Esther Tellermann : Un mot manque a la langue du ressentiment : Louis-Ferdinand Céline[1]

« La grande défaite, en tout, c'est d'oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu'à quel point  les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou, faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu'on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière. » L-F. Céline

 

« Cette révolte pure peut le mener n'importe où : parmi nous, contre nous, ou nulle part ».Paul Nizan

 

 

Le Voyage au bout de la nuit donne dès 1932  le ton de l'œuvre de Céline qui va porter la littérature à l'éructation d'une langue travaillée par une révolte négative, faisant éclater la grammaticalité qui l'enserrerait dans des codes normés par sa loi. Notre thèse sera que « l'éructation célinienne », « sa musique », son rythme, trouve dans les pamphlets sinon son point d'orgue, du moins la pause qui assure la liaison entre le son et le sens, où le « juif « vient remplir les points de suspension d'une syntaxe en proie à sa propre implosion, vient faire lien de sa rencontre avec le manque qui organise la chaîne signifiante, là où l'ancrage symbolique viendrait, sans quoi, défaillir.

 

Céline « grand musicien », Céline « chef d'orchestre » de sa dernière trilogie ([2]) et qui dirait la déroute du siècle, ne fait-il que purger, par les trous de sa syntaxe, ce qui en serait la cause ? Là où certains voient une « révolution du langage », la libération d'une grammaire qui épouse l'inégalité sociale, ne devrions-nous voir l'expression du ressentiment contre la langue même ? N'est-elle pas déficiente à dire quel dommage elle nous inflige ? Opacité, manquement ratage du sens, que les  points de suspension céliniens inscrivent en un véritable tatouage de la page. La négativité grammaticale de Céline, sa posture héroïque et rebelle, pour autant qu'elle se dira celle du sacrifice, de la victime des puissances normatives de la censure et de la piétaille littéraire, n'a en même temps cessé de chercher à se résoudre dans la délectation paranoïaque des pamphlets hygiénistes qui désignent le « youtre », le «  bougnoule » et le « nègre » comme agents du défaut qui fait notre condition.

 

Il serait  temps de reconsidérer le débat autour de Louis-Ferdinand Céline, de mettre à jour, par delà la pluralité des lectures de son œuvre dans leurs positions politiques, par delà les différentes conceptions - dans la critique elle-même - de la littérature « subversive » (pour beaucoup depuis Roland Barthes, définie par sa forme, l'indissociabilité fondamentale de la forme et du fond), l'idée que les postures littéraires pourraient, dans leurs trouvailles formelles, transcender l'inacceptable de leur idéologie. Où l'excès dans l'abjection même aurait pouvoir cathartique, dès lors qu'il se dirait « littéraire ». Le débat actuel autour de la nouvelle pornographie est du même ordre. L'époque,  il est vrai, n'est pas à la censure mais à la transparence. À la vérité de notre siècle en Occident à la levée des refoulements, devrait répondre l'horreur d'un hyperréalisme, dont le seul étalage ferait office de dénonciation…

 

Ne conviendrait-il pas, au contraire, d'entendre dans la « musique » même de Céline, le « son » de son idéologie ? Entendre dans le phrasée fracturée et elliptique d'un château l'autre, de Nord, de Rigodon, la volonté de « purification » d'une langue jusque-là abandonnée aux lois de l'universalité et de la Raison. La fameuse « langue populaire » célinienne qui restaurerait le français parlé dans sa « franchise », sa « dignité » a, il est vrai, ses trouvailles : le néologisme n'ouvre-t-il pas sur des temps meilleurs en voulant décontaminer la langue, la purger dans sa florescence du réel qui l'obstrue ? Seulement le projet ne se laisse pas dissocier de ce que le « youtre », le « youtron », le « youpasse », le « yite », le « goncourtisé », l’ « enculagaillé », le « bulgare-bastave », l’ « afto-polak », le persécuté, celui que le lexique célinien poursuit dans son obsession, c'est lui qui persécute. C'est lui, le juif, « au fond de toute la musique », c'est lui qui pullule, qui purule, c'est lui la grande féerie.

