Bernard Vandermersch : Névrose obsessionnelle

Conférencier: 

 EPhEP, MTh2-ES6, le 06/03/2017 


Conférence de Bernard Vandermersch
 
 
 
 
 
 
Quelques repères bibliographiques :
  • Obsessions et phobies (Freud 1895 in Névrose, Psychose et perversion PUF 1973)
  • Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense (Freud 1896 in Névrose, Psychose et perversion PUF 1973)
  • L’homme aux rats, Journal d’une analyse, Freud [1907] PUF 1974.
  • La disposition à la névrose obsessionnelle. Une contribution au problème du choix de la névrose (Freud 1913 in Névrose, Psychose et perversion PUF 1973) 
  • Névrose obsessionnelle (Ch. Melman 2009 in Dictionnaire Larousse de la psychanalyse).
  • La névrose obsessionnelle, (Ch. Melman, séminaire 1987-1989, éd. ALI)
  • La névrose obsessionnelle V. Nusinovici, cours à l’EPHEP 2015
  • Topologie de la névrose obsessionnelle (Vandermersch B. 1992 in Douze leçons de topologie à Montpellier ALI 2014)

 

Je vais prendre comme axe de mon exposé l’histoire de création de la névrose obsessionnelle par Freud en montrant comment cette névrose voisine, non seulement avec l’hystérie, dont elle serait un dialecte, mais aussi avec celle de la paranoïa et ce qui les distingue pourtant radicalement.

La névrose obsessionnelle est donc une entité clinique isolée par Freud qui a identifié comme névrose ce qui jusque là s’appelait folie du doute, phobie du toucher, obsession, compulsion etc. (Legrand du Saulle : La folie du doute avec délire du toucher (1875)).

Freud l’appelle Zwangsneurose : névrose de contrainte. Mais quand il en parle en français, il dit « névrose des obsessions ».

En 1895, Freud fait paraître en français, dans la Revue Neurologique, un article Obsessions et phobies où il dit qu’il parvient parfois à les guérir.

Il y distingue les obsessions vraies des phobies  en ce que dans la phobie, l’affect est toujours l’angoisse alors que dans l’obsession, « l’état émotif » est divers : anxiété certes mais aussi doute, remords, colère. Il en donne un mécanisme psychologique différent pour les unes et les autres.

Dans l’obsession, l’état émotif dit-il est toujours justifié, c’est l’idée associée qui a été changée. « C’est cette mésalliance de l’état émotif et de l’idée associée qui rend compte de l’absurdité propre aux obsessions.

Il donne plusieurs observations très courtes.

Ex : Obs.III :

Plusieurs femmes qui se plaignaient de l’obsession de se jeter par la fenêtre, de blesser leurs enfants avec des couteaux, ciseaux, etc.

« Redressement. – Obsessions de tentations typiques. C’étaient des femmes qui, pas du tout satisfaites dans le mariage, se débattaient contre les désirs et les idées voluptueuses qui les hantaient à la vue d’autres hommes. »

Cela semble un peu réducteur mais Freud est sur une piste, celle qui met la sexualité au cœur du mécanisme des névroses.

En 1896 il écrit « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense ». C’est une époque où Freud n’a pas encore abandonné sa Neurotica, i.e. son idée que l’étiologie de l’hystérie est un trauma sexuel réellement subi dans la petite enfance.

Voici ce qu’il dit : « Dans l’étiologie de la névrose obsessionnelle, les expériences sexuelles de la première enfance ont la même importance que dans l’hystérie, mais ici il ne s’agit plus d’une passivité sexuelle, mais d’agression pratiquée avec plaisir, d’une participation, éprouvée avec plaisir, à des actes sexuels : donc d’une activité sexuelle. » (NPP, p.66). Freud reviendra sur cette affirmation pour la contester.

L’important est que le souvenir de la représentation refoulée est déformé d’une double façon, « premièrement en ceci que quelque chose d’actuel se trouve mis à la place de ce qui est passé, deuxièmement en ceci que le sexuel se voit substituer quelque chose d’analogue, de non-sexuel. » (NPP p.68) C’est cette mésalliance qui explique l’absurdité apparente des obsessions.

