Stéphane Renard : La guérison en question

La guérison est en psychanalyse quelque chose de très précis, puisqu’en effet la psychanalyse s’intéresse au symptôme. C’est parce qu’elle s’occupe de soigner qu’elle n’est ni une religion, ni une idéologie, ni un courant philosophique ou un mouvement de pensée. Et la guérison c’est quelque chose de très simple. La guérison c’est le silence des organes et le silence de l’esprit. La guérison c’est le silence. Savons-nous encore ce qu’est le silence de l’esprit ?

 

Lorsqu’il entre dans la raison sous le coup de la castration, le petit d’homme occidental découvre avec intérêt les plaisirs de la logique. Ce qu’il croit être la boussole qui l’oriente,  alors qu’elle ne mène en fait que sa raison. C’est ce qui fait problème. Le Réel qui nous commande n’est pas raisonnable. Et le silence de l’esprit s’évanouit dans les limbes de la division subjective. L’homme n’est pas un animal. Sa conduite n’est pas obvie. Alors il s’interroge, se questionne, suppute, évalue…et raisonne. Ce n’est pourtant pas une fatalité.

 

La découverte de l’inconscient par Freud est stupéfiante quand on éprouve que je est un autre. Elle est vertigineuse quand on accepte de considérer qu’elle spécifie le terme de notre évolution depuis les borborygmes des premiers lointains hominidés. Elle devient sublime quand s’y intègre la dimension sociale affirmée par Lacan. Elle renvoie sans hésitation les animaux à leur instinct, puisque la langue singularise l’homme à partir du désir qui s’origine de la perte d’un objet au cours de l’élaboration symbolique, du langage donc, et non pas d’un besoin, fût-il sexuel.

 

En quoi la reproduction fondée sur les seuls besoins sexuels serait déficiente ? Pour quels enjeux ? Comment distinguer désir et besoin sexuel ? C’est de reproduction qu’il s’agit, puisqu’en effet la langue n’est rien moins que notre système de reproduction. On fait les enfants par l’oreille dit-on c’est à dire qu’un discours les précède.  Il y a dès lors deux modes de reproduction possibles : celui pour lequel les unions sont fondées sur la raison et celui qui est organisé par le désir. Est-ce renvoyer la raison au besoin ? Il n’est pas certain qu’il soit possible de répondre par la négative à cette question embarrassante. Si c’était le cas, le premier serait réactionnaire puisque c’est l’organisation moïque, celle de l’imaginaire, d’où s’originent les besoins qui en déciderait et non cet autre je découvert par Freud sous le terme d’inconscient, et le second un mode de reproduction fondée sur le désir, serait celui du progrès.

 

Les unions fondées sur la raison sont légions, qu’elles soient issues d’un calcul individuel ou collectif ne change rien à cette affaire. Dès l’aurore de l’organisation sociale la raison s’engendre d’une réponse à la castration. Ainsi mariages de classes élaborés pour la protection d’intérêts patrimoniaux, mariages de raison qui organisent les conditions matérielles de l’un ou des deux partenaires, sexe, argent, nationalité, statut social, mixité ethnique ou religieuse peuvent entrer dans les motifs qui fondent cette catégorie. Les mariages d’amour n’échappent pas à cette règle puisque l’amour est une passion qui déborde la raison et de fait prend appui sur le bord qu’elle déborde. 

 

Or nous savons depuis Lacan que cette raison qui nous mène obéit plus à la jouissance signifiante qu’à la logique sur laquelle elle se fonde. La raison même, quoique élaborée parfois, est le plus souvent causale et cause d’une jouissance inconnue. Jouissance mortifère que nous tentons de subvertir lorsqu’on est en cure bien conduite. Mais pour ceux, majoritaires, qui s’épargnent ce travail, le signifiant guide jusqu’au choix d’un partenaire. Ainsi la reproduction est assurée dans le monde occidental a minima par des partenaires guidés par les signifiants du discours. Le désir n’a plus rien à voir là-dedans, et ce d’autant moins que des systèmes religieux, idéologiques, ethniques, langagiers, communautaires, amplifient le mécanisme sélectif  en proscrivant sciemment  du processus qui conduit à la rencontre ce qui pourrait subsister de désir.

