Charles Melman : La paranoïa féminine

DOCTEUR M. GROS, DOCTEUR C. RUMEN ET DOCTEUR R. TEVISSEN

SÉMINAIRE du VENDREDI au pôle PARIS 11

 

Vendredi 24 février 2017

 

 

Charles Melman : La paranoïa féminine

 

Charles Melman

La question de la paranoïa féminine que m'a proposé de vous traiter Martine Gros m'a obligé à me demander si sur cette question j'aurais des choses un peu amusantes ou nouvelles à vous raconter. J'ai donc dû faire ce qu'on l'on appelle une réflexion et ma réponse est oui, grâce à Martine Gros, à sa question.

Une première remarque pour rappeler ce qu'il en est de la paranoïa d'abord, avant de spécifier. Il m'est arrivé, je l'ai déjà raconté, parce que ça fait partie de la psychiatrie amusante, de discuter publiquement avec Henri Ey de sa thèse selon laquelle la folie, c'est la maladie de la raison. Henri Ey était un homme très fin, intelligent, connaissant admirablement la psychiatrie, mais je dois dire qu'une telle assertion ce n'est vraiment pas fort. Ce n'est vraiment pas fort d'abord parce que la raison vous seriez en peine de la définir. Ça ne se définit pas comme ça. Et puis ensuite parce que la psychose c'est le triomphe de la raison. C'est irréfutable. Vous ne pouvez pas réfuter quoi que ce soit chez quelqu'un qui est pris dans la psychose et qui est donc du même coup dans la certitude, par elle-même pathologique, de ce qu'il est amené à formuler. Et pas seulement de ce qui se formule à lui et dont il a évidemment une expérience immédiate, qui ne prête à aucune mise en doute, à aucune discussion, mais enfin sa façon même d'enchaîner ce qu’il en est de l'ordre causal est irréfutable. Le psychotique connaît la cause.

Ceci étant, ce préliminaire étant posé, viendra maintenant cette première remarque originale – c'est vous qui y avez droit, ce sera donc confidentiel – c'est que chacun d'entre nous a une intimité subjective avec la paranoïa. C'est drôle de dire une chose pareille. Chacun d'entre nous sait intimement ce que c'est que la paranoïa. Et il le sait à partir de ce qui est au fondement de son existence, c'est-à-dire sa subjectivité. Le sujet en tant que tel et en tant qu'il se trouve hébergé au lieu de l'Autre, avec un grand A, car il faut quand même conserver quelques concepts. Là, ce concept lacanien est incontournable quand il s'agit de la psychose, la névrose aussi d'ailleurs mais en ce qui concerne la psychose c'est incontournable. Eh bien, du fait que le sujet, pour chacun d'entre nous, se tienne en ce lieu Autre, et nous avons bien entendu la certitude de son existence, en tant que sujet, d'abord, il faut bien que l'on soit quelque part et en outre nous avons bien le sentiment que pour chacun d'entre nous ça parle depuis quelque part. On ne sait pas de quelle instance, on ne sait pas quelle est sa matérialité, mais ça parle de quelque part. Ce quelque part du fait d'être dans l'Autre pour chacun d'entre nous, va avoir trois caractères — trois caractères bizarres.

- D'abord un délire de grandeur. « C'est moi ! C'est moi qui vous… hein ! Vous n'allez quand même pas comme ça…, vous me prenez pour qui ? C'est moi qui... »… un délire de grandeur.

 

- Un délire de jalousie : « C'est moi. Et pas lui ! Et pas elle ! Hein !... »

 

- Et puis un troisième trait qui est la revendication : « Hé, ho! Vous croyez que vous n'êtes pas comptable à mon égard ? Est-ce que vous savez ce qu'on me doit ?… »

 

Grandeur, jalousie, revendication : ce sont les trois traits parfaitement isolés par la psychiatrie classique et qui nous permettent de reconnaître la paranoïa.