Dans le même article Freud rapporte un cas de paranoïa chronique et discute de la différence entre névrose de contrainte et paranoïa :

« Dans la névrose obsessionnelle, le reproche initial a été refoulé par formation du symptôme primaire  de défense: la méfiance à l’égard de soi-même. De ce fait, le reproche est reconnu comme justifié ; en compensation, l’importance acquise, pendant l’intervalle sain, par la scrupulosité protège le sujet d’avoir à accorder croyance au reproche qui fait retour sous forme de représentations obsédantes. Dans la paranoïa, le reproche est refoulé sur une voie qu’on peut désigner comme projection, et le symptôme de défense qui est érigé est celui de la méfiance à l’égard des autres ; la reconnaissance est ainsi refusée au reproche, et, comme par représailles, il n’existe aucune protection contre les reproches qui font retour dans les idées délirantes. »

(NPP, p. 80)

Malgré ce concept de projection, Freud ne distingue pas encore clairement à cette date la paranoïa des névroses qu’il englobe sous le même titre psychonévroses de défense.  

Le stade sadique anal.

La névrose obsessionnelle, et spécialement celle de l’homme aux rats, permettra à Freud de développer sa théorie des stades en y ajoutant ce stade prégénital : le stade sadique anal. La fixation de la pulsion à ce stade donnant la clé de la prédisposition à la névrose obsessionnelle.  Freud examinera aussi la question de l’état de développement du Moi,  quand se produit la fixation à ce stade, ce qui lui permettra de distinguer ceux qui en restent à l’autoérotisme et au narcissisme (les psychotiques) et ceux qui parviennent à une relation d’objet (les névrosés). C’est un premier pas pour comprendre la différence entre névrose obsessionnelle et paranoïa. Lacan, en distinguant nettement la relation spéculaire à l’autre de la relation du sujet à la cause de son désir, i.e. le fantasme, donnera un outil plus performant pour comprendre la différence des mécanismes en jeu dans chacune de ces affections. Rappelons que la constitution du fantasme suppose la réussite d’une première métaphore, la métaphore paternelle, i.e. le Nom-du-Père qui métaphorise le désir de la mère en faisant du phallus le référent inconscient de toute parole.

 

Mais voyons maintenant le cas princeps : l’homme aux rats, publié en 1909. Ce cas est analysé dans un excellent article de Ch. Melman dans le dictionnaire Larousse sur la névrose obsessionnelle. Je vais largement m’en inspirer. Ch. Melman note d’abord la proximité entre la névrose obsessionnelle et la pensée logique en ce qu’elle dissout « la fonction propre de la cause au profit d’une relation qui lie fermement dans la chaîne parlée, l’antécédent au successeur. »

Cliniquement on note un certain nombre de points :

Prédilection pour le sexe masculin,

Dissimulation de la maladie vécue comme « faute morale » et non comme maladie.

Idées obsédantes remarquables par leur caractère sacrilège : les situations qui appellent le respect, l’hommage, la dévotion déclenchent des idées injurieuses, obscènes, scatologiques voire criminelles »

Actions compulsionnelles,

Pas de xénopathie : ces idées ne sont jamais attribuées à une puissance étrangère.

Lutte contre ces idées et ces actions par des contre-idées bientôt infiltrées.

Doute sur l’effectuation de tâches mais aussi sur la possibilité d’avoir commis un meurtre à son insu, doute qu’aucune vérification ne peut arrêter.

L’homme aux rats consulte Freud car il a lu dans Psychopathologie de la vie quotidienne des choses qui lui ont paru en rapport avec ce qui le tourmente. Ce n’est qu’à la deuxième séance qu’il confie à Freud la raison « qui, dit-il, a été pour moi l’occasion décisive de venir vous trouver ».