 

En d’autres termes, l’eugénisme serait la sélection appliquée au désir pour l’organisation de la reproduction. Il faut bien prendre la mesure de ce que signifie « sélection du désir ». C’est la subordination du désir à la raison, pas moins ! Ceci s’appelle au mieux une névrose. Non pas l’interdiction faite de la mère pour l’entrée dans le désir, dans le complexe d’Œdipe,  mais une fois cette étape franchie, la continuation de l’interdiction, comme par habitude, et avec des rets de fer, jusqu’à la sélection d’un (e) partenaire qui satisfasse la raison de l’interdicteur, de l’instance interdictrice, de l’opérateur de la castration, c’est-à-dire du fonctionnaire. En somme des mariages d’État.

 

Le triste exemple du Lebensborn[1], les « fontaines de vie[2]» du IIIe Reich, organisées par les nazis directement sous la responsabilité d’Heinrich Himmler, est édifiant. Il s’agissait d’organiser la procréation à partir d’hommes et de femmes sélectionnés pour leurs qualités raciales aryennes selon des critères propres à cette idéologie : taille, couleur des yeux, des cheveux, ascendance, moralité spécifiée d’appartenir à la SS. À Lamorlaye, près de Chantilly, fonctionnait une de ces « fabriques ». Les enfants issus de ces couples de convenance, abandonnés par leurs parents, appartenaient à l’État Allemand qui leur attribuait un livret de Caisse d’Épargne[3], une famille d’accueil et un avenir de guerrier. Leurs géniteurs de commande étaient déchargés de leur éducation comme de leur prise en charge.

 

Qu'est-ce que la tare de dégénérescence qui s'attache à Gobineau[4], si ce n'est la crainte superstitieuse que le résultat de l'œuvre de chair par métissage soit de génération en génération inférieure ou égale à celle qui précède ; et il lui faudrait dire en quoi. Mais cette théorie est de nature irrationnelle, et donc superstitieuse, parce qu'elle élabore une conception organique et donc raciste de la civilisation, c’est-à-dire des modalités de la castration. Elle omet la prise en compte de la culture, c’est-à-dire des modalités collectives qui s'attachent également aux civilisations de méconnaitre l’impossible. C’est-à-dire les modalités coutumières des aménagements, de la médiatisation des effets du langage et donc du désir. C'est une erreur, parce qu'elle renvoie à une conception qui ne ferait pas du désir le moteur d'une rencontre féconde, ce qui peut être le cas.

 

Si le processus social de sélection des partenaires n’était pas au cœur de la question, la tare de la dégénérescence serait un mythe, puisqu'il est possible à chacun de faire naître le désir  du fait même qu'il est parlant. Puisqu’en effet, le désir courant de l’un à l’autre sous le langage, il est possible de considérer que des cours de récréation à ce lieu qui consacre les unions, les deux heureux futurs parents s’organisent pour les bonnes raisons fort complexes, inexplicables, probablement hors castration autre que de langage, qui les animent d’abord à distance et sans le savoir d’un désir commun qui les soutient. La fluidité de ce désir justement, l’inaccessibilité de l’objet logé dans l’inconscient qu’ils convoitent tous deux, sont des éléments qui autorisent cette hypothèse. Dans le nœud à trois, homme et femme partagent le même objet petit a cause du désir. Cela ne va ni sans confrontation, ni sans conflit le long du parcours. C’est peut-être là le mode de sélection que s’autorise la langue pour décider de ce qui n’est pas encore écrit.

 

La tare de dégénérescence n'est en résumé que la fable de la dépréciation et de la perte du langage, Elle se contient elle-même puisque la castration n'est que de langage (c’est une donnée du nœud à trois). Autrement dit la tare de dégénérescence est l’expression pathologique de la castration.

 

Qu'il ne reste qu'un homme qui parle à un interlocuteur et tout redevient possible puisqu'il allume le désir. Ainsi l’idée d'une dégénérescence programmée inéluctablement du fait des métissages tombe de lui-même et avec elle celui des races. L’implication structurale du langage sur les organismes, la caractéristique d'être parlant, façonne l'homme non pas comme le fait  un argument religieux, une couleur de peau, une langue, ou des modes culturels ou de civilisation, mais comme une instance primant sur les organes des deux différentes modalités sexuelles. S’en détermine l'unicité de sa place au cosmos et au monde. Ceci regroupe dans un même ensemble ceux qui se déterminent de la conquête de cette juste place.

