Thierry Florentin : A propos de la crise en Catalogne

Entretien avec Jaime Claret


Jaime Claret est psychiatre, psychanalyste, membre de l’Association Lacanienne Internationale. Il vit et travaille à Barcelone. 

 


Jaime, nous nous connaissons depuis bientôt trente ans. Pourrais-tu nous dire quel est ton itinéraire?

Tu as fait tes études de psychiatrie à Paris, tu as travaillé à Sainte-Anne. Certains de notre génération se souviennent t'avoir vu au travail dans un reportage déjà ancien, sur les urgences psychiatriques, qui a eu un grand retentissement en son temps, réalisé au C.P.O.A. par Raymond Depardon. Pourquoi as-tu fait ce choix de retourner vivre et travailler en Catalogne? 

 

Je ne sais pas vraiment si cela a été un choix. C'est comme la gravitation ça chute et ça tient, je décide mais c'est aussi le hasard...des choses qui se passent en dehors de toi. Je pense à l'appel d'un ami mais aussi d'un maître, le Dr Angulo, psychiatre, psychanalyste, grand clinicien et grand hétérodoxe, nommé à l'époque responsable gérant du Réseau de Santé Mentale de la Catalogne et chef du service de pédopsychiatrie de l'hôpital San Jean de Dieu de Barcelone. Je pense aussi à la mort de mon père trois mois après mon arrivée mais cela je ne savais pas, ce fût un décès soudain et tout à fait inattendu; il y avait aussi la lumière voire la Méditerranée...Tu m'as posé une drôle de question...

 

C'est vrai ce que tu dis. On dit toujours que la Méditerranée c'est une mer, alors qu'avant tout c'est une lumière, oui.

La Catalogne a été assez généreuse en termes de psychiatres puisqu'elle nous a donné Tosquelles, qui a bouleversé notre conception du dialogue avec la folie, et formé tellement de soignants pendant et après-guerre, et Ajuriaguerra, plutôt basque, pour les enfants, mais de région si proche. Henri Ey lui même, né de l’autre côté des Pyrénées, en terre cathare, n'était pas très loin. Sans même parler de Pinel, et d’Esquirol, originaires respectivement du Tarn et de Toulouse. Voilà toute une géographie psychiatrique de voisins vraiment très proches.

Y a t-il une tradition psychiatrique catalane ? A-t-elle une spécificité par rapport à la psychiatrie espagnole, celle de Madrid? Tosquelles avait été formé à l'école allemande, il me semble, puisqu’il passe les Pyrénées avec Hermann Simon dans sa poche, qu’il fera traduire par la suite à Saint Alban.

 

Tosquelles représente au mieux ce côté hétérodoxe, un peu au bord de la tradition; toujours est-il que pour nous, les traditions psychiatriques de référence c'étaient plutôt l'allemande  et encore plus la française.

Mais ce n’est plus le cas aujourd'hui où la psychiatrie américaine est malheureusement devenue prévalente.

 

 

Ici à Paris, nous sommes habitués à recevoir les collègues d'Amérique Latine, dont la plupart ont passé les années de dictature en France, ou en Belgique, puis ont fini par repartir dans leurs pays respectifs, tout en gardant des liens d'échange et de travail solides avec les collègues français. Partout, fleurissent des cartels franco-brésiliens, franco-chiliens, franco-argentins, sans parler des collègues d'Equateur, ou du Pérou. Notre collègue Nicolas Dissez vient de passer deux mois à faire un séminaire d'enseignement auprès des psychiatres et des psychologues de l'hôpital psychiatrique de Quito. Nous connaissons moins ce qu'il en est de l'autre côté des Pyrénées. Sur la façade atlantique, Jorge Cacho avouait sa solitude à San Sebastián, et sa difficulté à rencontrer des partenaires de travail et d’étude perméables au discours lacanien. Qu'en est-il de la diffusion des idées lacaniennes à Barcelone et en Catalogne? Comment toi-même t'organises tu pour travailler ? 

