Charles Melman : ouverture à la journée "Hommage à Jean Garrabé, ambassadeur de la psychiatrie"

Comme nous le savons, l’hommage est un genre littéraire qui consiste essentiellement à exalter les valeurs de celui que l’on a perdu, et en tant que justement, ces valeurs venaient illustrer et enrichir celles du milieu social.

Ce n’est pas la ligne que je pourrai suivre à propos de Jean Garrabé, parce qu’à sa manière et dans un champ particulièrement conflictuel et difficile, c’était à sa façon à lui, digne, tranquille, pacifique, savante, amicale, un combattant.

Je vais essayer donc, à propos de mon ami Jean, de dire à la fois celui que j’ai connu dans notre relation, et puis celui qui a tenu une place éminente dans le champ de la psychiatrie, et pour laquelle nous ne pouvons que lui être reconnaissant.

Pour ce qui concerne mon ami, je dirai, je rappellerai que nous nous sommes connus  étudiants, dans la mesure où chaque semaine je le retrouvais en train de battre le pavé devant la salle où sa future et charmante jeune femme participait à une réunion politique, et qu’il venait régulièrement attendre avec une constance qui fut récompensée, et sans jamais de ce côté-là s’engager davantage.

C’est sans surprise que nous nous sommes retrouvés Jean et moi dans le champ de la psychiatrie, dont on peut rappeler que c’est le pré en friche de la médecine, c’est-à-dire celui que la médecine a pour tradition d’estimer fantaisiste, occupée par des poètes ou des farfelus, en tout cas par ceux qui auraient renoncés à faire une carrière proprement médicale.

Si l’on veut suivre justement un cursus médical, je veux dire accéder aux postes de responsabilités, il vaut sûrement mieux ne pas s’engager dans le champ de la psychiatrie. Et c’est pourtant là que j’ai retrouvé sans aucune surprise Jean Garrabé.

Comme je le disais tout à l’heure à ses enfants, que je remercie d’être ici parmi nous, je vais faire mon coming out… - ne vous émouvez pas trop rapidement -, pendant deux ans, Jean et moi nous avons vécus ensemble. Nous avons vécu ensemble pour une raison très simple, c’est que nous partagions la même classe. Nous avons la même classe Jean et moi. De telle sorte que nous nous sommes retrouvés tous les deux ensemble responsables du service de psychiatrie de l’hôpital militaire Hyacinthe Vincent, à Dijon, où nous passions donc la journée ensemble à travailler, et la nuit à partager la même chambrée. Ça crée évidemment des liens. Et je dirais que, quand rétrospectivement j’y pense, je me dis : Mais c’est quand même curieux, parce que je n’ai aucun souvenir qu’a pu surgir, entre nous qui cohabitions ainsi, le moindre différent, qu’il y ait eu un problème, qu’il y ait eu un souci, un conflit, une querelle, si facile entre confrères.

Ce qu’il y avait de cliniquement étonnant et qui mérite donc que nous commencions à avoir là-dessus justement une attention de clinicien, c’est que nous étions en même temps complétement différents, aussi bien par les origines, les engagements, les perspectives, la façon de penser, la méthodologie, complètement différents. Et cependant, à chaque fois que se posait dans notre milieu, dans le milieu psychiatrique, le problème d’une décision collective à prendre, du milieu, qui est un milieu particulièrement conflictuel, clivant…, chaque fois que nous avions une décision à prendre, qu’une décision était à prendre ! eh bien, je savais que je me retrouverais, sans nous être aucunement concertés, nous qui étions si différents, avec Jean et aussi avec notre ami commun Lantéri-Laura, spontanément, sans concertation, du même côté, que nous prendrions tous les trois la même décision, qui parfois n’était pas anodine, pas sans conséquences : ce qui après tout fait l’intérêt de l’existence.

À l’époque, la psychiatrie française était divisée en deux. Ce n’était pas compliqué : il y avait d’une part la psychiatrie universitaire, dont le service qui était chargé de l’enseignement des étudiants se trouvait à Sainte Anne, la clinique des maladies mentales et de l’encéphale.

