Charles Melman : L'enfance ratée des enfants d'immigrés

Quelle est la nature de la souffrance avec et pour les enfants de l’immigration ?

Journée de Clermont-Ferrand, 15 octobre 2016

 

Suivi du texte de Charles Melman, publié le 25 octobre 2016 sur le site de l’ALI

 

 

Charles Melman – Le numéro de la table à laquelle je me suis assis à l'insu de mon plein gré est 007 ! Alors, pour profiter des excellentes notations et remarques qui ont été les vôtres au cours de cette intéressante journée, je voudrais commencer par vous poser une question, facile évidemment. Facile puisque nous sommes entre gens cultivés. Donc, qu'est-ce que c'est que la culture ? Facile hein ! Qui veut bien répondre ?

Pierre-Yves Gaudard – Moi je dirais une convention sur la répartition de la jouissance.

Ch. Melman – C'est intéressant. C'est même déjà très élaboré, parce que moi je serais à propos de la culture « primitif ». Alors est-ce que vous avez une autre proposition, c'est important parce que si on veut savoir pourquoi on souffre avec les enfants d’immigrés et eux avec nous, il faut commencer par savoir ce que nous appelons la culture.

Intervenant – C'est ce qui a été cultivé à l'intérieur de nous.

Ch. Melman – C'est un peu, c’est légèrement tautologique il me semble mais c'est également… C’est important les tautologies surtout à propos du sujet qui est le nôtre, on est souvent tautologique là-dessus.

Intervenante – Je voulais proposer : la culture c'est ce qui reste quand on a oublié tout ce qu’on a appris.

Ch. Melman – Est-ce que vous savez qui a dit ça ?

Intervenante – Je l’ai oublié.

Ch. Melman – Voilà ! Le pauvre, il doit se tordre de douleurs… C'était un homme politique éminent qui s'appelait Édouard Herriot. Ça ne vous dit rien bien sûr. Bon, eh bien il faut quand même que je vous apprenne, vous voyez, que je fasse un bond et que je vous apprenne ce que c'est que la culture.

La culture c'est l'ensemble des interdits qui permettent à un certain nombre d'intéressés, par eux, de se rassembler. C’est ce qui fait qu’on se rassemble, que l’on a donc en partage, c’est ce que l’on partage, non pas les mêmes biens mais le Bien suprême, c’est-à-dire les interdits. C’est ça la culture. Et dès lors chacun va porter sur soi la marque de ce bord, de ce qui fait bord, et c’est comme ça que l’on s’identifie, qu’on se reconnaît. Et qui du même coup puisque nous sommes quand même légèrement paradoxaux, que l’on doit attribuer – car nous sommes également anthropomorphes – à celui qui serait responsable de ces interdits de se tenir comme une instance idéale et que l’on va aimer. Nous sommes comme ça. Moi je n’y peux rien, je n’ai rien décidé là-dessus, je n’ai même pas pris d’options. C’est comme ça. On aime, on veut faire exister celui à qui on attribue la paternité, je me sers évidemment de cette métaphore à bon escient, la paternité des interdits qui nous rassemblent.

Ce que l’on appelle la civilisation par différenciation avec la culture, c’est le fait de reconnaître que ceux qui ne partagent pas les mêmes interdits en relèvent d’autres et qui du point de vue conceptuel, à part les avatars des formes qu’ils peuvent prendre, du point de vue conceptuel sont les mêmes ; et là encore, avec le même amour pour celui à qui est attribué la genèse, l’origine, la cause de ces interdits. Et on pourrait peut-être statuer que si nous souffrons avec et pour les enfants d’immigrés, c’est pour un problème qui concerne, entre autres, notre relation et la leur, à ce que on peut appeler la culture. La façon dont elle se présente chez les enfants d’immigrés témoigne que cette catégorie de la culture est strictement dépendante, liée, à la langue ; qu’elle est un effet de la langue. Je ne m’étends pas davantage là-dessus si ce n’est pour faire remarquer aussitôt que les enfants d’immigrés, ça fait partie des remarques saugrenues que je compte vous faire, ils n’ont pas de langue. Oh ! Louis !

