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Lier la haine avec un bout de ficelle, voilà le jeu du Fort-Da qui donne du fil à retordre à l’enfant, mais j’ai également fait l’épreuve d’un grand embarras à développer l’hypothèse de ce lien qui se dérobe encore à la symbolisation, celui entre l’affect de haine et le jeu inventé par un sujet en devenir.
Les analystes ne sont pas sans savoir ce penchant du retournement de l’amour en haine dans le transfert, et dans les institutions analytiques, dans la vie de nos patients... Le jeu de l’enfant est-il ce moyen que le sujet invente face au manque, pour supporter et symboliser non pas seulement l’absence Réelle de l’objet d’amour, mais le manque à dire, le défaut de la dimension Symbolique qu’il éprouve ?
Les premiers temps de la vie confrontent le nourrisson au Réel du corps, à l’angoisse, et sa survie dépend des soins et de l’attention bienveillante d’un petit autre, au fil de la parole d’un grand Autre qui le soutient et soutient cette fonction Symbolique qui lui fait défaut dans son devenir de sujet. Le nourrisson fait l’épreuve du Réel, des affres d’un corps disloqué, morcelé, son monde est constitué de sensations éparses, de douleurs physiologiques violentes qui alternent avec les moments de quiétude et de satisfaction d’être nourri, choyé, rempli de l’attention caressante et de l’amour des autres protecteurs.  Sans un autre secourable, un Nebenmensch, pour apporter les soins nécessaires à la préservation de la vie et à l’apaisement du corps et de l’âme, un Autre qui précède et accueille le bébé démuni dans un monde où son être est inscrit dans un déjà là. Par sa fonction d’étayage, le Maternel est l’agent de cette primitive construction subjective Symbolique Imaginaire Réelle… 
La question que je me suis posée concerne la justesse du fait de situer la haine de manière précoce, dès cette période de la vie de l’infans, dans ces moments de détresse du nourrisson quand le soutien de l’autre vient à manquer, quand l’absence de la mère est vécue par l’infans comme un néant, un trou sans bords.

Dans sa description du jeu du Fort-Da Freud n’utilise pas le terme de haine, il observe que « cet excellent enfant, gentil, sage et obéissant ne pleure jamais pendant les longues absences de sa mère. ». Il s’amuse à jeter loin tous les petits objets en prononçant un « ooooo » prolongé. Il invente un jeu répété avec plaisir et insistance : il fait disparaître une bobine au son de « ooooo » Fort (loin) et la fait réapparaître grâce à une ficelle au son joyeux de « Da » (ici). Dans cette mise en jeu d’une répétition dont il ne se lasse pas, il y a du plaisir. Quels sont les ressorts cachés du jeu, la force cachée qui pousse l’enfant à inventer cette activité ludique ? 
L’accent porté sur l’affect de haine ne vient-il pas brouiller la lecture de ce moment structural primordial, celui de la mise en place de la chaîne langagière, autour de la scansion de deux phonèmes qui émergent, et organisent en se répétant les signifiants symboliques fondamentaux S1 et S2. Le jeu figure une opposition phonologique - présence/absence de l’objet, vocalisé [o/a], symbolisation de départ de la mère et de son retour. La voix, l’objet tresse un, deux fils, ceux du début de la chaîne, prémisses du tissu qui adviendra peu à peu sur le métier, étoffe tissée avec trois fils, Symbolique, Imaginaire et Réel, qui habillera le sujet d’une parure de langage, ornement identitaire et social, qui consacrera la perte de l’objet Réel pour un monde tenu par la ficelle du langage et des représentations. À la condition de l’acceptation de la perte de l’objet Réel auquel le sujet doit consentir pour accéder à l’autre scène, celle de la représentation. Voilà la perspective tracée, à quel moment surgirait la haine dans cette mise en place de la « C-HAINE » signifiante ? 

J’ai cherché les jalons qui pouvaient soutenir ma question et la dialectiser dans la littérature psychanalytique. Dans quel contexte Freud introduit-il l’exemple du jeu répétitif de l’enfant dans la théorie ? Comme vous le savez, en 1920 Freud est en difficulté avec « l’Au-delà du principe du plaisir », la construction même du texte qui aboutit au livre du même nom, le montre. Depuis plusieurs années, il constate que le primat du principe de plaisir comme régulateur de l’économie psychique, une des pierres de touche de la première topique de sa doctrine psychanalytique, ne permet pas de rendre compte des faits qu’il observe dans la clinique, il cherche à dégager un autre concept. Mais il est difficile de renoncer à « vingy-cinq années de travail intensif » pour adopter dans la famille des pulsions un concept nouveau, un convive au caractère ineffable, qu’il finira par nommer, Thanatos, la pulsion de mort. C’est ce qu’il élabore dans ce texte.

