Charles Melman : L'identité subvertie

La logique du politique : l’Organon d’Aristote. Journée de l’EPhEP du 6 février 2016

 

Je voudrais d’abord remercier Anne Videau d’avoir accepté que nous consacrions une journée à cette question qui est assurément d’actualité, quoi qu’elle n’en ait l’air, et que nous prenions pour notre premier soutien à cette étude le travail d’Aristote et en particulier l’Organon. Une question d’actualité, puisqu’on pourrait je crois assez facilement dire que si le malaise dans la culture était lié il y a encore peu à la répression de la sexualité, si l’on écoute Freud, et je crois qu’il ne semble pas avoir eu tort, on serait tenté de dire qu’aujourd’hui, à l’époque de ce qui est bien au contraire la libération parfaite, complète des mœurs, eh bien que le malaise dans la culture est lié à notre relation, qu’elle soit collective ou singulière, à l’identité.

Nous en avons un double témoignage, d’une part celui de la crise manifeste éprouvée par, on va dire pour aller plus vite et globalement, la jeunesse occidentale affranchie de tout lien ou presque à un référent, qu’il soit religieux, national, paternel, patriarcal, et que l’on voit du même coup s’organiser dans ce qui semble néanmoins la recherche inévitable, imparable, nécessaire d’une identité, que l’on voit s’organiser sous forme de bande, nous donnant ainsi le spectacle de ce qu’est à son origine la question de l’identité, c’est-à-dire un groupe qui se rassemble autour du partage d’un trait de reconnaissance commun et qui dès lors se reconnaît au moins entre soi une force, et remarquons-le tout de suite d’ailleurs, marquée par la virilité et y compris pour les filles, et une force réservée aux membres du groupe constitué comme fermé et dont l’hostilité immédiate à l’égard d’un entourage supposé indifférencié ou bien lui–même organisé par des identités concurrentes.

Je crois que ceux parmi nous qui avons une activité thérapeutique, ceux-là sont confrontés avec les jeunes qu’ils reçoivent à ce type de manifestation et d’expression, qui je dois dire sont évidemment neuves, sont évidemment aussi extrêmement émouvantes c’est-à-dire cette tentative de se débrouiller sans référent tiers, sans référent transcendantal. Leur expression se retrouve aussi de façon plus générale au niveau social lorsqu’on voit des manifestations qui sont très intéressantes d’un point de vue disons sociologique, par exemple celles des supporteurs de clubs de football, dont on voit de façon très claire le plaisir qui est pris à cette occasion à se constituer une néo-identité extrêmement forte. On sait qu’elle est immédiatement vindicative contre le groupe adverse, et violente, venant illustrer là ce que Gustave Le Bon avait dès 1920 isolé avec la Psychologie des foules et que reprend Freud. C’est-à-dire qu’il s’agit d’identité achevée par l’assimilation parfaite, soit à un leader, soit à la figure imaginaire d’un leader, et dès lors autorisant, libérant de toute entrave, de toute limitation – les psychanalystes diraient de toute castration – et autorisant donc du même coup à l’endroit de celui qui est différent, toutes les exactions puisque l’humanité lui est retirée.

L’autre expression qu’on aurait presque envie de dire dans notre culture symétrique de cette crise de l’identité, elle, est liée à ce qui est l’affirmation, là encore absolue d’une identité achevée qui se réclame d’une religion monothéiste, et nous constatons les expressions que l’on attribue justement aux effets de cette religion. Il faut accorder d’abord un peu d’attention à ce qui constitue chez Aristote les éléments imparables de la démarche logique, c’est-à-dire ces trois éléments que constituent : premièrement l’affirmation de l’identité A est égal A. Pas discutable ! L’affirmation de la non-contradiction : A et non A  ne peuvent pas coexister. Il y en a un qui doit être retranché avec l’instrument que vous voudrez. Et enfin le principe du tiers exclu, c’est-à-dire que le monde se divise entre ceux qui sont A et puis les autres. Et là encore l’identité étant reconnue bien sûr à ceux qui sont du côté de A.

Je retiens ces éléments dont nous voyons tous immédiatement le type de conséquences qu’ils peuvent avoir dès lors qu’ils s’avèrent moteurs. Hubert Ricard nous demandait tout à l’heure : qu’est-ce qu’il peut bien y avoir d’universel ? Eh bien je dirais voilà : ce qu’il y a d’universel c’est ce que produisent les effets du langage. Ce sont des effets du langage, d’abord ! Quitte ensuite à ce qu’ils puissent être mis au bénéfice des intérêts de qui on voudra, de la religion qu’on voudra, etc.