 

Deux choses. D'abord la diffusion des idées lacaniennes à Barcelone, soit l'empreinte du discours lacanien. Disons qu'il y a une diffusion importante à partir de l'École de la Cause Freudienne, et également  de ses activités d' enseignement dans l'Université. D'un autre côté il y a les activités de la Fondation Européenne de Psychanalyse qui ramasse des analystes du courant lacanien, ce qui permet le contact avec des collèges européens et qui dernièrement se sont montrés très actifs dans l'organisation de journées, de séminaires et tenant ses propres lieux d'enseignement-qui restent cependant peu nombreux si on les compare à l'Ecole de la Cause. Moi-même j'ai travaillé avec eux de façon ponctuelle disons sporadique-je dois te dire que je suis resté un peu au "bord"- faut-il dire sur le bord?-des institutions ou groupes analytiques ici à Barcelone, pour différentes raisons qui demanderaient des plus longs développements aussi bien personnels que "théoriques. Mon travail comme sculpteur peut être mais aussi comme psychiatre avec des adolescents marginaux dans un hôpital de jour situé dans un des quartiers les plus défavorisés de Barcelone m’a fait éprouver - et faire la preuve aussi- de ce bord de la création comme un “petit luxe”, celui de la survie psychique pour beaucoup de ces adolescents “borderline” et tout un chacun. Ce bord qui garde son énigme sous la forme du trou qu’il produit ou du vide qu’il invente. Ainsi pour les” boîtes métaphysiques” du grand sculpteur basque Jorge Oteiza dont une est devenue le logo de notre hôpital. Personne n’ose trop me demander qu’est-ce que cela signifie-une excentricité du médecin directeur peut être - et moi, je reste muet même si on ne me demande rien- voilà le respect pour “l’énigme” d’une institution qui se veut contenante pour tous ces jeunes et ses soignants... Parfois j’ai ressenti chez des collèges lacaniens, trop dans la prestance du savoir ou de la croyance, ici à Barcelone mais aussi ailleurs, cet écueil du discours psychanalytique qui tient à gagner du sens- psychologique, philosophique voire religieux –au prix de son énigme et s’éloigner ainsi de la clinique « au chevet du malade », c’est à dire de la parole malade en tant que signifiant. Oteiza avec d’autres considérait l’art comme témoin direct de cette maladie qu’il fallait traiter mais dont on ne pouvait pas guérir. Il abandonnera la sculpture après ses recherches expérimentales qui le porteront sur le vide tenant aussi à l’écriture à laquelle il se consacrera par la suite… (voir son hommage à Mallarmé).

Mais peut-être c’est le moment de faire une rencontre à San Sebastian avec Jorge Cacho portant sur la topologie d’Oteiza -très reconnu là bas-et parler de ses rapports-ou non rapport-avec celle de Lacan-et tout cela sous le parapluie de l’Association à qui je suis très reconnaissant d’avoir “respecté” depuis déjà un bon moment, mes silences, mon bruit-ce bord artistique voire psychopathique –dans le sens de la père-version - auquel je suis pendu depuis quelque temps.. Peut être, là dessus, maintenant , j’aurais quelque chose à dire…

 

 

Jaime, venons-en maintenant aux événements de Catalogne, qui, vus de France, nous laissent un certain sentiment d'effroi. Nous connaissons bien sûr également en France des revendications nationalistes régionales, mais elles nous apparaissent comme irréalistes, au su d'un pouvoir central tellement dispensateur de développement et d'aide sociale à ces régions périphériques que l'idée d'un séparatisme reste globalement marginale et apparaît comme peu sérieusement viable économiquement et politiquement.  Nous connaissons également les luttes séparatistes un peu partout dans le monde d'entités homogènes linguistiquement et géographiquement face à des mega-pouvoirs centraux, très éloignés, et assez peu respectueux de leurs minorités.

