Charles Melman : Théories se rapportant à la psychopathologie - 3

Logo Ch MelmanEPhEP, MTh3-CM 3, le 14/12/2017

Voilà, moi je vous aime bien, parce que vous m’obligez à revoir un certain nombre de points, c’est-à-dire tous ces points sur lesquels on a l’habitude de s’accorder, parce qu’entre praticiens on a des conventions, on a des choses communes et donc un certain nombre de points qu’il paraît inutile de reprendre, d’expliquer, sur lesquels on s’appuie, on est bien obligé d’ailleurs ! Mais enfin, comme vous êtes jeunes, il me semble, il convient donc, ça m’oblige en tout cas à reprendre un certain nombre d’acquis pour vous. Et puis, si ça vous paraît le moins du monde obscur, vous n’hésitez pas, vous levez le doigt, et puis je m’arrête, on discute. On va faire ça humainement si ça ne vous fait pas peur.

Alors je vous rappelais la fois précédente, qu’en aucun cas nous ne pouvions dire que le fou était un aliéné, en aucun cas, puisque ce qui est commun c’est de recevoir son propre message d’un lieu non contrôlé, ce lieu Autre, et d’un lieu qui ce message le commande.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous le savez déjà sans doute, on vous l’a peut-être rabâché. C’est-à-dire quand je parle, il est bien évident que je ne suis pas en train d’inventer, de créer mon propos. Ce ne serait pas possible. Il est bien évident que je le trouve, qu’il me vient depuis un lieu d’où je peux le reprendre absolument comme s’il était sténographié, et où la conclusion est écrite avant que je démarre le début, puisque si la conclusion n’était pas déjà écrite, le début serait différent. Il faut donc que la fin soit écrite avant que je commence, ce qui d’une certaine manière est rassurant. Je sais en commençant que je vais retomber sur mes pieds. Puisque j’ai commencé, c’est que la fin de mon propos était déjà là.

Recevoir son message d’un lieu Autre et d’où ça commande ? Je ne reprends pas la question de l’Autre, c’est-à-dire ce qui n’est pas le même et ce qui n’est pas l’étranger. C’est fondamental et l’importance de l’Autre est en général ignorée. Et pourtant on pourrait – puisque je parlais d’humanisme – dire qu’il n’y a pas d’humanisme sans accepter celui qui à la fois n’est pas le même et n’est pas l’étranger, il est différent. A quel titre vous l’acceptez ? Quel est son statut ? Qu’est-ce qui lui donne le droit d’être différent ? D’autant que spontanément vous allez aussitôt lui attribuer la catégorie d’étranger ; et comme nous allons le voir, l’étranger, quelle que soit notre générosité d’âme ou notre avarice d’âme, l’étranger ça n’est jamais bien vu. Autrement dit, il y a forcément chez chacun un fond de xénophobie. C’est comme ça, je n’y peux rien. Enfin je vais tâcher de changer des choses, mais jusqu’à ce jour je n’y suis pas arrivé. On verra pourquoi.

Ce qui est important dans ce rappel, cette mise en place qui sert de rappel, c’est la question des deux termes qui sont deux termes de lieu d’abord : mon message me vient d’un lieu, il y a là une topique sinon une topologie, une question de place, et un lieu qui fait commandement. Ça aussi c’est très important ! C’est très important parce que pour chacun d’entre nous, le commandement, ce qui le commande, ce contre quoi il se révolte à l’occasion, mais en général il courbe l’échine, en général - il essaie de satisfaire, il essaie de complaire, il essaie de remplir le devoir qu’on attend de lui - eh bien ce qui fait commandement, nous l’attribuons évidemment à une figure incarnée alors que ça vient d’un lieu. Et ça alors, le pire, le plus insupportable, c’est que ce lieu n’est même pas nécessairement habité. Et c’est cependant depuis ce lieu, lieu de l’Autre, qui n’appartient à aucun empereur, ni aucun tyran, ni aucun président, c’est de là que le message qui nous vient fait commandement. Vous vous rendez compte ? Avec la question qui vous saute aussitôt au visage – je le vois – c’est la question de la liberté, parce que Dieu sait si l’on en tartine de la liberté, ça se déguste à tous les cocktails la liberté !

Il suffit pour ça que chacun s’interroge lui-même sur sa propre expérience. Qu’est-ce qu’il peut décrire de sa propre expérience comme ayant jamais été libre ? Parce que remarquez, cette affaire simplicime, c’est que s’opposer ce n’est pas être libre ! S’opposer c’est prendre appui. Heureusement qu’il y a un certain nombre de choses contre lesquelles on peut s’opposer, chic ! On a donc l’impression de déroger et d’être libre. En réalité, comme nous le verrons aussi, tout ce qui s’oppose, tout ce qui fait autorité a parfaitement prévu l’opposition. Elle l’englobe, elle la crée, sauf évidemment à être du type totalitaire, c’est-à-dire à affirmer sa domination sur l’ensemble de la réalité et en récusant toute marge possible.