« L’impossibilité de rembourser selon les modalités qui lui avaient été prescrites la modeste somme due à une postière. Lorsqu’un capitaine « connu pour sa cruauté » lui enjoignit de payer au lieutenant A qui faisait office de vaguemestre les 3,80 couronnes qu’il avait avancées pour un envoi (de lorgnon) contre remboursement, Ernst Lanzer devait savoir qu’il se trompait. C’était le lieutenant B qui s’était acquitté de la fonction et la postière qui avait fait le crédit. Cette injonction agit cependant comme une incidente (Irruption, Einfall) et il fut pris par la contrainte de la réaliser pour éviter que des malheurs épouvantables ne viennent frapper des êtres qui lui étaient chers. Ce fut alors un tourment effroyable pour essayer de faire circuler sa dette entre ces trois personnes avant qu’il n’indemnise la postière. Il avait perdu ces lorgnons au cours d’une halte et n’avait pas voulu les chercher pour ne pas retarder le départ. Au cours de cette halte, le capitaine cruel, partisan des châtiments corporels, avait raconté ce supplice oriental selon lequel un homme dénudé est attaché assis sur un seau contenant des rats : ceux-ci affamés s’enfoncent lentement dans son rectum… Freud note « la jouissance de lui-même ignorée » avec laquelle le patient lui rapporta l’anecdote, d’ailleurs non sans la plus extrême réticence. Immédiatement surgit la représentation : « Cela arrivait à une personne qui m’est chère ».

Le père d’Ernst était mort peu de temps auparavant : un brave homme, bon vivant, du genre « tire-au-flanc », le meilleur ami de son fils et son confident « sauf en un seul domaine ». Ancien sous-officier il avait quitté l’armée sur une dette d’honneur qu’il n’avait pu rembourser et devait son aisance à son mariage avec une riche fille adoptive.

[….]

A l’horizon amoureux, la dame qu’il vénère et courtise sans espoir : pauvre, pas très belle, maladive et sans doute stérile, elle ne veut pas trop de lui. Le père souhaitait à son exemple un mariage plus pragmatique….

Ses études de droit n’en finissent pas et la procrastination s’est aggravée depuis la mort du père.

[Notons encore cette rêverie où il voit à la place des yeux de la fille de son psychanalyste deux « plaques de saleté ».]

[A travers un transfert marqué par une période de grande agressivité,] l’effort de Freud fut de lui faire reconnaître sa haine refoulée pour son père ; et comment une renonciation relative à la génitalité aboutit à une régression de la libido au stade anal : celle-ci y devient désir de destruction. Ernst semble avoir bénéficié grandement de la cure. La guerre de 14 mit un terme à son élan retrouvé. »

Mécanisme de l’obsession.

Charles Melman explique  ensuite le mécanisme obsédant de l’obsession par ce qu’il appelle forclusion du réel qu’il voit à l’œuvre aussi bien dans la religion judéo-chrétienne que dans le rationalisme athée.

En affirmant un lien de filiation avec Dieu, l’instance qui se tiendrait dans le réel, la religion tend à l’apprivoiser. « Une fois annulée l’idée selon laquelle le réel est toujours ailleurs, le seul moyen de faire valoir la dimension du respect à l’égard de l’hôte divin est (de maintenir) la distance. D’où la stase propre au style obsessionnel, le refus de se détacher et de grandir, de franchir les étapes, de terminer des études, voire la cure analytique… »

Mais avec l’annulation du référent dans le réel, la fonction de la cause, privée de son support, se trouve reportée sur tout couple de la chaîne signifiante en liant antécédent et successeur. D’où la nécessité de vérifier sans cesse la rigueur de l’enchaînement et d’expulser l’erreur devenue criminelle. La rationalité en refusant tout autre cause que logique, postule que le réel soit accessible au bout du symbolique. La vérité viendrait au terme du raisonnement et non dans un Autre lieu.

« Religion et rationalité, proposant un même traitement du réel, risquent les mêmes conséquences morbides. » C. Melman.

De son séminaire plus ancien 1987-1989), je retiens ces autres éléments :

- Le refus de céder l’objet anal est en rapport avec la garantie que cet objet lui offre en raison de l’opprobre généralisée dont il fait l’objet dans la société,

- une identification du côté homme qui ne le contraindrait pas à renoncer à l’autre sexe,

- l’incidence des nombres réels (1,9 etc.) au dépends des naturels, qu’on pourrait faire dépendre

-  d’un doute fondamental sur l’effectuation de l’acte fondateur du fantasme.