 « Les instincts de mort semblent travailler en silence et accomplir une œuvre souterraine inaperçue. Il semble que le principe de plaisir soit au service des instincts de mort ».1
Les traductions françaises du terme allemand Genuss varient entre plaisir et jouissance.
Pour Freud, dès 1920, le plaisir s’articule avec son au-delà. Lacan adopte la traduction de Jouissance pour la différencier du plaisir, et en fait un concept majeur de sa doctrine de l’économie psychique du sujet dans son rapport à l’objet. Pour Lacan le principe de plaisir freudien est à entendre comme un principe de non-déplaisir, celui qui éloigne le sujet de la jouissance mortifère, qui le tient éloigné de cet Au-delà du plaisir, la jouissance dont l’aboutissement n’est autre que la mort.
Dans le chapitre 2, consacré à la névrose traumatique et aux jeux d’enfants, Freud va proposer plusieurs interprétations du jeu de la bobine.  Il utilise les termes de vengeance, domination et hostilité pour expliquer les motivations qui président à la répétition du jeu. Voyons les origines étymologiques des termes utilisés par Freud dans le dictionnaire Bloch et Wartburg. Effectivement les racines des qualificatifs nous donnent des éléments intéressants pour la subtile différenciation qui détermine diverses positions et modalités de relation à l’objet.

C’est une impulsion de vengeance par rapport à l’objet aimé qui s’absente, d’abord la mère puis le père un peu plus tard. L’enfant rejette un objet aimé, il veut le faire disparaître pour satisfaire à un désir de vengeance. Le terme vengeanceest issu du latin vindicare « réclamer en justice, revendiquer », « chercher à punir » avec la forme se vindicare « se venger » 2. La vengeance s’adresse à un objet, et implique une demande, un recours revendicatif à un représentant de l’autorité.

C’est un penchant à la domination, c’est-à-dire le retournement d’une situation vécue en position passive en un jeu où l’enfant est en position active, dans ce cas il devient le Maître du jeu. Le terme domination est un dérivé du latin dominus qui est le Maître au XIIe siècle. Dominer renvoie à la relation au Maître. L’enfant acquiert la maîtrise du langage avec le S1, le signifiant Maître Fort qu’il ficelle à un autre signifiant S2 Da. La dyade S1-S2, ce sont les premiers signifiants de l’inscription de la chaîne signifiante au champ de l’Autre.
Le terme « hostilité »est emprunté au latin hostis qui désigne l’étranger, d’où l’extension « ennemi public ». L’hostilité est adressée à l’étranger qui est toujours le père, celui qui vient comme tiers terme entre la mère et l’infans, au Père, l’étranger. 
Freud propose aussi une interprétation où « certains enfants » – il ne précise pas - auraient des impulsions hostiles portées sur des objets qui symbolisent certaines personnes,  on se doute que  « ce sont les premiers à s’être imposés à l’enfant ».

Le terme « haine » est un nom commun formé à partir du latin odium3  qui signifie « ennui », d’où le verbe inodiare, « ennuyer, fatiguerlasser ». Cette parenté étymologique entre haine et ennui est a priori surprenante. Pourtant Cicéron affirmait que « la haine est une colère enracinée », une haine qui se nourrit par ses racines, solidement ancrée donc. Freud dans Au-delà du principe de plaisir nomme autrement le ressort de la haine qui se cache sous une couche de banal ennui, c’est Thanatos travaillant de manière souterraine. L’apparent ennui bien que banal cache une haine larvée dans des couches invisibles, les racines qui la nourrissent sont antérieures4.  C’est la cause que découvre Hannah Arendt lors du procès Eichmann à Jérusalem et qu’elle a appelé « la banalité du mal ». La haine naît et se nourrit du vide de l’ennui, mais pas n’importe quel ennui. C’est l’ennui qui ouvre la trappe du vide, du trou béant de l’abandon, du désarrimage du lien à l’Autre, d’une solitude inhabitée sans autre secourable. C’est un ennui qui s’oppose au manque qui ménage la place de l’autre. Le manque appelle l’envie et le désir. 
Chez les adolescents on entend souvent la formulation « j’ai la haine ». La locution in odio esse signifie « être dans la haine » qui suggère une identité avec l’objet, la chose, le lieu du sujet est entièrement envahi par l’affect de haine. « Avoir la haine » affirme une position subjective différente, qui s’organise avec la prise de la fonction phallique, façon de dire que cette haine le sujet la contrôle avec la ficelle, et ne la laisse pas « prendre le mors aux dents ». L’a-sujétion est un arrimage au lieu de l’Autre qui laisse un trou, une faille, une cicatrice de la cession de l’objet, et qui organise le fantasme du $ <> a - où le sujet n’est pas sans l’avoir.  Le dire « j’ai la haine » c’est se tenir à la rampe phallique, manière d’organiser la relation à l’objet perdu. La haine se choisit un représentant de l’objet perdu auquel elle s’accroche comme à une proie, leurre dont elle se satisfait.

