TD étudiant EPhEP : « Qu’est-ce que serait, pour vous, un discours d’emprise ? »

EPhEP, TD, 2017


Sujet portant sur le cours : Phénomènes d’emprise, suggestions et croyances 


Le terme d’emprise vient du latin populaire imprendere qui signifie « saisir ». Il constitue la forme féminine substantivée du participe passé de l’ancien verbe emprendre qui signifie « entreprendre » (Dictionnaire de l’Académie Française, 9ème édition). Au Moyen-Age, il prend le sens « d’entreprise » ou de « prouesse chevaleresque ». Dans le langage courant, l’emprise peut se définir comme un ascendant intellectuel ou moral exercé sur un individu ou un groupe (Centre national de ressources textuelles et lexicales). Ce terme renvoie « aux champs de la domination intellectuelle ou morale, de l’ascendant, de l’influence, de la prise de possession à l’amiable ou pas et s’inscrit habituellement dans un registre phénoménologique, décrivant des conduites et des comportements allant dans le sens de l’action appropriative » (Joulain et Marnette, 2010, p. 76). Dans le champ de la psychanalyse[1], une conceptualisation de la notion d’emprise est initiée par Freud (1905) à travers l’expression « pulsion d’emprise ». Appréhendée comme « une pulsion de maîtrise sur autrui ou sur le monde », cette notion évoluera dans l’œuvre de Freud pour constituer un maillon du développement psychique de l’enfant. La question du pulsionnel nous invite à rapprocher les notions d’emprise et de suggestion qui se place au fondement de la méthode psychanalytique formalisée par Freud dès 1904. Les rares prolongements de Lacan sur la question de la suggestion le conduiront à considérer une suggestion inhérente au langage (1978), et donc au discours. A partir d’une revue des perspectives freudienne et lacanienne de l’emprise, nous tenterons de proposer un discours de l’emprise que permet d’illustrer la novlangue managériale.


1. Perspective freudienne de l’emprise

1.1 La pulsion d’emprise

En psychanalyse, la notion d’emprise apparaît sous une forme conceptuelle avec l’expression « pulsion d’emprise » proposée par Freud dans les « Trois essais sur la théorie sexuelle » (1905). Il la définit comme « une pulsion de maîtrise sur autrui ou sur le monde, une violence contre le réel ». L’expression « pulsion d’emprise » est la traduction des mots allemands Bemächtigungstrieb ou Bewältigungstrieb. La racine mächt évoque la force, la puissance, le pouvoir, la capacité de s’emparer de quelque chose ; bewältigen renvoie à l’accomplissement, la capacité à surmonter de quelque chose (Bourdin, 2006, p. 241). Dans « Au-delà du principe de plaisir » (1920), Freud revient sur la « pulsion d’emprise » pour la concevoir comme un maillon du développement psychique de l’enfant. Ce prolongement s’appuie sur l’observation du comportement de son petit-fils de 18 mois, Wolfgang, en l’absence de sa mère.

Plutôt que de pleurer, l’enfant jette au loin ce qui se trouve à sa portée, et émet un phonème que Freud rapproche du terme allemand Fort qui signifie « va-t-en ». Ce mouvement de destruction de l’objet qui disparaît, ce Nebenmensch dont il dépend, empêche l’enfant de pleurer. Ce mouvement de pulsion clastique appelé « pulsion d’emprise » permet à l’enfant de surmonter l’expérience de déplaisir. Un peu plus tard, Freud observe un second mouvement qui vient contrebalancer le premier. Grâce à une bobine qui se trouve dans son berceau, l’enfant va jouer à un jeu répétitif, le Fort und Da : il lance au loin la bobine puis la ramène en prononçant le terme Da qui signifie « Voilà ». Par ce second mouvement, il restaure l’objet détruit pour surmonter autrement l’expérience de déplaisir. Il s’agit d’une sublimation qui se caractérise par la capacité de l’enfant à compatir et à interrompre la pulsion d’emprise devant la douleur de l’autre. Il s’opère une élaboration psychique qui permet à l’enfant de faire face à la perte de l’objet et de lui restituer sa liberté. Ce double mouvement permet de créer du deux, là où il n’y avait que du un. L’emprise devient donc constitutive d’un processus de subjectivation.

