillons (on va le nommer U) estime qu’elle doit être transférée dans un autre pavillon tandis que D son psychothérapeute s’y oppose. U déclare que D n’est pas réaliste et soutient son point de vue auprès de l’infirmière. Madame V devient agressive en particulier en présence de U. D refuse d’en discuter en public. Le médecin directeur le lendemain s’entretient avec U de D et de la malade. Il écoute les justifications de U sans lui donner tout à fait raison. Or ce même jour, la malade est calme, donc on parle d’elle, elle est calme. Dans les jours qui suivent, le conflit entre U et D devient typique, chacun de son côté dénigre l’autre en présence de tiers, cherche à passer par-dessus l’adversaire et à gagner l’infirmière à sa cause. La patiente est modérément excitée. U oublie et manque une rencontre avec D. Celui-ci se montre excédé et refuse toute intervention apaisante d’un tiers. Des positions contraires sont prises par U et D à propos d’une demande faite par la malade. Ce jour-là, Madame V s’évade et rattrapée, s’excite et se montre hallucinée. Deux jours plus tard U et D ont ensemble un long entretien au cours duquel ils situent leur désaccord, découvrent les mésinterprétations qui ont accentué leurs querelles et établissent un plan d’actions communes. Le soir même, après la visite de U, Madame V est parfaitement calme, un peu solitaire mais de bon contact. Deux jours plus tard, U et D discutent sans difficulté d’un point de détail. La malade reste tout à fait calme, s’occupe, accepte un changement de chambre qu’elle avait jusque-là toujours refusé et supporte une contrariété d’une façon normale.

 

Ca continue, mais c’est l’observation majeure et principale de Stanton et Schwartz qui va être donc reprise par Racamier , qui va écrire le compte rendu de cette expérience et qui va reposer sur ces principes. A savoir, que l'on a toujours intérêt à être plusieurs pour s’occuper d’un patient psychotique puisque précisément on risque soi-même d’être scindé par le mouvement même qui l’anime. Le corollaire de tout ça, eh bien c’est qu’une équipe soit en mesure régulièrement de se réunir et de discuter de la pathologie de la personne. Chaque point de vue, à ce moment-là, on le voit bien dans l’exemple, est porteur d’une certaine validité. Sans doute à la fin, il faut trouver un arrangement, mais si déjà la situation s’apaise, les arrangements sont plus facilement négociables, on voit que la patiente aurait dû être changée de pavillon, finalement elle est changée de chambre. Bon, c’est comme ça que l’on se comprend.

