Charles Melman : Tu seras un homme ?

Questions sur la radicalisation – Journée EPhEP du 11 juin 2016

 

 

… Oui, « Tu seras un homme ? » Je n’en suis pas sûr… mais on ne sait jamais !

Pour en tout cas essayer de remercier Jean Birnbaum pour le plaisir et l’intérêt que nous procure sa communication, et qui nous donne un panorama si juste sur le débat intellectuel dans notre pays et nous éclaire sur ce qu’il en est de sa propre position à cet égard, je lui demanderai de me permettre une excursion, un exil.

Oui, pour décrocher un peu de cette lecture très positivée que nous avons des évènements, en oubliant que ces évènements ne sont jamais que la traduction, que l’expression de textes, et que le problème du rapport au texte c’est, certes ce qu’il peut dire mais aussi la façon dont on le lit, puisqu’on peut très bien en faire effectivement des principes de commandements, mais à tel endroit, très précis, on peut estimer que c’est purement allégorique, métaphorique. Et l’on en revient alors à ce qui est un rapport légitime et ordinaire de ce qui nous lie à tout texte, en nous rappelant comment un texte est fabriqué, c’est-à-dire que c’est fait justement de métaphores, de métonymies, que ce n’est jamais qu’une façon d’écrire, qu’une façon de parler, et que donc notre responsabilité vis à vis de ce texte sera sûrement la façon dont nous allons vouloir le lire, autrement dit le bénéfice que nous pouvons en retirer, le type de plaisir que nous pouvons y prendre. Et à cet égard, je me permettrai tout de suite de dire que par exemple, dans les modes de lecture islamiques, il en est un (un mode de lecture) qui est le mode de lecture nommément soufi, et avec lequel je dois dire, je me trouve sûrement en plein accord dans le déchiffrement d’un texte qui est cependant le même, offert donc à des interprétations fort diverses,  posant dès lors la question : mais quels sont les intérêts, bien entendu qui sont toujours présents – c’est bien légitime – et qui commandent plutôt telle lecture que telle autre.

Mais pour être pleinement dans ce que je souhaitais, c’est-à-dire cette excursion, je raconterai ceci : c’est qu’il y a 50 ans, ce n’est  pas très loin dans l’histoire notre pays – vous ne le saviez pas forcément –  il y a eu des milliers de jeunes qui ne venaient pas des banlieues mais qui venaient plutôt des milieux bourgeois, dont le niveau d’instruction était assurément excellent puisqu’un certain nombre de leurs leaders venaient de l’École Normale Supérieure, et qui se sont engagés, il y a 50 ans, dans un grand amour, dans une passion à l’endroit d’un texte qui s’appelait donc Le petit livre rouge, et qui assurément ne se référait pas à un auteur transcendant, à un auteur bien acclamé, mais en tout cas, ça ne changeait rien fondamentalement au mode de rapport à l’endroit de ce texte qui avait assurément une vocation intégriste, puisque d’une part il invitait ses lecteurs à le suivre dans la plus grande fidélité, et que d’autre part il avait une vocation universaliste.

Ces jeunes, beaucoup plus nombreux que ceux actuellement du Djihad, dont certains sont partis pour ce qui est toujours l’Orient pour nous, qu’il soit Extrême ou Moyen, mais en tout cas pour contribuer donc à un mouvement de révolution culturelle dont, sur les lieux, on estime qu’il a fait environ 20 millions de morts. Peut-être ! Je ne sais pas très bien comment on peut établir un tel chiffre, mais en tout cas c’est le chiffre qui a été donné. Ces jeunes ont été au bord, en France, dans notre propre pays, de passer à l’acte munis de kalachnikov. Ils ne l’ont pas fait, parce qu’à ce moment-là leurs professeurs ont estimé qu’il ne le fallait pas. Autrement dit, les professeurs qui les ont encouragés dans cette idée que d’une part l’intellectuel en avait assez de spéculer avec des textes qui n’aboutissaient jamais à quelques transformations sociales et que la logique elle-même finalement nous laissait dans des incertitudes fondamentales, que la formalisation n’arrivait pas à épuiser ce qu’il en était de la vérité du monde, les professeurs qui les avaient donc encouragés à la maitrise de ce qui serait enfin le discours qui… qui quoi ? Laissons ça en suspens… leur ont dit quand même pour le passage à la kalachnikov : « non ! » Et je dois dire que, comme on le sait, Lacan a été de ceux des professeurs qui les ont découragés dans ce type de mouvement.