 

La langue manque à soi. La langue nous fait des entourloupes, elle manque d'intonations, fait de nous des victimes, des opprimés, elle manque d'odeur décidément, elle humilie, elle contrarie, elle défaille à nommer sa cause ! Telle pourrait être la nature de notre fascination pour Céline : en voilà un qui nomme, lui ! Non pas la chose évanescente derrière le mot, mais la chose même, qui détraque la vision, l'humeur, qui fait notre déroute, Sigmaringen – pas seulement – le désarroi qui fait notre être, lassitude, fatigue, ressassement, rancœur, maladies de l'âme, trahison, faiblesse, solitude, silence du Dieu obscur, encombrement de la viande. Il y a de l'être pour Céline ; c'est le ressort d'un ressentiment la croyance en une origine du dol en quoi consiste notre condition d'être mortel : origine d'autant plus propre à être nommée, éradiquée, qu'elle est, chez l'homme « affranchi » du monde contemporain, plus que jamais révélée dans sa nature de lézarde, de déchirement, pouvant le vouer à la plus formidable déréalisation, à la plus formidable errance à quoi il risque encore d'opposer un maître absolu.

 

D'aucuns certes, dont Jean-Pierre Martin, ou Jean-Pierre Alméras, ont montré que l'auteur des « pamphlets » ne pouvait être séparé du romancier. Mais comment ne pas faire de Céline le héros du monde moderne dans sa déréliction, victime d'un Dieu absent dont on ne cesse pour autant de convoiter la pleine jouissance ? L’homme occidental a, il est vrai, en main l'hygiène, la Science, la transparence des dossiers et des cœurs, mais voyez comme cependant il saigne, jusqu'au style ! D'ailleurs, ça se photographie, se filme, se met en lumière ! Plus d’échappatoire : les voyages du XXIe siècle risquent de se faire au jour !

 

Le Voyage au bout de la nuit qui a fait en 1932 l'unanimité de la critique littéraire, de Léon Daudet à Louis Aragon, affirme déjà les options fondamentales de l'écrivain : la rancœur contre l'État, contre les races, contre la culture, contre le sexe. Nul besoin d'attendre les pamphlets antisémites et pro nazis ou la « trilogie » des années noires, Céline est dès le Voyage un précurseur. Ce qui éclate au XXéme siècle et a encore de beaux jours, c'est le ressentiment contre le persécuteur désigné comme cause du malaise. C'est lui le responsable des carences de la loi morale, de notre errance, c'est lui le Dieu mort dont nous ne cessons de ranimer l'Idéal. Ça commence par la plainte : rien de nouveau sous le soleil, ni le siècle ni les mots, non surtout pas les mots, « deux ou trois par-ci par-là ». L'homme c'est comme le langage, un « grand ramassis de miteux, dans mon genre, chassieux, puceux, transis qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus des quatre coins du monde C'est ça la France, et puis c'est ça les Français »([3])- pas même un champ clos, pas même la certitude d'une origine mais une terre, une langue qui nous piègent comme des rats. C'est ça la grande blessure, notre apparente contingence, cette grande galère qu'est notre condition.

 

D'autres disent en cette première moitié du siècle l'absurde du vivre pour mourir, cette étrangeté que nous sommes à nous-mêmes, toujours dans le lieu d'un autre ; « l'étranger », dans ce début de siècle, est ce qui semble signer notre être. Ne sommes-nous pas chaque fois plus déliés pour autant que nous cherchions plus loin dans notre mémoire ? Seul parle encore le saut nécessaire dans la hiérarchie des valeurs sociales : avons-vous été plus haut que le père, plus bas ?

