Stéphane Thibierge au sujet des « Discours de Tokyo » de Jacques Lacan

Nous publions ici d'assez larges extraits de deux conférences de Lacan données à Tokyo en avril 1971. L'une appelée « Le discours de Tokyo », prononcée le 21 avril à l'occasion d'une rencontre organisée par le professeur Takatsugu Sasaki chez l'éditeur Kobundo, qui a publié l'édition japonaise des Ecrits.

L'autre, du 22 avril, est désignée sous le titre « Entretien à l'université de Tokyo ».

Ce ne sont pas des inédits, ils ont déjà été publiés notamment dans la revue La célibataire, numéro 7, printemps 2003, pp. 303-332.

Mais ils sont ici transcrits à partir d’enregistrements originaux récemment retrouvés, que nous devons à l'amitié de Philippe Pons, alors correspondant du Monde au Japon.

Le lecteur trouvera dans ces fragments une restitution attentive à l'énonciation de Lacan, dont le ton et la vivacité restent intacts, sur des sujets importants de clinique, de théorie et d'histoire de la psychanalyse.

Ces extraits ont été transcrits et relus par Manuella Rebotini et Stéphane Thibierge.

 

« Discours de Tokyo », propos tenus dans les locaux de l’éditeur Kobundo, le 21 avril 1971.

 

            (K7 60’B) : Dans mes Écrits, il n’y a pas d’explications sur ce qui s’est passé en telle ou telle année, en 53 par exemple, et puis de nouveau en 63. Je ne vois pas bien l’intérêt d’une explication sur ces points d’histoire. Ce qu’on peut dire simplement en gros, c’est que l’École Freudienne — dont d’ailleurs... les Écrits ne prétendent pas être le programme, n’est-ce pas — l’École Freudienne est sortie de deux scissions qui se sont produites à l’intérieur du groupe psychanalytique de Paris. J’appelle groupe quelque chose de très général, simplement le fait qu’il y ait des psychanalystes à Paris. Il y a eu une première scission qui a abouti à la séparation de deux choses, l’une qui s’appelait la Société ou l’Institut Psychanalytique de Paris, et l’autre qui s’appelait la Société Française de Psychanalyse. Quand je suis venu au Japon il y a neuf ans, je faisais partie de ce second groupe qui s’était séparé du premier et qui s’appelait la Société Française de Psychanalyse.

            Ces sortes de scissions dans l’histoire des groupes de psychanalystes en Europe ne sont pas rares, enfin, à peu près dans tous les pays qui ont compté dans l’histoire de la psychanalyse. Prenons l’exemple de la Suisse, il y a plus d’un groupe et les groupes sont reliés d’une façon assez lâche, je veux dire avec beaucoup de laxité, n’est-ce pas, de l’organisation centrale. Il s’est trouvé que pour des raisons en somme assez contingentes, je veux dire liées à des choses aussi secondaires que les rivalités personnelles etc… où c’est à la suite de ça que s’est produite cette première scission. Mais, pour des raisons aussi très contingentes, je veux dire très accidentelles, un de ces groupes n’est pas resté dans le cadre de ce qu’on appelle l’Association Internationale de Psychanalyse. L’un de ces groupes n’est pas resté pour des raisons, je vous dis, tout à fait accidentelles. Les relations personnelles d’une personne qui est tout de même très oubliée maintenant dans le milieu psychanalytique, une personne qui s’appelait la princesse Marie de Grèce, les relations personnelles de cette personne avec Anna Freud ont fait qu’au lieu que les deux sociétés soient reconnues — ce qui aurait été le cas normal — on a argué d’une minutie juridique, à savoir que nous en étions sortis en donnant notre démission : ce qui était correct, de donner notre démission de la société précédente. Mais, au point de vue formel, au point de vue de tout ce qui était établi juridiquement, ça nous excluait. Si l’Association Internationale avait joué un jeu normal, elle aurait considéré que c’était là justement un accident et elle nous aurait reconnus de la même façon que l’autre groupe. C’est en raison des relations personnelles de Marie Bonaparte — Marie Bonaparte c’est Marie de Grèce — et d’Anna Freud, que les choses se sont produites autrement.

            Ça a eu quand même des conséquences curieuses, c’est que... enfin, il y a des gens parmi nous qui sont restés très nostalgiques — vous savez ce que ça veut dire — à propos de cette séparation, et qui ont tout fait pour rentrer dans cette Association Internationale. Ils ont tout fait et c’est là que ce qui s’était alors développé depuis dix ans de mon enseignement a pris son importance. C’est à savoir qu’évidemment ce que j’enseignais était tout à fait distinct par rapport à ce qui faisait le ton de l’enseignement de la psychanalyse dans la sphère anglo-américaine. Ce n’est pas là une chose surprenante, Freud l’avait prévue. Freud avait prévu que la psychanalyse subirait certainement un infléchissement très important du fait d’être prise dans le système de pensée de la société disons américaine. Il y en a des traces écrites dans son œuvre, il avait prévu la chose. Et c’est bien en effet d’ailleurs de la façon la plus déclarée que les choses se passent ainsi. C’est à savoir que quelqu’un comme Heinz Hartmann qui fait la loi à la Société de New York, quelqu’un comme Heinz Hartmann a nettement dit que ce qui devait faire le programme de l’enseignement et du travail de la psychanalyse, de l’expérience psychanalytique, devait consister en somme à la faire rentrer dans les cadres, les concepts, qu’il appelle lui-même de la « psychologie générale ». C’est une chose qui a été écrite, mise noir sur blanc, et qui constitue le programme de l’École Américaine pour autant qu’elle suit le mouvement de la Société de New York, et dans l’ensemble l’École Américaine suit, avec plus ou moins de distance. Les États-Unis c’est très grand et ça offre aussi une certaine diversité. Néanmoins, quelque chose est resté des méthodes impératives, si on peut dire, que les émigrés d’Allemagne ont hérité d’un certain style universitaire qui est celui de l’Université allemande, et il est certain que ce groupe, ce groupe que je connais très très bien parce que je les ai vus après, dans les années qui ont précédé la guerre, entre 33 et 38, je les ai tous vus passer à Paris. Je me suis même occupé d’eux. Je veux dire qu’Heinz Hartmann, par exemple, pendant un moment a eu à vivre à Paris... enfin, je le connais très très bien, Kris aussi, qui maintenant n’est plus là, et puis Loewenstein. Ils formaient, ils forment en somme le trio de ce qui a donné l’impulsion, à partir de la guerre, à la psychanalyse américaine.

            Alors là, le fait de ce qui s’est passé en 63, d’un besoin tout à fait impérieux qui s’est manifesté parmi des gens qui étaient mes collègues, qui étaient des professeurs à la Sorbonne, le besoin de rentrer dans l’Association Internationale leur a fait faire évidemment des concessions sur le sujet de ce en quoi mon enseignement se distinguait radicalement dans ses énoncés, dans ses principes, dans ses développements, de tout ce qui faisait à ce moment-là la loi, de ce qui donnait le ton, dans la psychanalyse anglo-américaine. Et donc par exemple, on peut dire qu’Anna Freud, dans sa façon de traiter la psychanalyse des enfants, a poussé les choses à un degré qui s’harmonise très très bien avec ce programme d’Hartmann, de Kris et de Loewenstein. Alors c’est à ce moment-là que, dans les conditions et vu la tournure que prenaient les choses, j’ai moi-même tout simplement dit que dans ces conditions je ne continuerai plus l’enseignement que je donnais et qui était, il faut le dire, la vraie vie de la Société Française de Psychanalyse. Il est évident que c’est mon enseignement qui lui donnait son poids et son ton. Enfin, il n’y avait vraiment personne d’autre que moi à y donner à proprement parler un enseignement. Ce qu’y apportaient les professeurs à la Sorbonne que je n’ai pas à nommer, il y en avait deux, était vraiment tout à fait de l’ordre de la répétition de thèmes, il faut bien le dire assez usés et qui ne manifestaient pas une grande fécondité. Alors, c’est à la suite de ça que d’abord j’ai déclaré que je n’avais plus à continuer mon enseignement dans les conditions où les choses s’engageaient, et je l’ai fait, je dois dire, sans avoir du tout aucune garantie quant à l’avenir de ce qui en résulterait. Il se trouve qu’à ce moment-là, on m’a offert de poursuivre mon enseignement dans une certaine case de l’Université française qui s’appelle l’École Pratique des Hautes Études, dans une certaine sixième section, où il se trouve que je connais un certain nombre de gens comme Braudel, comme Lévi-Strauss enfin, comme un certain nombre de gens. Que devant le fait que des gens qui avaient été mes élèves et qui tenaient à cet enseignement, restaient avec moi, et ne s’engageaient pas dans cette voie du retour dans l’Association Internationale, je me suis trouvé en charge de, si je puis dire, et j’ai fondé à ce moment-là ce qui s’appelle — ce que j’ai appelé puisque c’est moi qui lui ai donné son nom — l’École Freudienne de Paris. Il est certain que l’appeler freudienne dans ces conditions, je veux dire en me séparant en quelque sorte d’une association internationale qui prétend avoir le monopole de l’héritage freudien, en l’appelant École Freudienne, je m’offrais à, si je puis dire, une contestation même juridique à l’occasion. Il est assez remarquable qu’il n’y en a pas eu trace. Je veux dire par là que personne à Paris n’a osé contester que mon enseignement fût freudien.

