Alexis Chiari, "Une entrée dans l’histoire"

 

Je tiens tout d’abord à remercier Anne Videau et Pierre-Yves Gaudard pour leur invitation à participer à cette Journée, et Hervé Mazurel pour son intervention et pour cette œuvre qui fait événement. Dans ce texte passionnant et remarquablement écrit, c’est une nouvelle problématisation des nombreuses questions qu’ont soulevées l’invention et le déploiement de la psychanalyse dans son rapport à l’histoire, et à la modernité, mais surtout, et ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage, les rapports entre la psychanalyse et l’inconscient, l’inconscient modelé par le social constamment.

Cette dernière incise est tout sauf un point de détail puisque, si l’inconscient pour chacune et chacun de nous ne cesse d’insister, et pas moins à corps défendant qu’aux prémices de la méthode établie par Freud et Breuer, la question : « l’inconscient existe-t-il ? » semble désormais se poser à nouveau.

Si c’est encore le cas, est-ce que la prétention de la psychanalyse de constituer une voie d’accès privilégiée à l’inconscient et d’y produire quelques effets est toujours légitime ? Dans ce contentieux entre l’inconscient et la rationalité qui tente d’en prendre la mesure conceptuelle, la naissance de la psychanalyse, qui est un produit historiquement daté de ce contentieux, constitue une rupture épistémologique majeure. C’est de plus une subversion radicale du rapport entre sujet et objet qui reste insupportable quant aux conséquences qu’elle induit, voire impardonnable. Freud n’a pas inventé l’inconscient ni il n’a été le premier à soutenir que cet inconscient était le lieu d’un savoir intime et pourtant inaccessible. Il convient de relire le texte des Oracles de Delphes pour mesurer qu’à cette époque le plus grand crédit était accordé à ce savoir.

Un point remarquable à une lecture attentive est que la réponse de la Pythie est toujours oblique comme Apollon (Loxias) dont elle porte le dire. En effet, cette réponse concerne moins le futur que l’énigme du désir du demandeur qui lui fait retour à partir de ses propres signifiants et de leur équivocité. La formalisation de l’inconscient freudien démontre la structure langagière essentiellement métaphoro-métonymique des différentes formations de l’inconscient, reposant sur des inscriptions susceptibles, par le biais de l’interprétation, d’être modifiées et ce, au travers d’une pratique de parole vectorisée par l’affect de transfert. Freud a de plus établi qu’un des mécanismes fondamentaux de l’inconscient, par lequel il se révèle sous une forme plus ou moins pathologique, repose sur un conflit à la fois historique et temporel c’est-à-dire que le destin de certaines inscriptions à la jonction entre deux époques va être déterminé par un accident de traduction qu’il a nommé refoulement. Il en résulte des anachronismes source de symptômes, de répétitions, d’agir et d’affects impossibles à lier. La principale force conduisant à ces accidents textuels relève de notre rapport tordu, odd dirait Edgar Allan Poe, à la jouissance et à la sexuation.

Je voudrais ajouter un point encore concernant l’acte de naissance de la psychanalyse qui a toute son importance puisque nous n’en avons pas fini avec toutes les conséquences auxquelles il nous confronte. Dans Psychothérapie de l’hystérie, texte paru dans les Études sur l’hystérie en 1895, Freud donne une représentation qui est à la fois une métaphore et un modèle de l’organisation du matériel mnémonique. Les souvenirs qu’il va s’agir d’élaborer et de perlaborer, au cours du travail dit de libre-association, se disposent selon une architecture spécifique. Il s’agit d’une pluralité d’assises, de strates linéaires, qui constituent les dossiers d’archives à explorer dans une chronologie inverse du plus récent aux plus anciens jusqu’à l’élément pathogène originel en dernier. Ces strates sont ainsi organisées concentriquement de façon temporelle autour d’un noyau et la progression du fait de la résistance croissante vers ce point central ne peut se faire qu’en ligne brisée d’une strate à une autre, de sorte que ces lignes se croisent et se recroisent en des nœuds de significations témoignant d’une surdétermination multiple des formations symptomatiques.