1.2 Emprise, suggestion et pulsions

Le terme « d’emprise » peut être rapproché de celui de suggestion. La suggestion se définit comme une « influence sur le sujet, non reconnue en tant que telle, de la parole d’un autre, investi d’autorité » (Dictionnaire de la psychanalyse, 1995, p. 317). L’élucidation de son mécanisme dans l’hypnose permît à Freud d’élaborer la technique psychanalytique qu’il décrit dès 1904. Notons toutefois que Freud entretient une relation ambiguë avec la notion de suggestion, suscitant révolte pour ce qu’elle a de tyrannique, mais la concevant aussi comme un allié de la démarche psychanalytique. Dans « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), Freud revient sur cette notion qu’il définit comme « des influences sans fondement logique suffisant » (p. 28). Il propose une réflexion sur « l’essence de la suggestion » en mobilisant le concept de libido : « l’énergie […] de ces pulsions qui ont à faire avec tout ce que l’on peut regrouper en tant qu’amour » (p. 29). Pour Nicolas Dissez (Séminaire du 12 janvier 2017 à l’EPHEP), l’emprise est « une forme massive de transfert » qui peut s’exprimer dans d’autres contextes que la cure. Le transfert peut se définir comme « un lien s’instaurant de façon automatique et actuelle du patient à l’analyste, réactualisant les signifiants qui ont supporté ses demandes d’amour dans l’enfance, et témoignant de ce que l’organisation subjective du sujet est commandée par un objet, appelé par J. Lacan objet a » (Dictionnaire de la psychanalyse, 1995, p. 336). Nous retrouvons dans la suggestion la dimension pulsionnelle qu’incorpore le concept de pulsion d’emprise.

Si le pulsionnel permet de rapprocher les notions de suggestion et d’emprise, il semble qu’elles se distinguent par le but des pulsions qui leur est associé. La libido est une pulsion de conservation tandis que la pulsion d’emprise est considérée comme une pulsion de destruction. De plus, le caractère « massif » du transfert qui s’opère dans l’emprise interroge sur la capacité du sujet à préserver sa subjectivité dans certains contextes. L’illustration au travers de diverses circonstances cliniques permet d’éclairer différentes modalités du transfert et montre que l’emprise peut être volontaire ou involontaire. Le caractère non nécessairement volontaire de l’emprise interroge la capacité du sujet à reconnaître l’influence qu’il peut exercer ou dont il peut être l’objet.

 

2. Perspective lacanienne de l’emprise

2.1 De la suggestion dans le discours

Dans une perspective lacanienne, la question de la suggestion est inhérente à celle du langage et donc à celle du discours. Un discours est l'organisation de la communication, principalement langagière, spécifique des rapports du sujet aux signifiants et à l'objet, qui sont déterminantes pour l'individu et qui règlent les formes du lien social (Dictionnaire de la psychanalyse, 1995, p. 87). Dans sa leçon du 10 janvier 1978, Lacan dit : « On a appris à parler et de ce fait, on s'est laissé par le langage suggérer toutes sortes de choses ». D’après Benoit Fliche (Séminaire du 26 novembre 2016 à l’EPHEP), à mesure que l'on s'intéresse à la question de la suggestion, apparaissent des éléments qui ramènent à quelque chose qui va se structurer autour du discours. Lacan distingue d’abord quatre types de discours : le discours du maître, le discours de l’universitaire, le discours de l’hystérique et le discours de l’analyste. Ces discours se caractérisent par la mise en relation de quatre éléments (signifiant-maître, savoir, plus-de-jouir et sujet divisé) en fonction de quatre places (l’agent, l’autre, la production, la vérité). Les flèches qui relient ces éléments et ces places constituent des déterminations. Chaque élément vient en déterminer un autre pour structurer le discours et dans le même temps lui donner une fonction particulière. Dans le discours du maître par exemple[2], un signifiant (S1) vient représenter le sujet divisé (S) auprès de tous les autres signifiants[3], et par là même, vient le déterminer. Dans cette boucle se produit un reste, l’objet a, objet cause du désir. Cette perte est par essence inaccessible au sujet et est réinjecté dans le circuit pour déterminer d’autres signifiants. Il y a donc une suggestion inhérente au discours.