Ce titre ne vous est pas parlant, vous ne le déchiffrez pas, mais c’est très important de distinguer les maladies mentales et celles de l’encéphale. Autrement dit ce qui est organique : l’encéphale, de ce qui est à proprement parler physiologique, c’est-à-dire les maladies mentales.

En tout cas, cette clinique portait ce beau nom : Clinique des maladies mentales et de l’encéphale, chargée donc de l’enseignement des étudiants. Et pour lui donner un responsable, le corps des médecins de hôpitaux de Paris, qui était un corps… je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui, un corps extrêmement puissant, avait délégué, pour occuper ce poste, quelqu’un d’illustre qui ne connaissait strictement rien à la psychiatrie, et qui, pour se faire admettre, avait fait une thèse de psychiatrie entièrement décalquée, reprise, plagiaire du livre de Henri Ey sur la mémoire : le professeur Delay.

Je l’ai connu, puisque j’ai été amené à fréquenter le service et à découvrir ce qu’il en était, ce qu’on appellera la sociologie de la médecine, lorsqu’en particulier elle concerne la psychiatrie. Professeur Delay, qui était sûrement un personnage intelligent, sensible, mais qui avait, outre son ignorance de la discipline, un petit problème, c’est que les malades lui faisaient peur.

C’est comme ça ! Bon on va respecter ce qu’il en était de son symptôme. Et de telle sorte que ses deux assistants, les professeurs Deniker et Pichot, ne manquaient jamais en quelque sorte… parce qu’il y avait une présentation hebdomadaire où les deux assistants lui soufflaient en quelque sorte ce qu’il en était du cas qu’il était amené à examiner… Donc ses deux assistants étaient amenés à s’interposer entre le malade et le professeur pour qu’il ne soit pas trop gêné, pas trop contrarié.

Comme il se trouve que j’étais à l’époque jeune étudiant, j’avais sans doute une sensibilité excessive à la possibilité d’être contrarié, voire scandalisé par cet état de fait, la responsabilité de l’enseignement qui était donnée à quelqu’un qui s’en trouvait ainsi dépossédé.

Mais je m’arrête sur ce thème pour dire que l’autre partie de la psychiatrie, mis à part donc le service universitaire, c’était l’ensemble du corps des médecins des hôpitaux psychiatriques. L’ensemble du corps des hôpitaux psychiatriques qui se tenait encore… je parle là encore des années… pardonnez-moi si je fais référence à des années aussi éloignées de vous, je pars quand même des années 1952, 1953…, elles étaient encore très marquées par le souci qui était celui des psychiatres depuis la Libération, après un épisode qui avait vu la mort de dizaine de milliers de fous dans les asiles. Ils n’avaient pas eu besoin d’être exécutés, d’être éliminés comme des déchets du milieu social, non pas du tout !, il avait suffi de leur servir la soupe de l’ordinaire pour que tranquillement ils meurent de faim.

On ne le raconte pas trop, ce n’est pas à notre gloire, que, pendant la guerre, il y a eu des dizaines de milliers… on en sait pas si c’est 40 000, 60 000… En tout cas il y en a eu beaucoup, qui sont ainsi morts de faim. Et à la Libération, les psychiatres se sont engagés avec beaucoup de détermination.

Et c’est là que j’en viens à notre ami Jean Garrabé, à la psychothérapie institutionnelle. Psychothérapie institutionnelle dont l’inspiration, qui n’en était pas lointaine, était celle du marxisme ; elle estimait donc que c’était non pas la biologie, non pas de façon primaire la psychologie, mais le milieu social qui était responsable de la maladie mentale, et que donc, un milieu social adapté devait être capable de remédier de façon valable à ce qu’il en était de l’état de ceux qui en étaient affectés.