Cette affirmation d’un pouvoir totalitaire lorsqu’il se produit, lorsqu’il se manifeste dans la subjectivité, est une des manifestations de la psychose. Parce que nous avons le privilège en tant que névrosés d’être divisés. On vous a sans doute déjà évoqué ce point essentiel. tre divisé, ça ne veut pas dire être double, duplice. Être divisé, c’est-à-dire que chez chacun d’entre nous, il y a un morceau, il y a le côté où ça commande, la droite si vous voulez – je ne fais pas de politique hein ! – et puis il y a un morceau qui ne suit pas forcément ! Mais il y a une part en tout cas à partir de laquelle un jugement peut s’exercer. On évoque traditionnellement la possibilité du libre choix à partir de cette part qui n’est pas entièrement captée, épuisée par l’autorité : le libre choix. Mais notre propos, ce soir, n’est pas de développer la question du domaine et de l’étendue de ce libre choix. Ce n’est pas le problème.

En tout cas, chaque fois que nous entendons le mot d’exigence de liberté, c’est curieux quand même que nous en soyons toujours là alors que Dieu sait si l’expérience historique l’a largement étalé ce terme, nous savons depuis toujours que la liberté ça ne tourne jamais bien. C’est bizarre ça quand même ! On n’a jamais vu la liberté tourner bien ! On est bizarrement fait ! Ça se termine toujours par justement ce qu’on voulait éviter, c’est-à-dire le pouvoir fort, comme si le propre de la liberté était d’être aspiré, d’être une aspiration vers un pouvoir fort.

Quoiqu’il en soit, ce qui nous intéresse, c’est que s’il est vrai que je reçois mon message de l’Autre sous une forme inversée, c’est un peu l’équivalent de ce qui chez l’animal constitue chez lui l’inné. L’inné, je ne parle pas du savant, je parle de ce qui pour chacun d’entre nous, à l’image de ce qui se passe chez l’animal, serait inné. Autrement dit, un savoir qui serait déposé chez chacun, et qu’il suffit de suivre pour être bien guidé et bien orienté dans l’espace et dans la relation : l’inné.

Donc, ce que je suis en train de vous dire pour illustrer le fait qu’après tout c’est comme l’inné chez l’animal : j’ai mon savoir qui me guide, qui me permet de m’entretenir avec vous. Et cependant il y a une différence qui ne cesse pas de vous sauter aux yeux, ce que je vous raconte ce soir ne cesse pas de vous frapper, c’est que mon savoir, ce n’est pas un savoir d’espèce, le savoir d’une espèce, une espèce humaine peut-être si en cette occurrence j’en suis un représentant. Ce n’est pas un savoir d’espèce, c’est un savoir singulier. Il n’y a pas de savoir inné singulier chez l’animal, il se comporte selon le type, il a des comportements typés, stéréotypés, il n’y a pas de problème ! Mais voilà, dans l’espèce, la nôtre, ce qui pourrait apparaître comme un savoir inné, c’est à chaque fois un savoir singulier. Ce que je vous raconte, eh bien j’ai la grande fierté de vous dire que je suis le seul à vous le raconter. Évidemment j’ai des collègues qui racontent des choses semblables, il ne faut pas que j’exagère ! Mais quand même, ce n’est pas tout à fait la même chose.

C’est donc un savoir singulier et qui vous pose tout de suite la question : mais alors, si chacun de nous ici est habité par son savoir singulier, comment arrive-t-on à se rencontrer ? On devrait tous être en train d’errer, d’aller chacun dans sa direction privée. Comment se fait-il qu’il y a néanmoins entre nous des échanges, un commerce possible ? C’est là qu’intervient une notion qui sera évidemment essentielle pour la suite de l’aventure, c’est qu’effectivement nous partageons, bien que chacun de nous soit singulier, nous partageons néanmoins ce qui est le support de cette singularité qui est commun à tous, c’est-à-dire une instance Une qui se trouve dans l’Autre, du lieu d’où je vous parle, une instance Une, la même pour tous, et qui est justement l’élément qui est commun entre nous dans toute relation d’échanges. C’est-à-dire que lorsque nous allons échanger, que ce soit des propos, ou des marchandises, ou des coups, ou des caresses, comme vous voudrez selon l’humeur, quand nous allons échanger, nous témoignerons que néanmoins nous relevons tous, dans la détermination de notre singularité, d’une instance commune et qui est celle qui commande, c’est celle qui commande justement cette spécificité de notre espèce et qui est l’échange. Les animaux ils n’échangent pas, chacun se sert. Mais nous, nous passons notre temps à échanger. On échange tout ce qu’on peut, pas seulement les propos. Alors ceux-là, je dois dire, on y va ! On n’est pas avare, ça bavarde fort ; et dans des relations où on peut dire que, compte tenu de la qualité du propos, c’est essentiellement l’échange qui lui donne son prix, on échange !