2.2  De l’emprise dans le discours ?

Dans le discours du maître, à partir duquel s’organisent tous les autres, deux forces sont en tension : une suggestion aliénante qui donne vie au discours et une contre-suggestion qui agit comme une résistance à l’aliénation du discours. Nous pouvons distinguer une aliénation à l’Autre qui permet d’entrer dans le langage, et une aliénation à son propre désir qui vient préserver le sujet. Il est préservé par la place qui lui est consacrée au sein du discours, celle de la vérité, la seule qui soit sanctuarisée. Même si les éléments qui y siègent diffèrent selon les discours, la place de la vérité est sanctuarisée et permet une régulation du discours. Lacan propose un cinquième discours privé de cette force régulatrice qu’il nomme « discours du capitaliste ». Dans ce discours, la rencontre entre le sujet et l’objet de son désir est assurée et induit une primauté de la jouissance. La différence entre l’objet du désir et l’objet de consommation est effacée à condition d’y mettre le prix. Cette primauté de la jouissance autosuggérée crée les conditions d’une forme d’addiction très bien décrite par Charles Melman dans « La nouvelle économie psychique » (2009). Ce discours fonctionne en circuit fermé et dessine une boucle qui s’auto-alimente. La place de la vérité n’est plus sanctuarisée, toutes les vérités sont donc mises en concurrence en même temps qu’elles sont mises sur un piédestal. Dénué de toute forme de régulation autre que le prix, ce discours constitue la forme exacerbée de l’emprise du discours. Il produit de la consommation et constitue ainsi une entreprise de destruction qui exclut les mécanismes de transfert et de sublimation.

Mais au-delà des forces inhérentes au langage, existe-t-il un discours de l’emprise produisant une dé-subjectivation pathologisante ?

 

3. Le discours de la possession : vers un discours de l’emprise ?

Il existe une multiplicité de façon de formaliser les discours. Pas moins d’une vingtaine de discours ont été élaborés. Nous choisissons de partir du discours de la possession proposé par Benoit Fliche (Séminaire du 14 janvier 2017 à l’EPHEP) pour construire un discours de l’emprise. Le discours de la possession, développé à partir d’une analyse de la « Possession de Loudun » telle que retranscrite par Michel de Certeau (1973), correspond au mathème suivant :

 Figure 1 

 

Dans le discours de la possession, le sorcier (objet a) et les possédées (S) sont, en toute logique, respectivement en position d’agent et d’adresse. Compte tenu de la finalité du discours qui est d’asseoir le pouvoir de l’Etat (S1), ce dernier est en position de production. Les exorcistes et les médecins (S2) qui détiennent les savoirs sont en position de vérité. Par sa puissance, l’Etat crée l’agent de la possession (le sorcier) en obligeant les exorcistes et les médecins à souscrire à la thèse de la possession. L’agencement des places est identique au discours de l’analyste, l’objet a est « en-prise » avec le sujet, avec cette particularité qu’il fonctionne en circuit fermé, comme dans le discours du capitaliste. La vérité n’est plus assurée puisqu’elle repose sur l’arbitraire de l’Etat. Par l’absence de point critique, le discours s’autonomise pour se renchérir lui-même et devenir stable dans le temps.

Ce discours de la possession constitue selon nous une base pour la construction d’un discours de l’emprise. Nous proposons de baser notre démonstration sur un exemple qui nous semble des plus révélateurs pour illustrer les phénomènes d’emprise : celui de la novlangue managériale. Le concept de novlangue a été développé par George Orwell pour son célèbre roman « 1984 » (1949). Il s’agit d’une langue composée d’un faible nombre de mots ou de concepts interchangeables réduisant les finesses du langage et de la réflexion. Pour Bihr (2007), le principe le plus emblématique de la novlangue est l’inversion du sens ordinaire des termes utilisés (« la guerre, c’est la paix »). La simplification lexicale et syntaxique rend les sujets dépendants et manipulables, et empêche l'expression de toute forme de critique.

Ce concept n’a pas manqué d’être appliqué au contexte des organisations productives (entreprises, Etat, organisations de la société civile). La novlangue managériale vient désigner la forme langagière du « discours managérial ». Pour Vincent de Gauléjac (2011) « la novlangue managériale n’est pas faite pour la compréhension. Elle ne vise pas à élaborer une réflexion, mais à gommer les contradictions […]. Au lieu de permettre de penser, il s’agit de supporter les contradictions et les paradoxes auxquels on est soumis sans devenir fou » (p. 64). Les vérités ne sont pas assurées et sont mises en concurrence au même titre que dans le discours du capitaliste : « Elle représente un formidable instrument de pouvoir, car elle met les gens dans l’impossibilité de critiquer ce qu’on leur demande de faire : ‘Nous sommes tous d’accord pour dire que l’entreprise a besoin d’actes et non de mots[4]’ » (p. 65). L’idéologie managériale se présentant comme a-idéologique promeut une visée pragmatique s’appuyant sur les paradigmes de la gestion : l’utilitarisme, l’objectivisme et le positivisme (Ibid., 2011).