La preuve en est, s’il le fallait, s’il fallait une preuve ! C’est que l’on voit facilement comment, de quelle manière le type de réponses aux manifestations spectaculaires de cette affirmation identitaire, ces réponses vont se ranger d’une manière absolument symétrique, égale, et dans ce qui sera là par exemple, faute d’une référence religieuse aujourd’hui spécifiée du fait de la sécularisation de l’Occident, se rangeront du côté du nationalisme. Je crois que c’est assez clair. Et donc que nous allons retrouver de la même manière des effets non pas en miroir mais simplement  des réponses symétriques du fait du langage, voilà le type de chemin, le type de passion dans lequel nous sommes les uns et les autres pris.

Ce qui est très étrange, c’est qu’il faudra plus de deux siècles… C’est effarant ! C’est effarant parce qu’on se dit que si dès le départ, dès Aristote, une toute petite inflexion s’était là produite dans l’analyse de ces effets du langage, nous connaîtrions un tout autre statut aussi bien collectif que personnel. Effarant de constater qu’il a fallu cette hasardeuse rencontre - ce renouvellement de la question du rapport de l’être humain avec le langage qui est venu surgir à l’occasion des symptômes auxquels Freud s’est intéressé - qu’il aura donc fallu une expérience tout à fait singulière, cette fois-là, pour vérifier que A n’est jamais A. Je veux dire que le deuxième est toujours autre par rapport au premier, mais qu’en plus le premier est lui-même autre ! Il est lui-même autre, ce que le stade du miroir qui a été si bien rapporté tout à l’heure par Stéphane Thibierge, illustré. C’est-à-dire que A est à l’image d’un autre. Et que donc l’altérité, elle est sans doute déjà là constitutive, originelle, et que c’est peut-être à cause de cette situation difficile à supporter qu’il y a ce type de palliatif que constitue l’amour d’investissement, la passion de l’identité.

Mais aussi que A n’est pas en contradiction avec non A, puisque c’est de non A que A trouve son affirmation. Voilà ce que la psychanalyse, avec Freud !… il n’y a pas eu besoin des tourments de Lacan pour en arriver là ! C’est ce que la psychanalyse vient affirmer avec ce texte merveilleux qui s’appelle La Verneinung. C’est en tant que je viens nier mon affirmation qu’elle s’élève au niveau de la vérité d’être vraie. C’est à la condition d’être nié dans laVerneinung. Et évidemment ça implique la limitation.

Quant au tiers exclu, il est bien évident que non seulement l’analyse témoigne que cette exclusion est essentielle puisqu’elle l’inclut, elle montre que son inclusion de ce tiers exclu est fondamentale pour la constitution du sujet, en tout cas jusqu’à ce jour, c’est-à-dire avant cette époque, avant cette actualité où la référence au tiers tend à s’effacer, et où justement ce qu’on appelle le monde tend de plus en plus à s’organiser en groupes qui n’ont plus de médiateur entre eux.