Je monte dans mon taxi, le chauffeur me dit, me tient un propos très important, il me dit  - « Il n’a pas fait très beau aujourd’hui ». Ça n’a l’air de rien, mais c’est tellement important ! Parce que d’un seul coup on est rentré tous les deux, quelles que soient nos différences de tout ce que vous voudrez, y compris de sexe, on est rentré dans un processus d’échange. Donc malgré que nous soyons autres, l’un à l’autre, nous sommes des semblables ! Et ne serait-ce que parce qu’ensemble nous avons de la même manière, et quelle que soit notre langue, et quelle que soit notre histoire, et tout ce que vous voudrez, on a éprouvé les mêmes sensations dans la journée : « Oh, il n’a pas  fait très beau aujourd’hui ». Bravo, on est rassuré ! Celui qui est là en train de conduire la voiture, ce n’est pas n’importe qui, c’est un semblable ; et pour lui je suis aussi un client apparemment normal quoi ! Il n’y a pas à s’en faire !

Alors la question de l’échange est une question qui, comme vous le savez ou vous ne le savez pas, a beaucoup passionné les anthropologues, puisque c’est notre spécificité d’échanger. Et elle est un tout petit peu plus compliquée qu’elle n’y paraît. Parce que l’échange que j’ai avec mon chauffeur de taxi, apparemment c’est un échange à deux : on est là tous les deux ! Eh bien en réalité pour qu’on puisse s’entendre, il faut que tous les deux nous fassions référence à cette même instance qui nous est commune et qui par exemple code le langage. Il ne m’a pas dit n’importe quoi, il ne m’a pas dit un truc agrammatical, il a consenti à faire que nous parlions la même langue. Il aurait pu me parler sa langue maternelle. Eh bien non ! Il a fait l’effort de parler celle qu’il me suppose. Et voilà donc que sans le savoir, nous deux dans l’échange, nous faisions appel, nous échangions tacitement, implicitement avec ce tiers, avec ce troisième, l’Autre. Et cette instance dans l’Autre, dans le grand Autre qui fait donc que lui et moi nous avons un savoir inné, singulier, mais qui cependant, non pas s’accorder parce qu’on va très vite se disputer si on poursuit, on ne va pas être d’accord, mais pouvoir néanmoins dans cet accord-désaccord se situer. Tout cela, à partir de ce fait que nous ignorons, lui et moi, que l’échange entre nous n’a été rendu possible que parce que primordialement nous avons l’un et l’autre échangé d’abord avec le grand Autre, c’est-à-dire que nous lui avons sacrifié.

Le sacrifice, c’est un élément essentiel de la conduite de notre espèce. On n’a jamais vu des animaux sacrifier, sacrifier. Sacrifiés « es » c’est arrivé, mais sacrifier, forme active du verbe, ça ne s’est jamais vu ! Le jour où vous verrez un groupe animal en train de procéder à un sacrifice de l’un des siens par exemple, ou d’une partie de sa nourriture, vous serez plutôt inquiets.

Mais nous avons chacun, avec ce grand Autre, nous avons à sacrifier : vous ne savez pas quoi. En général on ne sait pas ce qu’on a sacrifié, parce que nous n’appartenons plus à cette Antiquité où les sacrifices étaient réels. On sacrifiait par exemple les douze plus beaux jeunes gens de la Cité. C’était dans des Cités très cultivées : Athènes, milieu des philosophes. Vous imaginez si à l’École Pratique on devait sacrifier les douze plus beaux élèves ? Ça ne serait pas bien vu ! Néanmoins, il se trouve que nous aussi nous continuons de sacrifier.

Et pour vous introduire à l’aspect pratique de la question, je commencerai par cette généralité pour que vous puissiez éventuellement réagir par une opposition interne, nous sacrifions une part de notre jouissance, toujours. Vous me direz « toujours » implique des exceptions, ça va de soi ! Le propre du toxicomane, c’est justement qu’il n’est pas destiné à sacrifier une quelconque part de jouissance. Il veut aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’extinction de la conscience. Et éventuellement, s’il le faut, si aller jusqu’au bout implique la mort, eh bien l’overdose ça ne lui fait pas peur. Mais nous, nous avons fait, en général, ce que l’on nous a appris sans qu’on nous le dise explicitement, c’est dire à sacrifier une partie de la jouissance, partie qui peut parfois être considérable puisqu’elle peut impliquer toute la jouissance. Le curseur est dans cette affaire difficile à placer. Quelle est la bonne part à sacrifier ? Hein ? C’est un problème quotidien ça ! Ça n’a l’air de rien, ça ne vous allume pas un petit peu ? Quelle est la jouissance à laquelle j’ai le droit ? Et si je n’y ai pas le droit, au nom de quoi, au nom de qui ? Le tourment moral : est-ce que je n’exagère pas ?