Pour vous donner une réponse à ce sur quoi vous m’avez interrogé lorsque tout à l’heure nous avons échangé quelques mots : vous m’avez demandé si l’on pouvait définir la radicalisation.

Je me permettrai donc d’avancer une formule concernant la radicalisation : c’est de dire qu’on en a assez de vivre avec une jouissance toujours inaboutie, toujours un semblant de jouissance. Il y en a assez de ça ! Et que la vocation que nous pouvons avoir tous, est de parvenir enfin à ce qui serait une jouissance intégrale : radicalisation ou intégrisme, comme on voudra, et en remarquant dès lors que si ce que j’avance tient, il y  a deux jouissances.

Il y en a une que l’on connait bien, qui nous est familière, celle de l’économie libérale, c’est-à-dire de la jouissance objectale, avec tout ce qui nous est merveilleusement offert pour la satisfaire, la réussir, l’accomplir jusqu’à la mort ! Dès qu’on a notre petit truc… Une étrange manière qui mériterait, pour celui qui débarquerait, de provoquer sa perplexité : « fumer tue » ! [Rire]. C’est quand même bizarre, voilà une population à qui il faut dire « fumer tue » ! Pour prévenir contre quoi ? Ou bien : « alcool avec consomme avec modération » ! Bon, qu’est-ce qui se passe ? C’est quoi cette affaire ?

Bon, je ne vais pas développer évidemment ce thème, mais pour dire simplement qu’il y a une pente populaire, spontanée, naturelle, vers une jouissance qui irait enfin à son terme. Et « à son terme », ça veut dire que je n’y serai pas limité par la protection de la vie. Et au fond, est-ce que ce n’est pas une certaine forme de romantisme que d’être prêt à sacrifier sa vie pour la jouissance qui le mériterait enfin ? « Est-ce que ça me fait peur à moi de fumer ? » « Est-ce que je vais rechigner devant ce qui m’est là proposé ? »

Et puis il y a l’autre jouissance qui est celle évidemment du rapport avec l’idéal. Parce qu’il est évident qu’à l’égard de celle-là je suis toujours en défaut. Autrement dit, la culpabilité est mon sort. Le goût du sacrifice, pour reprendre le titre de cet autre livre qui vient de paraître, c’est mon affaire ! Toujours en défaut ! Et toujours en défaut, pourquoi ? Toujours en défaut, parce que finalement, ce qui serait le texte de ce que l’Autre me voudrait, et qu’il me resterait donc simplement à suivre, à accomplir – je ne demande pas mieux ! Moi je ne suis pas un mauvais bougre ! – eh bien ce texte-là, il me manque. Il me manque parce que je n’ai affaire qu’à mon petit texte privé, celui comme ça qui tourne dans ma tête, mais qui est un texte privé et qui ne me permet pas de rejoindre ceux avec lesquels je vis, et qui même au contraire m’en sépare !

Alors un texte collectif qui vaudrait pour tous et auquel je pourrais enfin m’adonner – « m’adonner », quel joli mot ! – en toute tranquillité et en tout accord avec moi-même, avec les autres, et avec le but de l’existence ! Comment, ce texte, ne pas espérer le rencontrer et l’adopter ? Il s’en faut de peu pour que les textes les plus absurdes puissent ainsi être collectivement adoptés, partagés. Et avec les conséquences que l’on sait, puisque s’il s’avère que le pouvoir d’un père créateur se révèle  en défaut en ce qui concerne l’universel, en revanche, pourquoi ne pas espérer que du côté du texte, il le serait, lui, universel ?