            Voilà, c’est ce que je peux vous dire quant à la situation actuelle de l’École Freudienne de Paris. Il y a beaucoup de gens même dans les deux autres groupes de Paris qui ne voient qu’un faible avantage à être reliés à l’Association Psychanalytique Internationale. J’en connais plus d’un qui ne mettent jamais les pieds dans les congrès de l’Association Internationale et qui même ont une certaine aversion pour ces manifestations. Ce qui est très certain c’est que tous ceux qui à quelque titre ont goûté, si je puis m’exprimer ainsi, à mon enseignement, se trouvent — même quand ils font partie d’autres groupes actuellement, car il s’est trouvé que pour des raisons comme ça de commodités, d’ambitions personnelles, il y en ait certains qui m’ont juridiquement ou légalement abandonné — même ceux-là, quand ils ont goûté de mon enseignement, se trouvent de leur propre aveu très mal à l’aise dans les manifestations de ce qui domine pour l’instant dans l’Association Internationale. C’est-à-dire que les manifestations et la communication reposent sur des présupposés, sur des principes et, il faut le dire aussi, sur ce qu’on appelle à proprement parler des préjugés, des jugements fondamentaux qui ne sont pas discutés, et les choses qui s’énoncent dans ces congrès les mettent dans un état très mal à l’aise à partir du moment où ils se sont trouvé régler leur pratique sur ce que j’énonce de certains principes, dont je crois qu’il faut tout de même que je marque, que je souligne d’abord, qu’enfin ça n’est rien... enfin, toute cette construction, disons, que j’ai faite au cours de ces années, ça dure depuis un bout de temps, ça dure même un petit peu trop à mon gré — enfin, nous sommes dans la dix-huitième année de cet enseignement — cet enseignement tel qu’il est, avec… enfin, ce qui peut vous sembler... tout dépend de quelle oreille vous pouvez lire ces choses... Je crois que ce qu’il faut dire, et... je ne sais pas, parmi vous il n’y a pas à proprement parler de psychanalyste, personne n’est psychanalyste ici ? C’est évidemment un peu fâcheux. S’il y avait ici un psychanalyste, ça pourrait peut-être aider à certaines choses. Néanmoins, comme ce psychanalyste serait formé selon les principes qui doivent — je n’en sais rien, je n’en ai pas la preuve — mais dont je suppose qu’ils doivent dominer ici, c’est-à-dire, enfin, quelque chose qui doit émaner normalement d’une façon plus ou moins directe de l’École Américaine, appelons-la comme ça, ça serait probablement aussi une difficulté. Néanmoins, ce qu’il faut que vous sachiez c’est que... ce qui rend si pénible, pour ceux qui ont ce que j’ai appelé tout à l’heure « goûté » de mon enseignement, ce qui leur rend si pénible un certain style d’énonciation, de visée donnée à leur pratique, c’est que… enfin ces choses qui ont l’air quelquefois… qui peuvent vous paraître hautement abstraites — je crois que c’est le plus mauvais mot, parce que ce n’est pas abstrait, ce sont des choses qui concernent toujours des choses très concrètes, de ces choses que vous pouvez, si vous n’êtes pas psychanalyste, que vous pouvez très difficilement imaginer — à savoir ce qu’est l’expérience que nous appellerons si vous voulez l’expérience du divan, à savoir ce qui se passe quand quelqu’un est là, dans le cabinet de l’analyste, et une fois entré dans cette sorte de jeu, d’artifice... parce qu’il y a bien évidemment un artifice, la psychanalyse faut pas s’imaginer ça comme je ne sais pas quoi qui serait la découverte de je ne sais pas quel cœur de l’être ni de l’âme… enfin, au nom de quoi ça se produirait-il ? La psychanalyse n’est pas une ascèse. C’est une technique, c’est un artéfact très précis qui est destiné à entrer dans quelque chose dont il s’agit justement de concevoir quelle est la nature véritable. Pour que ça puisse marcher, si on peut dire, dans les conditions où ça marche, c’est-à-dire qu’on est dans une situation qui est celle-ci : les gens viennent demander quelque chose dont ils n’ont en général eux-mêmes aucune espèce d’idée... Ce qu’ils demandent c’est je ne sais pas quoi de vague, n’est-ce pas, mais qui a au moins chez certains l’appui de certains symptômes dont ils souffrent et dont ils voudraient bien se débarrasser. Le psychanalyste est en somme considéré comme une sorte de puissance obscure qui doit avoir le moyen de faire là-dedans des merveilles.

            C’est évidemment pas quelque chose sur quoi comme psychanalystes nous jouions. Je veux dire par là que tout de même il faut rendre cette justice à la psychanalyse, quelle qu’elle soit, qu’elle n’essaye pas de jouer sur cette dimension de la suggestion, de la croyance, de la confiance, de la prise en main et de la direction de ce qu’est le patient, de ce qu’on appelle tel, parce que ce n’est certainement pas, Dieu merci, ça n’est pas ça. Si c’était ça, il y a longtemps que la psychanalyse serait disparue de ce monde, comme tout de même c’est arrivé à un certain nombre de techniques, qui ont aussi joué sur cet élément du rapport humain, si l’on peut dire.

            C’est autre chose. C’est une technique assez précise, qui joue sur cette règle qu’on donne au patient de dire, de dire ce qui lui vient à dire. Naturellement, on lui apprend et on l’oriente un peu vers ce qu’il peut être intéressant qu’il dise. Je veux dire qu’on lui apprend à aller un petit peu plus loin que les rapports dits de l’aveu ne le comportent. On leur dit que ça vaut mieux qu’ils ne s’arrêtent à rien, que même des choses qui peuvent paraître indifférentes ou malpolies, eh bien il faut qu’ils les disent quand ça leur vient à l’esprit. Bon.

            Que, simplement à partir de là, à partir de cette pratique, quelque chose s’établisse alors qui est infiniment plus riche et plus compliqué, qui a tout de suite frappé les gens qui se sont mis à opérer avec cette technique et qu’on appelle le transfert… Le transfert est évidemment quelque chose de tout à fait autre que cette espèce d’accrochage de la confiance et de la foi. L’analyse c’est tout à fait autre chose, dans la mesure de quoi ? Dans la mesure où précisément on l’analyse.

            Il y a une chose certaine, c’est que c’est un voile. C’est quelque chose de très obscur cette réalité du transfert. Et il vaudrait mieux savoir ce qu’on fait et tâcher de mettre l’accent sur ce qu’il en est réellement de ce qu’on appelle analyse de transfert. Il est certain qu’à en parler d’une certaine façon et à en faire la théorie d’une certaine façon, on aboutit à des choses très très systématiques, très obscures, et qui n’aboutissent que trop souvent à des impasses. Ceci est parfaitement repéré depuis toujours. Si on a parlé de névroses de transfert, c’est bien parce que justement on a vu que le transfert ça ne se maniait pas si aisément qu’on le croyait, et qu’à le manier d’une certaine façon, on l’éternise. On établit quelque chose qui est en quelque sorte une nouvelle forme de névrose, qui devient le tissu même des rapports de celui qui est analysé avec celui qui l’analyse.