 

Si l'époque est au nihilisme, celui de Céline n'appelle aucun sursaut : « Une fois qu'on y est, on y est bien » : dans la guerre, dans la haine, dans la misère. « Il n'y a rien à faire, rien à comprendre ». Bardamu a cette certitude. La pensée n'est pas nécessaire. On sent l'universelle absurdité qui renforce notre déception, « on est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté », on jouit du réel de l'abject. Il produira le pamphlet, l'éructation d'une langue vidée de toute rationalité, dans le Un d'un sens qui dénonce l'universelle déroute. Notre sort est foireux. C'est là l'objet du ressentiment célinien : la répétition sans faille d'une déception mortelle : « C'est des hommes et d'eux seulement qu'il faut avoir peur, toujours ». Le vivre est corruption, et nous continuons pourtant à sacrifier au Dieu mort des viandes à ouvrir, à saigner, « des kilos et des kilos de tripes étalées, de gras en flocons jaunes et pâles »([4]).

 

C'est ces restes dont Céline est affecté, restes dont il ne peut faire le deuil. Restes dont il faut extraire le coupable et la cause : extraire le juif, « dans ce grand dégueulant plasmatique dégoulinage, cette mélasserie phrasibole, tout en filaments moisis, en fourrés de bigoudis rhétoriques resucés [...] »([5]). Extraire le juif de la langue. Il est vrai que le progrès n'a pas tenu ses promesses et que la « taichnique » n'est qu'une conquête du monde par le cloaque. Notre destin est livré à l'imposture. Nous sommes dans la nuit, l'époque est ravagée par la guerre de 14-18, le colonialisme. Mais Bardamu n'est pas Candide faisant l'expérience des passions humaines religieuses ou nationales, son regard est déjà pris dans la jouissance voyeuriste de l'abject. Sur les champs de bataille ou dans les colonies « pordurières », c'est le règne de la putréfaction. Pour l'hygiéniste qu'est Céline, auteur d'une thèse de doctorat en médecine sur La vie et l'œuvre de Philippe-Ignace Semmel-Weis, médecin viennois conduit à la folie pour n'avoir pas su convaincre ses collègues de se laver les mains entre la salle de dissection et celle des accouchements et éviter ainsi la fièvre puerpérale, pour l'hygiéniste Céline, en quête de pureté et de salubrité, le mélange racial va venir expliquer la désagrégation contemporaine. Et le Voyage est déjà cette rhétorique de la passion où certains ont vu le parler populaire ; les observations du narrateur ont déjà les accents des Beaux Draps de 1941 qui prévoient les décadences :

 

« Déjà notre paix hargneuse faisait dans la guerre même ses semences.

On pouvait deviner ce qu'elle serait, cette hystérique rien qu'à la voir s'agiter dans la taverne de l'Olympia. En bas dans la longue cave-dancing louchante au cent places, elle trépignait dans la poussière et le grand désespoir en musique négro-judéo-saxonne »([6]).

 

Comment ce phobique du métissage peut-il être tenu comme un des grands révolutionnaires du XXéme siècle, sinon à supposer que la langue du ressentiment trouve de façon vivace un lectorat avide d'une jouissance qui fait lien social, dans sa pose identitaire, sa revendication blessée, sa déception aigrie ? Qui ne partage, au fond, la rage hargneuse de Bardamu : c'est vrai, ce n'est pas la guerre qui tue, c'est la saloperie qu'est l'homme. Il ne faudra pas oublier. Le ressentiment est  lié à la mémoire : on ressasse, grisé de sa propre rancœur, rivé à l’idée noire, dans la pure jouissance du préjudice et du sentiment de sa propre innocence : cela explique tout, nous absente des obligations du jour. La jouissance du nihilisme nous dispense de l'exercice de l'agir, écrase la multiplicité du devenir dans le Un du refus, donne consistance à la passion narcissique d'une modernité désertée par le divin, mais qui ne cesse d'en traquer le reste.