Avouez que c’est bizarre quand même tout cela ! Il faudra qu’on arrive à le corriger. Parce que si le sacrifice est ce qui me permet d’être reconnu par l’Autre, voilà déjà le bénéfice de ce que j’en reçois : il m’admet comme étant recevable. Je peux m’autoriser des messages que je reçois de lui, je peux les reprendre à mon compte grâce à mon sacrifice. Donc si ce sacrifice me permet d’être reconnu et d’être identifié, il faut avouer très simplement – ce n’est pas compliqué, c’est tellement évident ! – que le lieu où j’ai pris le truc, où je me suis retrouvé habité par le truc de ce sacrifice d’une  partie de la jouissance, ce lieu est très précis ;  c’est même la fonction de ce lieu, bien qu’il ne le dise pas. Ce n’est pas affiché à l’entrée : « Ici on enseigne le sacrifice ». Non ! Je ne l’ai jamais vu en tout cas. Ce lieu, ça s’appelle ?

 

Intervenant – L’objet a

 

Ch. Melman – L’objet a ce n’est pas un lieu !

 

Intervenante – Le langage

 

Ch. Melman – Non, le langage ce n’est pas un lieu non plus ! L’Autre c’est un lieu du langage. Alors, vous voyez, vous ne l’avez pas vu affiché et donc vous ne le savez pas ! C’est quand même bizarre ! Et cependant vous l’avez éprouvé, croyez-moi, parce que vous êtes courtois, vous êtes bien polis, ça montre donc que vous y êtes passés.

 

Intervenante – Le refoulement

 

Ch. Melman – Le refoulement ce n’est pas un lieu, c’est un mécanisme ! Le lieu où ça vous a été enseigné, ça s’appelle la famille. Alors ne me dites pas que vous ne le savez pas quand même ! C’est bien là qu’on vous a appris que pour devenir grand, il fallait sacrifier. Et sacrifie quoi ? Evidemment des parts de jouissance. Et quand vous avez des parents qui sont très éducateurs, la question du curseur va bien évidement se poser.

Puisque ça intéresse quand même directement une partie de l’auditoire - ce sacrifice dans la famille - alors ce que je vais vous dire ça va encore vous faire frémir. Parce qu’on ne le présente pas comme ça, mais néanmoins c’est ça. Qui est-ce qu’on sacrifie dans les familles à part symboliquement des parts de jouissance ? Mais il y a aussi dans la famille des créatures réelles qu’on sacrifie. Vous vous rendez compte ! Comment s’appellent ces créatures ?

 

Intervenante – Les filles

 

Ch. Melman – Mais oui, les filles parce qu’elles ne sont pas encore femmes. Mais les filles, mais oui ! On les expulse et ça fait partie de l’échange. Ça s’appelle l’échange généralisé des femmes. Je vous pose une question sérieuse : pourquoi on ne les garde pas dans la famille bien au chaud ? Vous ne voulez pas ça ? On resterait entre soi ! Pourquoi est-ce qu’on a besoin de faire venir des étrangères et puis d’envoyer dans la nature, comme ça, ses propres enfants s’exposer à Dieu sait quoi ? Ce n’est jamais garanti ! On ne sait jamais ce qui va se passer ! Vous trouvez ça bien vous ?

 

Intervenante – Pour le plaisir du phallus ?

 

Ch. Melman – Pour le plaisir du phallus ? Faut y penser ! Faut pas le frustrer celui-là ! Mais quand même ! En tout cas les filles elles se posent la question tout de même ! Elles posent la question à leur père ! Qu’est-ce que ça signifie cette affaire ?

Alors pour dire les choses simplement et il n’y a aucune raison de ne pas le dire, l’inceste c’est mal vu. C’est vrai ! Est-ce que l’un de vous saurait me dire pourquoi ? Pourquoi, je dis bien encore, on ne resterait pas tranquillement… C’est quand même un idéal que de rester entre soi ! Non ? Laisser les étrangers dehors ?