L’Organon ! L’Organon, Lacan fait remarquer ce titre étrange mériterait sans doute un mot de commentaire. L’Organon ! Vous savez c’est dégoûtant l’ « organon » ! C’est l’instrument hein ! C’est l’instrument qui n’a pas besoin de passer par l’organique ! C’est l’instrument qui permet quoi ? Eh bien qui permet au logos, et en tout cas à la dialectique, qui lui permet à la dialectique de s’assurer qu’elle dit le vrai, le vrai scientifiquement, c’est-à-dire indépendamment du bon ou du mauvais vouloir du sujet, de ce qui s’impose à lui comme vrai. Autrement dit, il semble que l’on néglige, mais Hubert Ricard me corrigera si je me trompe, que le syllogisme a cette importance fondamentale de pouvoir, de vouloir régler le fait que vous ne sauriez dissocier des termes sans qu’ils soient commandés par un ordre complétement impersonnel qui ne dépende pas de votre volonté, mais qui vous dira ce qui est permis et ce qui n’est pas permis. Ça, je dois dire que dans des débats qui étaient d’abord et avant tout des débats éthiques, et concernant la difficulté à déterminer ce qui est permis et ce qui n’est pas permis, voilà que de façon complétement subversive surgit, non plus ce qui comme dans la dialectique est de l’ordre de la parole, mais ce qui relève de l’écrit. Et je crois que ce point n’est pas habituellement souligné par les commentateurs d’Aristote. C’est une écriture. Il ne s’agit plus là de blaguer ni de blablater. C’est écrit, ça s’écrit comme ça ! Et ça va s’écrire d’une manière que je vais me permettre d’interpréter à ma façon et qui peut-être sera sensible à la vôtre. C’est que si je fais intervenir C après A, voilà ! Je commets ce coup de force. Qu’est-ce qui m’y autorise ? Comment est-ce que je sais si je suis dans le vrai à écrire C après A ? Et comme nous le savons, C, A, peuvent prendre ici toutes les valeurs que nous pouvons imaginer. Qu’est-ce qui m’y autorise ? Eh bien ce qui m’y autorise, c’est ce moyen terme que Stéphane Thibierge a évoqué tout à l’heure, un moyen terme dont la référence, qui vaut pour A comme pour C, fait que ce moyen terme vient valider, légitimer cette association de A et de C. Je vais commettre là quelque chose, un coup de force et j’en ai parfaitement le droit. Comme devant tout coup de force, il est légitime qu’on lève le drapeau de l’insurrection. Mais nous nous trouvons là en quelque sorte face à une trinité dont les éléments sont assurément consubstantiels et qui se caractérisent par le fait que finalement, si cette trinité tient ensemble, c’est que chacun des trois comporte l’élément unaire qui leur permet d’être identifiés. Ils sont chacun un, ces lettres représentatives d’un un. Et il se trouve – ce sont les hasards de l’existence, je me permets cette anecdote – que Lacan m’avait entraîné dans la recherche d’un ouvrage dont je savais qu’il n’avait jamais été publié, un tome N° 2 d’un premier ouvrage, et je savais qu’il n’avait jamais été publié, mais il le recherchait tout de même ! Alors toutes les bibliothèques avaient été consultées. Enfin il avait des tas d’émissaires un peu partout, et je le suivais, et je lui servais un peu de terme tiers, de terme intermédiaire, de médiateur. Et je le suivais comme ça dans des explorations assez touchantes et pathétiques auprès de personnages assez invraisemblables pour retrouver ce tome N° 2 dont je savais qu’il n’avait jamais été publié. Le tome N° 1, je ne dirais pas le nom de l’auteur ni le titre, je l’ai chez moi sous forme d’une photocopie que j’ai réussi très difficilement à obtenir, parce que ce n’est pas lui qui me l’a fournie, est un ouvrage écrit par un Juif allemand du début du XXe siècle, pour montrer que la religion hébraïque avait été construite sur des inspirations venues de l’aristotélisme. Un truc comme ça, complétement zinzin ! Alors je ne vais pas m’engager là-dedans, dans l’explication du premier moteur immobile etc.

Je dois faire un aveu qui là encore est personnel : moi, la lecture d’Aristote, ça me fait peur ! Ça me fait peur pourquoi ? Parce que j’ai l’impression folle que j’ai déjà lu tout ça. Or, comme il est assez peu probable que je sois la manifestation d’une réincarnation, il est plutôt vraisemblable que je suis plutôt sensible au fait qu’il s’agit chez Aristote avant tout de l’expression, de la mise par écrit justement des effets du langage, à la lecture de La métaphysique, j’ai le sentiment que je me balade là-dedans comme si dans une lecture antérieure ça m’était familier ! Ce qui est aberrant !

À propos de La métaphysique - ça nous a été rappelé ce matin si bien par Hourya Benis-Sinaceur qui nous a fait le grand plaisir d’intervenir ici avec nous - La métaphysique, elle conduit finalement à Theós, à Dieu. Mais vous vous rendez compte ? Voilà comment une démarche purement rationaliste nous conduit à quoi ? Nous conduit à Dieu. Et ne soyons pas surpris que justement, à l’époque médiévale, l’accent ait été mis sur l’Inventio medii, l’invention du moyen terme ! Nous avions fait il y a maintenant je ne sais pas combien d’années, mais Claude Landman s’en souvient très bien, quand nous avions fait un colloque à Cordoue.

 

Claude Landman : En 92

 

Charles Melman : 92, vous vous rendez compte ! Dont il y a des actes d’ailleurs. Enfin c’est devenu assez difficile à trouver. On le trouve quand même vraiment ça a été un colloque formidable, je dis bien centré sur cette époque où justement en Andalousie les prêtres des deux religions (parce que la troisième avec Saint Thomas est venue après), mais les prêtres des deux religions s’accordaient pour dire que pour déchiffrer les textes sacrés - car on ne comprenait pas ce que ça voulait dire pour toutes sortes de raisons, les textes sacrés, ne serait-ce qu’à cause du nombre de transcriptions - le guide de lecture c’était Aristote ! Et que donc on s’accordait parfaitement, pour déchiffrer les textes, à utiliser bien sûr de l’Organon, et autres textes d’Aristote, ce qui n’a pu durer qu’un temps, parce que le pouvoir politique a très vite compris qu’il y avait là une menace contre l’autorité. Et donc ça s’est éteint.