D’emblée, Freud émet une réserve, qui aura toute son importance dans la reprise qu’en fera Lacan, à savoir qu’il n’est pas toujours possible d’aller au cœur de l’organisation pathogène. Le travail consiste dès lors à ouvrir des voies associatives nouvelles dans ce réseau dont il espérait pouvoir restaurer les traductions fautives. Cet effort d’élucidation, cette tension vers la vérité, révèle ainsi l’organisation de chaînes signifiantes articulées selon une autre logique que la simple succession chronologique et par un point central qui serait la cause impossible à résoudre mais aussi donc à conceptualiser.

Je donne ici une version extrêmement ramassée de l’écheveau que Lacan va reprendre pour en faire tresse, avec ce point d’aporie au regard de la cause qui se trouverait là d’emblée, et dont Freud donnera un nouvel essai de formalisation au travers de la seconde topique avec la nécessité dès lors d’une refonte totale de la métapsychologie qu’il ne pourra pourtant accomplir jusqu’à son terme.

J’évoque ceci puisque c’est une entrée dans le débat ô combien nécessaire que Hervé Mazurel appelle de ses vœux. J’ai dit que la psychanalyse est véritablement un produit de son époque : plus encore un précipité qui a donné une appréhension nouvelle de l’inconscient en même temps qu’elle se donnait pour ambition d’en déterminer les lignes de force. Cette congruence avec son époque réside dans le fait qu’à l’aube d’une triple aliénation pour l’homme due à l’industrialisation, aux avancées de la science et au pouvoir de l’information, c’est-à-dire un bouleversement inéluctable dans le rapport au savoir et à sa transmission, Freud commence à décrire l’aliénation subjective qui relève, elle, d’une autre tablature. Cette aliénation nous constitue et nous surdétermine selon une logique langagière articulée par un élément possiblement inatteignable et inconnaissable qui fait trou dans le savoir.

Ce que la parole des analysants enseigne à Freud est que cette surdétermination inconsciente est une contrainte à laquelle il n’est pas possible de se soustraire, en tout cas pas par la volition ni l’apprentissage. De plus, celle-ci façonne la représentation tout autant que les modes de pensée, les idéaux, les plus sublimes soient-ils, les identifications réglant le rapport au semblable mais aussi le corps dans tout l’éventail de la dynamique pulsionnelle jusqu’au choix d’objet d’amour et de désir. À cet endroit-là, il y a pour Freud un point pivot sur lequel il ne cédera jamais à savoir l’intrication entre pulsion du moi et pulsion d’objet, écho de l’Amor Sui et de l’Amor Dei dialectisé par Saint Augustin, conflit qui structure ô combien le champ des sexualités aujourd’hui !

Il ne s’agit donc pas d’une résignation pessimiste à un ordre établi fût-il symbolique, ni d’un renoncement à rejoindre l’horizon révolutionnaire que la psychanalyse aurait pu promouvoir. Nous savons historiquement toutes les tentatives pour unir les forces de la psychanalyse et du marxisme. Nous avons à y reconnaître l’insistance toujours plus prégnante d’une confrontation avec un impossible dont Freud tentera de donner une théorisation dans « Au-delà du principe de plaisir », à partir de la compulsion de répétition dont la névrose de destinée constitue une traduction clinique. Il y a plus scandaleux encore puisque Freud dans le bref texte « La Dénégation » renverse vingt siècles de philosophie en énonçant qu’il n’y a pas de bien suprême.

Freud affirme que l’objet qui serait celui du désir est fondamentalement perdu, et même plus justement qu’il est perdu avant même d’être advenu. Il faut aussi préciser un point puisqu’il concerne la psychanalyse après Freud, c’est-à-dire les conséquences du retour à Freud opéré par Lacan à partir des nombreuses pierres d’attente de son édifice théorique dont il a toujours pointé le caractère hypothétique.