 

Claude Lévi-Strauss distingue deux catégories, celle de la race et celle de l'histoire, (c’est le titre de son ouvrage[5] de 1952). La première renvoie au pur biologisme, à l'organique, la seconde à ce qui n'en serait pas, comme si de s'exclure l'un l’autre, les deux termes recouvraient une totalité.

 

Cette dichotomie heurte la conception psychanalytique d'un être façonné par le langage. Les groupes se distinguent désormais, depuis Freud, par les modalités de leur conduite face à cette capacité unique de l'espèce : leur acceptation des lois du langage agissant comme le ferment de la civilisation, tandis que leur stratégie d'évitement donne consistance à leur culture. Si l'empire des Incas du Pérou et celui de la République Populaire du Bénin[6] diffèrent entre eux de façon plus absolue que l'Angleterre et les États-Unis, il n'en reste pas moins que ces quatre sociétés distinctes élaborent une civilisation et une culture propre à partir de l'élaboration que font les hommes de leur place au monde, c’est-à-dire de leur position par rapport au langage et les modalités de leur acceptation, la civilisation et leur stratégie d'évitement, la culture.

 

Parce que s'il en était autrement il ne pourrait y avoir les rapprochements, les inclusions, les échanges, les apports entre sociétés culturellement différentes. Le forçage de la colonisation nous en nous donne un exemple qui vérifie le fait. Ce qui fait échec à la colonisation, c'est la langue. Ce qui motive la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes c'est la langue. Pourquoi ? Parce que c’est de la langue que s’organise une castration qui permet d’établir les raisons signifiantes nécessaires à l’établissement des conditions d’une juste reproduction, c’est-à-dire d’abord une rencontre entre deux partenaires du désir. La langue du colonisateur venant bouleverser le système local dans ce qu’il a de plus sacré est inacceptable.

 

Les sociétés humaines ne sont jamais seules, jamais isolées[7]. Ce qui les relie l'une à l'autre est un trait commun dont l'hypothèse qu'il soit celui d'être parlant tombe avec le fait total que découvre l'universalité du langage dans l'espèce. Il n'existe pas de groupes humains qui ne fassent usage de la parole puisque c'est ce qui les distingue des autres formes de vie. Ce n’est pourtant pas le fond de ce qui les relie les uns aux autres. Pas plus le fait qu’ils aient une langue spécifique ou les mêmes caractéristiques organiques, puisque c’est ce qui caractérise leur appartenance à l’espèce humaine. Ce qu’ils ont de commun est fondamentalement autre chose. Le système de reproduction par exemple. Celui qui par la langue organise la castration pour chacun et pour chaque groupe spécifie le point de son avancée culturelle. Ce qui est commun à tous les hommes n’est pas seulement le langage mais bien plus la façon de s’en dépêtrer, d’en accepter les lois ou de tenter de s’y soustraire, c’est-à-dire la manière d’organiser la reproduction.

 

Chez Lacan c’est la mère qui véhicule l’interdit du père. Manière de se rassurer si ce n'est de s'assurer. Alors que le complexe d’Œdipe s’élabore chez Freud de l’interdit direct du père à l’adresse de l’enfant. L'intrusion du langage, le parasitage par l'homme de la langue est la butée de sa résistance parce que cette intrusion s'élabore in utéro et se tisse de son organisme. C'est donc faire œuvre de civilisation que de s'y accommoder ; et si cette hypothèse tient, la chaîne symbolique que transmet la maternité ne serait rien d'autre que la structure même, c’est-à-dire la vie.

 

Comment une reproduction basée sur la raison plutôt que sur le désir nous met-elle en danger ? Ceci est une donnée du nœud à quatre. Le symptôme vient se loger dans les contradictions et les apories d’un moi qui veut commander alors qu’il n’est qu’un exécutant, et d’un je qui s’exécute alors qu’il aurait à vouloir. Dans le nœud à trois, le seul opérateur de la castration, la langue, favorise un effet inverse, une sélection par le seul désir, une sélection qui s’épargne la raison.

 

Et la cure, le symptôme, la guérison à partir de là s’emboîtent comme les morceaux d’un puzzle. La castration entraîne la raison. La guérison dans le champ psychique serait alors la réparation qui viendrait autoriser chacun d’un Réel et d’un Symbolique harmonieusement en synchronie.  Puisqu’en effet R et S sont deux dimensions qui peuvent ne pas être compatibles de naissance, ou afférentées d’entrée de jeu à l’Imaginaire, ou encore s’être désolidarisées des avatars de l’existence et des instances contraires à l’expression du désir. Affranchir le désir serait la forme d’assomption de la guérison. C’est-à-dire réparation du trou qu’opère le Réel dans le Symbolique. Avec cette approche difficile à concevoir et à admettre d’une part, à partager d’autre part avec les patients, qu’il y a là à saisir qu’il s’agit d’un processus continu.