Je peux vous dire quelque chose que vous ne savez pas forcément, sauf si vous venez de la campagne. Certains d’entre vous, venez de la province ou directement de la campagne. Dans le milieu rural, dans l’agriculture, dans les fermes de 50 hectares – c’est une grandeur moyenne en France, petite exploitation, petite moyenne – on n’aime pas beaucoup l’échange. Parce qu’à partir du moment où l’on apporte ses produits sur le marché, et avec ce que l’on doit acheter pour assurer le fonctionnement, c’est dur de gagner quelque chose, même dur de vivre, surtout depuis que l’agriculture s’est industrialisée et qu’on est dans la main de fabricants de produits et de machines, c’est dur ! Ce qui fait que l’échange, dans les milieux agricoles, ça n’a jamais eu bonne presse. Alors envoyer ses filles dans des familles dont on ne sait si elles sont toujours estimables ! Est-ce qu’elles ont toujours le même rang ? Et puis  recevoir en retour des personnes qui ne sont pas toujours très travailleuses !

Vous savez il y a une économie qui s’appelle l’économie de subsistance, c’est-à-dire où l’on ne cultive, où l’on n’élève que pour satisfaire ses propres besoins : on ne va pas échanger avec d’autres. En particulier en Afrique, il y a beaucoup de lieux où les gens vivent d’une économie de subsistance. Parce qu’ils ne peuvent échanger leurs produits, puisque chacun a les mêmes ! Alors c’est difficile d’échanger des produits identiques. Mais l’économie de subsistance, pourquoi elle n’irait pas englober les femmes ? Non, on produit tout ce qu’il faut !

Vous n’êtes pas très bavards pour me répondre là-dessus. Vous n’avez pas beaucoup d’argument.

 

Intervenante – Il n’y aurait pas de civilisation

 

Ch. Melman – La civilisation ! Vous l’écrivez avec un grand C ou un tout petit c ? La civilisation ! Moi je suis le matin dans le métro de très bonne heure, avant sûrement que vous ne vous leviez, et je suis au milieu de gens qui manifestement viennent d’un peu partout et qui ont tous quelque chose en commun. C’est quoi ce qu’ils ont en commun ?

 

Intervenant – Le réveil !

 

Ch. Melman – Ils se ne promènent pas avec le réveil !

 

Intervenante – Ils font la gueule

 

Ch. Melman – Mais non ils ne font pas la gueule !

 

Intervenante – Le portable

 

Ch. Melman – Mais oui ! 4 sur 5 sont avec leur truc. Alors on ne sait pas si c’est jouer, si c’est élaborer une théorie, si c’est commercer avec quelqu’un, échanger avec quelqu’un… On ne sait pas, mais c’est impressionnant ! Et puis chacun est bien seul puisqu’il a ses écouteurs. Donc chacun est dans le plaisir solitaire qu’il prend. Il ne prend pas son plaisir avec autrui !

Bon ! Alors vous vous posez une grande question. Pourquoi pas l’endogamie ? Aucun de vous ne me citera quel est le légiste qui a proclamé l’interdiction de l’inceste. Il y a évidemment dans les Commandements : « ton père et ta mère quitteras », bien que ce ne soit pas absolument explicite, mais enfin quand même ! C’est une vraie privation de jouissance pour un père de donner ses filles ! Il pouvait les avoir en affection, les estimer, être bien avec elles et elles avec lui ! Non ? Ça se voit ! Pourquoi pas l’endogamie ?

Alors vous avez la chance de tenter de donner à cette question une réponse à peu près valable. Et qui est celle-ci : c’est qu’au sein de cette famille, les filles,  elles sont aussi phalliquement marquées que les garçons ! Évidemment on va s’attacher à les préparer à ce qui va leur arriver, c’est-à-dire à un statut féminin. Mais je dirais en réalité, et comme on le sait au départ, il n’y a aucune raison pour que la petite fille se sente différente du garçon, parce que l’Œdipe, elle va le vivre de la même manière. Autrement dit le fait d’être privée de celle qu’elle aime de la même façon que le garçon ! Donc tant qu’elle est dans la famille elle n’est pas une femme, elle est une fille phalliquement marquée au même titre que le garçon. Elle ne deviendra femme qu’à partir du moment où elle sort, où on la sacrifie, ce qui n’est pas, comme vous le savez, toujours simple.

Ce qui fait qu’il y aurait une formulation inattendue et qui m’a surpris moi-même quand j’ai préparé ce texte pour vous : c’est qu’au fond l’inceste père-fille c’est quasiment - ça va vous choquer - un inceste homosexuel. Oui puisqu’il ne le fait pas avec une femme ! Et on ne peut pas dire qu’elle va devenir femme par cet inceste. Elle ne deviendra femme qu’à partir du moment où elle quitte le milieu familial.