L. Sciara – Ils ont pas de langue ?

Ch. Melman – Pourquoi  n’ont-ils pas de langue ? C’est clair. Et si c’est obscur, je l’éclaircis aussitôt. Ils n’ont pas de langue parce qu’à la maison, on parle un langage qui dans le meilleur des cas est l’arabe dialectal. C’est très spécial une culture où il faut distinguer ainsi l’usage de deux langues différentes, l’une qui est le dialectal et l’autre, la langue dite classique. Pourquoi c’est très différent ? En France évidemment nous n’avons plus cette depuis François Ier, en fait la langue des clercs n’a plus été exclusivement le latin. Qu’est-ce que ça introduit comme différence majeure ? Comme différence majeure, s’introduit ceci : c’est qu’il y a d’une part la langue des esclaves et d’autre part la langue des maîtres. Ce n’est pas compliqué. Voilà. C’est-à-dire qu’au lieu que le langage permette de distinguer par exemple homme et femme, les uns et les autres, il instaure à l’intérieur même de l’ensemble qu’il regroupe une coupure entre ceux qui sont d’une part les esclaves et puis ceux qui d’autre part sont les patrons ou ceux qui commandent.

Lorsque vous participez du dialectal, celui auquel vous vous adressez ne peut pas être un autre puisque c’est le même que vous, il est dans la même situation, il appartient à la même catégorie, il n’est pas autre par rapport à la langue. On a abordé cette même question à propos de l’usage du créole dans d’autres circonstances, c’est-à-dire qu’on ne s’adresse jamais qu’à un semblable. Semblable que l’on voudra : de dépit, de misère, de plaisir, de ce que l'on voudra mais où vous voyez que la différence des sexes, en tout cas, là, n'est pas déterminante. Et il en est de même pour les maîtres. Ils se reconnaissent entre maîtres. Ce qui fait que dans l'un et l'autre cas, c'est une incidence saugrenue qui paraît étrange, il y a une homosexuation : se trouvent homosexués, du même sexe, semblables, d'un côté et de l'autre  homosexués. C'est-à-dire que du même coup on va vivre dans une relation persécutrice et paranoïaque à l'endroit de l'homosexualité, puisque de façon latente et insue, elle est inscrite là en permanence, elle est un risque permanent.

En tout cas, le petit Beur est donc pris entre d'une part une langue familiale qui dans le meilleur des cas est cet arabe dialectal et une langue d'adoption où il va se passer quoi pour lui ? C'est qu'il y a une particularité qui est propre au français qu'il faut quand même reconnaître, ça lui est propre. On peut parler la langue anglaise en étant Birman, Pakistanais, Hindou, Kényan, Nigérien, et comment dirais-je même si ça va faire de vous un adepte du cricket et vous donner le goût du thé, ça ne fait pas pour autant de vous un citoyen britannique. Le Français a une particularité qu'en aucun cas je ne viendrais critiquer, qui lui appartient sans doute pour des raisons historiques, c'est-à-dire au caractère régional des langues qu'il a fallu faire taire à cause des différences politiques et religieuses qu'elles introduisaient, le français est une langue dont la correction fait de vous un Français, comme dit l'autre un Gaulois. Ce n'est pas idiot voyez-vous. Eh oui, ça fait de vous un Français. Et mieux, un amoureux de la langue française comme en témoignent d'ailleurs les nombreux écrivains d'origine maghrébine et qui savent très bien s'illustrer en amoureux, excellents praticiens de la langue française.

Ce que j'avance, toujours de façon saugrenue, c'est que le petit Beur, il va faire un truc parce que cette langue française, par sa constitution même, elle veut de lui comme Français mais pas comme petit Beur ; eh bien, il va parler un français dialectal, inventé, un dialecte du français et qui sera celui de la bande qu'il va constituer dans le souci d'une identification qui n'a pas d'autre recours, puisqu'elle ne le trouve pas ce recours dans l'usage de la langue elle-même, qui n’a pas d’autre recours que cette organisation de semblables, qui va lui permettre par la multiplication, ou la démultiplication du même de se constituer une identité, une identité qu'il faut bien qualifier de paranoïaque au sens clinique du terme, puisqu'il est évident que la différence aura toujours tendance comme il se doit - vous évoquiez tout à l'heure la nécessité du réel propre à toute langue – la différence, la dissemblance, une introduction d’un réel va forcément sans cesse être menaçante que ce soit hors du groupe ou à l'intérieur du groupe. Il y aura donc sans cesse une espèce de vigilance paranoïaque, doublée de ceci c'est que cette identité à l'intérieur de la bande, elle est toujours et forcément virile, y compris pour les filles bien sûr. Et c'est comme on le sait autour de questions de mise en cause de la virilité, qui est toujours une question à fleur de peau, c'est toujours l’occasion de ce qui concerne une mise en question de cette virilité, par exemple le regard porté par le membre d’une bande qui est située de l'autre côté de l’avenue, composée par les mêmes, ethnographiquement, les mêmes, mais ils sont situés de l'autre côté d'une frontière constituée par l’avenue ; et le regard porté par l'un de ceux d'en face sur une fille du premier groupe pourra suffire pour déclencher des morts ! Ça existe, ça s'est produit, c'est comme ça.