C’est donc ce constat très important, qui va se prolonger à Laborde chez Jean Oury, avec l’idée qu'il est nécessaire de se réunir à propos des patients, ça c’est une banalité, tout le monde l’admet, très bien, mais qui vient à ces réunions ? Dans les réunions alors, parce qu’il faut bien que les réunions se tiennent, on voit les chefs de services, on voit les psychothérapeutes définir une réunion institutionnelle au cours de laquelle on va débattre des principes généraux d’organisation du service et on fera de même pour une réunion dite clinique ; or si une réunion d’organisation doit réunir tout le monde, est-ce le cas pour une réunion dite clinique ? Et c’est là où Jean Oury avance le fait qu'il  faut imaginer dans le cas des réunions cliniques, ce qu’il appelle des réunions de constellations. Des réunions de constellations, c’est réunir les personnes qui à un titre ou à un autre se sentent concernées par l’histoire d’un patient, cela ne veut pas nécessairement dire uniquement les personnes qui ont rencontré directement le patient ; quelqu’un a pu entendre parler, à telle ou telle occasion, dans les couloirs, au café ou autrement d’un patient, avoir des idées en fonction de ce qu’il a entendu, quelqu’un peut être touché par l’histoire en question, eh bien  cette personne, tout naturellement,  aura des raisons d’être là à la réunion de constellation. La réunion dite institutionnelle, d’organisation où on va traiter de la façon dont marche le service, c’est autre chose. Ce qui fait qu'à partir de cette origine que je vous rappelais, origine que j’ai dite tout à l’heure, politique et clinique de la psychothérapie institutionnelle, des gens comme Tosquelles et Oury ont avancé l’idée que comme boite à outils de référence, ils avaient besoin des références de l’époque marxistes et psychanalytiques. Oury dira plus tard -même si Marx revient d’actualité dans sa relecture, mais à l’époque c’était vraiment d’actualité, c’était Henri Lefebvre, bien sûr Althusser, etc,.. enfin des relectures de Marx- Oury expliquera que les cliniques de psychothérapie institutionnelle ont pour vocation à traiter chez les soignés et  les soignants une double aliénation, une aliénation qu’il appelle l’aliénation socio-politique et l’aliénation qu’il appelle psychopathologique ou l’aliénation transcendantale, disons les aliénations qui sont du côté de la psychopathologie. Les deux s’articulant mais ne se recouvrant pas tout à fait. Alors pour en donner un exemple tel que je le citais tout à l’heure. Si vous prenez un service où certaines infirmières ont envie de participer au travail de nuit, un service dans lequel peut-être aussi on se dit que l’équipe de nuit fait un peu isola, on ne sait pas ce qu’ils font, on les voit peu, ils viennent peu aux réunions, et dans ce cadre-là préconiser un changement, un mélange de cette équipe, cela aboutit souvent au fait que l'on se trouve face à des tensions , des oppositions, etc... Il est possible peut-être de se mettre d’accord sur une règle démocratique et de demander si tout le monde est d’accord pour que l’on s’en tienne à la décision démocratique, on va faire un vote et puis finalement on s’en tiendra au vote et si une majorité de l’équipe est d’accord pour cette évolution, il y aura cette évolution, sinon on la remettra à plus tard. Ca, dirait Jean Oury, c’est le traitement de l’aliénation, on est dans le champ de l’aliénation, dans l’organisation du travail,  dans la répartition des tâches, on est dans le champ de l’aliénation socio-politique, économique. Si on discute du problème que pose une personne enfermée dans sa maison qui effraie ses voisins, qui tague ses murs, qui a des grands cheveux longs, qui est hirsute, qui passe devant l’école et fait peur aux petits enfants, est-ce que l’on va discuter de ça de la même manière, est-ce que l'on va écouter, est-ce que chacun va dire sa position, va développer ses arguments cliniques et est-ce que l’on va voter à la fin pour savoir ce qu’il faut faire ? Non.  Dans une histoire comme celle-là, il y aura probablement des soignants qui soit se porteront volontaires, soit seront désignés pour s’occuper principalement de cette histoire et qui prendront l’avis de leurs collègues et agiront en fonction de l’avis de ces collègues et puis certains avis seront retenus, d’autres non.

Un autre exemple aussi que j’ai personnellement vécu, c’est un Monsieur qui est, on peut dire, un vieux schizophrène d’asile, qui a passé 40 ans à l’ asile , qui a pu sortir de l’Hôpital psychiatrique, s’installer dans un appartement associatif avec  une équipe puis qui a atteint 70 ans et qui est adressé dans une maison de retraite très correcte, mais ce monsieur  il a des particularités personnelles à savoir qu'il dépose, c’est une tentative peut-être d’obsessionalisation de son mal-être, il dépose les objets à des places extrêmement précises dans sa chambre de sa maison de retraite. En particulier il met sa veste sur le dos de la chaise qui est près d’une petite table. C’est comme ça. Un monsieur qui est toujours très bien mis d’ailleurs avec un beau costume, une cravate. Et puis, vient une aide-soignante dans sa chambre, très bien attentionnée et qui dit : Mais enfin Monsieur Lucien,  votre veste, il faut la mettre dans le placard, et à ce moment-là Lucien fait des grands moulinets avec ses grands bras, pique une colère terrible, elle essaie de se débattre et reçoit quelques coups, elle a quelques bleus. Ça devient une grosse affaire. Ce patient est violent.  Alors, la psychiatrie est appelée, et il accepte de venir avec les soignants qu’il connaît bien dans un lieu de soin. On ne peut pas en rester là. Donc on va discuter avec l’équipe de la maison de retraite. Et là, les langues se délient. Les intervenantes et soignants de la maison de retraite disent que ce Monsieur a un regard étrange, que la nuit il a des réactions bizarres. Alors, il a la nuit des réactions bizarres, parce qu'on se rend compte que dans cette maison de retraite comme peut-être dans beaucoup d’autres, une des hantises du personnel, ce sont les gens qui meurent la nuit. Ce n'est pas évident de travailler la nuit ou le matin d’arriver et puis de trouver des morts. Alors dans la nuit, des soignants passent dans la chambre, or ce Monsieur Lucien il est parfois un peu insomniaque et les intrusions dans sa chambre elles sont des plus malvenues. Même dans ces cas-là, il se lève et à nouveau il fait des moulinets. Et donc les gens parlent de tout ça, de son étrangeté, de son regard, de ce qu’il fait la nuit. Etc .. Alors là on parle, on prend le temps de parler. Et on voit bien qu’on traite à la fois, de manière très articulée, de ce que l'on pourrait dire de l’organisation sociale, et de l’organisation psychopathologique, c’est-à-dire qu’en parlant singulièrement de ce Monsieur Lucien, on est du côté du traitement de l’aliénation psychopathologique, mais qui recoupe complétement l’aliénation sociale c’est-à-dire l’organisation. Pourquoi une aide-soignante doit-elle selon les règles de l’hôpital, peut-être pour la famille, mettre une veste dans le placard, est-ce que c’est un problème de mettre une veste ou pas dans le placard, est-ce que c’est un problème de ne pas passer la nuit, de déroger à la règle qui est d’aller vérifier que les gens sont toujours vivants, est-ce que c’est un problème de ne passer la nuit   dans la chambre de Lucien ? Vous voyez, les deux sont toujours articulés. On est du côté du règlement qui prescrit aux agents tel ou tel type de conduite, et puis de cette aliénation psychopathologique, c’est-à-dire donner dimension à la singularité de Lucien. Donc, c’est un point de repère intéressant, parce que l'on ne parle pas de ces choses-là ; alors parfois quand on parle à une équipe de maison de retraite il faut garder l'idée en tête qu’on peut avoir les deux points séparés. Parce qu’on peut très bien dans un premier temps être écouté avec beaucoup d’attention : « Ah Lucien, 40 ans d’hôpital puis toute son histoire, très intéressant, ah oui mais le règlement c’est : on doit passer la nuit ». Donc il faut arriver à faire la jonction entre les deux. 