            Bon. Quoiqu’il en soit, n’est-ce pas… ce que j’ai enseigné a tout de même cet effet : c’est que ça permet d’entendre d’une façon tout à fait différente ce que dit, appelons ça le patient, pour ne pas compliquer les choses, limitons-nous à l’appeler le patient. C’est évidemment une assez mauvaise formule et vous devez savoir si vous avez un peu regardé ces Écrits, que je l’appelle le psychanaly-sant — ce qui n’est pas une chose faite pour étonner une oreille habituée à la langue anglaise parce que, comme vous le savez, les formes du mot anglais aboutissent à l’appeler le psychoanaly-sand, ce qui est à mon gré d’un bon ton. Il y a là quelque chose qui, malgré que ce soit un gérondif, ce qui veut dire « celui qui doit être psychanalysé », ça a tout de même un avantage sur le mot français qui était jusqu’ici usuel, à savoir de l’appeler le psychanaly-, parce qu’en réalité on aurait bien tort de le considérer comme psychanalysé tant qu’il ne l’est pas. Et il ne l’est que, et encore… Il l’est ? Il l’est peut-être… à la fin. Alors, tant qu’il n’est pas à la fin, appelons-le le psychanaly-sant en français. Ça mettra un peu plus l’accent sur quelque chose d’actif, car il est bien certain que le psychanalysant n’est pas un pur et simple patient, bien loin de là. Il a beaucoup de travail à faire. Seulement ce travail, il s’agirait de ne pas le laisser se perdre, à savoir de reconnaître ce qui se passe. Il est bien certain qu’il est tout à fait frappant pour les gens qui suivent mon enseignement, combien de fois ça arrive que des gens qui suivent des patients — revenons à notre ancienne dénomination — c’est-à-dire qui en ont en analyse, toutes les semaines m’apportent le témoignage que ce que je viens de dire dans mon dernier séminaire, justement, comme par miracle, ça leur a été dit, mais textuellement, par un malade quarante-huit heures avant. L’ennuyeux, c’est qu’il est assez probable que s’il n’y avait pas eu mon séminaire, ils n’auraient littéralement pas entendu ce que le patient disait. Parce qu’il y a une façon de… enfin, nous en sommes tous là : nous avons une façon d’entendre qui fait que nous n’entendons jamais que ce que nous sommes déjà habitués à entendre. Quand quelque chose d’autre se dit, la règle du jeu de la parole fait que simplement nous le censurons. La censure c’est quelque chose d’excessivement banal. Ça ne se produit pas simplement au niveau de notre expérience personnelle. Ça se produit et ça se produit surtout au niveau de ce qu’on peut appeler le rapport au semblable. À savoir que ce que nous n’avons pas déjà appris à entendre, nous ne l’entendons pas. C’est comme ça. Nous ne nous apercevons pas que tout un morceau, que tout un paragraphe de ce qui vient d’être dit a son poids particulier, veut dire quelque chose qui n’est bien entendu pas littéralement le texte. C’est là que nous entrons dans ce qui est important dans ce que j’enseigne. Il veut dire en quelque sorte… Il veut dire, justement il veut… mais ça ne suffit pas de vouloir dire quelque chose. On dit quelque chose, et ce qu’on veut dire est en général raté. C’est quand même là que l’oreille du psychanalyste intervient, à savoir qu’il s’aperçoit de ce que l’autre vraiment voulait dire, et ce qu’il voulait dire en général, c’est pas ce qui est dans le texte. Oui. Alors bien sûr on commence à entrer là dans ce que vous appelez la seconde question.

            La seconde question, si je m’adresse au linguiste puisque c’est vous qui l’êtes le linguiste si j’ai bien compris ? C’est lui… Bon. Je ne sais pas ce qu’est la linguistique au Japon. Je ne sais pas quels sont les registres dans lesquels vous travaillez. Est-ce qu’on donne une certaine importance à Saussure ? (interruption de la cassette)

 

 

            (K7 60’A) :… Ça n’a dans mon texte (il s’agit de la linguistique) que la valeur d’une référence initiatrice. Il faut bien dire que si je n’avais pas eu le public que j’avais, à savoir des médecins surtout, d’abord des médecins ou des psychologues, c’est-à-dire des gens absolument incultes, n’est-ce pas… Je ne dis pas incultes linguistiquement, je dis incultes tout court. Ils ne savent rien ! C’est d’là qu’il fallait que je parte. Il fallait que je parte de là, pourquoi ? Parce que… c’est là ce que signifie dans mon langage le retour à Freud. Le retour à Freud ça veut pas du tout dire qu’il faut reculer, qu’il faut revenir à je ne sais quelle illumination ni à je ne sais quelle pureté primitive. Je dois dire que si… s’il y avait eu depuis Freud et il y a eu depuis Freud des choses qui ont été vraiment nouvelles, il est bien certain que je n’y vois non seulement aucun obstacle mais que je suis très très intéressé. Par exemple, il est clair que ce qu’a apporté Mélanie Klein, malgré que ce soit exprimé d’une façon absolument sauvage, c’est quand même quelque chose de pris dans l’expérience qui est tout à fait saisissant, qu’il faut justement essayer de cadrer, de comprendre d’une façon qui soit conceptuellement saisissable et non pas d’une obscurité telle qu’elle le présente. Malgré tout, ça porte la marque d’une expérience vive et de quelque chose qu’elle a vraiment audacieusement osé avec les enfants. On peut le discuter de tel ou tel point de vue thérapeutique par exemple, enfin ce qu’il y a de certain, c’est que ça a donné des résultats. Ça n’a pas eu les effets qui… quelquefois enfin, quand on entend du dehors la façon dont elle manie ces enfants, on pourrait croire ma foi que ça peut avoir des conséquences redoutables et ça n’est certainement pas le cas. C’est parfaitement bien toléré cette analyse, et c’est extraordinairement fécond et illuminant. Donc, c’est pas pour le retour à Freud en lui-même ! C’est simplement parce que je pense que Freud a d’abord été lu de la façon dont on peut lire n’importe quoi qui se présente comme nouveau — à savoir exactement comme je disais tout à l’heure en le tirant complètement du côté des notions déjà reçues.

            Il s’agissait de quelque chose d’absolument subversif. Il a fallu à tout prix qu’on construise des p’tits schémas mentaux qui permettaient en fin de compte de ne pas bouger, de rester sur les mêmes pensées qu’on pouvait avoir sur ce qu’il en est de l’homme, n’est-ce pas, avant, il fallait à tout prix qu’on y reste. De sorte qu’on a lu Freud en y lisant ce qu’on voulait y lire et, comme je le disais tout à l’heure, en n’entendant simplement absolument pas ce qui était pourtant là écrit en clair.

            Il y a quand même trois grands livres initiaux qui sont respectivement la Traumdeutung, c’est-à-dire L’interprétation des rêves, La psychopathologie de la vie quotidienne et Le mot d’esprit. Quiconque n’entre pas là avec l’idée qu’on va entrer dans les mystères de l’âme… malgré tout le lecteur, au moins le lecteur occidental et je pense que le lecteur extrême-oriental aussi, enfin… il lui faut d’l’âme. L’âme c’est quelque chose qui doit exister, avoir un certain poids, être quand même quelque chose de détachable du corps et qui doit avoir ses règles propres.

Je sais bien, dieu merci, que pour vous la tradition est différente. Il vous a fallu avoir les Occidentaux sur le poil — si vous me permettez l’expression — pour commencer à parler de psychologie. Il n’y a pas à proprement parler d’enseignement de psychologie, il y a l’enseignement d’un certain nombre de pratiques diverses, de méditation et tout ce que vous voudrez, mais il n’y a pas à proprement parler de psychologie.

Mais il faut tout de même bien vous dire que dans l’Université depuis qu’elle existe, c’est-à-dire depuis la fin du haut Moyen-Age, depuis Charlemagne, la psychologie a pris sa place avec un certain nombre d’autres choses, et qu’il en est résulté un certain nombre de présupposés qui sont passés dans la conscience commune et qui font quelque chose d’absolument essentiel.

Si vous n’entrez pas dans la lecture de Freud avec les préjugés psychologiques, et peut-être avez-vous plus de chance, vous, de ne pas trop entrer avec les préjugés psychologiques que les Occidentaux, enfin il ne peut pas manquer de vous frapper qu’on ne parle que de choses qui sont des mots.