Que dit Lacan sur la haine ? Il utilise le signifiant « agressivité » dans le texte qu’il a présenté en mai 1948 à Bruxelles « L’agressivité en psychanalyse »5. L’agressivité est bien une tendance corrélative du mode d’identification narcissique, celle qui détermine la structure formelle du Moi. Lacan précise que la structure du Moi prend naissance dans la période pré-spéculaire, avant même l’inscription dans le langage. On observe des possibilités de jalousie à un âge très précoce de la vie, chez l’infans dépendant du lien pré-spéculaire à l’Autre maternel, dit Lacan. Il prend pour exemple la description d’une scène célèbre que décrit Saint Augustin, dans ses Confessions :

« J’ai vu de mes yeux vus et j’ai bien connu un tout petit en proie à la jalousie. Il ne parlait pas encore, et déjà il contemplait, tout pâle et d’un regard empoisonné, son frère de lait ».

Saint Augustin, psychanalyste avant l’heure commente Lacan, « noue impérissablement l’étape infans6 du premier âge à la situation d’absorption spectaculaire. ». 
Cette formulation de Lacan, « absorption spectaculaire », a un effet d’interprétation ; l’énonciation elliptique et signifiante fait apparaître le tableau dans lequel figure Augustin observant l’aîné des enfants, lui-même, dans la position de contempler son cadet aux bras de la mère. La réaction émotionnelle, le Réel du corps de l’enfant dans une extrême pâleur, se nouent à l’image de la frustration primordiale, son regard empoisonné. Ce sont, précise Lacan, les coordonnées psychiques et somatiques de l’agressivité originelle, qui se retrouvent dans la définition que donne Cicéron de la haine comme d’une colère enracinée dans le corps, enracinée dans la frustration primordiale, et la perte de la jouissance de l’objet.

Que dit Lacan sur ce qu’il nomme le mécanisme d’absorption spectaculaire ? L’absorption spectaculaire est un mode de défense proche de la captation Imaginaire et un mode de lien où l’emprise du regard, la dimension Imaginaire, et le corps pâle et affecté, dimension Réelle, sont noués, avant la possibilité de la parole et de la dimension Symbolique. Avant la prise du nouage RIS, avec les trois dimensions Réel Imaginaire et Symbolique. La réversion et l’intrication des pulsions orale et scopique sont illustrées dans la vignette de Saint Augustin : « L’enfant dévore du regard l’objet haï » se retourne en « il est dévoré par l’objet cause du désir, dévoré par l’objet regard ». 
Ce que Lacan souligne ce n’est pas seulement la propriété de réversion de la pulsion mais surtout la vacance de la dimension de l’Autre Symbolique - dans ce moment de la dualité du Nœud à 2, Réel-Imaginaire, l’Autre est absent, c’est un lieu vide. Cette place vide du Symbolique est représentée, on pourrait dire aussi soutenue par l’Autre maternel dans la double fonction qu’elle incarne dans le rapport pré-spéculaire à l’infans. Cette double fonction de la mère à ce moment initial de la constitution du lien qui se noue avec l’infans est essentielle pour appréhender la construction subjective Moïque qui se concrétisera à un moment ultérieur de l’évolution de l’enfant, et le refoulement massif de ce temps pré-spéculaire qui restera dans les dessous, recouvert du sable de l’oubli parce qu’initialement innommé et sporadiquement innommable.