La pulsion de mort n’est pas que la destruction ou l’agressivité ; la pulsion de mort se manifeste acéphale et obstinée dans la compulsion de répétition et en change diamétralement le sens. Il ne s’agit pas d’un processus vivant à reproduire des situations déjà vécues en passant par l’agir plutôt que la mémoration, ce qui était la première appréhension freudienne. La répétition est la façon dont, à partir d’un élément réel non advenu, va s’ordonner un réseau signifiant inconscient qui va agir le sujet qui se trouve élidé dans ce processus, comme déjà mort, guidé par le signifiant perinde ac cadaver. Il est ainsi amené à retrouver le même point d’achèvement, de ratage qui peut, dans l’après coup être ressaisi dans la parole mais qui se présente, au moins avant la cure, toujours comme Un, une série de uns sans sommation possible ou pour le dire autrement : le sujet ne peut se compter. C’est donc un processus sériel de mise en acte d’un rapport spécifique et inconscient au réel sous le coup d’une donne signifiante qui constitue l’identité nécessairement méconnue de ce sujet errant en exil de sa propre vérité.

Une des vérités les plus cruelles pour le parlêtre est qu’il n’y a pas d’objet du désir, il n’existe aucun objet dédié spécifié et congruent au désir. Lacan a même affirmé que ce désir est fondamentalement désir de rien, ce qui est illuminant cliniquement si nous prenons cela au sérieux. Lacan n’a pas nommé ce point-trou mais, à la place de ce nom impossible, à la place de ce qui ne sera jamais advenu, il a écrit objet petit a. L’objet a est l’effet de sa tentative d’écrire un bout de réel sur la forme d’un écart prélevé sur le corps et qui ne saurait cesser de tenter de s’écrire.

À côté de Marx, il convient de lire ou de relire Édouard Bernays, double neveu de Freud, et notamment son texte « Propaganda » qui constitue à ce jour et pour longtemps encore le grand évangile de la consommation. Il pourrait s’énoncer ainsi : « À raison du réel de l’absence de l’objet, vous ne rencontrerez dans votre errance, faute de ce bien suprême, que des ersatz symboliques imaginaires.  Vous ne pouvez pas le trouver mais vous pouvez le retrouver ! Nous vous ferons même faire l’économie d’une demande car nous parlons la langue de votre désir, à vous même méconnu puisque nous en maîtrisons l’intime structure que vous refusez de savoir ». Il faut noter au passage que nos références habituelles à l’objet perdu, l’objet manquant ou encore à la privation d’objet sont autant d’abord symboliques ou imaginaires, qui entretiennent les maladies de l’espoir et du ressentiment.

Le nécessaire travail de problématisation du rapport au manque d’objet et à ses avatars peut sûrement nous aider face aux impasses politiques que nous voyons poindre avec le retour des haines. Il aura fallu à Lacan de nombreuses années pour donner consistance au nouage entre symbolique, imaginaire et réel et ainsi essayer d’en donner une écriture qui puisse rendre compte du bout de réel que ce nouage peut réussir à circonscrire.

C’est un appel que nous pouvons lancer ici à Hervé Mazurel, car c’est non seulement tout un pan de l’historicité de la psychanalyse qui est resté en suspens dans son propos mais aussi et surtout l’étude d’outils de lecture inédits qui nous permettent un abord non dogmatique des errances comme des inventions subjectives contemporaines. C’est le sens et la fécondité des travaux de Lacan à partir de sa conférence « La Troisième » en 1974, ainsi que de tous ceux qui sont venus à sa suite dont Charles Melman, dont nous saluons ici la mémoire et surtout le dire qu’il n’a eu de cesse de soutenir par son énonciation et qui a eu entre autres conséquences l’existence de l’institution qui nous reçoit ce jour.

 

Quel est l’enjeu mais aussi le point de départ de ce qui alors pourrait augurer d’un dialogue qui ne soit pas une énième occasion manquée ? Pour le dire d’un trait, c’est le rapport à la dimension du Réel. Il convient, parvenu à ce point, de reprendre de façon très cursive les grandes arches structurelles de notre praxis. En premier lieu, il y a cette absence donc d’objet du désir et à la place l’objet a comme cause du désir, qui me constitue et me divise, que je vais chercher au lieu de l’autre, l’Autre du discours, l’Autre social ou encore le semblable qui toujours m’en prive. J’ai évoqué le procès de la répétition où le sujet dans l’après-coup peut reconnaître le réel de sa condition et l’implacable mécanique de la chaîne signifiante. 