Ce qui est amusant, c'est qu'il y a donc pour chacun d'entre nous une sorte de paranoïa en exercice dont nous sommes amenés à faire évidemment souffrir notre prochain, parce que c'est au prochain que cela s'adresse, à qui l'on demande de reconnaître notre qualité, notre unicité ! C'est très étrange cette revendication à être unique. Et puis à ce qu'on nous doit. Ce qui est bizarre, c'est que la manifestation ordinaire de la subjectivité - je ne vais pas développer le fait que ce sont des traits qui appartiennent à l'hystérie, parmi d'autres, mais enfin ça fait partie évidemment du tableau hystérique ordinaire de base - mais cela en est une ossature. Ce qui fait que nous ne sommes pas néanmoins complètement fous à partir de notre subjectivité, c'est que le support matériel de la subjectivité, ce qui nous supporte dans l'Autre, c'est une... C'est une ? C'est une quoi ? Allez un effort. C'est une quoi ?

Proposition X 1 – Une pensée.

Une pensée. Vous êtes généreux pour le sujet. Vous êtes optimiste. À moins qu'il ne s'agisse de jardinage ! C'est une quoi ?

X 2 – Une représentation.

Une représentation. Ça en fait partie mais la représentation nous situe dans un registre particulier qui est celui de l'Imaginaire, qui n'est pas la dimension dernière, ultime, fondatrice du sujet. Alors qu'est-ce qui nous soutient, dans l'Autre ?

X 3 – Une place.

Une place, ça sûrement. Mais comment elle se caractérise cette place ? Qu'est-ce qu'elle a de particulier ?

X 4 – Un nom.

Un nom, là on est dans un autre registre. Tout à l'heure la représentation était l'Imaginaire. Le nom est plutôt du côté du Symbolique. Alors ? Venons-en à ce qui est le Réel de cette place.

X 5 – Un corps.

Le corps ? C'est une gentille définition.

X 6 – Un manque.

Un manque, on brûle.

X 7 – Une présence supposée.

Une présence supposée, mais quelle est la matérialité de cette présence supposée (1)?

X 6 – Eh bien c'est l'objet petit a puisque que Lacan disait que le psychotique a l'objet dans la poche.

Ch. Melman - Non, il ne disait pas ça Lacan, c'est Marcel Czermak qui dit ça.

X 8 – Une parole.

Une parole, bon.

Vous savez, l'Autre c'est un continu. Un continu, c'est-à-dire dont tous les éléments sont compacts.

X 9 – Un vide.

X 10 – Une coupure.

Ch. Melman - Une coupure, voilà. La place du sujet dans ce continu c'est une coupure et comme il y a des gens qui en manquent, vous les voyez arriver en psychiatrie avec des scarifications. L'étymologie de scarification est intéressante, C'est la même que celle d’écrire, scribere. Scarifier c'est de même racine. C'est un problème d'écriture, une écriture qui n'est marquée par aucune césure, comme – tenez c'est intéressant mais c'est un détail anecdotique que je donne au passage – comme l'écriture arabe, « continue ». Est-ce que ça a des incidences sur une subjectivité le fait qu'une écriture n'ait pas de césure ?... Je n'en sais rien. Mais, en tout cas nous en sommes à ce qui est je dirais la paranoïa physiologique, celle qui organise notre subjectivité et en même temps il faut bien le dire, la vanité de nos prétentions.

Mais il peut y avoir dans l'Autre d'autres éléments matériels que la coupure. Il n'y en a que deux autres possibles.

L'un de ces éléments, c'est justement le Un et l'autre élément c'est la lettre. La lettre qui est le constituant ordinaire de l'Autre, le constituant même du grand Autre, la succession, le continu littéral du grand Autre. La présence du Un dans le grand Autre est déjà une surprise : qu'est-ce qui va faire Un dans le grand Autre ? Puisque c'est un continu qui est un continu infini, qui n'a pas de limite. Pour le dire en d'autres termes il n'y a pas de castration dans le grand Autre puisqu'il n'y a pas de limite. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne tend pas vers une limite mais en tout cas lui-même n'en a pas, il n'y a pas de frontières.