Le but de la philosophie c’est de parvenir au souverain Bien. Disons les choses crûment : à la vraie jouissance ! Hein, il y en a assez de traîner en route ! Et puis de finalement ne jamais arriver à savoir ce que serait enfin la vraie jouissance ! Et c’est là aussi que prend son sens l’ « organon ». On va vous donner l’instrument, l’instrument de ce qui est impossible, de ce que moralement vous appelez interdit ! Mais en même temps aussi le cheminement pour y arriver au souverain Bien. Évidemment, puisqu’il s’agit du souverain Bien du Maître, il se situera dans le champ scopique, dans le champ de la vision qui, comme on le sait est aussi le propre de l’obsessionnel : c’est dans le champ scopique que ça se joue.

Il y a quelque chose dont je ne sais pas si le thème en a été… sûrement ! ça ne me pas possible autrement …abordé par les philosophes. Dès le début des Premiers analytiques, Aristote distingue l’universel, le particulier, et l’indéterminé. L’indéterminé, vous vous demandez vraiment ce que ça vient faire là, puisque l’universel et le particulier sont supposés évidemment, du fait de leur spécificité, occuper tout l’espace. Non ! Vous avez l’indéterminé dont vous ne sauriez dire si c’est soit universel, soit particulier. L’indéterminé, c’est-à-dire si c’est indéterminé et si ça échappe à l’universel et au particulier, c’est dire que ça ne relève pas du un. C’est quoi ? Ça relève de quoi ?

Alors il va nous donner des exemples qui sont je dois dire soufflants ! Premièrement (il y en a deux exemples) : la même science est la science des contraires. Il y a une science unique qui est celle des contraires. Vous attendiez un truc comme ça ? Je ne sais pas si on n’a jamais tiré profit d’une affirmation de ce type. Une même science, science ! est celle des contraires. Et la deuxième proposition qui ne me semble pas sans rapport avec celle-là : le plaisir n’est pas un bien. Vous voyez ! Est-ce que le bien n’est pas un plaisir ? Est-ce que le plaisir n’est pas un bien ? En tout cas, est-ce que ce sont des contraires, des contradictoires ? Voilà deux éléments qui appartenant ni à l’universel, ni au particulier, et qui dessinent un espace, celui de l’indéterminé. De façon évidemment très arbitraire les lacaniens se diraient : «  Mais Aristote était tout près de découvrir que l’universel était bordé par l’espace Autre », c’est-à-dire ce qui  échappait à l’universel, à la nomination, aux contraires.

Ce que nous savons depuis Freud et assurément avec Lacan, c’est que l’identité est fondée sur l’incorporation symbolique d’un trait qui se caractérise d’être un et que Freud appelait donc un Einziger Zug, le trait unaire. Ça ouvre évidement tout le chapitre qui est régulièrement absent de l’espace philosophique et aussi des affirmations qui se réclament de l’universel :  le statut de la femme, puisque comme nous le savons à partir d’une expérience qui est historiquement datée, je veux dire d’Aristophane, Lysistrata, ça ne va pas pour les femmes de ce côté-là, du côté de l’incorporation d’un trait unaire, puisque ce trait unaire se trouve, je ne vais pas développer pourquoi, systématiquement attaché à une manifestation de la virilité. Alors si elles sont du côté de l’indéterminé, on conçoit la tâche qui est la leur de se faire reconnaître comme une, ce qui passe inévitablement par la réclamation que nous savons, et je le dis souvent, d’être unique, forcément ! Pas d’autre moyen pour affirmer que l’on en relève ! Mais le brave type, lui, qui enfin peut se déclamer de son identité, ce qu’il sait très bien, c’est ce problème qui est sans cesse présent chez Aristote, et ça a été souligné et très bien dit ce matin : est-ce que l’être n’est jamais achevé, accompli, ou bien est-ce que ce trait identifié n’est jamais qu’inabouti, inachevé, eu égard à l’idéal transcendantal ; il réclame pour chacun d’entre nous son accomplissement, sa totalisation, c’est-à-dire réclame sa mort, puisque ce n’est que dans la mort qu’il pourra figurer comme idéal. Peut-être bien que ce que Freud a découvert comme instinct de mort, et dont on voit que ce n’est pas absent dans notre culture : la mort peut se présenter même comme recherchée, désirée, souhaitée et aimée comme étant enfin l’accomplissement, le passage au monde vrai, au monde réel, je veux dire complet, total ! Et donc la question : est-ce que cette identité, il ne suffit pas de dire pour les uns qu’elle est malheureuse et pour les autres qu’elle est heureuse, elle est ce qui pour chacun d’entre nous est source de ce qui organise sa normalité, c'est-à-dire le met à la norme, et en même temps, comme je le disais l’autre jour ailleurs, est la source chez lui de la plus grande pathologie, c’est-à-dire qu’elle rend la folie, la pathologie normale, puisqu’elle est à la fois ce qui pour chacun d’entre nous est le plus cher, le plus difficile à vivre, à assumer : et puis en même temps, dès lors qu’elle se réclame d’un aboutissement, que le type sorte de sa dépression et de sa nullité foncière, eh bien elle le rend dingue dans ce qui sera sa réalisation en bande, en groupe.