Notre condition douloureuse, et aujourd’hui à beaucoup insupportable, est ainsi d’avoir à en passer par une soustraction de jouissance pour se ménager possiblement un accès au désir et à la reconnaissance. Hervé Mazurel l’évoque très justement, citant les écrits de Georges Bataille sur la nécessité de dispositifs d’institutionnalisation de la perte, où avec malice se glisse la perversion sexuelle qui repose, à l’inverse, sur le déni de la perte et sur un objet symbolique inclus dans un jeu d’absence-présence.

Entre incidence de la fonction de la lettre et logique du signifiant, l’effet de notre constitution langagière se manifeste notamment dans la fondamentale décoïncidence du signifiant à lui-même, support de son équivocité et surtout de l’altérité à mon propre dire que j’en éprouve. Non seulement la parole qui me dit dit toujours autre chose que je ne veux pas forcément savoir ni faire entendre mais de plus il manque toujours le signifiant Un, l’ultime, le vrai pour dire la vérité de mon être-pour-la-mort et de mon être sexué. Cette absence criante vous en entendez des échos quotidiennement dans toutes les opérations langagières aujourd’hui, dans tous les champs identitaires y compris celui du genre qui essaye d’y pallier et qui cherche chez l’autre la raison de notre rapport tordu et tronqué à la jouissance. Peine perdue mais qui est le ferment de tant de haine bien réelle.

Tout ce que nous évoquons là, qui constitue la chair et la trame de notre expérience dans la psychanalyse et dans la vie, concerne des bouts de Réel qu’Hervé Mazurel évoque dans son ouvrage en le distinguant à juste titre de la réalité et en soulignant qu’il est hors représentation, hors théorisation et hors symbole. Il y aurait ici à faire quelques incises sur le Réel et je me permettrai de renvoyer à mon texte intitulé « Le refus du Réel ? » que vous trouverez dans les Actes des Journées éponymes que nous avons organisées à Chambéry en octobre 2022.

 

Hervé Mazurel lit dans cet accent porté sur le nouage entre réel, symbolique et imaginaire un rejet de l’historicité. Nous affirmons que c’est peut-être au contraire une des seules manières qui puisse réarticuler histoire, historicité, temporalité et psychanalyse.

Le déplacement dans le dire et les écrits de Lacan du primat du symbolique à la possible circonscription d’un bout de réel transforme ce qu’il en est de l’interprétation dans la praxis analytique notamment le passage de la promotion du sens, fût-il phallique, à l’exercice d’un pas-de-sens dans toute son équivoque qui concerne les fins et la fin de cure. Ce pas-de-sens fait écho et donne une autre modalité de lecture à cette assertion de Michel Foucault : « L’histoire n’est possible que sur un fond d’absence d’histoire ».  Nous voulons ici donner quelques repères à ce propos.

En 1966, année charnière où Foucault cesse de participer au séminaire de Lacan, ce dernier prononce une conférence intitulée « La place de la Psychanalyse dans la Médecine ». Son propos concerne le destin du corps humain au regard de la mutation des jouissances qui affecte notre modernité avec l’annonce de l’inéluctable mise en question du principe d’indisponibilité du corps. Lacan évoque la transformation de la médecine dans son geste comme son regard dans ce passage sous l’égide de la technoscience et rappelle ce point décisif : « Les fonctions de l’organisme humain ont toujours fait l’objet d’une mise à l’épreuve selon le contexte social avec l’avènement d’une ère où les exigences sociales sont conditionnées par l’apparition d’un homme servant les conditions d’un monde scientifique ».

Qu’on nous entende : il ne s’agit pas d’une énième critique du Progrès ou de la Science mais bien d’un défi épistémologique qu’il nous incombe de relever ! Nous ne sommes qu’à l’aube de pouvoir véritablement prendre la mesure de cette disposition nouvelle de servitude volontaire où la matière humaine est un moyen et non une fin dans le champ des jouissances et partant de là, la dimension éthique qui s’y trouve impliquée dans un monde numérisé. Le corps ne peut se trouver à être dit nôtre que sous certaines conditions historiques et dans une mutabilité hautement dépendante des conditions du discours et du rapport à l’Autre. Le lieu de l’Autre, où j’adresse ma demande dont en retour j’attends l’oracle se fore sous l’effet de cette demande. La passion propre à la névrose est d’y installer une instance Une qui habite désormais ce trou, quel que soit le nom qui lui est donné : Dieu, le père ou la science.