Je me permets d’évoquer tout cela, pour dire que ce qui est notre aspiration commune, que l’on soit laïc ou que l’on soit religieux, notre aspiration commune à ce qui serait enfin l’émergence du vrai texte, je dirais : nous partageons la même passion, c’est-à-dire du même coup la même folie… ou bien , on pourra-t-on dire, moi je l’appelle comme ça, la même connerie, et ça c’est mon point de vue, spinoziste peut-être ? Mais nous sommes tous vulnérables, nous sommes tous pris dans cette même machinerie.

Alors pour en venir à la vérification de la prévalence de ce qu’est pour nous la pulsion de mort, Claude Landman, à l’instant, est venu nous rappeler cette phrase très importante de Freud, écrite en 1915, pour dire que l’inconscient ignore la mort. Il est revenu là-dessus juste après la guerre, pour dire que oui, il y avait une pulsion de mort et qui ne peut être donnée à entendre que comme étant celle de la jouissance suprême, accomplie, définitive, radicale – radicale ! Alors celle-là, vous ne pouvez pas trouver mieux ! Ni plus ! Là où on est, on est enfin au terme, au bout !

Vendredi, il se trouve que j’ai été amené à voir à l’hôpital une jeune malade. Sa vie c’était ça, c’est-à-dire une succession de tentatives de suicides, et elle finira par y arriver après avoir épuisé toutes les jouissances disponibles ! Toutes ! Toutes les sortes, de tous les sexes, de toutes les drogues, de toutes les situations ! Mais il y en a une quand même suprême qui était toujours là, c’était celle-là. Et quand j’évoque la mort pour l’idéal, je retrouve cette jolie phrase que vous nous avez rappelée: « une autre fin du monde est possible ». Oui ! Une autre fin que celle du boutiquier ! Car, il faut bien le dire, nous vivons comme des boutiquiers ! Alors voilà enfin quelque chose qui serait un peu plus digne et chevaleresque, honorable : mourir pour l’idéal.

Ce qui fait donc pour ma part, je participais l’autre jour à Reims à une journée que l’École a organisée, sur les malaises de l’identité. J’ai tenté avec l’auditoire l’écriture commune d’une lettre adressée justement à un de ces jeunes, et avec la question : comment l’appeler ? : Mon cher ? Mon cher ? Mon cher quoi ? Essayez de me proposer un mot ?

Intervenante : Mon cher frère.

Charles Melman : Mon cher frère ? Ah non non non ! Il ne veut pas !

Nazir Hamad : Martyr.

Charles Melman : Mon cher martyr ! C’est ce que je préfèrerais lui éviter pour lui et pour moi [rires]. Mon cher quoi ?

Jérôme La Selve : Mon cher tout court.

Charles Melman : Mon cher tout court ? C’est un peu court ! [rires]. Mon cher… C’est fondamental ça ! Parce que – je l’évoquais – si moi je ne sais pas le nommer, comment peut-il se nommer lui ? Car il est en quête, lorsqu’il y va, il est en quête d’un nom qui soit un vrai nom.

Intervenant : Mon cher prochain.

Charles Melman : Mon cher prochain ? C’est pas mal ! C’est pas mal, mais lui dénie être mon prochain puisque pour lui je suis un mécréant. Donc je suis tout le contraire d’un prochain

Julien Maucade : Mon cher jeune homme.

Charles Melman : Mon cher ?

Julien Maucade : Jeune homme.

Charles Melman : Oh !

Marie-Christine Laznik : Vous ne vouliez pas qu’il devienne Abou, le père ? Qu’il devienne Ab, le père ? Qu’il gagne le poste de père Untel. Quand ils prennent leur rôle en Syrie dans les armes, ils reçoivent le titre de Ab (en arabe =  le père). Un  titre honorifique qui fait qu’ils nous dépassent tous ! Tout de suite !

Charles Melman : Eh bien, je vais vous dire moi le nom que je lui ai donné. Je lui ai dit : Mon cher Connard ! [Rires]. Aussi con que moi ! C’est-à-dire aussi capable d’être fanatisé par le premier texte qui voudra se présenter comme tel et vouloir s’imposer comme tel ! Autrement dit lui rappeler que là où il se croit singulier, eh bien il partage notre goût, notre appétit, notre désir d’aliénation. L’aliénation ! Il est évident qu’il est opposé pour contrer ce mouvement, il nous est proposé l’amour de la Nation. Permettez-moi de le dire : il est bien évident que fondamentalement c’est un intégrisme au même titre que l’autre. Localisé, historiquement défini, géographiquement situé, historiquement. Mais la vocation de celui qui est pris et ne serait-ce souvent parce qu’il faut bien qu’il se défende, dans ce qui est l’amour de la patrie, le dispositif est fondamentalement le même. De telle sorte que répondre à un intégrisme qui se veut universel par un intégrisme local, moi je ne vois pas très bien, fondamentalement, où est la différence.