            Quand on parle de l’interprétation des rêves, qu’est-ce qu’on en dit ? Qu’est-ce que Freud en dit ? Mais c’est dit à la page, je ne sais plus, ça dépend des éditions, mais à la page 50 disons pour un livre qui en a à peu près 350, à la page 50, il dit : « le rêve c’est un rébus » ! C’est lui qui l’écrit ! Bon. Quand je dis retour à Freud, je dis : lisez Freud, lisez ce qui est vraiment écrit, et ne commencez pas tout de suite par essayer de voir qu’est-ce que ça peut être cette boule de coton qui s’appelle l’inconscient et dont il s’irradie toutes sortes de petites plumes plus ou moins décoratives qui seraient alors le conscient. Enfin, ne vous faites pas des schémas qui reposent toujours sur l’idée qu’il y a une substance qui s’appelle l’âme, et qui a en quelque sorte sa vie autonome, car c’est ça qu’on ne peut pas empêcher les gens de continuer à penser, c’est que l’âme, elle a sa vie distincte. Non seulement l’âme a sa vie distincte, mais on en est encore tout près de cette idée que c’est elle qui porte la vie tout simplement, que c’est elle qui anime (coup de poing sur la table) le corps ! Enfin, dites-vous bien qu’on a lu Freud comme ça. À savoir que l’inconscient — je l’ai appelé tout à l’heure une boule de coton mais peu importe — c’est une substance.

            Le début de ce qui a été mon enseignement, et je me suis mêlé d’ailleurs de ces choses… je vous assure que j’ai pris mon temps. J’ai commencé à enseigner en 51. J’avais derrière moi douze à treize ans de pratique. Enfin, je ne vois pas pourquoi je me serais mis à enseigner des choses, comme ça prématurément. C’est après que j’ai eu une certaine expérience d’analyste, et que ce soit en quelque sorte accompagné, si je puis dire, d’une lecture quand même assez dépourvue de préjugés… Une lecture de Freud que j’ai choisie, étant donné le public que j’avais, c’est-à-dire ce public de médecins —pour qui c’est encore plus fort que pour les autres, n’est-ce pas… parce que, justement parce qu’ils sont médecins et qu’ils s’occupent du corps, comme ce corps en fin de compte c’est quelque chose dont ils ne savent absolument rien faire — un médecin en sait moins qu’un masseur sur le corps… il apprend quelques petites choses — en fin de compte, il est ravi quand on commence à lui parler d’l’âme. Il faut voir pour l’instant ce que ça devient quand des propagandistes, le malheureux Balint qui a occupé à ça la fin de sa vie, vient leur expliquer que les maladies, c’est l’âme, c’est la relation médecin-malade, enfin, toutes sortes de baratins de cette espèce. Ils sont alors dans la jubilation, enfin ils ont trouvé quelque chose qui va justifier leur existence !

Le malheureux, c’est que c’est encore pire que ça a pu être depuis toujours. Tout ça d’ailleurs s’arrange très bien avec le système religieux général. Il n’y a rien en fin de compte qui soit plus organiciste, qui désire plus que les histoires du corps se résolvent par des petites mécaniques, il n’y a rien qui soit plus porté aux explications somaticiennes que quoi ? Que l’église catholique. L’église catholique favorise ça à l’extrême.

Malheureusement, il est clair que ça devient de plus en plus difficile. Au fur et à mesure que la biologie avance, on s’aperçoit que c’est autrement compliqué que les petites idées sommaires qui ont fait, qui ont constitué la tradition médicale pendant des siècles. Alors, quand on met simplement à l’horizon cette idée que l’âme, par exemple, c’est le rapport médecin-malade, comme on s’exprime, alors là tout d’un coup ils se sentent un peu justifiés dans cette position impossible qui est celle du médecin. Ils se sentent un peu justifiés, ce qui leur plaît beaucoup. Seulement la psychanalyse n’est justement nullement faite pour encourager cette tendance, parce que la psychanalyse nous montre tout autre chose qui n’a absolument rien à faire avec, disons, la psychologie d’une façon quelconque.

            Voilà ce qu’il faut savoir (coup de poing sur la table), mais pour le savoir, étant donné qu’on ne peut pas se bagarrer avec des ombres, qu’on ne peut pas se battre avec des moulins comme faisait Don Quichotte, je n’avais pas à me battre avec les médecins pour leur expliquer que leur médecine était imbécile, j’ai choisi de voir ce qu’on pouvait faire à partir de ce que Freud tout à fait génialement avait su entendre. Entendre de qui ? De rien d’autre que de ses hystériques. Au niveau de l’hystérique, il se produit quelque chose de tout à fait exceptionnel : c’est que ce qui se révèle c’est un certain nombre de phénomènes, je veux dire le mécanisme d’un certain nombre de phénomènes qui sont tout à fait repérables chez bien d’autres que chez les hystériques. Ils sont obscurcis par toutes sortes de choses, dont la première chose d’ailleurs est la psychologie elle-même. Qu’est-ce qu’il y a de plus psychologue qu’un obsessionnel ? Un obsessionnel fait de la psychologie du matin au soir. C’est une des formes de la psychologie la maladie de l’obsessionnel.

L’hystérique révèle les dessous de ça, les dessous qui consistent très exactement dans cette chose absolument surprenante qu’il y a chez l’homme un certain nombre, un certain niveau de phénomènes qu’on ne peut expliquer que par un moyen de traduction. Qu’est-ce que ça veut dire traduction ? Ça a le sens littéral de ceci : une traduction — il ne s’agit pas de transposition — une traduction, ça ne peut exister qu’à partir du langage. Puisque « un rêve est un rébus », qu’est-ce que ça veut dire ? Ça ne peut pas vouloir dire autre chose un rébus, que : sous les figures du rêve, y a quoi ? Y a des mots. Ou bien Freud ne savait pas ce qu’il disait, ou bien s’il a dit ça, ça doit avoir un sens. Et le sens ça veut dire : le rêve se traduit comme un rébus, donc à la fin on doit trouver une phrase. Alors là, il se pourrait que nous soyons dans le délire… C’est un délire qui existe depuis des siècles, parce qu’on a toujours opéré avec les rêves comme ça. On n’a eu évidemment qu’un tort, c’est de croire que le rébus était toujours fait avec les mêmes éléments. À savoir que quand on rêvait de… d’un fort vent, ou d’une colique, ça voulait dire « bonheur en amour », ou… etc. Bon, très bien. C’était déjà comme un rébus. C’était un rébus traduit d’une façon idiote, on ne sait pas d’où ça vient ces choses, c’est une chose tout de même très exemplaire, parce que ça nous permet une bonne illustration de ce qui mérite d’être appelé un savoir. Il y a eu un savoir, un certain savoir.

Un savoir, dans l’histoire de l’humanité c’est toujours quelque chose qui a été traité d’une façon très obscurantiste en fin de compte. C’est même ça qui distingue ce qu’on appelle à proprement parler un savoir : dans tout savoir il y a du savoir-faire, et le savoir-faire nous savons bien que ça n’est pas scientifique. Nous avons avec Freud une chance, un petit aperçu de quelque chose qui, concernant certains phénomènes, pourrait aboutir à une véritable rigueur scientifique. C’est en ça que ça me paraît tout à fait intéressant. C’est d’ailleurs la seule chose qui justifie le maintien, la poursuite de ces cadres à l’intérieur desquels fonctionne la psychanalyse. Il y a tout de même là une chance d’un abord scientifique de quelque chose, de quelque chose qu’il ne s’agit pas de définir prématurément comme un domaine. Moi, je ne suis pas du tout pour dire que c’est le début d’une psychologie scientifique. Ce qu’il y a de scientifique là-dedans, c’est qu’on peut s’appuyer sur quelque chose dont la connaissance est suffisamment éclaircie pour justement décoller du terme de connaissance. C’est autre chose. C’est autre chose, il y a un monde entre ce qui est une articulation scientifique et ce que de toujours on a mis sous ce terme en fin de compte naturaliste qu’il y a dans le terme de connaissance.