Quel est l'arme de Daesh ? Vous croyez que c'est la Kalash. C'est un drôle de nom ça : la Kalash. Il y en a que pour les lâches, la Kalash. Ce n’est pas la Kalash l'arme de Daesh.

L. Sciara [en riant] – Elle est venue par qui ?

Ch. Melman – Elle a un nom.  ... Je ne sais pas ce que vous racontez.

L. Sciara – Je dis, par qui est-elle venue ?  

Ch. Melman – Je vais vous le dire tout de suite, comme d'habitude. Je réponds, moi.

 L'arme de Daesh s’appelle :  la rhétorique. Ce n'est rien d'autre qu'une rhétorique. Rien d'autre ! C'est-à-dire une façon de s'adresser à la foule et de telle sorte en agissant parmi les membres de cette foule un tel ressort qu’immédiatement ils se mettront aux ordres. Avec quelque chose qui est remarquable, c'est que nous, tels que nous sommes ici en général, nous sommes des inhibés, le passage à l'action, voire à l'acte encore bien plus, il faut qu'on réfléchisse, ça ne se fait pas comme ça, c'est même un signe de civilisation, c'est-à-dire qu'entre le commandement psychique et puis l'exécution il y a un espace, un intervalle, essentiel qui est celui de notre délibération, de notre choix : je le fais ou je ne le fais pas !

Il y a des langues qui sont telles qu'elles fonctionnent dans le registre de l'injonction immédiate. Les linguistes se sont intéressés à ça mais ça n'a pas pu aboutir évidemment parce que l'approche linguistique ne permet pas d'aller très loin, ils appellent ça le performatif. Ce qui veut dire que c'est la parole qui tout de suite fait, se dispensant de toute réflexion, analyse, participation subjective. C'est dit : je fais. C'est un domaine cette transmission entre l'ordre et l'action, entre le signifiant et le corps, c'est un domaine il faut bien le dire qui est entièrement livré à la sagacité de votre travail et de votre jeunesse, parce que c'est un domaine très peu exploré et très mal connu. Mais en tout cas, ce que nous sommes bien obligés de constater, c'est l'inhibition d'une part, la nôtre, du genre bien élevés, nous ne sommes pas des animaux quand même, on ne se jette pas sur la proie, on commence par bla-blater avec elle, ça c'est correct ! et puis ça marche ou ça marche pas. C'est selon. Bien.

Le système – système sémiologique dont les petits Beurs ont l'usage dans leur bande est un système qui n'est plus celui du signifiant mais celui du signe.

L. Sciara – Il s'est rabattu, avec la notion du signe ?

Ch. Melman – Pas les cygnes blancs, les signes en général.

L. Sciara –... les signes en particulier. Hé, hé.

Ch. Melman – Oui, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de métaphore ni de métonymie. Ça s'adresse aussitôt, ça désigne de façon explicite l'objet, y compris celui qu'on est soi-même et celui qui est le voisin, qui se range dans la catégorie du oui ou du non : il en est ou il n’en est pas. Voilà ! Point barre. Et c'est aussi un système qui implique la soumission immédiate et absolue à l'injonction verbale. Vous me direz, il brode quand même, il exagère, il nous a prévenus qu'il ferait des remarques saugrenues, d’accord, mais enfin quand même il va fort. Mais cependant ce dont je parle, c'est l’injonction immédiate qui répond à la perception et avant même qu'elle ne soit formulée, presque avant qu'elle ne soit formulée, mais cette formulation étant instantanée.

L. Sciara – C'est un effet du numérique aussi.

Ch. Melman – Vous brûlez.

L. Sciara – Je ne sais pas.

Ch. Melman – Vous brûlez. C'est un apprentissage auquel se livrent des jeunes… des journées entières. C'est ça les jeux vidéo. C'est ce que ça nous apprend et c'est ce qui évidemment procure ce plaisir particulier : ah ! Il y a un signe là... Pan. Alors, tu frappes ou tu frappes pas ? Attention, c'est peut-être un ami ou un ennemi. Voilà. Le binarisme dans lequel on se trouve et qui nécessite le passage immédiat à l'acte. Pourquoi ? Ce qui fait donc que dans cette affaire il y a en quelque sorte une invitation, je dirais, de cette technique, de cette possibilité, une invitation au passage à cette langue, à cette séméiologie du signe, et où là tout de suite on identifie l'objet et on sait tout de suite ce qu'il y a à faire avec lui, on ne va pas se casser la tête, si vous vous cassez la tête, vous êtes mort. Alors. Moi je trouve fou, en faisant ce genre de description, de rencontrer me semble-t-il de façon assez claire cette clinique, propre au petit Beur.