Mais que cela se passe en Espagne, en pleine construction européenne nous dépasse, alors que nous pensions naïvement sans doute à une homogénéité de la nation espagnole, ayant englobé ses différences régionales. Peux tu nous éclairer sur ce point?

 

Ce qu’on vit aujourd’hui en Catalogne, c’est une crise politique , sociale –une crise d’État dit-on –mais aussi une “crise de nerfs” qui hélas n’est pas celle du film d’Almodovar- “Mujeres al borde de un ataque de nervios”- Ce qu’on vit aujourd’hui, au plus près de ces angoisses dont nous font état beaucoup de nos patients et nous mêmes, dont l’inquiétude est grande par rapport aux événements qui semblent se précipiter au jour le jour, relève de ce bord étrange où l’identité et la paranoïa deviennent comme les deux faces d’une même monnaie, voire une sorte d’impératif moral sans solution de continuité.

Tout cela lève et soulève en fait des vieux fantasmes, des vieux conflits qui remontent à la guerre civile de 1936-et au delà- où s’affrontaient la légalité de l’ordre constitutionnel et des légitimités révolutionnaires, la République et l’anarchie, la République et le feixisme, l’Espagne et la Catalogne- C’est ainsi que Lluis Companys président de la Generalitat de Catalogne à l’époque sera exécuté par le régime franquiste deux ans après avoir été emprisonné suite à la Déclaration unilatérale d’Indépendance.

Mais ce ne sont pas seulement les vieux fantasmes qui tout d’un coup se réveillent mais quelque chose qui est toujours là - entre les mots, même pas le silence-plutôt une espèce de bruit entre les choses voire entre les hommes, tel ce bord du fantasme qui nous accroche-et décroche-de la réalité- dont celle de “l’autre”-espagnol ou catalán. L’orgueil, l’indignation, la haine…le thymos, les affects narcissiques de base…

On en est là dans ce bord freudien de l’inquiétante étrangeté ,celle de l’intime ,du familier qui tout d’un coup devient mauvais, étranger, autre; en espagnol, l’ unheimlich est souvent traduit lo siniestro, ce qui veut dire aussi quelque chose de plutôt obscur dont on sent que cela va mal se terminer .. là dans ce bord de la réalité et de la fiction - Qui est cet autre qu’il faut exclure pour assurer ma propre subsistance ? -et quelle est cette force qui nous emporte au-delà de nous-même et où pire serait le mieux…?

Mariùs Carol, directeur de La Vanguardia –le grand journal à Barcelone- exprimait, dans son éditorial il ya deux jours, son désarroi pour la situation actuelle et sa préoccupation pour ce qui peut arriver – au regard de cette dialectique où-disait il-“ les uns veulent tout et les autres ne donnent rien”- le tout et le rien dans ce dialogue impossible, trop réel –de l’idéal qui sous-tend cette pensée unique, soit du côté de la loi et de l’Etat, soit du côté des affects et la belle âme, voire de l’idéalisme passionné..

Marx disait que le nationalisme n’était ni bon ni mauvais et qu’il fallait voir ce qu’il portait en lui , quels étaient ses contenus-eh bien là les présages ne sont pas bons- ce nationalisme semble nous conduire, aujourd’hui en Catalogne, vers une situation de chute économique, de conflit social, de régression culturelle. Ce n’est que mon opinion bien sûr, mon avis “politique”. Honte de notre classe politique mais aussi de nous mêmes. Là –à l’ombre des Lumières- nous viennent en mémoire quelques “Caprices” de Goya dont celui “Où vas tu maman?“ où l’on voit une femme portée, emportée, presque “ en volandas “, par un petit cortège de petits monstres, démons, des satyres, moitié hommes et moitié animaux et cela dans une attitude -celle de la femme - étrangement tranquille, voire rassurée…

Gardons donc ce bord de l’énigme comme témoin de la création mais aussi de la survie…

 

 Caja metafísica - Jorge Oteiza 

 


Dr Thierry Florentin