Comme l’avait souvent rappelé Charles Melman, c’est de cette instance Une que le sujet attend reconnaissance et garantie de son appartenance comme de sa filiation avec comme conséquence première le sacrifice à consentir pour que se maintienne cette instance et sa clémence à mon égard. L’erreur logique de la névrose est de méconnaître que cette béance est un fait de langage lié à la chute d’au moins une lettre et que le défaut de jouissance ne relève pas d’un interdit qu’il s’agirait enfin d’abattre mais d’un impossible à prendre en compte pour pouvoir opérer, selon le vœu de Lacan, une véritable laïcisation de la structure. L’interprétation qui va être donnée à cette béance de structure est donc décisive et l’hystérie qu’a rencontrée Freud avait raison de dénoncer le maître ou le père comme usurpateur puisque c’est le réel qui, dans un après-coup, organise la structure.

 

Le travail de déplacement mené par Lacan au regard du réel comme une des trois dimensions et du réel comme effet d’un nouage a produit en retour, un déplacement du dire de Lacan par rapport au réel freudien avec entre autres conséquences une appréhension autre concernant l’hypothèse de l’Inconscient qu’il affirme, à juste titre, mal nommé par Freud.

C’est l’introduction du registre de Lalangue considéré comme un continuum qui rassemble l’ensemble des équivoques qui intéressent non seulement le rapport signifiant signifié mais toute la corporéïté de la langue dans la parole, par la prosodie, le ton, le souffle, la phonématique, le phrasé et les silences. « Lalangue à entendre et à vivre comme le dépôt de l’expérience d’un groupe et comme la modalité par laquelle le langage intervient dans le corps, langage qui n’a aucune autre existence théorique ».

Chacun de ces mots écrits par Lacan témoigne de ce radical tournant.

Le point ici à souligner, qui procède d’ailleurs à la fois d’une dé-psychologisation et d’une dépersonnalisation, est que pour prendre en compte le réel à sa juste place, il est nécessaire de s’intéresser aux conditions et à la structure de l’énonciation tout autant qu’aux énoncés et à leur sens.

Ce souci d’historicité traverse l’œuvre de Lacan et s’articule à cette dimension de l’antécédence logique du discours de l’autre pour le parlêtre, d’où il a à émerger. Dans son texte « Fonction et champ de la parole et du langage », Lacan affirme la temporalité historisante de l’expérience du transfert, nous ajoutons : en tant que le transfert est fondamentalement orienté par le réel tel qui va se constituer dans les linéaments de la mise en place de la demande et par la vectorisation qu’il donne à la relation à l’autre. Nous avons ainsi à distinguer continuellement le passé physique aboli, le passé épique dans la mémoire et le passé historique ainsi que le passé qui se manifeste renversé dans la répétition.

 

Une conception de la cure s’en déduit selon Lacan, « mise en jeu d’une parole pleine pour réordonner les contingences passées et leur donner le sens des nécessités à venir », qui se transforme radicalement à partir de cette mise en tension de la dimension du réel.

Ce qui fait effet de réel va résider dans l’écart entre les différents dires à partir de ce qui ne peut être dit, écart entre différentes traductions dans la parole à partir de ce qui est intraduisible. Lacan dans « La Troisième » nomme cela le passage dans le transfert à l’avènement de réel, c’est-à-dire au réel comme contingent et nécessaire. Il s’agit non pas d’un avènement du réel mais de l’avènement d’un point de réel articulable comme bord et trou à l’imaginaire et au symbolique. Poursuivons notre parcours jusqu’à la remarquable conférence sur le Symptôme prononcé à Genève en 1975 : « La langue ne constitue d’aucune façon un patrimoine ». Lalangue est donc le produit de la précipitation des signifiants avec le ravinement des signifiés dans le réel, précipitation du discours de l’Autre façonné par les traces du désir dont l’enfant aura été ou non l’objet et selon les modalités par lesquelles ce désir aura été parlé et imprimé dans le corps. Il y a un passage entre l’inconscient structuré comme un langage dans une combinatoire d’éléments discrets et l’inconscient - Lalangue comme savoir réel.