Partons d'une expérience pratique, banale, et que je raconte souvent puisqu'elle fait partie justement de la psychiatrie amusante. Si vous vous trouvez dans une communauté en position de ne pas lui appartenir, d'être en dehors, pas forcément d’être exclu mais de vous trouver en dehors. Je donne cet exemple banal : autrefois il y avait des compartiments de chemin de fer, vous entrez dans un compartiment de chemin de fer, il y a un groupe de gens qui se connaissent, qui devisent joyeusement, qui saucissonnent… et puis vous, vous arrivez. Parfois il peut arriver que vous ne parliez pas la langue de ceux qui sont là ; vous ne les gênez pas mais ils vous regardent. Ils vous regardent en riant. Ils rient peut-être de ce qu'ils racontent mais ils vous regardent en riant. Et puis vous, vous êtes là… et donc inévitablement va se produire ce sentiment d'être... d'être quoi ?

D'abord vous aurez le sentiment d'être quelqu'un — d'être quelqu'un. On n'est jamais autant quelqu'un non pas en appartenant à un groupe qu'en en étant exclu ! Ça alors, c'est un drôle de truc. C'est quand on est exclu que l'on trouve son identité, vous vous rendez compte ! Parce quand on appartient au groupe l'identité fatigue. On préfère être divisé par rapport à elle, on préfère faire valoir sa subjectivité justement, singulière. Plutôt être singulier que d'être un particulier. C'est quand on est banlieusard qu'on trouve son identité ! Ça c'est un effet inattendu évidemment, mais c'est comme ça. Ensuite ce regard qui est porté sur vous va systématiquement être jugé malveillant. Ce qui est drôle c'est qu’à part le mien il n'y a pas de bon regard. Je m'amuse évidemment en disant ça encore, mais c'est vrai. Un regard… le regard qui sera porté sur vous sera toujours jugé comme malveillant. Ça c'est un élément étrange. Malveillant parce que vous êtes visible et que la moindre des pudeurs et des politesses veut que vous fassiez le nécessaire pour vous fondre dans la masse et que donc vous deveniez en tant que un, invisible, vous participez à l'ensemble, vous êtes un élément de l'ensemble. Ce que par ailleurs vous refusez puisque vous réclamez votre singularité.

Donc vous allez interpréter cette situation très facilement sur un mode paranoïaque, c'est-à-dire l'idée que vous êtes là en intrus, qu'on ne veut pas de vous et que ce sentiment d'être mis à l'écart va en même temps exalter votre sentiment d'abord d'être unique, d'être quelqu'un et il ne s'en faudra de pas beaucoup pour que vous envisagiez que cette place justement vous est réservée. Supposons, on va faire une supposition pour illustrer ce que je raconte, qu'un second olibrius dans le même cas rentre dans le compartiment. Quelles vont être vos relations avec lui ? Est-ce que vous allez faire communauté avec lui contre les autres? Peut-être. Mais plus facilement, c'est vous qui allez maintenant estimer que lui par rapport à vous il est de trop.

Je ne donne cet exemple de psychiatrie appliquée, si je puis dire, que pour dire donc qu’il peut vous arriver que vous vous constituiez comme étant dans l'Autre soutenu non pas par une coupure, comme sujet, sujet dont vous vient votre parole et que vous vous constituiez dans l'Autre comme un, avec dès lors une revendication dont je vais j'espère ne blesser personne parmi vous en faisant remarquer que Dieu, le Dieu premier n'est pas seulement marqué par des traits de grandeur, c'est même je dirais la grandeur maximum, mais ça c'est plus surprenant, il est marqué par des traits de jalousie. C'est un dieu jaloux. Non mais vous vous rendez compte, c'est quoi cette histoire ? Et alors pour la revendication il y va, hein ! Ça, de ce côté-là, il ne se prive pas… les hommages qui doivent lui être rendus ! Ce n'est pas fabuleux cette histoire ! Donc vous voyez que la divinisation de chacun est toujours possible. Il arrive même qu'elle se produise et qu’elle est évidemment difficilement curable. Oui.