Il y a quelque chose qui évidemment a toujours intrigué les psychopathologues, c’est que l’inceste père-fille, ça peut susciter des réactions diverses dont on connaît évidemment le côté scandaleux, mais pas d’effets proprement psycho-pathologiques. Alors que, et je me souviens très bien quand je commençais dans ce milieu, la grande question était la suivante : pourquoi l’inceste père-fille ne provoque-t-il pas des dégâts psycho-pathologiques, sauf évidemment tout ce que l’on peut voir dans les cas où c’est public, c’est-à-dire les réactions de protestation, de contestation, de dénonciation, de scandale, l’inscription dans des positions de victimes. Alors que l’on sait, qu’il y a un inceste, qui lui, va systématiquement entraîner la psychose et qui est l’inceste mère-fils. Pourquoi cette asymétrie ? Si on est psychopathologue, on se pose forcément la question. Pourquoi dans un cas on peut devenir révoltée et contestatrice ? Et pourquoi dans l’autre cas on entre dans la psychose ?

Vous avez là encore, comme vous êtes toujours très chanceux, vous avez la chance d’avoir un embryon de réponse : la psychose pour le fils, est lié au comblement du fantasme, si tant est que le fantasme soit construit sur ce qui a été le renoncement à la mère, ce qui n’est pas toujours le cas, mais dans le cas où il a été construit sur le renoncement à la mère, le comblement du fantasme fait que le lieu d’où depuis l’Autre vous receviez votre message, ce lieu va se trouver bouché. A la place de ce qui était là un espace vide va se trouver le bouchon de l’objet du fantasme. Et ce qui fait que de l’Autre vous ne recevez plus rien.

Petit à petit je vous amène quand même avec beaucoup de pédagogie et beaucoup de soin à l’étude de la psychose. Vous ne recevez plus, il n’y a plus de lieu où vous vienne de l’Autre une parole. Il n’y a plus de place qui vous assure en tant que sujet un domicile fixe, stable, toujours le même. Autrement dit, vous vous trouvez brusquement suspendu de tout message qui vous viendrait de l’Autre. Autrement dit, et c’est à ce titre que l’excursion que je fais pour vous allumer un petit peu, a de l’intérêt, c’est qu’il y a une entrée dans la psychose qui est peut-être expérimentale.

Autrement dit ça n’est pas toujours endogène, mais ça peut être un type de circonstance qui fait que boum ! le comblement du fantasme, c’est-à-dire de ce qui a été sacrifié de sorte à entretenir le désir, votre respiration, votre articulation, l’émission de ces messages que vous recevez de l’Autre et que vous reprenez à votre compte, plouf ! Plus rien que de la dislocation.

Ce qui est pour nous important dans cette affaire – c’est important du point de vue théorique – c’est que nous voyons qu’une expérience purement sensorielle est susceptible d’avoir des effets de catastrophe. J’ai noté là sur mon papier le fait que je pourrai attirer votre attention sur ce qui se passe dans une névrose qui s’appelle la névrose obsessionnelle, dont je ne saurais trop vous recommander l’étude soigneuse, en particulier dans l’observation faite par Freud de celui qu’il a appelé « l’homme aux rats » ; de quelle façon l’obsessionnel, dont la particularité de la névrose a été que cet objet qu’il avait à sacrifier, il n’a jamais pu y renoncer complétement. Il lui reste attaché par un lien direct, même s’il s’en protège en maintenant une certaine distance, une distance, mais pas une coupure du lien. Et c’est là que vous voyez la beauté de la topologie, c’est-à-dire de quelle façon la coupure introduit des effets radicalement différents de ce qui est simplement l’éloignement, la distance. Ce dont souffre le névrosé obsessionnel, c’est de cette incidence topologique, c’est-à-dire qu’il accepte de se tenir à distance de l’objet mais pas d’opérer le type de sacrifice, de renoncement, de coupure, de séparation, de tranchement que j’évoquais tout à l’heure. De telle sorte qu’à l’image de « l’homme aux rats », il conservera un amour inextinguible pour celle qu’il appelle la Dame, et qui est effectivement une dame qu’il a rencontrée, qu’il aime à la passion, mais que bien entendu il n’est pas question qu’il l’approche de trop près ; et de telle sorte que l’éloignement, la distance géométrique euclidienne dans laquelle il est vis à vis d’elle le rassure. D’abord parce qu’il sait qu’elle est là, qu’elle n’est pas partie : elle n’est pas absente, elle n’est pas dehors, elle est là. Mais évidemment à distance, et de telle sorte qu’il pourra entretenir avec elle une passion destinée à ne jamais s’accomplir, et bien sûr il sera réduit à se satisfaire avec les servantes. C’est-à-dire non pas la Dame, si noble, si digne, si superbe, mais des créatures je dirais évidemment à ses yeux rabaissées. Et d’ailleurs, d’autant plus excitantes qu’elles sont physiquement en position d’être rabaissées, comme par exemple lorsqu’elles nettoient le sol, ce qui les rend infiniment attrayantes.

C’est ça notre espèce. Je ne saurais trop vous conseiller d’aller voir dans cette observation, d’aller voir justement la validation de ce que je vous rapporte sur cette opération qui est le sacrifice, ou pas.