Et je dois dire que, quand je suis donc arrivé dans les hôpitaux psychiatriques, j’ai pu rencontrer des tenants de cette psychiatrie institutionnelle que j’ai trouvé admirables. Je ne vais pas citer leurs noms etc., mais c’était sympathique d’avoir affaire à des gens comme cela, et ils étaient vis-à-vis des malades parfaitement excellents.

Ce corps de médecins des hôpitaux psychiatriques avait un patron spirituel, mais en même temps pratique, et qui s’appelait Henri Ey. Henry Ey, qui était lui-même chef de service dans un hôpital de province, à Bonneval, et qui était en quelque sorte le pape de cette psychiatrie des hôpitaux. Et comme il était en même temps conseiller du Ministère, ses recommandations avaient des effets pratiques qui n’étaient pas négligeables.

Henri Ey était un organiciste. Organiciste, autrement dit c’est la biologie qui s’avère déterminante de la psychose, mais un organicisme tempéré par ce qu’il appelait « l’organodynamisme », autrement dit le fait que l’évolution de la constitution, les étapes dans la constitution du psychisme constituaient autant de moments où, justement, ce qu’il en était de l’organique, venait à s’organiser et à se fixer.

Il avait une conception de la folie, que vous pouvez retrouver dans son très beau traité de psychiatrie qui est toujours intéressant, une conception de la psychiatrie qui nous intéresse, puisqu’il disait que la psychiatrie c’est une maladie de la raison.

Ça, je veux dire que ça en fiche un coup, puisque ça laisse supposer que la raison serait en quelque sorte une fonction quasiment organique, je veux dire commandée par la psychologie cérébrale ; et que c’est sa détérioration, la détérioration de cette partie, ou de ce moment !, puisqu’il s’agissait d’organodynamisme, qui était responsable de la folie.

Il avait pour ce faire un antécédant noble et célèbre qui était Pinel lui-même, qui disait que l’aliénation mentale était une maladie de la raison. Il le disait à une époque où, comme vous le savez, les Lumières, l’époque des Lumières venait effectivement faire valoir le respect que nous avions à tenir vis-à-vis de la raison.

Au cours d’une soirée de discussion qui s’était tenue à l’Amphithéâtre Magnan à Sainte-Anne, j’ai eu l’occasion de faire remarquer à Henri Ey, que le jour-même, j’avais vu une malade, type de malade qui répond… qui est bien connue, et qui présentait ce que l’on appelle un délire en secteur. Un délire en secteur, c’est-à-dire que cette femme absolument charmante vous tenait des propos absolument parfaits, sans aucune… vous ne vous pouviez strictement, absolument rien soupçonner de quelque pathologie que ce soit ! Mais quand vous la mettiez sur un thème qui lui était personnel, elle se mettait à débloquer, à délirer sans retenue, sans aucun retrait, sans aucun recul. De telle sorte qu’il y avait une coexistence remarquable entre ce qui était chez elle le maintien parfait d’une raison impeccable, et puis le fait que sur tel point, eh bien, elle se mettait à complètement débloquer.

Bon, comment, si la folie est une maladie de la raison, rendre compte d’un tel phénomène ? Vous m’objecterez à juste titre que ce dispositif, après tout, nous appartient peut-être à tous. Peut-être que nous avons tous, comme ça, des domaines où nous sommes placides ou tranquilles, où nous raisonnons paisiblement, mais qu’il y a tel point qui nous est personnel où à ce moment-là nous nous mettons à flamber sans retenue. Je dis ça simplement pour imager.

Ce qui m’intéresse davantage, c’est l’accueil fait par Henri Ey à ce que je venais de dire. Il était à la tribune avec mon excellent maître Daumézon, moi j’étais au fond de la salle, là, à faire ma petite agitation. Eh bien, il a réagi avec courtoisie, avec respect, avec témoignage qu’il écoutait parfaitement, et que cela ne faisait aucunement de nous des antagonistes, mais simplement des gens qui travaillaient ensemble dans un domaine difficile, et où, effectivement, toutes ces questions peuvent se poser. C’est vous dire qu’Henri Ey, qui va être le maître de Jean Garrabé, je veux dire que Jean Garrabé va suivre de façon fort opportune, n’était pas du tout un personnage quelconque et qu’il méritait si je puis dire notre respect.