 

M. Gros – C'est une question parce qu’effectivement elle est très difficilement curable. Ça m'évoquait un peu la dysmorphophobie qui est le mode d'entrée dans la schizophrénie d'un certain nombre de garçons plutôt, et qui effectivement vous racontent souvent que c'est dans le métro, quand ils rentrent dans la rame de métro, qu'ils ont l'impression que les autres voient un nez !!!... Et c’est à ce moment-là d’ailleurs qu’il y en a quand même un certain nombre qui vont passer à l'acte contre l'autre. Et moi j'ai toujours été frappée, j’en ai suivi un il y a très longtemps, pendant très longtemps, il était en 2de ou en 1re, il est arrivé à finir son BTS, à intégrer une École d'ingénieurs, à terminer son École d'ingénieurs… mais ce qui est resté absolument présent : c'est la dysmorphophobie.

Ch. Melman – Oui, absolument.

M. Gros – Puisque périodiquement je recevais des lettres de chirurgiens d'esthétique qui avaient été un peu interpellés et qui m’écrivaient. Alors, il donnait mon nom quand même ! Mais ça, c'est relativement incurable.

Ch. Melman – Avec peut-être Martine une toute petite réserve. « Dysmorphophobie » est évidemment lié au sentiment de ne pas partager la forme commune, de ne pas être fichu comme les autres, et donc le sentiment d'une différence par rapport à l'ensemble, par rapport à la communauté, dont la source, dont l'origine, ne tient pas fondamentalement à l'image de soi mais tient au référent qui fait défaut en tant que celui-ci permettrait que ma forme puisse être tenue pour partager celle de la communauté dans laquelle je suis. Mais ce que vous dites est certain et aujourd'hui parmi les jeunes la dysmorphophobie fait des ravages. Le nombre de jeunes qui ne vont plus en cours parce qu'ils ont le sentiment que dans leur image ils ont quelque chose qui ne convient pas et qui est ridiculisé, ce que d'ailleurs on s'emploie éventuellement à faire. Il y a des complicités. Ce nombre n'est pas négligeable.

Mais jusqu'ici j'ai évité le sujet même que m'a proposé Martine, c'est-à-dire : la paranoïa féminine.

Vous voyez les femmes ! On les fait toujours passer après. On les néglige. C'est comme ça. À moins qu'on les fasse passer en premier, ça arrive aussi.

Qu'est-ce qui supporte la paranoïa féminine ?

On a vu l'instance qui dans l'Autre supporte :

celle supportée par le sujet,

celle supportée par le Un.

 

Eh bien, celle qui supporte la paranoïa féminine, c'est l'objet petit a.

C'est pour une femme de penser qu’elle est l'objet, l’objet a du fantasme de Dieu. Ah ! Et c'est pourquoi l'expression la plus ordinaire de la paranoïa féminine s'appelle l'érotomanie : « Je sais bien qu'il m'aime. Je sais bien que c'est moi qu'il aime. Et je suis la seule qui soit… Oui, bon, il y en a peut-être d'autres mais elles ne sont pas aimées vraiment, c'est moi ! Et il y a donc entre nous une complicité souveraine – c'est bien le cas de le dire – et qui fait qu'il ne peut que se rendre à la situation qu'il a lui-même créée ». Alors le tenant-lieu ici de Dieu c'est évidemment un personnage masculin qui peut-être quelconque dans l'entourage, quelconque, encore qu'en général c'est plutôt un supérieur, un patron, un chef de service, un médecin, un psychanalyste, dans une cure. Ça fait partie de ce qui est normal. Nous sommes toujours là dans ce qui est dans la normalité de la façon dont nous sommes fabriqués. Et donc du même coup d'abord :