Le lien primitif mère-enfant se noue sur un mode d’absorption archaïque avec les objets partiels, sans coupure, dans un jeu de réversion des places entre la mère et l’enfant, ou entre enfants sous le principe des vases communicants. Cette modalité archaïque d’absorption est avant tout un corps à corps, sans séparation entre objets et mêle dans une fusion l’image et le corps de l’autre, fusion-confusion entre le sujet et l’objet. Imaginaire et Réel ne font qu’un. Cette disposition est magistralement décrite par Jean Berges dans ses études sur le transitivisme chez l’enfant « où l’enfant qui tape croit que c’est l’autre qui l’a frappé ». 

Une des fonctions de la mère, à cette période pré-spéculaire est une fonction d’imago.  Pour le bébé, la mère est une anticipation d’une première forme Imaginaire de totalité, d’un Tout qu’il deviendra plus tard, elle est la première forme Imaginaire d’un petit autre que l’infans rencontre, Imaginaire premier qui préfigure l’assomption du Moi qu’il sera. L’Imago est donc la première fonction de la mère. La mère est aussi dépositaire et agent de la dimension Symbolique. Elle introduit l’infans à la dimension Symbolique parce qu’elle lui parle, bien sûr, mais aussi en raison de la référence où elle se tient en tant qu’Autre primordial, par son désir tourné vers le père de l’enfant, mais également référé à un tiers familial, social, sociétal. Les coordonnées Symboliques du langage, et de la parole dans laquelle la mère est elle-même inscrite en tant que maillon du désir Autre dans la chaîne signifiante. La complexité de la fonction de père est qu’elle ne se résume pas à la présence d’un père dans la réalité. La fonction Symbolique du Nom du Père est transmise dans la langue par la mère. C’est sa position au regard de sa propre position avec la fonction du Nom du père qui importe dans la transmission à l’enfant d’une place dans la chaîne des générations. Car l’enfant est d’abord parlé, avant même sa naissance, dans ce que Lacan appelle un complexe. La double fonction maternelle participe de ce complexe en structurant auprès de l’infans la dimension Symbolique et Imaginaire, afin de tenir le Réel lié. 
Cette double inscription du maternel est essentielle pour l’avenir du sujet. Dans la clinique infantile c’est important de la repérer pour situer l’origine des certaines difficultés qui éventuellement adviennent.  Qu’est-ce qui fait défaut ? S’agit-il du défaut de référence à un tiers dans le désir de la mère, ou de la capacité anticipatrice de la mère à soutenir l’imago dans le Réel de son corps et celui de l’enfant… Dans la suite de ce texte « L’agressivité en psychanalyse », Lacan confirme ses affirmations théoriques et les illustre avec les travaux cliniques de Mélanie Klein auprès de très jeunes enfants à la limite de l’apparition du langage. Mélanie Klein, que Lacan qualifie non sans une valeur admirative comme « la tripière de génie » et dont les travaux sontexceptionnels pour appréhender ces vécus subjectifs de la toute petite enfance.

« Elle a osé, dit-il, projeter l’expérience subjective, dans cette période antérieure, archaïque où l’observation kleinienne nous permet pourtant d’affirmer sa dimension vraie ou Réelle dans le simple fait par exemple, qu’un enfant qui ne parle pas réagit différemment à une punition et à une brutalité.

La dimension vraie ou Réelle fait qu’un infans qui ne parle pas réagit différemment à une punition et à une brutalité. L’enfant peut accepter la punition comme un jeu de société où il perd une partie. La brutalité ne provoque que révolte ou soumission. 
C’est la dimension vraie de la parole qui opère et qui fait que la punition dans le lien d’autorité ne sera pas un ravage. Lacan situe clairement la vérité du côté du Symbolique, et non du côté du Réel. Même si l’infans ne parle pas, il est pris dans les signifiants de l’Autre et la supposition de l’Autre qui lui impose un savoir, un sens. La punition n’est pas d’emblée dans la pacification, mais si l’enfant accepte l’aliénation à l’Autre il pourra se séparer de l’objet. Le double mouvement d’aliénation aux signifiants de l’Autre, puis de séparation d’avec l’Autre maternel quand il ne s’inscrit pas ou mal, est le grand fournisseur de pathologies. Ainsi lorsque le symptôme se structure au point d’un pur Réel, l’enfant ne peut accepter la punition comme si c’était un jeu de société où il perd une partie. Il ne peut se situer que dans le tout ou rien de la perte, et la brutalité ne pourra que provoquer révolte ou soumission, et non pas une introjection de la loi et de la limite. 
 « Grâce à Mélanie Klein nous connaissons la fonction de la primordiale enceinte imaginaire que constitue l’imago du corps maternel que l’enfant va attaquer et chercher à détruire de l’intérieur », dit Lacan.