D’autant plus… et là je vais commencer à davantage…, mais je n’ai pas cessé en réalité de concerner mon ami Jean…, d’autant plus que la grande question de l’époque – nous étions donc en l’an 1955 – était évidemment celle du rapport de la psychiatrie et de la psychanalyse. Est-ce que la psychanalyse venait complètement chahuter, remettre en question la clinique traditionnelle ? Et il se trouve qu’Henri Ey, qui était un collègue et un ami de Lacan, avait là encore au cours de leurs études respectives eu avec lui de longues discutions, de longs échanges, peut-être même des disputes sur la façon dont la psychanalyse venait modifier l’appréhension de la psychiatrie.

Malheureusement nous n’avons de ces échanges aucune trace, si ce n’est que l’un et l’autre avaient conservé, dans le style que je viens de décrire, des relations amicales et de soutien, de telle sorte que, même si le dialogue était interrompu, une certaine solidarité restait à l’œuvre.

Mais cette question du rapport de la psychiatrie et de la psychanalyse allait forcément être celle des étudiants que nous étions. Et si pour ma part l’engagement dans la psychanalyse a été déterminant, j’ai su, mais avec discrétion, que Jean s’était lui-même exposé à l’épreuve du divan…, si je ne m’abuse pas et si mes souvenirs sont exacts…, mais que cela ne l’avait non seulement pas marqué, mais je dirais par un effet opposé, plutôt encore plus engagé dans ce qu’il en était de son intérêt, de son affection et de son admiration pour la clinique française classique et traditionnelle.

Je dois convenir qu’entre nous, et alors que nous avions eu deux années où nous aurions pu allégrement nous disputer sur le sujet… il faut toujours chercher des motifs de dispute dans une relation proche… Hein, une relation proche où il n’y a pas de motif de conflit, elle risque de devenir fade et ennuyeuse !… Bah nous aurions pu là-dessus trouver le moyen de nous engueuler un petit peu. Bizarrement ce ne fut pas le cas, c’est-à-dire que chacun d’entre nous a respecté ce qu’il en était de référents pour l’autre.

Qu’est-ce qui faisait référence pour chacun d’entre nous et qui en dernier ressort était vraisemblablement responsable du fait que, dans les moments de décision que nous avions à prendre, on était spontanément et sans concertation, du même côté ?

Eh bien l’hypothèse que je me suis faite à l’occasion justement de cette journée dédiée à Jean, avec le regret qu’il ne puisse pas là-dessus venir nous dire son idée, son sentiment, c’est que dans la mesure où le travail de Jean, très bien illustré dans ce numéro des Cahiers Henri Ey ou le numéro de l’Évolution psychiatrique qui lui ont été consacrés...

Et d’ailleurs je dois vous dire que j’aime beaucoup la photo choisie en couverture, c’est-à-dire ce faciès qu’il faut bien qualifier de tragique devant ce tableau qui est à la Salpêtrière en haut dans une cage d’escalier, et que je m’étais promis de venir découper clandestinement un jour pour le mettre chez moi… Ce très beau tableau qui montre Pinel sortir les aliénés de leurs chaînes et le faciès, je dirais tendu et tragique de Jean devant ce tableau, puisque si l’on est un peu sérieux, nous dirons que le problème permanent de chacun, c’est effectivement l’affrontement aux chaînes qui nous aliènent et à la façon dont adroitement, ou maladroitement, ou perversement, nous pouvons chercher à nous dérober.

Et que c’est bien cette aliénation qui nous est commune avec le malade, c’est bien cette aliénation qui fait notre fraternité avec lui, et qui fait que le psychiatre, ainsi formé, il n’est aucunement un étranger ce malade. Il est simplement une déclinaison, un avatar, une figure de ce que l’aliénation qui nous est commune peu produire, et qui tourne autour d’un axe central, dont il se trouve qu’avec Lacan, la psychanalyse l’a isolé, et qui s’appelle le nom-du-père.