Donc l’introduction que cela nous procure pour distinguer – nous allons faire encore cette distinction – distinguer l’objet de ces divers trucs qui peuplent notre entourage et que l’on appelle de ce nom, alors que ce ne sont jamais que des semblants d’objets. Car l’objet, c’est-à-dire ce qui est ainsi jeté en avant, cet objet il n’y a qu’un, et c’est justement celui du sacrifice ; et depuis ce sacrifice nous n’avons plus affaire qu’à des semblants d’objets pour accéder à des semblants de satisfaction, puisque – et ça c’est encore une particularité qui mérite de nous surprendre, de nous révolter – c’est que cet objet, celui du fantasme, celui auquel il y a à renoncer, l’objet dont vous entendez dire tout le temps qu’il est « l’objet perdu », eh bien cet objet, il supporte une jouissance particulière que Lacan a appelé le plus-de-jouir. Le plus-de-jouir, puisque comme je l’ai évoqué tout à l’heure, le sacrifice c’est celui d’une partie de la jouissance.

Avec ce fait, cette conclusion qui n’est pas sans intérêt, c’est que nous parlons sans cesse des objets, des objets, des objets… il ne faut pas exagérer ! Parce-que pour chacun il n’en ait jamais qu’un qui soit le véritable. Il ne sait pas d’ailleurs lequel. Est-ce qu’au bout d’une analyse on sait quel est l’objet de son fantasme ? Vaudrait mieux quand même, mais ce n’est pas obligatoire. Ce que je vous raconte permet à Lacan cette formule qui mériterait d’être inscrite dans cette salle - je trouve que ça ne dépareillerait pas avec celle que l’on peut imaginer sur les murs de ce lieu - cette inscription qui est : toute satisfaction laisse à désirer. Pas mal ça hein ! Alors évidemment vous le savez ! Vous le savez, mais chacun prend ça pour un accident, ou pour une mauvaise rencontre, pour une mauvaise pratique, ce que vous voudrez ! Mais vous vous imaginez si – ce fait simple, on est dans la simplicité – était inscrit, admis, on va appeler ça la doxa, la doctrine commune : toute satisfaction laisse à désirer ? Ce n’est pas que ce soit une fatalité, qu’on n’y puisse rien, mais c’est simplement parce que le savoir permettrait peut-être aux partenaires de mieux répondre, puisque le propre de ces partenaires, c’est de veiller à entretenir le sacrifice sans lequel il n’y a pas de jouissance.

Vous avez l’air content. Ça me fait plaisir ! Moi je me trouvais à Dublin samedi, et j’ai commencé mon laïus sur un propos qui semblait complétement désaccordé du thème de la journée. J’ai commencé mon propos en leur disant : « Nous sommes tous masochistes ». En anglais ça se dit « mazokist », en anglais c’est « kistique ». Nous sommes tous masochistes ! Autrement dit nous veillons à l’entretien d’une insatisfaction, puisque c’est comme ça que nous sommes dans le sacrifice et que nous pouvons avoir le sentiment d’une présence divine qui nous accompagne. Si nous sommes joyeux, si nous sommes heureux, ce n’est pas forcément le signe que nous sommes habités par Dieu, c’est notre petite affaire ! Mais il est certain que Job – c’est ça le paradoxe – que Job il côtoie sans cesse Dieu. Ah oui, avec justement la manifestation permanente de : premièrement du sacrifice et deuxièmement de la douleur. Notre relation à la douleur ce n’est pas rien !

Donc vous voyez comment à entrer dans l’étude de la psychose, nous sommes amenés à passer par des défilés qui vont immanquablement nous y conduire, en rappelant que la psychose, que le fou c’est un semblable.

Moi je raconte souvent, puisque j’ai eu le privilège de travailler de longues années avec eux, parmi eux, que ce sont des gens excellents. Mais oui ! Pour des raisons très simples, que je ne vais pas développer mais qui apparaîtront en cours de route. Et comment ils sont exemplaires effectivement d’un aspect essentiel de l’humanité.

 

Alors ce soir, pour laisser votre attention en éveil, j’évoquerai encore un point qui ne va pas de soi. C’est que dans tout ce que je viens de raconter, l’objet du fantasme, le sacrifice d’une partie de la jouissance que l’on appelle aussi bien castration, dans tout ça, en filagramme se met en place la figure du père en tant que – cf. l’Œdipe – responsable de cette opération, de l’opération de séparation de l’enfant d’avec sa mère ; et ensuite des sentiments complexes que l’enfant va avoir vis-à-vis de lui. Parce que c’est vrai ce que l’on reproche au père, c’est de venir casser cette harmonie si sympathique, et si forte, et si belle entre une mère et son enfant. Il arrive là, lui, et le voilà avec ses exigences. Et puis il va manifester à l’une et à l’autre que non, il ne forme pas un couple et que lui il a ses propres exigences, et en particulier ce qu’on lui reproche, c’est d’introduire la sexualité entre une mère et son enfant. Ils étaient bien tranquilles quand même ! Ce n’est pas beau ce qu’il fait !