Les jeux et les dessins d’enfants sont pour Mélanie Klein l’équivalent de la parole qu’elle utilise dans le transfert des séances. 
Je vous propose de regarder deux dessins issus de sa clinique, qui présentent ce monde fantasmatique archaïque. L’un illustre l’univers psychique de l’enfant constitué de représentations d’objets internes éclatés, l’autre est une représentation du Surmoi maternel archaïque, denté, plein d’épines, enceinte au sein de laquelle est logée une représentation d’un fœtus avec un grand bec ouvert, figure d’une oralité dévorante. C’est tout à fait parlant.

Le premier dessin est une cartographie du monde intérieur de l’enfant pris dans le monde flottant du réseau intestinal du ventre de la mère, fantasme archaïque où l’enfant se représente comme des fragments d’objets indéterminés dans l’enceinte du ventre maternel. 
Le second dessin est une figure du Surmoi Archaïque kleinien, représentation où l’agression vorace du sujet se manifeste dans la représentation d’une gueule ouverte du nourrisson prête à répondre violemment à l’emprise destructive du ventre maternel.  « Si vis pacem, para bellum » dans l’enceinte du corps maternel.

Les travaux de Mélanie Klein repoussent les limites de la fonction subjective de l’identification originelle avec une conceptualisation de cette première formation archaïque du Surmoi, et de ce qu’elle appelle les mauvais objets internes qui ont une incidence morcelante sur l’Imago de l’identification originelle. 
Si la notion d’une agressivité liée à la relation narcissique et aux structures de méconnaissances du Miroir est bien connue, comme caractéristique de la formation du Moi, cette forme primitive de la violence archaïque décrite par Mélanie Klein l’est beaucoup moins. Pour Mélanie Klein, l’expression de la violence orale du nourrisson répond à une nécessité propre aux débuts de la vie, celle d’une aliénation nécessaire dans la construction psychique du sujet. L’infans a besoin d’obtenir de manière précoce une satisfaction oralement, à savoir intégrer une satisfaction qui est en quelque sorte une réponse à son état d’un désarroi organique originel. Ingérer, se remplir apaise le bébé. Au plein de la satisfaction orale s’oppose un vide qui le renvoie dans un non être qui déclenche la violence. 
Voici ce que dit Lacan dans « L’agressivité en psychanalyse » :

« Il faut concevoir cette satisfaction agressive dans le contexte initial de la déshérence vitale constitutive de l’homme. Cette satisfaction agressive serait en quelque sorte un instinct de survie, et un moyen de constituer une première unité. 
Ce Moi Kleinien constitué de morceaux de corps épars, de figures imaginaires dévorantes illustre rigoureusement la structure primitive avant le Moi ». 

Le Moi Kleinien se construit face à l’Imago totale du corps de la mère.  Confronté aux chaos initiaux du Réel du corps, l’infans doit arracher à l’Autre l’objet de satisfaction auquel il doit sa survie, premier chapitre de la relation ambivalente à la mère. Il y a donc bien là une agressivité archaïque initiale que Lacan définit comme une tension agissant de manière précoce sur la structure narcissique du sujet en devenir. Cette origine permet de comprendre de manière simple toutes sortes d’accidents du devenir subjectif, ce qu’on retrouve dans la clinique de l’enfant et de l’adulte.

« Ne voyez là aucune interprétation abusive de ce comportement d’absorption du bébé en termes d’agressivité. Cette intention agressive n’est pas non plus une lecture rétroactive, dans l’après-coup du passage par les remaniements ultérieurs du développementCar il y a une liaison dialectique entre cette tension pré-narcissique, le narcissisme et la fonction du complexe d’œdipe ultérieur, avec les remaniements identificatoires du sujet, remaniements autour des identifications secondaires à l’imago du parent du même sexe ».