Un autre trait chez lui, bien gênant, pour qui souhaite une approche thérapeutique. Il n'y a pas de transfert. Il n'y a pas de place pour le transfert.

L. Sciara – Oui, il y a une difficulté. Il n'y a pas de place dans certaines situations, sinon on la prenait, sinon on met la clé sous le paillasson.

Ch. Melman – Sinon on met la clé sous le paillasson. Mais il n'y a pas de place pour le transfert. Ils n'ont jamais rencontré une autorité dont ils puissent aimer, aimer quoi ? Aimer et respecter les interdits dont elle serait l'auteur. C'est pas beau ça ?

Ch. Melman – Non mais, attendez, attendez.

Cette autorité, ils ne l'ont pas rencontrée. Quand va se présenter la rhétorique de Daesh, le surgissement brutal d'une langue, non plus d’un système de signes, d'une langue d'une beauté remarquable, riche de ce que jusque-là ils ne connaissaient pas, de métaphores, d'allégories, de prescriptions, d'interdictions et qui en outre, va être proposée comme étant justement la langue même de cette origine que leurs parents eux-mêmes avaient perdue, avaient abandonnée. Le propre de l'amour pour cette instance originelle, c'est de déclencher le sacrifice. Ça c'est une autre manifestation imparable. Et je dirais qui ne manque, d'après ce que l'on sait, chez aucun peuple, c'est le sacrifice.

Chez les Grecs si intelligents, cultivés et policés d'Athènes, démocrates de surcroît, on sacrifiait. Chaque année on envoyait à Delphes, en direction de Delphes sur un « radôme », les 12 plus beaux jeunes gens de la cité. C'est même ça qui a retardé l'exécution de Socrate. Ce qui a été le propre de la religion, c'est de substituer à ce sacrifice, bien réel, le sacrifice symbolique c'est-à-dire celui de l'acceptation de ces interdits qui dans notre culture – celle du monothéisme – prend la figure d'un interdit du sexe, avec les avatars des représentations qui en sont données, c'est-à-dire religieuses ou divines. C'est comme ça. De telle sorte que le petit Beur nait à la vie avec une rhétorique qui va être celle utilisée par Daesh, nait à la vie et donc du même coup, tels que nous sommes faits, au goût du sacrifice de cette vie qui a été donnée et qu'il s'agirait donc de rendre, dans certaines populations où cette façon de donner une vie en échange d'une autre - qui n'est pas propre au Maghreb par exemple -  n'est pas absente des façons de penser. Une mère qui est prête à donner sa vie pour sauver celle de son enfant, ou donner la vie d'un autre enfant pour sauver celui-là, donne une vie en échange de celle que l'on a reçue.

Ceci pour dire que dans ces cas de figure et si ce que je raconte tient, que faire ? Parce que, même si nous sommes inhibés, il s'agit quand même de faire quelque chose. Qu'est-ce que nous pouvons faire ? Comment intervenir, comment aider ces gosses à ne pas être des abrutis, parce que se trouver ainsi machinés par le système linguistique que l'on découvre, la langue que brusquement on découvre et comme étant la langue des origines mêmes et se montrer dans la soumission la plus absolue à ce système d'aliénation ne serait rien d'autre que d'être un abruti, quelqu'un qui n'a rien compris à rien. Il a fallu à notre propre culture des siècles pour évoluer à cet égard, ça ne s'est pas fait en un jour.

Vis-à-vis de ces enfants ainsi exposés, qu'est-ce que nous pouvons faire ? Dire « on va leur apprendre le français », ce dont ils ne veulent pas, sauf le français dialectal, c'est-à-dire celui qu'ils inventent et dont vous remarquerez justement qu'il ne relève jamais du discours, c'est-à-dire qu'il ne laisse jamais place à un autre, il l'élimine systématiquement, et il est sans cesse dans une affirmation de la virilité, du pouvoir déterminatif absolu de celui qui l'énonce et qui ne supporte pas la discussion – les enseignants connaissent ça par cœur, ils ont affaire à ça tout le temps. Ça ne se discute pas. Il y a une enseignante qui me racontait qu'elle avait une élève qui était particulièrement dissipée, une élève d'origine maghrébine, et pour la punir elle lui a retiré son cahier, deux secondes je crois... Hop, l’élève sort son portable... fait un numéro. – À qui téléphonez-vous comme ça ? – À la police bien sûr, vous m'avez pris mon cahier... Qu'est-ce que vous répondez à ça ? C’est pas vrai qu’on lui avait pris son cahier… Alors ?