Il y a avait à Sainte Anne, de temps en temps, ces types qui arrivaient avec une amnésie d’identité. C’était évidemment sensationnel parce qu’ils allaient très bien à part cette amnésie là, et on ne trouvait aucune trace dans leurs vêtements, leurs papiers, un anneau d’alliance, quoi que ce soit, rien ! Tout semblait avoir été effacé comme s’ils l’avaient « fait exprès ». Le type, avait été arrêté par la police déambulant sur la voie publique : « Vos papiers s’il vous plaît ! Quel est votre nom ? Qu’est-ce que vous faites là ? » Donc on le retrouvait à l’hôpital et c’était toujours magnifique. D’abord parce qu’à part ça, il allait très bien : très sociable, content d’être là, jouant aux cartes, aidant à la cuisine, très apprécié par les infirmiers. Mais ce qui était le souci médical : « Eh oh, vous n’allez pas rester comme ça quand même ! » Et l’autre : « Ben non ! » Et je me souviens toujours de l’un d’eux, absolument nageant dans le bonheur. Et on dira : oui, mais ça se payait sûrement de quelque côté ! Mais pas du tout, parce que de ce côté-là justement, il avait avec les malades féminines des relations qui ne semblaient pas souffrir de cette lacune fondamentale. Et puis un beau jour, catastrophe ! Sa femme a débarqué avec les enfants (rires), il est redevenu normal (rires).

Ce qu’il y a d’universel, s’il y a quelque chose d’universel, c’est que l’homme est quelqu’un qui se prend pour quelqu’un. C’est ça l’effet du langage ! Et s’il va sans cesse chercher du côté de l’animal, c’est que moi je crois qu’on oublie peut-être trop vite que pour ceux qui spéculaient ainsi, le totémisme n’était pas très loin ! Et que la question pour eux de l’identité de cet animal qu’était l’homme se posait évidement dans la recherche de ce qui était une identité de cette espèce dont ils relevaient, c’est-à-dire de l’espèce animale. Or une espèce animale - rappelons quand même qu’Aristote était biologiste - une espèce se caractérise par un trait qui lui est propre, au moins un trait qui lui est spécifique ! Et l’homme alors ? Quel est le trait qui lui est spécifique ? C’est bien la question celle-là ! Avouez que ce serait quand même soulageant de connaître ce trait, parce qu’il suffirait pour être sûr de se connaître soi-même, il suffirait évidemment de le pratiquer, de l’endosser : « moi je suis un homme ! » « Ah bon, tu es sûr ? Comment tu le sais ? À quoi tu le reconnais espèce d’abruti ! »

Donc il s’agit dans cette démarche d’Aristote, avec l’Organon, de savoir ce qu’il y a pour chacun de nous effectivement d’impossible et de permis. Ce qui est justement le propre de l’homme, c’est-à-dire quel est l’impossible qui lui est spécifique ? Voilà quelque chose que l’on ne va pas interroger chez un animal. Oui.