Qu’est-ce qui se passe – et je vais m’arrêter là-dessus – quand cette séparation de l’enfant avec sa mère n’est pas le fait de l’intervention sexuée du père mais de l’intervention, de la présence, au nom de l’amour, d’un frère aîné ? D’un amour entre la mère et son fils aîné. Et puis, situation banale, il est un après, et il a affaire à un couple qui n’est plus du tout celui que je viens d’évoquer, qui est celui du lien privilégié de la mère avec son fils aîné, et où lui (ce n’est pas le sexe-là qui intervient, c’est l’amour), et où lui est définitivement minoré. Définitivement, quel espoir il a ? Il sera toujours celui qui a dû renoncer à sa mère parce qu’il y avait devant lui un équivalent de lui-même, quelqu’un qui appartient au même groupe, mais qui a la préférence et qui lui prend sa mère. Cela va donner cette situation : un manque identique, un renoncement, un sacrifice identique, et dont – c’est bien là le problème ! – les conséquences vont être complétement différentes : un autre monde s’ouvre pour ce sujet, dans cette situation, dans cette configuration banale, un autre monde, puisqu’il est victime d’une injustice. C’est vrai ! Vous voyez, on n’a pas envie de dire le mot d’injustice quand c’est le père. Faudrait savoir pourquoi ? On va dire brutalité peut-être, mais pas injustice. Là il est victime d’une injustice. Ça ne débouche pas pour lui sur une identification sexuée : il sera toujours le petit. Et donc il est victime d’une privation : on le prive de ce qui lui revient, une mère.

Je vous fais donc cette remarque, qui est simple et forte en même temps, pour vous souligner que ce que nous aurons à comprendre la prochaine fois et qui est la clé du processus débouchant sur la compréhension des psychoses, c’est-à-dire ce qui est, contrairement à la privation, l’opération faite par cette dimension dont vous avez entendu parler et qui s’appelle le symbolique. Et je crois que vous serez sensibles à ce concept, dont vous entendez sûrement parler à l’Ecole dans diverses occurrences, et en vous référant forcément aux notions générales spontanées qu’on peut avoir sur ce que c’est que le symbolique. On ne sait pas très bien ce que c’est que le symbolique.

Freud en parle. Par exemple il dit : quand dans une bataille le drapeau d’une armée tombe à terre ou est pris par l’ennemi, ça va évoquer la débandade. Pourtant c’est purement symbolique ! Il est possible que l’armée soit parfaitement… Bon elle a perdu son drapeau, mais elle n’a pas perdu ses canons, ni ses forces, … Non elle a perdu son drapeau ! Eh bien voilà, dit Freud, parce qu’elle a perdu son drapeau, l’armée va se débander. C’est rien ! C’est un symbole ! Ah pourtant ça a de curieux effets.

Pour prendre un événement récent qui vous l’illustrera très bien : il y a le président américain qui décide que Jérusalem est la capitale de l’État d’Israël. Ça ne change rien ! Aucune modification de quoi que ce soit ! Aucun changement ! Il n’y a même pas l’imposition d’une plaque sur le consulat américain disant : maintenant c’est l’ambassade. Pas du tout ! L’ambassade n’y est pas du tout installée. Il a dit ça ! Qu’est-ce que ça provoque ? Il n’a rien fait dans les actes, et cependant il a fait quelque chose d’essentiel, tout le monde y est sensible ! Et c’est quoi ?

Donc ceci pour d’emblée allumer votre attention sur ce que veut dire dans notre vie psychique le symbolique ; et c’est pourquoi nous aurons à saisir de quelle manière il est la clé qui donne l’accès à l’interprétation des psychoses.

Aucun de vous n’a levé le doigt. Trop tard ! Donc je vous ai vu passer par des alternances diverses, c’est bien normal ! Je me demande parfois si je mets le curseur pour vous c’est à la bonne place, mais on verra bien. Il vous restera au moins quelques réflexions sur tout ça. Et vous verrez – je vous le promets toujours pour la prochaine fois – que vous aurez une entrée sympathique dans l’étude des psychoses, dont je m’empresse de vous dire qu’elles sont remarquablement pauci symptomatiques. Pauci symptomatiques, je veux dire les symptômes de la psychose et même les formes de psychoses sont peu nombreuses, elles sont simples ; et c’est même intrigant de voir que finalement les expressions de la psychose sont en nombre et en caractères très limités. C’est beaucoup moins varié que la pathologie organique. Beaucoup moins, mais ça a un autre intérêt, un intérêt considérable.

Voilà donc pour ce soir.