Charles Melman : Les demoiselles de Freud avant la guerre

Comité Freud, Tel Aviv le 29/02/2016

 

Les demoiselles que Freud rencontra au début de sa carrière souffraient apparemment d'un traumatisme : le viol dont elles auraient été l'objet de la part d'un proche parent, l'oncle allégua Freud pour ne pas dire qu'il était question du père, les médecins et l'opinion publique n'étant pas disposés à admettre ces affabulations.

En réalité il ne mit pas longtemps à ne pas y croire lui-même et renonça à la théorie de l'origine traumatique des hystéries observées.

Mais alors quoi ? Qui est le coupable ?

La sexualité mâle, bien sûr, en tant qu'une jeune fille peut s'estimer non armée pour participer à un groupe dont les membres fêteraient un dieu dont l'exaltation illumine leur narcissisme au détriment de celles qui n'en sont que l'occasion, les invitées d'un bref moment. Certes la religion change la donne en faisant de la maternité la garante d'une permanente reconnaissance mais au prix d'un changement du message divin qui passe de la prescription du sexe à une invitation à l'amour, purifié, sublimé, comme celui qu'on a vis-à-vis des enfants.

Ce bref rappel nous éclaire-t-il sur le traumatisme en général ? Essayons d'en poursuivre l'analyse. Si une jeune fille peut interpréter sa participation forcée, exogène, à une société phallique comme étant le résultat d'une introduction nocturne qui aurait été opérée à son insu et contre sa volonté par son père – fantasme qui n'est pas rare – c'est que la place où elle se tient échappe précisément au pouvoir du dieu – place de l'Autre la nommera Lacan – et qu'il faut une transgression, une effraction, un abus, une violence, pour l'intégrer.

À moins que l'intégrisme, justement nommé, religieux ou politique, voire que l'égalitarisme aujourd'hui fleuron des sociétés démocratiques, ne traitent la femme comme membre à part entière d'un groupe rendu homogène par l'identité des devoirs dus au dieu ou à l'autorité politique ou nationale souveraine.

Notons au passage ce paradoxe qu'une même exigence d'homogénéisation du groupe social – l'égalitarisme – frappe maintenant les sociétés libérales – d'où la promotion de l'homosexualité – aussi bien que les sociétés autoritaires, fondée sur une égalité dans le répartition des tâches non pas forcément dans leur forme mais dans leur poids. Il en était déjà ainsi à Sparte, alors que les Athéniennes pouvaient choisir de faire grève (cf. Aristophane) comme bien plus tard à Berlin à partir de 1933.

Pour revenir à notre propos, si le sexe mâle fait traumatisme pour la jeune fille qui légitimement (avant cet éventuel traitement social) occupe la place Autre c'est qu'il n'y est pas dialectisé (puisque la place est ce qui échappe à l'autorité phallique) et qu'il faut donc – Freud s'est donné du mal pour expliquer le passage d'un érotisme clitoridien à un épanouissement vaginal – que la petite fille renonce à la virilité qu'elle partage d'abord avec le garçon pour accepter d'émigrer dans un no man's land – où son corps acceptera de recevoir le sexe qui lui manque, par amour pour le père, pour glorifier sa puissance–symbolique et non plus réelle comme avec le viol–et être finalement reconnue son meilleur serviteur, pas œdipien en tout cas comme le garçon. C'est le mal d'amour pour le père – que celui-ci soit jugé carrent, insuffisant, injuste, partial, misogyne, soumis à la mère etc.–qui peut rendre compte des difficultés d'une femme à assumer son sexe c'est-à-dire sa participation volontaire à la jouissance phallique.

Rappelons que les Vestales à Rome pouvaient aussi bien être vierges (elles sont réservées au dieu) que prostituées (elles sont offertes à tous.)

Remarquons à ce propos qu'une femme, par destination, est définitivement vierge puisque si elle se prête au sexe, celui-ci peut être l'accident sans conséquence d'une essence qui la réserve toujours spirituellement intacte, au dieu. Elle prête son corps, pas plus.

Mais avançons, pour noter que le trauma est la rencontre d'un Réel non dialectisable puisque si le choc peut être interprété comme la rencontre d'un signifiant maître (pour illustrer, disons celui du dieu supposé, S1 écrit Lacan) il manquera toujours dans le cas du trauma le S2 (le signifiant par exemple "femme" venu de l'Autre) pour donner à ce pic d'excitation le sens d'une incitation sexuelle, écoulable donc par les moyens usuels.

Dans notre conception le trauma se présente ainsi comme la rencontre avec l'impossible, ce reste bien Réel, que la chaîne signifiante–comme tout système formel (cf. Gödel ou Hilbert)–ne peut résorber.

Une preuve clinique en est cet arrêt mental sur l'événement, l'impossibilité de l'intégrer dans une chaîne causale ordinale qui l'aurait pré-venu pour une possible résolution par la jouissance, puisqu'il est dépourvu de sens y compris littéral, les tentatives de résolution par le suicide étant rares. La motricité elle-même est atteinte, privée des finesses d'exécution qui la rendaient apte pour tout apprentissage.

L'arrêt mental se fait ainsi sur une image, un sens, voire une perception mais sur un rien qui le rend non-métabolisable et la remémoration itérative de l'événement paraît comme l'attente du S2 (impossible) qui remettrait sur les rails.

Dans cette démonstration, l'impossible apparaît non comme le tiers interposé entre partenaires mais comme partenaire duel d'un sujet, désormais privé donc de médiateur.
Mais il peut apparaître comme tiers entre deux peuples dès lors qu'il se révèle comme privé de tout référent qui leur permettrait de se reconnaître dans une jouissance partageable. À une échelle plus réduite, individuelle, il en va de même pour le couple moderne dès lors que s'efface la référence à l'autorité paternelle supposée faire prévaloir sa loi.

Si l'effet traumatique est lié à la rencontre avec l'impossible, privée ou sociale, belligérant, on devrait conclure à son irréductibilité. Elle est présente pour de nombreuses femmes dont l'existence est handicapée et malheureuse de ce fait. Elle est présente dans les névroses de guerre dont on sait le pouvoir de fixation. Elle est vérifiable chez les revenants de la Shoa, qui purent rester ainsi détenus bien après leur "libération". Et d'ailleurs pouvait-on, avait-on le droit de parler de ce trauma s'il est vrai que c'était la rencontre de l'impossible ?

Enfin, l'effet traumatique est manifeste entre peuples privés de toute référence tierce et laissés à leur dualité. Que faire ? Nous nous exposons au grief de vouloir en traiter de façon si cursive mais la brièveté de l'exercice pratiqué – une communication – nous l'impose.

L'hystérique on le sait est apte au transfert même si sa résolution n'est pas toujours au rendez-vous. Il n'en va pas de même pour les névroses de guerre et, bien sûr, pour les luttes entre peuples.

Néanmoins il ne paraît pas définitivement impossible de re-susciter la présence du tiers qui fut l'organisateur de l'existence avant le trauma par l'introduction d'une relation thérapeutique qui ménage cette place. Il se trouve que les psychanalystes en ont la faculté.
Enfin entre peuples, il faudra bien en venir à la résurgence du lien historique qui les fait frères, issus d'un même père donc, même si l'hostilité meurtrière entre eux, comme le recueille le récit biblique, prédomine à tel moment.

 

Charles Melman