 

Le nihilisme de Bardamu n'a rien du vertige esthétique de l'absurde. La nervosité du style de Céline, sa « petite musique » n'a rien d'une déception paralysante. Sa vigueur est à la hauteur de la crudité qu'elle expose comme vérité. Le nihilisme de Bardamu ouvre sur le ressentiment qui touche à l'être, appelant le lecteur à un acquiescement sans recul. Ne vient-il pas chatouiller notre propre ambivalence, cette agressivité où Lacan voyait une des composantes du moi humain en tant que la société moderne le promeut « conformément à la conception utilitariste de l'homme, qui la seconde » et aboutit «  à réaliser toujours plus avant l'homme comme individu, c'est-à-dire dans un isolement de l'âme toujours plus parent de sa déréliction originelle » ([7]) ? Pourrions-nous là comprendre le consensus quasiment sans partage de la société littéraire sur Céline et son « style », tant ses aphorismes nous rassemblent dans un même dol, celui d'avoir perdu l'objet qui ferait notre complétude, la perfection de notre image, quand bien même nous ne le trouverions que dans le repos total : cette mort, que l'Histoire ne cesse de répéter, et où s'éteignent nos défaillances.

 

Est-ce à dire que le racisme biologique serait au bout du nihilisme, induit par notre pulsion de mort ? Certes l'explication historique et politique ne suffit pas à dire ce qui meut les hommes dans leur passion destructrice et Céline se veut le transcripteur de la pulsion qui trame nos défaites. Mais où est « le visionnaire apocalyptique » qui localise notre malaise dans un sujet jugé contingent dont il attise le désarroi en lui parlant « du fond du cœur » ? Qui destitue l’homme au nom d'une suprême certitude, celle d'une défection radicale des lois du langage, annihilant toute construction symbolique dans la tripe : «  ... Je me prenais pour un idéaliste, c'est ainsi qu'on appelle ses propres petits instincts habillés en noir » ([8]). Le « Blanc » serait-il dès le Voyage, « enjuivé », « bougnoulisé » ? La race française pâtit-elle d'être « ce grand ramassis de miteux [...] chassieux, puceux, transis, poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde » ?

 

Peut-on parler de « tragique » si la dimension tragique implique un affrontement de l'homme à son destin ? Où est la « méditation monacale » dont parle Georges Bataille, quand il s'agit dans la ligne d'un Gobineau d'insister sur la décadence d'une civilisation dont la cause est l'existence de l'homme même ? Où est la sensibilité au peuple, dans le Voyage déjà « bonne friponnerie moyenne », puisque c'est bien l'individu, son ratage, qui organise le désordre des guerres, des banlieues miséreuses et crasseuses. C'est lui, déjà désigné dans le Voyage comme l'impur : soldats boueux, généraux sadiques, infirmières qui se plaisent à copuler en pensant que d'autres vont crever, vieillards des hospices qui crachent leurs cancans « avec leurs caries d'une salle à l'autre, porteurs de petits bouts de ragots et médisances éculées ». C'est lui qui agresse notre idéal. Décidément il n'est qu'un sac de viande. Il broute dans la fiente depuis toujours, baveux, ranci, pour enfin vieillir - vision de soi prophétique - en se servant « de (ses) ultimes et chevrotantes énergies [...] pour se nuire encore un petit peu et se détruire dans ce qui (lui) reste de plaisir et de souffle ».

 

La négativité du Voyage n'est pas éloignée du vagissement de Bagatelles pour un massacre contre le gâtisme, « l'abrutissement de l'humanitaire en papillote de la pensée française » « dictature des larves », contre « la standardisation littéraire internationale qui englue, pervertit, charognise sur son passage », «  à la sauce bien entendu démagogique, pacificatrice, édifianto-progressiste, affranchissante, franc-maçonne soviétique et salutiste »([9]) - à la solde du juif qui anesthésie notre vision du monde. Contre le Surréalisme, l'art abstrait, «  les auteurs de faux, de camelote, de factice, qui pervertissent la foule aryenne, l'enjuivent, la négrifient » en ne lui servant pas de l'authentique, de l'émotion brute, sa transposition directe par le rythme « car les bons rêves viennent et naissent de la viande, pas de la tête », de la vérité aryenne contre le pouvoir mondial littéraire judéo-anglo-saxon.