            Alors, que la linguistique soit pour l’instant… enfin comme ça, partagée entre différentes écoles, qu’elle ait ce caractère de champ en fusion, c’est une chose qu’il faut prendre comme elle est, mais dont on a tout de même le sentiment qu’on y obtient sur certains points des résultats. Quand Jakobson arrive dans un petit tableau comme ça, qui est grand comme la moitié de cette page, à nous mettre en ordre le système phonématique du français, c’est un résultat. C’est un résultat incontestable. Ça n’éclaire pas les fonds de l’âme, ça n’éclaire pas la nature humaine mais c’est parfaitement opératoire. On sait (coup de poing sur la table) ce qu’il est possible d’articuler phonématiquement en français.

C’est une autre espèce de savoir que ce savoir (coup de poing sur la table) qui est aussi un savoir, qui est celui de toute espèce de personne qui parle le français, effectivement. Quelle est la nature du savoir qu’il y a dans le fait de savoir parler sa langue ? Rien qu’à se poser une question comme celle-là, ça ouvre toutes les questions parce que qu’est-ce que c’est en fin de compte ? C’est très facile de faire l’épreuve de la chose. Je la fais tous les jours. Je la fais tous les jours avec la chère [prénom japonais] depuis un mois que je suis là au Japon avec elle. Je lui pose tout le temps des questions sur le japonais que je ne sais pas, et les questions que je lui pose sont telles, parce que ce sont des questions en somme de grammairien ou de linguiste, que je la mets plus d’une fois dans l’embarras, justement parce qu’elle sait très bien le japonais. Elle a de temps en temps des flottements pour répondre à mes questions. Alors, qu’est-ce que c’est que savoir ? Il est bien évident qu’elle sait le japonais. Mais qu’est-ce que c’est que savoir le japonais ? C’est quelque chose qui contient en soi un monde de choses dont on ne peut pas dire qu’on le sait tant qu’on ne peut pas arriver à l’articuler.

Cette ambiguïté du savoir, arriver à la toucher si bien au niveau de l’opération de la parole, c’est quelque chose dont il faut simplement mettre tout le temps le fait à l’épreuve pour s’apercevoir quel rapport étroit ça a avec ce qui se passe dans une analyse, parce qu’en fin de compte c’est ça ! C’est à ça que vous avez affaire dans une analyse ! C’est un type ou une femme, un bonhomme ou une bonne femme qui vous raconte des choses, et vous vous apercevez à quel point est ambigu ce qu’il sait, ce qui est impliqué de ce qu’il sait dans ce qu’il dit et dont, en fin de compte, il n’a pas la moindre espèce d’idée, parce qu’à une certaine façon de l’écouter, vous vous apercevez, vous, que vous entendez tout autre chose que ce qu’il est en train de vous raconter.

            Ça serait une opération tout à fait obscure si Freud justement n’avait pas fait si merveilleusement dans ces trois livres dont je parle, l’analyse tout à fait précise d’un certain nombre de faits. Parce que j’ai parlé tout à l’heure du rêve qui est comme un rébus, mais il y a quand même aussi toutes sortes de trébuchements de l’action qui ont l’air d’être des choses de hasard : le fait que vous ne trouviez pas votre clé dans votre poche à un certain moment alors qu’il s’agit de rentrer chez vous ou, qu’au contraire, vous tiriez votre clé de votre poche pour rentrer non pas chez vous mais chez quelqu’un d’autre, il se trouve que ce que Freud nous montre, c’est que derrière ces actes qui ont l’air simplement d’être des actes de fatigue ou de distraction, il y a une déclaration. Une déclaration qui veut dire, par exemple, en allant chez telle personne je cherche ma clé alors que je ne suis pas chez moi, ça veut dire «  j’suis chez moi », et ça ne peut se comprendre que si ça veut dire ça ! Et naturellement ce qui est important c’est la suite. C’est-à-dire que ce « je suis chez moi » c’est pas n’importe quel « je suis chez moi ». Il y a plus d’une façon d’être chez soi quelque part qui portent justement la marque de quelque chose, qui donnent la véritable position de quelque chose que vous pouvez appeler de différentes façons, de la pensée… enfin de quelque chose qui est — pour l’instant n’en disons pas plus… x. Cet x, j’ai eu l’audace de l’appeler le sujet.

Évidemment ce terme, le sujet, a une histoire. Il a une histoire qui paraît avoir la plus grande contradiction avec ce que je suis en train de dire. Mais il est clair qu’il faut choisir. Ou bien le sujet est ce qu’a tout à fait bien délimité une certaine tradition occidentale, à savoir quelque chose de lié au fait qu’il semble au premier abord qu’on ne peut pas penser sans savoir en même temps qu’on pense. Qu’est-ce que Freud nous apporte ? Il nous apporte ceci, qu’il y a tout un monde qu’il s’agit de savoir qualifier, et il faut le manier avec une très grande précaution puisque je vous ai dit qu’il faut commencer par rejeter tout ce qui est de l’appareil mental impliqué par des concepts substantiels comme l’âme, etc. Allons donc prudemment en disant que ce sont des pensées : il est quand même très difficile de ne pas qualifier de pensée quelque chose qui prend un sens si clair à partir du moment où on sait le lire. Une chose certaine c’est que le propre de l’inconscient est évidemment ceci : de témoigner d’un savoir et même d’un vouloir dire, d’un besoin de reconnaissance, si on peut dire, puisque chacun de ces symptômes c’est quelque chose qui veut dire quelque chose, mais à qui ? Il est tout à fait clair qu’un rêve au premier abord ne s’adresse à personne. C’est pas vrai d’ailleurs, parce qu’il est tout à fait évident aussi que dans l’expérience psychanalytique, quand vous commencez une psychanalyse… enfin il suffit d’avoir été un peu praticien pour savoir qu’il y a des rêves qui sont littéralement rêvés à l’adresse du psychanalyste. Au début de l’analyse, il se déclenche des rêves qui ont cette valeur unique d’être l’équivalent du premier discours à l’analyste. Ils sont faits pour l’analyste. Convenablement traduits, comme je disais tout à l’heure, il est tout à fait clair que ce sont des rêves de début de psychanalyse, qu’il y a quelque chose qui commence à vouloir se dire sur ce plan. Bon enfin… (interruption de la cassette)

           

 

 

 

 

Entretien à l’Université de Tokyo, le 22 avril 1971

 

            (K7 90’A) :… Le « il y a » est d’un autre registre que le « c’est » et pourtant dans le « il y a » il s’agit tout de même bien aussi de l’existence. Qu’est-ce que ça veut dire tout ça ? Ça veut dire qu’il y a pas d’expérience qui nous rende plus sensible le fait que, dans un certain registre, il y a quelque chose qui fonctionne, qui a un endroit et un envers. Oui. Alors, on essaie à tout instant de se dire que ce qui est l’endroit c’est justement ce que je viens d’amener si aisément, il n’y a aucun besoin de chercher des choses compliquées, de feuilleter… enfin de mettre ce que j’ai écrit quelque part… « à grands renforts de doigts humides » [1]…  je ne sais pas, dans les bouquins de Sapir et de Jespersen, pas besoin de tout ça. Il suffit d’appréhender cette dimension du langage pour s’apercevoir de quoi ? Pour s’apercevoir que tout ce que nous pouvons appréhender de ces… de ces   glissements qui nous laissent à tout instant l’illusion que l’endroit c’est quelque chose, et que l’envers c’est ce qui est empaqueté dans cette chose qui serait soit disant enfin quoi ? La réalité… que le langage en serait l’image. Il n’est que trop évident que le langage n’est aucunement modelé sur la réalité mais qu’au contraire il la modèle. C’est même le commencement de la sagesse de s’en apercevoir : toute espèce d’approche de la réalité consiste dans un effort pour sortir des mirages du langage. Il y a une chose simplement dont il conviendrait de s’apercevoir : c’est qu’on ne peut pas en décoller, c’est que même à faire cette épreuve, c’est toujours avec du langage que vous en supportez le progrès. Après tout, vous ne faites jamais que vous déplacer en gardant collé, collé littéralement à votre pensée, le langage lui-même dont vous voulez vous dépêtrer… et que le procès de cet effort vers la réalité, le procès nous démontre que quoi ? Que ceci : que la réalité elle-même s’installe à l’intérieur de l’architecture, de l’édifice que vous pouvez faire du langage lui-même. Une des choses les plus impressionnantes est certainement ceci, c’est que tout à l’heure ce que j’ai introduit comme un endroit et un envers, c’est comme ça qu’on pourrait un instant se représenter le signifiant et le signifié… enfin, il suffit d’avoir poussé assez loin une certaine pratique pour s’apercevoir que ce que ça veut dire, c’est bien en ça que je m’en sers… ce que ça veut dire c’est que… enfin l’endroit et l’envers c’est quelque chose qui se rejoint comme ça (froissements de papier laissant supposer Lacan en fait la démonstration) … c’est-à-dire que tout est endroit, c’est-à-dire que même là où vous croyez trouver le signifié, c’est une torsion du signifiant, n’est-ce pas, qui se trouve là en fin de compte.