Alors pour conclure, ceci : c’est que ce que nous savons avec la démarche lacanienne, et qu’Hubert Ricard a évoqué en cours de route, c’est qu’au fond, il y en a deux identités pour chacun d’entre nous qui sont essentielles : l’identité liée à l’incorporation du trait unaire, du un, un homme ! Il est évident que si à cet homme je donne un nom propre, « Socrate », il est évident que je ne le définis plus que dans sa relation au groupe familial, à un tiers ancestral parfaitement défini. Si je dis : « un homme », quel est le tiers ancestral ? Vous voyez où ça mène ! Ça mène à unTheós qui va bien sûr être incarné par la religion. En tout cas, il y a cette identité entamée, conflictuelle, normative, indispensable, sinon vous êtes dissociés, et votre pensée est dissociée, et en même temps éminemment pathogène, elle vous rend dingue. Pas de frontière là entre pathologie et physiologie ! Et puis il y a l’autre identité qui se trouve forcément méconnue jusqu’à Freud, parce que cette identité là au trait unaire, ce qui est méconnu, c’est qu’elle passe par le renoncement au désir singulier, au désir propre au sujet pour devenir le désir du référent. La mise à la disposition du désir propre, s’il y en a un est au service du référent. Je ne désire que pour lui, par lui, grâce à lui et à son service. C’est de lui dont mon désir s’autorise. Donc ça se paye d’un prix cette identification unaire qui s’appelle dans la théorie la castration.

Sur la table à l’entrée, il y a le dessin fait par le petit Hans de cette fameuse girafe et dont on n’a pas commenté le fait que manifestement ce qui se présente comme propre au dessin fait par le petit Hans, c’est-à-dire le zizi est détaché du corps, il est amovible. Le petit Hans, il savait ça, c’est son père qui va traiter ça autrement. Mais lui, le petit Hans, qui apprend tout aux adultes qui sont en train de l’observer comme ça à la lunette, eh bien il sait que le zizi c’est ce qui est détachable, est la partie qui est détachable du corps. C’est ça l’identification au un, qui consiste à renoncer à son désir propre pour ne plus être sensé épouser que le désir de l’instance transcendantale, autrement dit de s’affirmer soi-même comme absolu, comme totalitaire, comme universel. C’est le propre de toute référence transcendantale de valoir pour tous, qu’il ne reste plus d’indéterminé. Mais le langage qui a cet effet est un langage qui est animé par ce que Freud a très bien distingué comme refoulement originaire, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui a chu du langage et que Lacan isole justement comme la lettre, celle dont va se servir Aristote dans sa logique, la lettre qui a chu et qui manque, et qui entretient le désir singulier, c’est-à-dire celui qui est en délinquance par rapport au désir codifié, légalement prescrit, et qui donne à ces créatures humaines cette espèce de bizarre bifidité, ce que Lacan appelle aussi bien division. La division du sujet : il est d’un côté et puis de l’autre. Il est d’un côté comme un et de l’autre comme sujet du désir alimenté par cet objet qu’il ne faut pas, et donc le désir qu’il ne faut pas. Ce qui fait donc que, comme on le voit, la question de l’identité, à suivre ce très rapide parcours, la question de d’identité, elle ne peut être abordée que par le biais de ce qui vient décompléter la vocation totalitaire du trait unaire. Et en rappelant cette division propre au sujet, voilà l’autre effet universel, et qui fait que son identité est double. Et le proférer ainsi, c’est je crois, rejoindre ce qui raconté depuis toujours, dans toutes les écritures romanesques qui ne manquent jamais d’en venir à l’illustration de ce conflit, de cette division.

Et j’en viens enfin à cette affirmation de Hegel introduite ce matin par Hourya Benis Sinacœur et reprise par Hubert Ricard : l’identité de l’identité est la non identité. Cette identité dont je me réclame est forcément dans une collectivité aux frontières bien dessinées - puisque l’identité à l’homme comme tel n’a aucune vocation subjective. Il y en a qui l’ont tentée à une certaine époque après la deuxième guerre mondiale, les citoyens du monde, etc. c’était beau comme tout ! À part la beauté du geste, ça n’a pas pu aller très loin. Et c’est la barre portée sur cette identité affirmée, comme dans la Verneinung qu’ainsi mon identité effectivement s’affirme. Je veux dire elle est celle que je crois totalisante et totalitaire, mais en réalité elle est barrée.