 

Oui, l'hygiénisme célinien fleurit dès le Voyage, surtout celui pour l'Afrique car « c'est depuis ce moment que nous vîmes à fleur de peau venir s'étaler l'angoissante nature des Blancs, provoquée, libérée, bien débraillée, enfin, leur vraie nature tout comme à la guerre »([10]). C'est sous les Tropiques « qu'on se déboutonne éperdument et que la saloperie triomphe et nous recouvre entiers. C'est l'aveu biologique. Dès que le travail et le froid ne nous astreignent plus, relâchent un moment leur étau, on peut apercevoir des Blancs ce qu'on découvre du gai rivage, une fois que la mer s'en retire : la vérité, mares lourdement puantes, les crabes, la charogne et l'étron »([11]).

 

Pourquoi parler là de « conscience tragique de la condition humaine » plutôt que de nihilisme hygiéniste ? Mais il est vrai que le style serait insurpassable ! Il transcenderait le sens. À quand une thèse sur « le lyrisme comique » dans les pamphlets, études du rythme de la phrase, analyse des assonances, résonances ? C'est vrai la bouffonnerie a encore de beaux jours : « il est normal que (le juif) nous haïsse tout autant que notre sens émotif spontané, notre sensibilité d'Aryen, notre lyrisme aryen, pour notre humanité directe, que pour toutes les autres raisons du monde à la fois. Pourtant déjà fort suffisantes... Cette supériorité biologique le vexe intimement, l'humilie, l'irrite au possible, l'enfurie [...] »([12]). 

 

Certes, notre amour de la langue n'a pas de limites, notre acharnement à sauver l'homme de ce réel qui l'entrave : « décrépitude, maladies, puanteurs, encombrement du corps et des mots, c'est là sans doute le sens de notre goût pour l'œuvre littéraire »  l'art, détaché de son contenu idéologique. Si Julia Kristeva a pu écrire que les pamphlets de Céline, « malgré la stéréotypie des thèmes, prolongent la beauté sauvage [du] style » ([13]), pourquoi ne pas interroger aussi notre petit théâtre mental, notre subjectivité qui veut une nature sans entraves, appelant un homo sapiens amélioré ?

 

Les idées égalitaires et progressistes, l'École, la Justice, la « Démocrassouille » échoueraient devant la grande escroquerie naturelle. Seul resterait pour nous assurer de notre assise dans la grande débâcle contemporaine le ressentiment contre ceux qui vous piquent votre pognon, vous harcèlent, vous exténuent. La doxa doit exprimer sa rage au grand jour dans les réunions, les débats télévisés, seule la parole est à tout le monde... C'est vrai, la modernité de Bagatelles est indéniable. Sa réédition enfin libre serait un succès de librairie : la mode est à la transparence, à l'expression du sentiment même s'il est parfois un peu brutal, le retour "à son rythme émotif propre". La loi, elle, circoncit :

 

« Vous savez, dans les Écritures il est écrit : Au commencement était le Verbe. Non ! Au commencement était l'émotion, comme le trot remplace le galop ; on lui fait avoir le trot. On a sorti l'homme de la poésie émotive, pour le faire entrer dans le dialectique, c'est-à-dire le bafouillage, n'est-ce pas ? »([14]).

 

C'est là le «  style » de Céline son «  amour de la langue » : la suspicion et la haine envers la pensée, pour la promotion de l'expression du seul narcissisme enfin débarrassé de ce qui entrave sa pleine réalisation. L'adéquation du moi et de son idéal, voilà ce que l'émotivité nous dicte. C'est cela que Céline nous fait écouter jusqu'à la fascination : l'abject à purger, c'est ça l'émotion ! Cette existence qui « vous tord et vous écrase la face » , cet objet du désir qui nous fait ordure : le nègre cannibale, la femme et ses règles interminables boudinée dans ses serviettes hygiéniques, le contingent colonial baveux « farci(s) de parasites pour tous poils et pour tout replis, des escouades entières à se masturber sur les draps moisis [...] », les amiraux syphilitiques, les vaincus, les déchus, les primitifs, tous abîmés dans les chiasses, les ratés, les enculés, les « sous-hommes ».