            Tout ça, pourquoi est-ce que j’y attache cette espèce d’importance ? Alors qu’on pourrait croire que c’est quelque chose, mon dieu, qu’on devrait retenir à un certain niveau de réflexion, un niveau dont il faudrait savoir… enfin, qu’on l’a dépassé une fois pour toutes, et puis qu’après, mon dieu, on peut commencer à dire des choses utiles. Bon. Mais, c’est que ce qu’il y a justement de caractéristique de l’expérience analytique, c’est que ce qu’elle démontre, c’est que c’est à ce niveau-là qu’elle se déplace et jamais à un autre. Qu’en d’autres termes, si vous n’êtes pas à tout instant non seulement avertis mais vigilants sur le fait que c’est à ce niveau-là que l’expérience analytique se déplace, vous tombez dans toutes sortes d’illusions grossières.

            Il est tout à fait certain qu’il n’y a pas d’expérience qui vous donne plus le sentiment que ce niveau de la structure, comme je l’appelle, la structure du langage, est celui qui est toujours soutenu dans sa primordialité au niveau de l’expérience analytique. Et après tout, si nous arrivons à essayer de penser comme ça, c’est ce qui s’impose n’est-ce pas... Est-ce que nous allons en être surpris, étant donné que… qu’est-ce que c’est que l’expérience analytique, si ce n’est :  deux personnes qui se mettent dans un enclos — il y en a une qui se couche, mais… c’est comme ça, c’est parce qu’on a trouvé ça commode — et puis il y a l’autre qui est là, qui l’écoute... Il l’écoute, faut espérer qu’il l’entende... L’expérience prouve qu’il suffit pas d’écouter pour entendre. Mais enfin, Freud a appris à entendre certaines choses. Ce qui est tout à fait frappant c’est que ce qu’il apprend à entendre derrière les paroles, ça n’est en tous cas rien d’autre, et toujours, que d’autres paroles ! Le côté déchiffrage, déchiffrement même, plus exactement, car le déchiffrage ça n’a pas la même nuance en français que le déchiffrement. On déchiffre un cryptogramme, quelque chose qui est écrit pour n’être pas compris. On apprend à le déchiffrer. Bon. Que cette dimension-là soit évidente dans la psychanalyse, enfin, je dirais que c’est de ça qu’elle est partie. Essayer de dissimuler ça au nom du retour au signe, c’est absolument tout fausser… Car je faisais allusion tout à l’heure à ceci, que le signe c’est autre chose qu’un signifiant : on peut dire que la fumée est le signe du feu, que la matité est le… encore là c’est autre chose, vous intervenez, vous tapez, vous obtenez une matité sur un thorax, c’est le signe de la pneumonie ou de quoi que ce soit d’autre affection qui épaississe le poumon, bon.

            Ça, c’est des signes. Mais l’introduction dans l’analyse du mot symptôme ne veut jamais rien dire de pareil ! Jamais le symptôme,  au niveau où il nous intéresse dans la psychanalyse, le symptôme analysable, ça n’est jamais le signe au sens de la matité, au sens du signe qu’il y a quelque chose là-dessous qui ne résonne pas (coup de poing sur la table). Ça n’est jamais le signe au sens où la fumée est le signe du feu. Ce n’est jamais le rapport à autre chose. Le signe est toujours quelque chose qui suppose une articulation, et une articulation langagière. C’est même pour ça que le mot interprétation est recevable en psychanalyse. Pourquoi parlerait-on d’interprétation ? On devrait parler de diagnostic, c’est pas du tout pareil ! Un diagnostic c’est pas une interprétation. Si une interprétation ça a un sens en psychanalyse, c’est parce que sous ce qui apparaît sous la figure du symptôme, il y a quelque chose qui est — non pas de l’ordre de… d’un quelque chose… — qui est de l’ordre de l’oracle. C’est quelque chose qui est épaissi, qui est indéchiffrable, en principe. S’il y a des psychanalystes, c’est justement pour le déchiffrer.

            Alors il est clair n’est-ce pas que… comprenez, la question du style, moi j’ai abordé ça deux ou trois fois comme ça… C’est hypothétique, n’est-ce pas. Je veux bien… je veux faire remarquer que peut-être, si j’écris comme j’écris, c’est pour la raison de… de cette espèce de champ, de clivage, de quelque chose à partir de quoi, en deux pentes, se présentent le sujet et l’objet… Ça n’est certainement pas facile de se maintenir à ce niveau, où pourtant je me maintiens, puisque c’est de ça que… c’est dans ce niveau que je suis pour vous parler déjà depuis je ne sais combien de temps, depuis une heure environ… C’est soutenable, puisque je le fais ! Ça ne vous a pas, je pense, paru particulièrement… enfin, vous avez écouté, en tous cas certains... bon. Vous n’avez pas les oreilles bouchées avec ça… Bon.

            Il y a quelque chose quand même qui est un fait, c’est que… c’est pas la même chose de soutenir ce discours, qui est en somme exactement de la même nature que celui que je soutiens tous les mercredis — maintenant, comme je commence à être un peu fatigué, je le fais moins fréquemment, je ne le fais qu’un mercredi sur deux — tous les mercredis depuis dix-sept ans. Il est bien certain que ce n’est pas uniquement pour vous dire ces généralités… Je dis des généralités parce que vous m’avez posé des questions générales. Vous pensez bien que je ne passe pas mon temps à ressasser ce discours depuis dix-sept ans tous les huit jours, parce qu’on doit tout de même en voir le bout.

            Si je l’ai soutenu d’une certaine façon, c’est parce qu’il y a toutes sortes d’endroits où on peut aller avec ça. C’est très vaste. C’est très vaste, et certains de ces endroits se trouvent, par exemple, intéresser vivement la critique littéraire. C’est évidemment pas pour rien que mes Écrits commencent par « La lettre volée » qui est après tout… quoi ? Essentiellement une certaine façon, un certain niveau de prendre la critique littéraire, pas dans n’importe quel texte… C’est justement parce que c’est un texte qui se trouve mettre en avant deux registres très très particuliers : premièrement la lettre, et deuxièmement — non pas qu’elle soit volée, c’est pas ça qui est intéressant, c’est le fait qu’elle est détournée, qu’elle est purloined. Et c’est précisément en ça que ça tient essentiellement à la nature du langage, parce que c’est le propre du langage de toujours procéder par un détour, et de ne pouvoir rien atteindre si ce n’est par un détour. Si en d’autres termes, un certain nombre de schémas fondamentaux… et quand je dis détour, il est bien certain que c’est une approximation. Il semble bien que ce ne soit pas un détour, que ce soit purement et simplement un tour. Ça part de quelque part, et ça revient au même point, comme un boomerang. En tous cas, c’est la seule sorte d’énonciation qui soit satisfaisante. C’est même ce que Freud a avancé dans la fonction de ce qu’on a traduit en français, faute d’un autre mot, parce qu’il n’y a pas de mot en français pour bien dire ça, on a créé le mot pulsion. Que la pulsion soit quelque chose qui soit impensable en dehors du registre du langage, c’est quelque chose sur lequel je ne vous ferai pas un cours ce soir, parce que je ne suis pas là pour ça, mais enfin… il est clair que ce qui est souvent traduit par le mot de instinct est absolument impossible à concevoir en termes d’instinct. Le propre d’un instinct c’est d’arriver à son but. Le propre de la pulsion c’est d’être, ce que Freud a lui-même appelé : « zielgehemmt », c’est-à-dire « empêchée d’arriver à son but ». Qu’est-ce que ça prouve, si c’est satisfaisant ? Ça prouve que le but n’a rien à faire avec la question… Ça prouve que le but est d’une nature différente. Mais que la pulsion soit satisfaisante, c’est-à-dire que quelque chose y soit satisfait, c’est également bien de nature à nous faire re-viser la question de but.