Je n’ai pas besoin de faire remarquer ceci : c’est qu’on ne peut qu’être ému à mon sens lorsque l’on voit la façon dont les problèmes aujourd’hui posés par l’identité collective sont traités par l’opinion publique et par les médias. Et d’ailleurs on peut avoir un sentiment douloureux devant le caractère à la fois archaïque et dangereux des modes de traitement classique de l’identité, c’est-à-dire qu’à la passion identitaire de l’un on va répondre par la passion identitaire de l’autre. Et comme prévu, c’est écrit par des commentateurs avisés, c’est la fin de l’Europe, le retour à des frontières dont on sait que le destin est immanquablement, physiologiquement, dans la mesure où il récuse l’appartenance à l’espèce humaine de celui qui est de l’autre côté, le destin des frontières est toujours – il n’y a pas d’exemple qui puisse y déroger – de toujours conduire à la guerre. On a le sentiment d’assister à une sorte de fatalité mise en marche, et qu’aussi bien l’opinion publique que les médias ne semblent pas très bien informés sur ce qui se joue, et surtout qu’ils manquent totalement de réponses. Sauf à avoir des prises de parti paradoxales, les uns ou les autres, mais ce sont toutes des prises de parti qui vont dans le sens d’un éloge de l’identité. Et puis il ne s’agit pas non plus de décrier, mais donc il s’agit de mesurer la manière dont en tant que parlêtre, on peut se servir de « l’organon » c’est–à-dire de l’instrument qui devait au logos lui permettre de se déterminer pour savoir ce qui se pouvait et ce qui ne se pouvait pas. Eh bien là encore on voit bien comment du côté collectif nous sommes sans recours, et pour faire qu’un savoir qui est là chez les spécialistes, ce savoir sans recours va servir de rien. Et donc on regrettera que Lacan finalement ait réservé son propos aux psychanalystes, qu’il n’ait pas écrit d’ouvrage philosophique. Il était clinicien, les philosophes ne sont pas cliniciens.

Vous remarquerez, au cours de nos exposés, un clinicien c’est celui qui pour aborder un thème part toujours de la pathologie – c’est ça le clinicien ! –, c’est-à-dire de ce qui ne va pas. Et dans cette mesure-là, il est sûr d’être dans l’universel ! On devrait tous être cliniciens. C’est-à-dire quand on aborde une question, question de l’être si vous voulez, se demander qu’est-ce qui ne va pas ? Alors évidemment on va arriver au désêtre, mais on ne peut pas dire que ça aura beaucoup de conséquences puisqu’il y aura d’autres écrits qui vont montrer de quelle manière ce désêtre se console dans des identifications nationalistes. C’est très surprenant ça ! C’est très surprenant de voir comment quelqu’un qui était le dernier philosophe à être celui du langage, autrement dit Heidegger, en est venu à des protestations de foi nationaliste. C’est très surprenant ! C’est-à-dire quoi surprenant ? C’est-à-dire qu’il y a quelque chose de plus fort ! Évidemment les psychanalystes ne peuvent dire que ça ! Quelque chose de plus fort et qui guide la main et qui guide la pensée. En tout cas Lacan était fondamentalement préoccupé (dans ce que pour ma part j’essaie avec un certain succès au moins dans notre groupe de faire valoir) par la question du lieu pour chacun d’entre nous d’où il est commandé - c’est bizarre que cette question du commandement ne soit jamais posée en ces termes - c’est-à-dire le fait que chacun de nous est confronté à un lieu d’où il est commandé et qui pour Lacan bien sûr est celui du réel. Le lieu d’où il est commandé, et tout va dépendre de ce qui va mettre en ce lieu, parce que ce qui est si difficile à penser, le parlêtre voulant légitimer enfin une conduite en interrogeant ce lieu comme il faut, il serait amené à considérer qu’il n’y a personne là-dedans, y a personne, tout le monde s’en fout là-dedans. Ça permettrait effectivement de relativiser ce qu’il en est de notre passion identificatoire aux uns et aux autres, en tant qu’elle est un effet du langage. Les stoïciens en étaient sans doute le plus près, mais au prix d’une morale qui était une morale de maître, autrement dit rien ne me touche ! Mais comme on le voit, ces spéculations sont restés en plan. Et donc que nous ayons, grâce à l’engagement et la bonne volonté d’Anne Videau, pu essayer d’en parler un petit peu, c’est peut être pour chacun d’entre nous une façon de faire avancer là-dessus sa propre réflexion.

Nous sommes allés – et je conclus là-dessus – il n’y a pas très longtemps, nous étions à New York à un colloque présumé tel sur la question justement de l’identité, un colloque supposé se dérouler avec des psychanalystes américains new-yorkais. Ce qui est épatant, c’est qu’à chaque fois qu’on a voulu en parler, on a parlé d’autre chose ! Il me semble quand même qu’au cours de cette Journée, le problème a tenté d’être cerné de divers côtés. On a ciblé divers points de vue, et à force de tourner autour, il n’est pas impossible que le travail de chacun se poursuive, s’élabore, s’affine, se tisse mieux, s’écrive mieux. Sauf qu’évidemment ce n’est pas un programme électoral et ce n’est pas même un programme à offrir au milieu intellectuel. Et ceci étant et alors ? Et alors ? C’est comme ça !