Le rapport que chacun d’entre nous, chacune d’entre nous ! Parce que c’est peut-être encore beaucoup plus sensible pour la fille que pour le garçon, le rapport au nom-du-père.

Et le fait donc, que le travail de Jean… et si vous lisez les Cahiers Henri Ey qui lui sont dédiés, vous voyez combien c’est sensible, cherche constamment à préciser qui, dans telle ou telle discipline, est l’auteur véritable, authentique, premier, de l’isolement de la discipline et des concepts qui constituent l’approche clinique de sa discipline. Et comment entre psychiatres successifs, les conceptions du premier en viennent à se modifier, à se transformer, à s’enrichir, à s’appauvrir, à s’oublier pour donner tout autre chose. Et donc cette quête de l’auteur premier, authentique, et ensuite du processus de filiation intellectuelle qui a pu conduire aux transformations, aux modifications, à l’oubli, aux résurgences, aux créations nouvelles… Eh bien ce souci était, est celui, qui je crois pouvoir le dire, a guidé notre ami Jean Garrabé dans son travail.

Et je n’ai pas du tout été surpris, et j’ai même apprécié qu’à cette occasion il ait pu évoquer un psychiatre espagnol complètement ignoré en France, et qui n’est pas traduit en France, et qui cependant en tel domaine est venu apporter des concepts essentiels, et qui ont été ensuite métabolisés par ses successeurs, quelle qu’ait été leur nationalité.

Il  y avait manifestement chez Jean un plaisir sincère de pouvoir se référer ainsi à un auteur premier, espagnol, et qui ne figure pas dans les bibliographies classiques dans la mesure où son travail n’a pas été traduit.

Jean s’est donc trouvé occuper le poste de médecin chef de cet hôpital réputé qui était l’hôpital de La Verrière, l’hôpital de la MGEN, celui qui reçoit les enseignants. Et je dois dire, il faut le dire, que c’était pour eux un soulagement, un plaisir, un intérêt, une occasion de stimulation intellectuelle que d’avoir affaire à un médecin chef de l’esprit et de la qualité de Jean. Et qu’avec lui, la psychothérapie institutionnelle prenait un sens réactivé, nouveau. Avec ce fait, sur lequel j’attire votre attention, que finalement, ce qui se trouvait ainsi jugé déterminant : le milieu, la société, les rapports entre humain dont bien sûr au premier chef les rapports familiaux, ça implique une approche qui ne peut pas être à proprement parler médicale mais philosophique. Autrement dit que l’engagement philosophique et éthique était celui qui se trouvait nécessité par l’exercice de la psychiatrie ; et le premier traité de Pinel s’appelait Traité médico-philosophique.

Allez aujourd’hui parler de traité médico-philosophique à l’époque du DSM ! Hein, ça ferait… on se demanderait, on se dirait : Celui-là, voyons de quel neuroleptique relève-t-il pour qu’on l’améliore un petit peu ?

Je voudrais encore attirer votre attention à propos de Jean sur deux ou trois facteurs qui nous sont toujours éminemment sensibles.

C’est ainsi qu’Henri Ey tenait à soutenir que la folie était la pathologie de la liberté, débouchant évidemment du même coup, et comme je viens de l’introduire sur cette question philosophique : Qu’est-ce que c’est pour chacun de nous la liberté ? Vous avez la liberté de quoi ? Quel est le domaine, quelle est l’étendue de votre liberté au-delà de ce qui est pour chacun d’entre nous ce que l’on appelle depuis Freud l’automatisme de répétition, ce qui veut dire qu’il répète toujours les mêmes conneries ? Eh bien c’est quoi la liberté ? Et avec une question bien sûr sous-jacente : Et est-ce qu’une psychanalyse ça vous donne la liberté ? Est-ce que ça vous libère de l’automatisme de répétition ? Une question à laquelle il n’est pas toujours répondu d’une façon satisfaisante.