            S’il y a une sorte de tir à l’arc qui n’a pour d’autre objet que de nous atteindre nous-mêmes en plein cœur, c’est une chose qui peut prêter à réflexion concernant ce qu’on appelle l’acte. Il est bien certain qu’à partir de là, beaucoup de choses, et y compris le tir à l’arc, s’éclairent… il ne faudrait tout de même pas oublier que je suis, au moment où je parle, là, dans un pays où le tir à l’arc a eu toute son importance et où, si j’ai bien compris… enfin des choses que j’ai regardées dans des textes… il est bien certain que la perfection du tir à l’arc, si j’ai bien compris, se passe tout à fait de la visée ! C’est justement quand on ne vise pas qu’on arrive, et qu’on atteint quelque chose… et que se démontre la véritable perfection du tir à l’arc.

            Oui. Bon… La chaîne signifiante, elle a pas besoin d’insister. Tout ce que je viens de dire montre qu’on ne s’en dépêtre pas. Ce qui insiste c’est peut-être quelque chose qui a à faire avec elle, c’est peut-être quelque chose que nous pouvons arriver à déduire de ces retours, parce que s’il y a retour, s’il y a détour et si ce détour est fait de boucles, il y a peut-être retour en effet, et comme toute l’expérience nous indique qu’il n’y a véritablement que ça qui compte, à savoir que le déchiffrage majeur c’est celui de la répétition, que c’est par là que Freud a commencé et que c’est par là qu’il a fini… Il a fini devant une telle insistance, de cette présentation, de cette nécessité de la répétition, qu’il a été jusqu’à vouloir y inclure le processus de la vie lui-même. Concevoir la vie comme une sorte de ces boucles justement qui serait tout ce qui effectivement la supporterait pour aller de la mort à la mort. C’est à propos de ça qu’il a introduit, toujours d’ailleurs dans le même registre, pas comme instinct mais comme pulsion pour parler français, et en allemand vous savez le terme, très distinct du mot instinct qui existe en allemand, c’est le mot Trieb, il existe là pour désigner quelque chose. Que Freud ait parlé du Todestrieb c’est justement dans la mesure où il lui a semblé que la vie elle-même ne peut être conçue qu’incluse dans ce registre du retour. Du retour à quoi ? Du retour à quoi… à un certain départ. C’est évidemment quelque chose à la fois de très audacieux et de très fragile, de très métaphysique nous dirions. Ce qui est important c’est pas là ce qu’articule Freud, c’est en quelque sorte le ce à quoi le conduit l’expérience. Que Freud ait été amené à pousser certaines notions théoriques et conceptuelles qui sont celles qui, il faut bien dire, répugnent le plus à un esprit scientifique, qu’il y ait été en quelque sorte nécessité, c’est quelque chose qui a vraiment une valeur analytique : à savoir que nous devons vraiment le -interpréter, à partir du moment où nous savons qu’interpréter, là, ce n’est pas du tout faire la psychologie de Freud. C’est voir ce qui arrive à quelqu’un qui ose se soutenir dans un certain biais assez longtemps pour en être lui-même tordu, tordu jusque dans ses habitudes de pensée, car il n’y a rien après tout qui pouvait venir de moins naturel à l’esprit de Freud, dans la mesure où il se rattache à une tradition qui part de Helmholtz et de quelques autres… enfin la grande tradition physicienne qui essaie de tout réduire aux termes de la thermodynamique. Pour que Freud ait été amené à élucubrer quelque chose comme le Todestrieb, c’est une chose qui simplement mérite d’être interprétée — à ceci près que ce n’est pas là du tout la psychologie de Freud que nous interprétons, c’est la psychologie, si on peut dire, à laquelle il a affaire. C’est la psychologie telle qu’il en a pris le biais, et le biais qu’il en a pris, c’est ce biais seulement définissable à partir de cette primauté du logos.
            Bon, écoutez, moi je trouve que je vous en ai dit assez…  alors, que si il se trouve que la façon dont je vous parle, là, c’est pas la même chose de l’inscrire : vous pouvez l’inscrire sur une bande et après ça écouter, ça n’empêche pas qu’à partir du moment où vous écrivez, les lois de l’écriture sont distinctes, et pour pouvoir faire passer ce biais au niveau de l’écriture, ça me force, c’est vrai, à une écriture un peu compliquée… Mais cela même est instructif, et quelqu’un devrait justement à partir de là, à partir de textes dont je ne prétends pas d’ailleurs que les miens constituent des modèles… Peut-être que j’aurais pu inventer des choses pour mes Écrits, des formes plus satisfaisantes et plus agréables. C’est bien parce que je n’en doute pas que je fais remarquer qu’il y a toute une face de la littérature qu’on appelle la littérature précieuse, et même que j’ai parlé de Góngora, parce que je considère, pour y avoir un peu réfléchi — parce qu’il s’est trouvé que j’ai eu quelque connaissance de certaines choses qui se sont produites à notre époque qu’on appelle le surréalisme — il est bien clair que l’écriture et le langage ça n’est pas le même biais, ça n’est pas le même champ que celui dont je parlais tout à l’heure. Que l’écriture ait le plus étroit rapport bien sûr avec ce qu’est le signifiant, c’est une chose qui est tellement vraie que certaines gens s’y trompent, et croient en fin de compte que le signifiant c’est le signe écrit. C’est une erreur. Néanmoins, le signe écrit lui donne un support particulièrement exemplaire et pratique, aisé pour un certain maniement. Il est certain que l’écrit, ça n’est pas la même chose que le langage. Ça m’entraînerait un peu trop loin de m’étendre sur ça ici. Sachez simplement que dans ce que je suis en train d’enseigner pour l’instant, dans ce que j’enseigne cette année, il y a une visée de l’écrit. Je veux dire que j’essaie de mettre au point un certain nombre de termes sur lesquels il ne faut pas faire d’erreur.

            Voilà. Alors la notion du sujet en question, il est tout à fait clair, après simplement le discours que j’ai pu soutenir tout à l’heure, il est bien évident que le sujet ne domine pas le champ. Ce n’est pas le sujet qui le domine, parce que… c’est d’abord très évident, à se maintenir à ce niveau, à expliquer les choses comme j’ai essayé de vous les soutenir tout à l’heure, c’est très évident. Mais il y a une chose qui est tout à fait massive, c’est que l’apport de Freud consiste essentiellement en ceci : qu’est-ce que ça veut dire qu’il y ait de l’inconscient, si l’inconscient est ce que je vous dis, à savoir quelque chose d’articulé — d’articulé par qui ? Personne ne sait par qui, c’est bien pour ça qu’on l’appelle l’inconscient. Et qu’à partir de ce moment-là, il est bien clair que ça veut dire qu’il y a une pensée à propos de laquelle — c’est Freud qui le décrit comme ça, il appelle ça des Gedanken, ce qu’il y a dans l’inconscient  — il y a une pensée dont nous ne sommes pas fichus de rendre compte dans les termes qui ont été élaborés, dans une certaine tradition critique, sous la rubrique du sujet. Le sujet sort de là profondément mis en question.