 

- le passage par l'exaltation de la grandeur, je suis l'élue ;

 

- la jalousie évidemment, en réalité je ne peux être que la seule ;

 

- et puis la revendication, c'est-à-dire il faut bien qu'il me reconnaisse quand même ! Il ne le sait peut-être pas mais c'est moi. Ou il fait semblant de ne pas savoir.

 

Et je dois dire que là aussi l'érotomanie est une affection, le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle est touchante, qui n'aboutit à la revendication que tardivement. C'est-à-dire il y a cette évolution connue qui a été très bien décrit par la psychiatrie classique dans les diverses phases : la dernière étant celle de la revendication, c'est-à-dire quand un érotomane commence à harceler pour réclamer son dû, c'est-à-dire d'être reconnu. Alors j'insiste sur ce terme de reconnaissance, exprès pour vous rappeler que tout ceci s'inscrit dans un déficit fondateur de notre existence. Je le répète souvent, la surprise c'est que ce soit un philosophe, pas un psychiatre, qui s'appelait Hegel et qui devait être fort quand même, bien qu'il paraisse souvent ennuyeux, qui a dit que le désir premier de l'homme c'était, c'était quoi, vous le savez, c'est bien sûr d’être… que ses besoins soient satisfaits ? C'est ça le premier désir de l'homme ?

Non, on n'est pas aussi vulgaire.

 

X – Chez Hegel c'est la reconnaissance.

 

Oui. Que donc le désir premier de l'homme est un désir spirituel, vous vous rendez compte, ce n'est pas le besoin organique, ce n'est même pas le sexe. Parce qu’on aurait pu aussi dire :   on sait avec Freud que… Non. Son désir premier c'est : d'être reconnu.

Or on ne peut être reconnu que par un prochain. Il faut un prochain, vous ne pouvez pas passer votre temps devant le miroir, ça ne vous permet pas d'être reconnu, il faut un prochain, ou une prochaine. Seulement, il y a un truc qui va immanquablement se passer avec le prochain : ah ! Ils pourront peut-être se reconnaître réciproquement, égalitairement et mutuellement ? Non, ça ne peut pas se faire. Vous pouvez vivre avec des sentiments, des aspirations à la fraternité, à l'égalité qui est l’une de nos grandes revendications, mais l'égalité vous ne l'avez jamais vue, sauf évidemment dans les chiffres, mais aucunement dans un groupe social ou dans une expérience humaine. Même entre les meilleurs amis, il y en a toujours un qui sera plus que l'autre et donc qui sera reconnu par l'autre. C'est-à-dire que celui qui sera en position de reconnaissant ne sera reconnu par celui qui est reconnu que comme quelqu'un qui est en déficit, puisqu'il ne peut être que reconnaissant. Et comme vous l'avez sûrement éprouvé, dans toute relation avec autrui, ne manque jamais de se produire cette sorte de mise en balance pour savoir lequel pèsera le plus et lequel acceptera qu'il y en ait un qui pèse le plus. C'est-à-dire que dans ce processus de reconnaissance, il y en a toujours un, alors je passe sur la lutte du maître et de l'esclave qui est essentielle dans l'explication que donne Hegel de l'Histoire, et sur sa conclusion, qui est une conclusion tellement moderne et qui est que c'est l'esclave qui gagnera. Pourquoi ? Est-ce que c'est une conclusion tellement moderne ? Une conclusion tellement moderne parce que vous voyez qu'aujourd'hui, ce sera devenu le grand thème électoral, c'est ce que l'on appelle le populisme, c'est-à-dire de dire à l'esclave : tu as été écarté, chassé des affaires, on t'a malmené, on ne t'a pas reconnu, hein ? Alors qu'en réalité étant dans l'Autre, rejeté dans l'Autre, en réalité c'est toi qui commandes, c'est toi qui du même coup as à être aux commandes, puisque c'est de l'Autre que ça commande, que c'est là le lieu du commandement. Donc vous avez la surprise de vérifier combien ces thèses qui paraissent a priori abstraites et datées, elles datent du XIXe siècle, eh bien voilà, vous les voyez sous vos yeux. En même temps se manifeste une autre méconnaissance radicale, c'est que, si des gens sont en souffrance, si des communautés sont en souffrance, ce n'est pas parce qu'elles sont pauvres. J'ai passé là quelques jours dans un pays pauvre, de l'autre côté de la Méditerranée, très pauvre ; les gens que j'ai vus n'avaient pas l'air malheureux. Pas du tout. Ils avaient un tissu social, une vie sociale riche, animée, colorée et qui semblait surtout un tissu social présent, manifeste, qui semblait dense. Car le premier désir, aussi bien de l'individu que de la communauté dont il relève, c'est d'être reconnu.