Toutefois, à l’instar du discours de la possession, les sujets ne sont pas dupes : « Tous savent que cette novlangue n’a pas de sens, mais ils sont obligés de l’utiliser » (p.65). La maîtrise de cette novlangue est considérée comme un facteur de socialisation et de performance au sein des organisations productives. Vandevelde-Rougale (2014) parle « d’infection virale » pour qualifier le processus d’intériorisation subjective de la novlangue managériale. Si cette intériorisation ne se fait pas au prix de toute autonomie discursive, le sujet se trouve parfois très « fragilisé ». Nous proposons de formaliser le discours de l’emprise de la façon suivante :

Figure 2

 

Dans le discours de l’emprise, nous retrouvons une structure identique à celle du discours de la possession. Le manager (objet a), objet cause du désir, est en position d’agent. Le manager s’adresse à ses subordonnés par le mécanisme de la supervision directe (Mintzberg, 1978), et relaye le « discours managérial ». Les subordonnés (dont certains sont aussi des managers) produisent une plus-value qui est captée en partie par l’organisation (S1). Cette organisation est en place de production puisqu’elle capitalise par définition. Le « discours managérial » (S2) qui s’exprime à travers la novlangue est intériorisé par les subordonnés et les managers (étant eux-mêmes des subordonnés). La novlangue constitue un frein efficace à l’émergence d’une critique permettant de remettre en cause les vérités placées sur le marché.

En conclusion, nous observons une forte proximité entre les discours de l’emprise et de la possession. Demeurent toutefois deux différences importantes. D’abord, dans le discours de l’emprise, les places des managers et des subordonnés sont interchangeables. Le principe de la novlangue est à l’œuvre, les termes de « managers » et de « subordonnés » étant par nature interchangeables. Les sujets « managers » sont d’autant plus divisés qu’ils incorporent souvent les deux places. Ensuite, le « discours managérial » formaté dans la novlangue comporte en lui-même les outils de la dé-subjectivation. Le discours est en quelque sorte immunisé de toute critique, ce qui débouche sur une configuration concurrentielle particulière des vérités. Il ne s’agit plus d’une concurrence fondée sur un critère d’efficacité (croire ou ne pas croire), mais sur un critère d’efficience qui pousse à croire coûte que coûte.

Raphaël Maucuer

 

Bibliographie indicative

  • Bihr, A. (2007). La novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste. Les Editions Page, Lausanne.
  • Chemama, R. (dir.). (1995). Dictionnaire de la psychanalyse. Larousse.
  • De Certeau, M. (1973). La possession de Loudun. Gallimard.
  • De Gauléjac, V. (2011). Management, les maux pour dire. Revue Projet, n°323.
  • Dupuis, F. (2015). La faillite de la pensée managériale. Points.
  • Freud, S. (1905). Trois essais sur la théorie sexuelle, Éditions Payot, Paris.
  • Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir. Éditions Payot, Paris.
  • Freud, S. (1921). Psychologie des masses et analyse du moi. Éditions Payot, Paris.
  • Joulain P., Marnette C. (2010). Emprise, Pulsion, Possession, Cahiers jungiens de psychanalyse, n°131, p. 73-95.
  • Lacan, J. (1969-1970). L’envers de la psychanalyse, Editions du Seuil.
  • Melman, C. (2009). La nouvelle économie psychique. Érès, Toulouse.
  • Mintzberg, H. (1978). Structure et dynamique des organisations. Broché. 
  • Vandevelde-Rougale, A. (2014). Malaise dans la symbolisation : la subjectivité à l’épreuve de la novlangue managériale. Thèse de doctorat en sociologie et anthropologie, Université de Paris 7.



[1] Il n’existe pas de définition de l’emprise dans le dictionnaire de la psychanalyse rédigé sous la direction de Roland Chemama.

[2] Nous choisissons cet exemple car le discours du maître est le discours archétypal.

[3] « Un signifiant, c'est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. »

[4] Citation d’entreprise qui rejette d’emblée toute forme de critique.