Avant de conclure, et puisqu’une mauvaise habitude veut qu’une fois que j’ai terminé on estime que la messe est dite, chacun s’en va, est-ce que l’un de vous souhaite objecter, contredire, contrebalancer, adoucir, planifier ? Julien qui est très en verve !

 

Julien Maucade : Vous avez remarqué aujourd’hui ! La question de l’universel des effets du langage, une question m’arrive : ça renvoie à la tour de Babel ? Ce que vous avez dit de l’humain, c’est quelqu’un qui se prend pour quelqu’un, j’ai essayé de traduire la phrase dans une autre langue, eh bien ça pose problème parce que ça donne quelque chose qui ressemble à l’humain est un qui ressemble à un dans une autre langue ? Donc…

 

Charles Melman : Oui ce n’est pas mieux. C’est vrai que c’est forcément une question de langue

 

Julien Maucade : Donc je me demandais si définir l’universel comme ça c’est un paradoxe en soi et puis ça ajoute au problème, ça complexifie. Voilà !

 

Charles Melman : Je ne crois pas, parce que dès lors qu’il accepte de reconnaître son identité non pas dans un nom, que ce soit un nom propre et qui en général du même coup marque son appartenance à telle ou telle collectivité, voire à telle ou telle religion, et qui considère que le substrat de cette affaire avant toute nomination est le un, cela peut provoquer le type de soulagement, je veux dire qui permet dès lors de parfaitement s’identifier à celui qui, quoique n’ayant pas un patronyme de la même famille, ni une langue semblable, relève forcément, du moment que c’est un parlêtre, de la même catégorie, du quelqu’un. Voilà ! Un quelconque. Il n’est pas moins quelconque.

 

Julien Maucade : Un parmi d’autres

 

Charles Melman : Un parmi d’autres. Oui, ils sont semblables du fait d’être chacun autre pour les autres et pour lui-même puisqu’il est divisé par rapport à cela.

 

Julien Maucade : je vous avais parlé un petit peu de mon expérience avec les jeunes concernant cette question du nom. Comme je vous ai dit ils ne sont pas sûrs d’appartenir à ce nom patronyme du père, donc ils en veulent un autre, bref ! Mais ma question était par rapport à l’exemple clinique que vous avez donné, quelqu’un qui ne sait pas comment il s’appelle à Sainte Anne, et qui aide à la cuisine et qui est là. Comme on l’interpelle ? On l’interpelle ? On lui dit : « Monsieur  » ?

 

Charles Melman : C’était le problème. C’est un problème, on ne savait pas comment l’appeler. Voilà ! Oui oui c’est bien le problème. On faisait : « Hep ! » Je ne sais pas comment on faisait.

 

Intervenant : question inaudible

 

Charles Melman : Ça dépend. Ce n’est pas une opération volontaire, c’est une opération qui est logiquement inscrite. Le seul problème c’est qu’elle n’est pas identifiée comme telle. Mais je dirais ce n’est pas un coup de force disant voilà on va faire comme ça. Je veux dire originalement, si je puis dire, c’est comme ça ! Y a du un, sauf que ceun est cause, je l’ai dit, de division, d’altérité et d’une identité cachée, d’une identité refoulée.

 

Intervenant : Quelle position alors par rapport à la castration dans ces cas-là ? La position que l’on peut avoir par rapport à la castration ?

 

Charles Melman : Il ne s’agit pas de prôner la castration, elle est là de toute manière ! Du moment qu’il y a un refoulement originaire dans toute langue. Ça, ça a été formidable que Freud… il était quand même fort d’avoir mis ça en évidence, la castration. Je n’ai pas à prendre parti pour ou contre. Elle est là, elle dit que tout simplement j’ai affaire à des signifiants et donc que moi-même je suis un signifiant, que si je me prends pour l’objet véritable, le véritable objet de Dieu, je suis fou. Quand c’est une folie collective, comme c’est la destinée ordinaire de ce genre de situation, vous n’y pouvez plus rien.

 

Mme Hourya Benis-Sinaceur : Je ne sais pas si j’ai bien compris, mais si je vous ai bien compris dans votre optique, un parmi d’autres, un parmi des uns, je pense qu’on n’aurait plus besoin d’en appeler au transcendantal.

 

Charles Melman : Mais bien sûr, il n’y a aucun besoin, même au contraire, le fait de constater que ça se passe, que le transcendantal en s’affirmant comme totalitaire aboutit forcément à la constitution d’un groupe enfermé dans une frontière.