Or vous remarquerez que c'est  ce qui semble oublié dans ce que proposent nos hommes politiques, sauf à vouloir réparer à cet égard les ébranlements causés par la mondialisation, c'est-à-dire justement le fait que l'identité des uns et des autres se trouve effacée devant ce qui est le partage d'un marché, devant la fluidité des échanges, le libéralisme, et donc vouloir réparer ce dommage causé à l'identité par une exaltation d'une identité antérieure, nationale, dont la caractéristique est toujours d'élever des frontières, c'est-à-dire de substituer à la dimension de l'Autre qui est une dimension subjective essentielle, la dimension de l'étranger. Il s’agit donc de mettre en place les mécanismes de la prochaine guerre. Je vous signale au passage, vous le vérifierez partout, que partout les budgets militaires sont en hausse, ce qui n'émeut personne. Ah non, vous n'avez nulle part un mouvement populaire disant non, on ne veut pas que l'argent de notre travail parte en armement. Non, non on estime que c’est nécessaire. Il le faut. Et on s'enorgueillit de la hausse des budgets militaires.

 

Vous voyez donc que la question posée par Martine de la paranoïa, y compris féminine, nous met au cœur de tellement de problèmes. Il est intéressant de voir que ces problèmes ne sont pas entrés dans ces problèmes, entrés dans le savoir culturel. Autrement dit que ce que l'on appelle notre culture continue de traiter ces phénomènes « comme si », à leur valeur purement spatiale, sans être sensible aux ressorts qui sont là à l'œuvre.

On a le temps pour une question.

 

Intervenant – Oui, il y a une notion dont on ne parle plus beaucoup : la perspicacité du paranoïaque vis-à-vis de la conscience de son entourage.

Ch. Melman – Vous avez raison c'est une question importante. Vous avez raison parce qu'il y a du fait de la paranoïa une mutation radicale du signifiant au signe, c'est-à-dire une positivation généralisée. Vous n'avez plus affaire à un signifiant qui représente un sujet pour un autre signifiant, vous avez affaire à un signe qui représente quelque chose pour quelqu'un. Et donc c'est devenu un admirable phénoménologue. C'est fou tout ce qu'il voit et que vous ne voyez pas. Parce que vous, vous n'avez pas ce pouvoir distinctif et discriminatif qui est soudain devenu le sien et qui est un défaut à la fois catastrophique mais en même temps une qualité absolument majeure. Il a vu là, vous ne l'aviez pas remarqué... Oui, oui. C'était là. Il a bien vu une petite poussière... Vous croyez qu'elle était là par hasard vous cette poussière !

Martine Gros – Ah ! mais il n'y a plus de hasard.

Ch. Melman – Il n'y a plus de hasard. Car tout est déterminé. Voilà. Eh bien là-dessus merci pour votre attention.