C’est une toute autre perspective alors qui s’ouvre et où vont se mettre en œuvre simultanément tentatives d’écriture topologique et exploration de la fonction du poétique. L’analyse nécessite dans le dispositif de transfert ce lieu d’adresse et de réverbération que constitue l’analyste où le propos des corps parlants se présente d’emblée comme une série de récits hétérogènes a priori inscrits dans une diachronie ordonnée tant par le symptôme, le trauma ou la répétition selon les cas.

Le rêve est moins une voie royale vers l’inconscient désormais qu’un paradigme à partir duquel une historisation différente peut s’accomplir par le travail de Lalangue dans la cure. Sa structure apparemment anti-diachronique, pas de début, pas de fin et pas de causalité, ne peut s’appréhender autrement que comme un enchâssement de dits, d’énoncés appartenant à des temporalités hétérogènes dont les surfaces de recouvrement et d’interprétation sont des lieux de conflits signifiants, des zones littorales émaillées d’accidents de littéralité.

Nous avons ainsi à apporter une attention toute particulière à la disparité textuelle entre les différentes versions d’un rêve et à la disparité temporelle des figures à l’intérieur du rêve mais aussi à l’intérieur de la séance. Il faut nous rendre sensible éminemment aux moments électifs d’imparité du signifiant à lui-même selon les séquences dans laquelle il s’insère et aux effets littéraux comme changements de rythme entre les dits et le dire. Lacan dans le séminaire « L’insu que sait de l’une bévue s’aile amourre » peut alors s’interroger : « Pourquoi les gens qui viennent en analyse parler s’engloutissent-ils dans la parenté la plus plate ? Pourquoi ne s’apparentent-ils pas à un poète ? ».

Nous avons à ce propos à remarquer que le livre tant décrié « Totem et Tabou », avec ce mythe de la horde primitive et du meurtre du père par les fils, n’était peut-être pas tant un ouvrage d’anthropologie psychanalytique qu’un essai de prospective. S’annonce sous la plume de Freud l’ère des frères et des sœurs unis dans la férocité, qui ne cessent de vouloir se débarrasser du père et de le débusquer partout où il se trouverait pour en finir avec lui, entreprise digne de Sisyphe puisqu’à sa place il n’y a qu’une béance réelle. À vouloir à toutes forces le paternel déjà mort, voire le paternel toujours mort comme le Dieu nietzschéen, ce n’est pas l’avènement de l’égalité des jouissances qui se profile mais bien au contraire l’exacerbation de leur disparité qui désormais se révèle, insupportablement réelle. L’hystérie n’est plus seulement un ou une hallucinée du père symbolique, elle est aujourd’hui hantée par le refus du réel.

 

Dans l’analyse il est peut-être moins question, il est vrai, d’histoire que de temporalités, c’est-à-dire des circulations du sujet entre le chronos, le kairos, et le télos dans un travail de repérage de l’irruption de la diachronie dans la synchronie et à l’inverse des effets de la synchronie dans la diachronie. C’est une histoire de variations de rythmes, ce qui d’ailleurs se manifeste par le fait que nous n’avons pas le même corps ni la même dynamique pulsionnelle à l’entrée et à la sortie d’une cure accomplie.

La question, selon le vœu Thomas Mann dans son fantastique hommage à Freud dont ce dernier dira qu’il justifie l’ouvrage d’une vie, est de parvenir à établir un rapport d’ironie créatrice à l’inconscient. Pour le dire autrement quelle est la DLS ? C’est-à-dire la Durée Limite de Signification du signifiant entre la tentative de crocheter le réel et l’incidence des lettres éparses, souvenirs, traumas et trace de traces, quant au destin des affects qui ne peuvent se refouler.

Sortir des histoires, de la jouissance de l’histoire du symptôme ou de la répétition pour entrer dans l’Histoire, assumer un destin sexué et un rapport à l’altérité et en premier lieu à ma propre altérité à mon dire et à moi-même.