Et je terminerai enfin sur la remarque suivante : nous voyons apparaître aujourd’hui sur la scène un grand intégriste dont les conséquences n’ont pas fini de se faire valoir. Vous ne savez pas encore qui c’est ?

Intervenant : C’est Erdoğan.

Charles Melman : Qui ? Erdoğan ? C’est limité ! Non, quelque chose de plus sérieux ! Mais c’est un vrai intégriste ! Je vais tout de suite vous dire pourquoi.

Intervenant : L’Euro 2016.

Charles Melman : L’Euro 2000 ! [Rires]. Il s’appelle Trump ! Eh oui ! Et lui, et c’est là qu’il y a le véritable risque si demain il tienne les manettes, c’est que lui il joue sur les deux tableaux ! C’est-à-dire celui de la jouissance que procure l’économie libérale, celle des boutiquiers, et puis l’autre ! Hein, la jouissance du pur nationaliste, et qui en arrive à des formulations que vous connaissez, que je ne vais pas reprendre ici, comme par exemple il faudrait fermer les portes de l’Amérique aux musulmans. Ce qu’il ne sait pas et ce que ne sait pas son adversaire – mais je ne suis pas sûr qu’elle m’écoute ! [rires] – c’est que jouant sur les deux tableaux, il a le meilleur programme, et que donc, ça peut être sérieux tout ceci.

Tout ceci pour convenir que si Daesh me considère comme un étranger, et donc un mécréant, alors que moi, je ne les prends pas pour des étrangers. Ce ne sont sûrement pas des amis, mais ce ne sont pas des étrangers pour moi parce qu’ils sont l’une des expressions de ce qui est la communauté de notre espèce. Et que donc, du même coup, ils ne sont pas étrangers, je les connais ! Moi je les connais ! J’ai d’ailleurs eu, puisque j’ai l’avantage d’un certain âge sur vous, moi j’ai fait leur expérience. Je les connais très bien. C’est les mêmes ! C’était la même littérature ! C’était les mêmes exigences honorifiques, le programme était déjà là ! C’est les mêmes ! Les mêmes quoi ? Les mêmes assoiffés. Comme je l’évoquais tout à l’heure, les mêmes malades de ne pas disposer du vrai texte.

Et c’est là-dessus, et c’est enfin ce sur quoi je termine, c’est là-dessus qu’effectivement la psychanalyse qui ne tient aucune place dans le débat culturel présent, aucune place parce qu’on n’en veut pas ! Ce n’est pas qu’elle ne cherche pas à se faire entendre ! Elle peut le chercher, elle n’est nullement écoutée, elle est : jetée. Et ça c’est une forme d’exclusion, je dirais aujourd’hui dans le débat, qui n’est pas moins violente que d’autres. Vous n’existez que si vous figurez sur le petit écran, sur l’un des écrans, sinon vous n’existez pas ! C’est le cas de la psychanalyse aujourd’hui. Et cependant, il est certain qu’elle est la dépositaire de cet enseignement de Freud et de Lacan, tellement simple, tellement immédiat !

Et donc c’est effectivement l’un des efforts que nous tentons dans cette École. Il est vrai que si l’opinion qui est tellement puissante - ce que l’on appelle le populisme, ça n’est rien d’autre que la force de l’opinion -  que si l’opinion commençait un petit peu à se dire : mais de ce côté-là, il y a peut-être des trucs qui peuvent nous intéresser, ce serait vraiment un changement dans le rapport à cette maladie latente et susceptible de frapper les meilleurs !

J’espère que mon exil ne vous a pas paru trop éloigné. Merci !

Charles Melman