            Comment concevoir un sujet en tant qu’il ne se sait pas lui-même, c’est tout de suite ce qui nous introduit dans des registres… parce que tout ça bien sûr a plus d’une porte… Il faut bien tout de même concevoir mon enseignement comme quelque chose qui est un peu plus près de l’architecture japonaise, à proprement parler, que de la nôtre. C’est pas seulement qu’il y ait des portes et des fenêtres, y’a tout ça… Il y a partout des glissières… et tout d’un coup, à manier certaines glissières, vous combinez tout autrement vos espaces. L’ordre de ce que j’enseigne est de cette nature-là. Ici, je m’y retrouve. C’est bien pour ça que je m’obstine à n’habiter que des hôtels japonais, pendant que je me fais le bonheur pour un mois de traverser votre pays. Il est évident que la question du sujet est tout à fait indispensable, est tout à fait inséparable de la fonction de ce que c’est qu’un savoir qui ne se sait pas savoir. L’inconscient c’est ça. Mais dire que c’est un savoir… c’est une chose qui ne peut se voir juste qu’à travers cette première grille, de dire que c’est un savoir articulé ­— parce qu’on peut concevoir des savoirs qui ne soient pas de l’ordre articulé : après tout, tout indique que les castors ne parlent pas… ils savent faire des choses. On peut difficilement ne pas appeler ça un savoir. C’est même pour ça qu’on a inventé le nom d’instinct, qui est tout à fait quelque chose d’obscur, mais qui… la seule face qui ait une substance c’est bien ceci : c’est un savoir qui fonctionne avec des êtres que nous supposons ne pas avoir la moindre jugeote. En fin de compte, c’est de ça qu’il s’agit. L’inconscient est un savoir articulé. Ça n’empêche pas que c’est très intéressant de s’interroger sur… comment pouvons-nous penser un savoir articulé avant que nous l’ayons déchiffré ? Qu’est-ce que ça pouvait être ? Comme est-ce que ça pouvait se tenir, d’être articulé et d’être en quelque sorte supporté par aucun sujet ? Ça demande un p’tit effort d’imagination, auquel on fait bien de renoncer car c’est à proprement parler inimaginable. C’est justement parce que c’est inimaginable qu’on en donne tellement de fausses images, parce qu’il faut bien, il faut bien qu’on imagine quelque chose. Ça... l’homme a un besoin éperdu d’imaginer, ce qui est tout de même assez curieux… C’est assez curieux parce que tout lui apprend que plus il imagine, plus il manque les choses, que c’est uniquement à partir du moment où il arrive à se purifier de l’image qu’il commence alors à mettre sur le papier des choses qui se tiennent debout. C’est à partir du moment que vous ne pensez plus que déplacer un corps c’est lié à un effort, c’est à partir de ce moment-là que vous élaborez d’une façon saine, c’est-à-dire avec une algèbre, la vraie notion de travail, la notion physicienne qui ne comporte en principe aucun effort, et même que vous pouvez arriver à concevoir une chose comme la loi de la gravitation. Faut vraiment pour ça que vous perdiez toute idée que c’est l’impulsion qui continue à porter votre flèche. Il faut que vous arriviez à cette notion que cette impulsion qui a été donnée au début n’a plus aucune présence et que c’est uniquement par les lois de la pesanteur que la flèche va non pas simplement tomber, mais prolonger jusqu’au bout toute sa course. En d’autres termes, c’est le caractère absolument scabreux et toujours… enfin le caractère piège de l’imagination, c’est quelque chose qui devrait être enseigné par la moindre pratique scientifique ou la moindre réflexion ou la moindre discipline éducationnelle enfin… saine en matière scientifique. Ce que je reproche après tout — et c’est pour ça que je suis parti de l’imaginaire — il était tellement évident dans tout ce qui se professe, dans ces endroits absolument sordides et puants qu’on appelle les sociétés de psychanalyse, que c’est vraiment toujours la mise en avant des imaginations les plus grossières pour rendre compte d’une expérience qui est d’une toute autre nature, que c’est évidemment par ce biais que j’ai d’abord essayé de décoller, de purifier enfin ce qui est en effet tout à fait particulier, tout à fait localisable dans le fonctionnement humain sous le registre de l’imaginaire.

            Pour l’homme, il se trouve que c’est quelque chose de très simple : c’est l’image humaine. La pensée de l’homme est anthropomorphique dans la mesure où il est fixé à une capture imaginaire, et d’ailleurs très légère, très esquissée, enfin très contour, aussi grossière après tout que c’est chez les animaux : les animaux quels qu’ils soient ont aussi des schémas de forme, c’est ça qui est le principe de ce qu’on a appelé la « gestalt theory ». La gestalt theory m’a servi à essayer d’isoler la pellicule d’imaginaire en tant qu’elle est recevable, parce qu’elle fonctionne comme telle… et puis il est évident que le symbolique c’est quelque chose qui est tellement sensible dès le début, dès qu’on ouvre Freud, que ça s’imposait que je l’oppose. Ça veut pas dire que je voie là des entités majeures du monde. C’est comme ça que ça fonctionne dans une certaine expérience. Le principe de la sagesse est toujours d’essayer d’y discerner l’imaginaire du symbolique. Bon. Il y a une chose en tous cas certaine, c’est que ça n’est que par l’appareil du symbolique qu’on débouche sur du réel. Ça ne veut pas dire que l’imaginaire ne serve à rien, mais qu’il soit le principe de l’illusion, ça ne fait aucun doute non plus, d’ailleurs il y a longtemps que tout le monde s’en est aperçu.

            Bon, alors on parle de quoi ?... Je vais répondre aux choses… à toutes les choses, sans en oublier aucune, parmi les questions qu’on m’a posées. Il y a l’idéogramme. Qu’est-ce que je pense de l’idéogramme ? Je pense que l’idéogramme est une très mauvaise formule. L’idéogramme est un gramme exactement comme tous les grammes, il n’y a aucune espèce de différence entre un caractère chinois et un caractère alphabétique phénicien. Il n’y a aucune espèce de différence. C’est tous les deux des signifiants, et essayer, sous prétexte qu’il y a tel idéogramme qui ressemble vaguement à quelque chose, de dire que ça représente je ne sais pas quoi… une idée de la chose, me paraît absolument… une chose absolument sans intérêt. C’est pas du tout parce qu’il y a des différences entre deux parties du caractère, la partie dite radicale et la partie dite phonétique que… et après ? Ça prouve simplement qu’effectivement c’est pas un idéogramme. C’est quelque chose qui a une face phonétique, et puis qu’il y ait par ailleurs quelque chose qui serve à le classer dans le dictionnaire, c’est tout ce que je vois comme intérêt à la fonction du radical. Il n’y a aucune espèce de différence à cet égard entre une écriture et une autre. Une écriture est toujours une chose qui fonctionne d’une certaine façon qu’il s’agit de définir. L’idée que par exemple, il y aurait une écriture qui pourrait désigner les idées fondamentales, celles avec laquelle on construirait le monde, l’idée leibnizienne, enfin… c’est très curieux que sous prétexte que Leibniz était un homme de génie, on puisse penser qu’il soit soutenable d’imaginer — car c’est bien le comble de l’imagination — une caractéristique universelle : à savoir qu’on aurait trouvé les éléments… les quoi ? Les vrais éléments du monde, avec lesquels, par la combinaison des signes qui les désignerait, on n’aurait plus qu’à reconstruire le monde ! Enfin, c’est une chose absolument fabuleuse ! Enfin, est-ce qu’on n’a jamais vu quoi que ce soit fonctionner comme ça ? Est-ce qu’on ne comprend pas que parler de caractéristique universelle, c’est vraiment le comble de l’imaginaire ! Enfin, c’est l’imaginaire délirant. Enfin, c’est quelque chose qui justifierait aussi bien que beaucoup d’autres choses un certificat d’internement. C’est quelque chose d’incroyable ! Alors, je ne vois pas ce que l’idéogramme vient faire dans la question, au nom de quoi on m’a posé cette question. L’idéogramme est une écriture et l’écriture n’a absolument rien à faire avec la représentation des idées, bien entendu. Est-ce qu’ax+y+b c’est une idée ? Je vous le demande.

            Bien. Qu’est-ce que vous pouvez avoir à ajouter, je ne sais pas ? Une fois encore j’ai poussé ma chansonnette. Je commence à en avoir assez. Bon. Bien alors je ne sais pas ce que vous en ferez de tout ça. Enfin, on va quand même pour [Paidéia], où est [Paidéia] ? C’est vous ? Bon. Vous êtes charmante. Alors, je ne sais pas. Vous allez faire quelque chose avec ça. Vous me le montrerez parce que je veux voir ce qui est publié. Je fais tout à fait confiance à Pons pour faire ce qu’il voudra, qu’il m’attribue une partie de ces paroles, qu’il garde l’autre pour lui ! (rires dans la salle) Qu’il garde l’autre pour lui, qu’il arrange ça comme il veut, mais je veux le voir pour voir si ça paraît décent que ça sorte. (Fin de l’enregistrement)

 

 




[1] « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 494.