Pour poursuivre sur les concepts qu’ont introduit, dans ce cadre de travail, ces promoteurs de la psychothérapie institutionnelle, j’aimerais vous en donner quelques-uns. Là j’ai donné l’exemple du travail avec un homme en maison de retraite. Jean Oury et Guattari d’ailleurs analysant la position des soignants dans leur engagement estiment qu’il faut distinguer, que tout un chacun et les autres pour une bonne analyse doit distinguer trois choses, c’est-à-dire : le statut que l’on a,  le rôle que l’on joue, et la fonction que l’on occupe. Alors le statut, vous êtes en train de vous former comme psychothérapeute, pour avoir le titre de psychothérapeute, c’est le statut social. Un médecin est médecin statutairement, il a passé des examens, un psychiatre, des concours, donc on a un statut. Une infirmière, un statut, trois années, un statut, psychologue c’est un statut. On peut dire sans démagogie que le statut est de très loin suffisant. On peut avoir un statut et être incompétent. J’ai le souvenir d’avoir travaillé en hôpital général en 3ème année de médecine où on pouvait gagner de l’argent en étant infirmier et le 1er jour, j’avais statutairement la possibilité de le faire, le 1er jour où je me suis trouvé dans cet hôpital en chirurgie, j’avais avec moi un autre étudiant en médecine aussi incompétent et nous avions pour nous superviser une infirmière débutante et le médecin, parce que c’était un 14 juillet, était un médecin qui prenait sa première fonction d’interne. Bref, nous étions tous statutairement à notre place et notoirement incompétents. Donc, il y a une dissociation entre les deux. Et ça s’est bien passé quand même parce qu’il y avait des personnes qui nous ont aidées, des vraies infirmières qui savaient vraiment faire leur boulot donc qui protégeaient les petits jeunes, (rires). Mais, la deuxième chose, c’est le rôle. Le rôle alors ça je pense que l'on est du côté de l’analyse de l’imaginaire et ça doit beaucoup à Lacan. C’est-à-dire que Lacan avait eu cette phrase célèbre qui était de dire parlant justement de cette aliénation imaginaire ou spéculaire : Même le Général de Gaulle ne se prenait pas pour le Général de Gaulle. Il pouvait être autre chose que le Général de Gaulle, icône statufiée. Sauf que l'on peut être médecin et se croire médecin. Alors qu’est-ce que ça veut dire ?  On peut croire qu’il faut avoir l’air d’un médecin. Avoir l’air de …. Et c’est vrai dans l’imaginaire social. Un monsieur à la campagne à qui j’avais dit que j’étais psychiatre, trouvait cela bizarre parce que je n’avais pas l’air… Et sa femme est hospitalisée et a comme chirurgien un jeune chirurgien de notre époque, jean, basket, tee-shirt etc.  Et il l’opère très bien, ils sont très contents… « J’aurais jamais cru que ça soit un médecin ». On entre dans les compétences et par rapport à la compétence, le rôle c’est l’apparence que l’on se donne, mais  qui a un effet y compris transférentiel. Quelqu’un qui n’a pas l’air d’un médecin et qui prescrit quelque chose, des fois, ça ne marche pas. Il vaut mieux avoir l’air d’un médecin quand on prescrit. Et on voit ça, on l’entend très bien quand un infirmier dit parlant d’un malade : oh il commence à être un peu, à me casser les pieds celui-là, je vais faire le papa. Il ne prend pas, il n'a pas cette posture comme ça paternaliste de tout temps. Mais c’est qu’à un moment donné, il a besoin de trouver en face de lui l’image d’un père, eh bien il va la trouver. Le temps de l’entretien, les personnes, espérons-le du côté soignant, n’y croient pas plus que ça. Donc ces rôles, on peut les occuper quand il le faut, on n’est pas obligé, on peut prendre des rôles très différents, donc c’est variable. Quelques fois, on les prend inconsciemment.  Des gens se croient tout le temps de leur vie psychanalystes. On entend ça, on entend des gens dire, nous qui sommes psychanalystes, nous savons que. Nous savons que quoi ? On saurait tout, on expliquerait tout. Non, il y a des choses que l’on ne sait pas. Et puis le troisième point, dit Jean Oury, c’est la fonction. Alors bien sûr, on a tous une fonction, tout le monde a une fonction soignante mais elle s’exerce différemment. Mais la fonction, par exemple, qu’est-ce que c’est ? Oury dit, dans un livre qui s’appelle Le Collectif  c’est le compte-rendu de son séminaire à Sainte-Anne : si on est en équipe, si on est une équipe, ça ne marche pas forcément. C’est bien vu. L’équipe pluridisciplinaire a fortiori, une équipe ça peut être une juxtaposition de personnes aux statuts différents jouant des rôles variés. Et quelles sont les fonctions qui vont être effectives plutôt dans le collectif ? Il va les détailler. Il y en a 5 majeures qui permettent que cette juxtaposition de personnes, psychiatres, infirmières, psychologues, assistantes sociales, aide-soignantes, etc, dépasse ce niveau de l’équipe pour devenir précisément collectif.