 

La guérison s’en trouve déplacée à l’acquisition d’un savoir : celui de la propre capacité d’un individu à identifier et à réparer le trou. En quelque sorte la guérison du symptôme, en psychanalyse, c’est la capacité d’un individu singulier à se débrouiller tout seul, de la manière correcte que spécifie la théorie, c’est-à-dire en réparant le trou que creuse sans cesse le Réel du seul fait que nous sommes parlants. Le didactisme de la cure s’en révèle ainsi. Ceci n’est rien moins que l’accession à la sortie d’un état infantile dans lequel l’objet cause de désir faisait vérité, cet état ou le sujet disparaissait au profit de la certitude de la vérité dans le choc, parfois traumatique, de l’intrusion d’un Réel. C’est la mise en place d’un fantasme où se trouvent, au prix de la vérité, topologiquement distanciés sujet et cause du désir.

 

Cette conception lacanienne de la guérison diffère de celle de Freud puisqu’à partir du moment où le patient récusait son mythe individuel pour reconnaître ce qu’il devait à la haine du père, ce dont la culture impose le refoulement, c’est le complexe d’Œdipe qui donnait sa juste place au père, il entrait de plain-pied dans l’existence, c’est-à-dire avait accès à la vie sexuelle et au travail. Avec au départ une méthode de pionnier qui peut prêter à sourire aujourd’hui, tant les acquis développés par plus de cent vingt années de travaux internationaux renforcent l’efficacité de la pratique.

 

L’amour est une défense et le transfert est la seule voie possible de guérison. Ce qui nous renseigne sur cette dernière en tant qu’elle est fondée sur le symptôme et sa disparition, ce que Freud indique avec l’Auflösung comme la liquidation du transfert. Que viendrait alors remplacer l’amour dans la relation à l’autre ?

 

La psychanalyse nous enseigne fondamentalement que nous sommes à la recherche de semblables et que dès lors qu’il nous est possible de nous reconnaître dans l’autre un lien s’établit. Avec ce préalable nécessaire que l’abandon de la position maîtresse pour une place Autre en est la condition, puisqu’à défaut l’autre est justement dissemblable d’être autre.

 

La guérison tient quand ce qui autorise les lettres, c’est-à-dire l’éros, à conjoindre la matérialité de la langue à celle de l’acte sur un mode performatif, place au service d’une éthique fondée sur la tempérance le devenir des pulsions en n’épargnant aucune restriction. C’est-à-dire s’en rendre maître. Ce qui ne veut rien dire d’autre que la mise en place de l’organisation subjective et non plus inconsciente de la sublimation.

 

C’est-à-dire encore que la guérison serait un savoir, celui de réparer le trou que creuse le Réel. Mille modalités de discours sont possibles à ce savoir pour autant qu’à minima un point commun les organise à partir d’un agent petit a cause du désir, soit ce qui les caractérise d’être analytique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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[1] Lebensborn. La fabrique des enfants parfaits. Boris Thiolay, Enquête sur ces Français nés dans les maternités SS, Flammarion, 2012.

[2] Traduit ainsi par le journaliste, écrivain et cinéaste Marc Hillel.

[3] Ibid p. 309 : Parution dans une revue juridique allemande le 20 janvier 1948 de l’acte de dissolution  du Lebensborn eingetragene Verein : « … Les livrets d’épargne seront rendus uniquement sur ordre du tribunal  de première instance ou du tribunal des tutelles. »

[4] Considéré comme le fondateur du mythe Aryen et des théories raciales. Essai sur l’inégalité des races humaines, publication posthume 1853.

[5] Race et Histoire, 1952, Claude Lévi-Strauss commandé par l’Unesco pour compléter une série de brochure sur le thème du racisme est une réfutation de la théorie de Gobineau.

[6] République Populaire du Bénin : Afrique de l’Ouest.

[7] Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’une seule société, ce qui appartient pour longtemps encore au domaine de l’utopie mais autorise que soit analysée cette donnée comme un idéal inatteignable.