Et nous retiendrons donc, que cette pathologie de la liberté, le terme à mon avis venant directement de Sartre, celui de cette apologie de la liberté, et affirmant donc que l’existence précède l’essence. Autrement dit que je suis libre finalement de déterminer ce qu’il en est de mon essence ! Est-ce bien vrai ? Est-ce que je suis libre ? Est-ce que je suis libre de mon existence ?

Mais enfin c’est une question toujours actuelle, toujours ouverte, et que Jean a enrichie à sa façon à lui, qu’il a traitée, dans un article absolument époustouflant écrit en langue espagnole, et que nous connaissons grâce à la traduction qu’en a faite notre ami Jean-Louis Chassaing… dont je suis persuadé qu’il est devant son écran, comme les très nombreux participants à cette matinée qui ont jugé préférable ou plus commode de rester devant leur écran… un article époustouflant, et qui concerne l’histoire depuis l’Antiquité des appréciations portées sur le cannabis.

Je dis « cannabis » pour que le terme soit immédiatement… c’est un terme différent, mais qu’il soit immédiatement compréhensible pour nous. Histoire depuis l’Antiquité des appréciations portée sur le cannabis.

Je suis persuadé qu’il n’y a aucun travail équivalent sur justement cette histoire des jugements portés sur l’intérêt, l’estimation d’une drogue connue depuis l’Antiquité, effectivement. Et je dirai mon attention et mon intérêt sur le fait que, dans son travail… je dis bien il faut le lire, c’est formidable tout ce qu’il nous apprend …Jean évite un point essentiel, vous allez voir tout de suite comment il nous concerne.

Ce point essentiel est le suivant : est-ce que le cannabis est une drogue ? Est-ce que c’est un poison ou un médicament ? Ce qui, chez les Grecs, portait un nom qui s’appelle le pharmakon, c’est-à-dire que ce qui guérit est également un poison.

Il y a eu à l’époque, je ne sais plus en quelle année, un article de Derrida là-dessus qui suffirait pour valider son auteur, qui est un excellent article : est-ce qu’aujourd’hui nous savons répondre à cette question posée il y a deux mille cinq cents ans ? Est-ce que le cannabis est un poison ou un médicament ?

Comme vous le voyez, il n’y a pas que des questions de fric là derrière, des questions de rentabilité, il y a une question philosophique. Ah ! Est-ce que nous sommes dans la médecine ou est-ce que nous sommes dans les options éthiques ?, parce que : de quoi le cannabis serait-il le médicament ? De quoi soulage-t-il ?

J’allais vous en proposer justement une succincte définition, en vous disant que le cannabis, comme l’ensemble des drogues d’ailleurs – c’est leur fonction – soulage transitoirement… dans les meilleurs des cas je veux dire, quand ça ne se termine pas mal …soulage transitoirement de quoi ? De l’existence, de la douleur d’exister. Et si c’est la drogue qui soulage temporairement de la douleur d’exister, est-ce que c’est un poison ou un médicament ?

Vous voyez qu’il y a là-dessus une réponse à choisir…, une option à prendre. Et peut-être que vous devinez d’emblée, compte-tenu des courants actuels, quelle est l’option qui va être gagnante ? Est-ce qu’on peut être plus libéral et obtenir la faveur de ses concitoyens que de leur permettre ce petit suicide intermittent ? Pouvoir goûter transitoirement le plaisir de la disparition ? Intéressant ça !

Je voudrais dire que dans tout ça, vous allez trouver dans le travail de Jean, ce que j’appellerai à proprement parler une découverte sensationnelle, et qui ne me semble pas avoir été mise en valeur comme telle.

Une découverte que pour ma part je trouve sensationnelle, qu’il n’a pour autant pas exploitée, et qui se trouve au fil de sa plume, et où parlant du traumatisme qui est une question majeure : Qu’est-ce que c’est pour nous qu’un événement traumatique ?, qu’un événement qui fait trauma et qui ne relève pas seulement d’une appréciation subjective, mais qui a des conséquences cliniques fort importantes, et vis-à-vis desquelles nous sommes muets et impuissants.