L’important est de comprendre que l’énergie de la libido génitale recouvrira tout le travail d’intégration prégénital antérieur. Il y a donc bien un recouvrement et un remaniement des modalités du Réel « prégénital » durant les identifications secondaires.  
Pour reprendre l’exemple de Saint Augustin, l’identification au rival ne se conçoit que d’être préparée par une identification primaire qui structure le sujet comme rivalisant avec soi-même, durant la période d’auto-érotisme. Le recouvrement et le remaniement par les identifications secondaires du Réel de la période prégénitale ne l’effacent pas. Elle s’intègre dans le tissage final, comme le fil de la chaîne avec la trame du tissu, vêtement dont le sujet s’habille constitué par les signifiants S1-S2 de la langue dont les racines archaïques restent cachées. Ce que Freud identifie comme l’action souterraine de la pulsion de Mort qui persiste sous l’enveloppe du Moi, à travers les traces de la satisfaction obtenue par la dévoration agressive de l’objet et les vécus primitifs archaïques d’angoisse et de détresse. 
C’est peu de dire que l’harmonie n’est pas préétablie et la suite de la structuration subjective ne libère pas le sujet de toutes les inductions et pulsions agressives qui se cachent sous les conformismes sociaux. La question reste de savoir si la cure psychanalytique articulée au tranchant de l’expérience, permet le remaniement de ces racines des symptômes liés à la phase archaïque dont on vient de parler.
L’imago du corps propre, et les motions archaïques recouvertes par les identifications secondaires, sont essentiels dans la détermination de la phase narcissique ultérieure et l’efficacité de la cure de parole dépendra donc de la réactualisation des fantasmes archaïques souterrains, wo Es war, soll Ich werden… Là où était le çà, le « Je » doit advenir.  Parce qu’au fond, comme le remarque J.-P. Lebrun « ce qui nous irait bien c’est que la haine ne nous habite pas, qu’elle ne soit pas en nous, qu’elle ne nous ait pas construits ». La haine se cache sous des vêtements d’amabilité, de charité, d’hypocrisie, de mensonges, de traîtrise ou même d’indifférence : exemples du quotidien qui nous concernent.

Charles Melman reprend la question à partir de son pôle opposé, l’amour. Lors d’une conférence en 2014, il adresse à l’auditoire la question suivante : « Je n’aime pas le même, ni l’autre, ni le différent, alors qu’est-ce que j’aime ? »7. ? « Si nous étions aux États-Unis, il faudrait que je commence comme ça : ‘I love you’.  Et comme vous êtes, comme ils le sont là-bas, c’est bien connu, très gentils, vous lèveriez les bras, balanceriez et vous diriez : ‘We love you, too !’, alors je serais rassuré évidemment… ». 
En introduisant la question sur la dimension de l’hypnose des masses, Charles Melman lève un coin du voile, l’amour cache la haine sous le manteau de civilités langagières dont nous nous recouvrons. La structure du fantasme nous la cache, mais, c’est bien elle, qui organisait notre lien social obscurément… est ce aujourd’hui encore le cas… 

Est-ce que j’aime le même ? questionne Melman. Le même se découvre dans le lien à mon image dans le miroir, c’est Moi, l’image de l’autre dans le miroir dans une tension Imaginaire, le Moi lutte pour ne pas disparaître, car si je le quitte du regard je disparais. C’est ou l’un ou l’autre. La réponse est non je n’aime pas le même…
Est-ce que j’aime l’autre ? Nous avons vu que la figure de « l’Autre maternel » a une double position dès le temps spéculaire. La mère est d’abord perçue par l’enfant comme une image complète, une image anticipée de ce qu’il sera, ce qui le rassure. Mais la mère a aussi une fonction de transfuge de la Loi Symbolique, auquel le sujet adresse sa question, « Que Vuoi ? » « Que me veux-tu ? » « Quel objet suis-je ? ».  L’énigme du désir… qui fait surgir l’angoisse. Ainsi donc face à cet Autre Adorible, Adoré et Hai à la fois, avec qui j’ai noué une relation faite d’ambivalence, la réponse que propose Melman est « c’est pas évident. ».
Est-ce que j’aime le différent ? La réponse est évidente nous dit Melman : « Alors là je ne l’aime pas du tout ». Le rejet est sans appel, immédiat.  Cet étranger qui est le père, le différent, celui qui veut me séparer de mon objet d’amour, qui veut m’imposer sa loi, personne ne l’aime... « Va-t-en à la guerre ! » crie l’enfant à son père de retour des tranchées. Le père est toujours un intrus, qui vient troubler l’harmonie fusionnelle avec la mère.  
La conclusion de Charles Melman n’est pas non plus optimiste quant à la vertu de l’amour à pacifier l’homme, car l’amour dans ses trois composantes ne fait que recouvrir cette initiale précarité que les instincts de survie alliés aux pulsions cannibales du nourrisson combattent farouchement. L’inscription du manque-à-être comme condition de notre humanité commune, doit être soutenue durant cette période précoce et permettre le nouage RSI de l’objet avec la ficelle de parole - c’est ce que l’enfant du Fort Da commence à tricoter - les premiers signifiants de la parole. Je vais conclure là.

Notes