Est-ce que ce groupe constitué respecte une première fonction qu’il appelle phorique. Phorique, c’est-à-dire que les membres du groupe, les uns, les autres, sont capables de se porter mutuellement plus que de se supporter. Phorique cela revient dans métaphore par exemple. Alors est-ce que cette fonction phorique est également répartie ? Est-ce qu’il n’y a pas quelquefois, dans un groupe,  des gens qui ont cette capacité d’être rassurant, d’être porteur, de tempérer ce qu’il y aurait de destructeur, de mortifère dans un conflit. Donc fonction phorique.

Deuxième fonction, c’est la fonction qu’il appelle diacritique. Diacritique c’est du Grec. Le mot discriminer s’y rapporte. C’est-à-dire que pour être dans un groupe, on parlait tout à l’heure des groupes démocratiques ou des groupes, on pourrait dire en fusion parfois, ou des groupes assujettis, des groupes liés à une autorité, il est important qu’au sein du groupe, chacun soit en mesure de se distinguer de l’autre. Qu’est-ce qui en donne la possibilité à chacun ? En général, c’est une règle simple. C’est-à-dire que devrait être rappelé dans un groupe qu’il ne faut pas chercher à être intelligent, que tout le monde a le droit de dire des bêtises. C’est quand même une première évidence, si on ne se permet plus de se risquer à une hypothèse, même si elle est hasardeuse, il ne se passera jamais rien. Si on ne peut dire dans un groupe que ce qui va être bien vu du chef, il ne se passera jamais rien. Donc diacritique c’est ça. Qui garantira que quand untel parle, fait preuve de tâtonnements ou dit une absurdité, on ne le renvoie pas, on le balaie pas comme ça d’un revers de manche en disant « toi de toute façon, on te connait »

Troisième fonction, c’est la fonction dite « pathique » parce que liée à l’ambiance. Pathique comme le pathos. Pathique, c’est le sentir, c’est la sensibilité. Et là c’est pareil on sait qu’il suffit qu’il y ait la présence de untel dans une réunion et c’est tout de suite une salle ambiance. C’est avéré, alors comment faire, contre quoi, comment, qui aura cette fonction phorique de désamorcer l’effet de nuisance induit par untel qui critique tout, qui est pessimiste, qui fait qu'on ne peut rien faire, etc...qui fera que ça aura sa place sans  plus. Ça doit avoir sa place mais pas plus. 