 

Voilà ce que nous fait écouter la musique de Céline, l'humain réduit à l'étron, le ressentiment envers l'existence dont la langue cerne la cause puante. C'est cette cause que Céline veut contingente, pourchasse comme impure avec son « odeur d'entrejambes ». Il y a dans le réel des agents responsables de son manque à être et qui l'incarnent : le youtre, l'intellectuel, le démocrate bolchevique, le franc-maçon, le suffrage universel, « le membre bien gros » du nègre « qu'est le seul qui s'impose en fin de compte, tout au bout des décadences ».

 

Il y a de l'être, oui : notre être pour pourrir, nos sales souvenirs, le  « Un » de la rancœur qui nous unifie l'âme, et puis cette « sale grimace qui met des vingt ans, des trente ans et davantage à vous remonter enfin du ventre et sur la face », l'égalité enfin, la vraie, la seule qui nivelle les radotages, les inquiétudes, la vraie égalité, celle enfin qui rassemble. On peut tenir alors toute une vie, certains l'ont écrit, comme jamais personne, en « langue populaire » dit-on. C'est « une musique », d'autres disent « poésie » investissant l'Université au nom d'un « rythme » supérieur. Oui, le ressentiment ça donne du rythme, certes un peu répétitif, mais qui a le mérite d'éviter la disparition, d'ébaucher une sorte d'éternité en somme, une promesse enfin tenue, contre les glissements du sens…

 

Raciste, Céline ? Oui. Moderne ? Oui. Le français  « parlé » restitue l'émotion, décrasse la dialectique, purge de l'objet qui asservit, approché dans le néologisme et le discours direct qui lèveraient l'opaque de l'altérité, en désignant l'autre à extraire. Ce qui se voulait nettoyage de la langue se transforme aussitôt en épuration de l'exclu. Écoutez la musique !

 

« Ceux-ci les bicots, c'est pas de boire qui les intéresse, c'est plutôt de s'enc... C'est défendu de boire dans une religion qu'il paraît, mais c'est pas défendu de s'enc... » 

Il les méprisait Martrodin,  les bicots. Des salauds quoi ! « Il parait même qu'ils font ça à ma bonne !... C'est des enragés hein ? En voilà des idées, hein ? Docteur ? Je vous le demande ? », ([15])

 

 

Bibliographie :

Céline, Le Voyage au bout de la nuit, collection Folio, éditions Gallimard, 2000.

Céline, Bagatelles pour un massacre, éditions Denoël, 1937.

Céline, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, 1990 à 1996.

 


[1] Esther Tellermann,  in Nous ne sommes jamais assez poète, Collection Essais, Editions La Lettre volée, Bruxelles 2014, p.189 - p.199.

 in La Célibataire N°5 Eté-Automne 2001, p.121 - p.129.

[2] L.F.Céline, D'un château l'autre, éditions Mercure de France. 1957. Nord, éditions Mercure de France 1960. Rigodon, éditions Mercure de France, 1969.

[3] Voyage au bout de la nuit, éditions Gallimard, collection Folio, 1972, p. 8.

[4] Voyage au bout de la nuit, op.cit., p. 21.

[5] Bagatelles pour un massacre, éditions Denoël, 1937, p. 180.

[6] Voyage au bout de la nuit, op.cit., p. 72.

[7] J . Lacan. " L'agressivité en psychanalyse ", in Écrits. Seuil. 1966, p. 122.

[8] Voyage au bout de la nuit, op.cit., p. 82.

[9] Bagatelles pour un massacre, op.cit., p. 183.

[10] Voyage au bout de la nuit,op.cit., p. 113.

[11] Voyage au bout de la nuit, op.cit., p. 113.

[12] Bagatelles pour un massacre, op.cit., p. 194.

[13] J. Kristeva, Pouvoirs de l'horreur, collection Points-Seuil, éditions du seuil, 1980, p. 205.

[14] LF. Céline, « Céline vous parle », Bibliothèque de La Pléiade, éditions Gallimard, t.II.

[15] Voyage au bout de la nuit, p.315.