Et comme certains d’entre vous le savent, c’est le débat autour de cette question qui reste vif pour savoir si les premières patientes de Freud qui alléguaient à l’origine de leurs troubles un traumatisme sexuel, si c’était bien effectivement un traumatisme sexuel, le fait qu’elles aient été violées par un proche parent, éventuellement bien sûr un inceste paternel, ou bien si c’était un pur fantasme ? Et nous savons que Freud, après avoir opté pour le récit de ses patientes, en a conclu qu’il s’agissait chez elles d’un fantasme. Et la psychanalyse s’est construite sur ce départ dont il arrive qu’il soit toujours contesté, qu’il y a toujours – je n’entre pas là dans les détails – mais il y a toujours des auteurs, des gens, pour dire que la psychanalyse est construite sur un mensonge, c’est-à-dire celui de Freud.

Or Jean va isoler un symptôme majeur, un symptôme clinique, qui permet d’affirmer le diagnostic de traumatisme ou de le nier, de dire que ce n’est pas un traumatisme.

C’est intéressant ça ! Quel est le symptôme, devant un malade, qui permet de dire : Ah ça, c’est un trauma ! Ça, ce n’est pas un trauma, c’est un mensonge que cet homme a dit.

Eh bien ce qui permet de l’isoler, c’est, chez le traumatisé, la perte du récit ! Il n’a plus accès  à la dimension du récit. Pas seulement de ce qui lui est arrivé, de l’accident, de la bombe qui a explosé, de la voiture qui lui est rentrée dedans, de la chute qui a eu lieu, du coup qu’il a reçu sur la tête… Non ! Mais c’est le récit en général, et aussi bien du même coup celui de ses origines, de qui il était, de ce qu’a été son enfance, de ce qu’il a fait…

Et d’un seul coup vous découvrez deux choses : que la faculté du récit qui nous semble aller de soi…, nous en avons même un certain culte bien sûr avec le roman, les biographies, les autobiographies, avec l’histoire… Nous aimons ça le récit, sans savoir forcément bien sûr pourquoi !… Eh bien celui qui a eu un traumatisme, il s’avère que le récit est une fonction psychique susceptible de venir faire défaut, qui, dans le traumatisme, fait défaut. Il est malade, entre autres, parce qu’il n’a plus de récit, pas plus de récit personnel que de récit collectif.

Ces hystériques, qui sont celles de Freud au départ, et pour lesquelles se dispute toujours la question de leur diagnostic : est-ce qu’elles étaient des traumatisées ou bien des hystériques comme les en a accusées Freud ?, accusées ! Vous voyez le mot qui me vient ! Le récit, mais elles en débordent ! Elles n’ont que ça à la bouche le récit de ce qui s’est passé, de ce qui s’est produit, de ce qui a eu lieu, avec les réticences que la pudeur peut…, que la communication peut nécessiter. Mais enfin le récit, il domine ! On va dire qu’à l’inverse, l’hystérique est malade du récit !

Eh bien ça, ça veut dire justement que son état ne relève pas d’un traumatisme. Et donc vous voyez de quelle manière, à sa façon, discrète, sans le chercher, modeste, digne, comme Jean l’a toujours été… S’il y a des caractéristiques à lui donner, ce n'est pas seulement l’honnêteté intellectuelle qui n’est pas si courante qu’on le croit, mais la dignité ;

Au fil de sa plume, et bien qu’il n’ait pas parlé si je puis dire dans son remarquable article sur l’histoire du hashish, du pharmakon, Jean établit un fait pour nous qui est remarquable, et qui mérite, entre autres, que nous lui rendions hommage pour ce qui est un véritable apport clinique à la psychiatrie. Pas seulement des recherches historiques savantes, fouillées, précises, passionnantes, mais également un apport personnel qui ne peut qu’entretenir notre intérêt et notre admiration pour notre ami Jean.

 

Transcription : Solveig Buch