Une quatrième fonction qui est ce qu’il appelle la fonction « sémaphorique ». Sémaphorique, c’est-à-dire savoir comment repérer ce qui fait signe. Qu’est-ce qui fait signe. Qu’est-ce qui fait signe dans une institution. Qu’est-ce qu’on prend comme tel ?  Alors il y a des gros événements : maintenant, vous savez que dans les hôpitaux l’on demande au cadre de repérer les événements indésirables pour faire remonter ça à la hiérarchie. Il y aurait beaucoup à dire  là-dessus, mais bref...Là, qu’est-ce qui fait signe concernant un patient ? On parle du patient, bon. Et puis, on parle, on peut reparler de lui de multiples fois. Il va mal, très bien mais qu’est-ce qui fait signe, c’est-à-dire, qu’est-ce qui nous alertera dans un sens ou dans un autre, quel est le signe clinique qui fera que l'on dira : Eh bien oui, mais au fait ça s’est déjà passé. Alors quelqu’un dira, c’est peut-être pas la peine de s’inquiéter, il nous a inquiété comme ça et puis pour tel et tel signe, on peut se dire qu'il nous inquiète mais gardons notre inquiétude sans agir. Restons vigilants sans agir, ce n’est pas urgent. Donc quels sont les signes pertinents au-delà de la finesse de description clinique. On peut décrire cliniquement très finement quelqu’un sans avoir repéré ce qui va être pertinent pour l’action ou alors on est dans les simplifications : tableau clinique machin, conduites à suivre. Si on veut être plus subtil, il faut repérer, c’est la fonction sémaphorique.

Et puis une dernière fonction, c’est la fonction que l’on peut nommer métaphorique : c’est la façon, c’est la capacité d’un groupe, d’une équipe, d’une histoire, d’un collectif, à mettre en mots, à mettre en récit ce qui se passe dans la rencontre avec le patient, sans doute par effet transférentiel, du fait de l’action du patient sur soi, mais qui est capable aussi de mettre en mots l’histoire, le journal de bord, le récit pour un colloque, du travail qui se fait. Comment on en rend compte du travail que l’on fait ? C’est la fonction du comment on en parle aux autres. C’est cette fonction métaphorique.

Or il est intéressant d’en parler dans les institutions. Qui parle à l’extérieur de ce que l’on fait ? Est-ce que l’équipe s’y reconnaît, est-ce qu'au contraire elle le conteste ? Il y a des gens qui ne sont pas contents que l’on rende compte à tel congrès d’un travail dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Donc cette fonction métaphorique, elle est très importante parce que la mise en mots est essentielle et elle est essentielle pour la transmission. Aujourd’hui, la grande tendance est de faire table rase du passé et donc de ne pas s’intéresser nécessairement à ce qui a été fait avant, transmis oralement,  et pourrait être transmis, faire l’histoire et laisser comme trace écrite. Très souvent quand un nouveau responsable arrive, il arrive avec des conceptions qu’il pense devoir immédiatement faire appliquer par les autres : on travaillait comme ça à Sainte-Anne, vous travaillerez comme ça parce que j’ai travaillé comme ça, parce que j’ai dix ans de travail à Sainte-Anne.  Alors que les premiers temps ça serait de savoir se faire raconter l’histoire et de comprendre pourquoi les soignants travaillent comme ça, pourquoi, ils en sont arrivés là, où ils en sont d’ailleurs, est-ce qu’ils sont dans une bonne dynamique, quels sont les écueils, les impasses, d’où l’importance de cette fonction métaphorique.

Je vais m’arrêter là, en vous laissant quelques minutes si vous voulez bien pour poser les questions que vous souhaiteriez poser.

Tous ces éléments, tous ces concepts, sont des choses qui peuvent nous être utiles, peuvent rentrer dans notre boîte à outils et ils sont aux antipodes, ça serait facile à démontrer, on en parlera peut-être une prochaine fois à propos des films, montrer en quoi c’est à l’antithèse des méthodes de management que l’on préconise. Un signe intéressant, mais on en reparlera une autre fois si vous voulez, des praticiens et des chercheurs en clinique du travail, clinique de l’activité, pour le dire vite en psychopathologie du travail,  se ré-intéressent énormément aux textes de Tosquelles, aux textes anciens de Louis Le Guillant, qui est un autre personnage qui a compté, ils relisent ces textes-là qui avaient été un peu oubliés, un peu restés dans l’ombre,  à propos de l’activité  justement dans les lieux de soins.