 

Je vous rappelle en effet que l’obsessionnel est un névrosé, i.e. qu’il a, par hypothèse, constitué un fantasme fondamental : ($ à a) Ce qui le différencie du paranoïaque ou du schizophrène.

Cela veut dire que chez l’obsessionnel une certaine jouissance, écrite a, est venue se substituer à l’absence de garantie de la vérité, autrement dit est venue en position de cause du sujet. L’analyse montre la préférence de l’obsessionnel pour l’objet anal, ce que Freud appelait fixation au stade anal.

En effet dans l’analité la demande vient de l’Autre et le sujet peut croire soutenir son désir en s’y opposant sourdement tout en affectant de s’y soumettre. Lacan note comment l’obsessionnel a tendance à attaquer le désir dans l’Autre pour s’en protéger. Cette défense peut conduire les proches à l’exaspération ou la dépression.

Topologie de la névrose obsessionnelle.

Comment expliquer l’invasion de la pensée chez l’obsessionnel par cet objet qui vient s’insérer dans les maillons de la chaîne, avec son obscénité ? On a vu que la forclusion du réel où devrait se trouver la cause dernière, entraîne son retour n’importe où dans la chaîne. Mais comment concilier une disposition névrotique, fondée à la fois sur le refoulement originaire créant la dimension du réel et sur l’existence d’un fantasme fondamental, avec l’irruption de cet objet dans la chaîne alors que ce fantasme fondamental aurait dû l’en rejeter, pour habiter dans le réel ?

Il faut bien admettre une anomalie, au moins temporaire de la coupure du poinçon.

Autrement dit une faille ouverte dans l’acte originaire, fondateur. Si la coupure entre sujet et objet a forme de double boucle, celle de l’obsessionnel prendrait à l’occasion celle d’une spirale, laissant en continuité les deux parties sujet et objet.

Quelques points que l’on sous-estime parfois.

- D’abord, les TOCs, troubles obsessionnels compulsifs, sont une catégorie du DSM regroupant des symptômes d’allure obsessionnelle. Ça ne recouvre pas pour autant la névrose obsessionnelle de Freud. Ces TOCs peuvent se rencontrer en effet dans la psychose. L’important est la position du sujet à leur égard et sans doute la lutte contre eux sans laquelle il n’y a pas névrose. Notons que le DSM reconnaît l’importance de cette lutte.

- On peut rencontrer chez des hystériques ou des phobiques des symptômes obsessionnels, a minima. Ils peuvent aussi s’accompagner de troubles alimentaires, de préoccupations hypocondriaques.

- On a vu comment Freud cherche un critère pour séparer névrose obsessionnelle et paranoïa. Ce n’est pas sans raison. En effet on rencontre parfois chez des paranoïaques et autres psychotiques des phénomènes d’allure obsessionnelle.

Cela peut s’expliquer par un traitement voisin accordé à l’enchaînement des signifiants : en l’absence de référence à une cause hors du symbolique, c’est le symbolique lui-même qui doit rendre compte de sa vérité. Mais il y a ici une différence radicale. Le névrosé obsessionnel a constitué cette cause, l’objet a, sous forme anale, il ne fait qu’essayer de retenir en pensée l’objet a mis en cause de son désir. Le paranoïaque rejette toute participation à la cause de ce qui se passe. Il n’y a pas de cause hétérogène au signifiant, il n’y a que des preuves qu’il possède mais qu’on ne reconnaît pas ou qu’on lui dérobe. De ce fait le diagnostic différentiel n’est généralement pas difficile à condition d’accorder attention à la position du sujet à l’égard de sa symptomatologie. Dans la paranoïa il y a toujours quelque chose de péremptoire ou de subtilement persécutif.

J’ai personnellement eu deux cas de femmes présentant des symptômes typiques de névrose obsessionnelles qui se sont révélées paranoïaques.

Je vous propose plutôt ce cas de névrose obsessionnelle et la topologie proposée pour en rendre compte. Par souci de discrétion je ne le reproduis pas ici. Vous le trouverez dans 12 Leçons de topologie à Montpellier p.71-73