Qu'est-ce qu'on peut inventer, comme ce qui serait une action, une intervention auprès de ces jeunes, dont j'ai esquivé le fait que jusque-là, ils n'ont pu accepter qu’une seule autorité réelle c'est-à-dire celle du frère aîné, autrement dit une autorité déléguée par la mère, mais pas toujours. Qu'est-ce qu'on va faire ?

À cet endroit et quelle que soit la modestie de ce que pour ma part je pourrais imaginer mais qui ne paraît pas tout à fait absurde et qui s’inspire d’un très beau film – vraisemblablement partiellement autobiographique d'un nommé Abdellatif Kechiche – qui s'appelle  « L'esquive ». Il a été chiche de faire un film où il montre ceci : comment deux adolescents d'origine maghrébine ne pourront se dire leur amour qu'en passant par le texte, un texte de Marivaux... C'est génial. Autrement ils n'ont pas de langage à disposition, ils n'ont aucune métaphore, aucune allégorie, aucune métonymie. Mais qu'est-ce qu’ils vont pouvoir dire : « allez, viens, je te veux, je te prends » ! C'est éloquent mais ce n'est pas bête !

L. Sciara – Il y a des films où c'est l'inverse. Par exemple dans les cinq ou six films récents là, on en a parlé. C'est l'inverse : on ne peut pas dire, ça ne peut pas se dire.

Ch. Melman – Vous voulez me laisser continuer ?

L. Sciara – Je vais essayer.

Ch. Melman – Alors il faut passer par une langue où puisse se dire non pas seulement l'organisme qui a des besoins, qu'ils soient alimentaires ou sexuels ; je dis exprès l'organisme, parce que de même que pour les jeux vidéo, nous vivons dans un monde où l'organicité constitue le modèle, le fonctionnement de l'organisme constitue le modèle de notre relation à l'environnement. Ça s'appelle le cognitivisme, le comportementalisme. Ça ne passe pas par le langage. Ça passe par des réactions appropriées, directes, d'un organisme à des situations environnementales. Cela aussi ça fait partie de notre quotidien. Donc, ce qui pourrait peut-être s'inventer, c'est de permettre à ces jeunes, chaque semaine, de leur réserver dans le cadre de l'enseignement ou après l'enseignement, je n'en sais rien, quelques heures pour faire, vous allez trouver que j'exagère encore, pour faire des jeux de rôle. Autrement dit, essayer de voir que là où ils confondent leur identité avec justement le réel, que l'identité comme l'a évoqué si je me souviens bien Pierre-Yves, elle n'est jamais qu'un semblant et que les uns et les autres, nous avons effectivement à accomplir des fonctions, c'est-à-dire assumer des rôles et que c'est ça notre vérité. Pas de nous prendre sur le mode paranoïaque pour des êtres. C'est très difficile que d'introduire cette dimension. Et à vrai dire, il me semble, puisqu'ils ont cet autre trait qui est le souci d'être sur la photo, d'être sur l'écran, qu'on les voie, puisque évidemment ils se donnent tous les traits spécifiques d'accoutrements, pour qu'on les voie, pour qu'on voie qu'ils existent, qu'ils font tache dans le champ de la réalité, mais qu’ils sont là : ils gênent, ils dérangent. Mais comme ça au moins, même si c'est pour rencontrer un regard peu amène, c'est quand même quelque chose : ils sont visibles. Et donc comme ils aiment ainsi figurer sur l'écran, leur témoigner que justement l'écran n'est pas à confondre avec le réel : c'est un écran dans lequel on vient occuper la forme, l'image dont on peut penser qu'elle nous est appropriée, qu'elle est adéquate ou pas adéquate. Donc, leur permettre ainsi par un acte, d'ébaucher une relation à autrui et à soi-même, aux textes, qu'ils auraient éventuellement à inventer eux-mêmes, qui pourraient peut-être leur donner l'expérience qu'ils n'ont pas, parce que c'est très dur d'assumer d'être, c'est très dur, et lorsque l'on a assumé cette position, on est dans la crainte d'être sans cesse évacué comme le déchet que pas moins l’on représente.

Donc, peut-être un tout dernier mot sur ceci, sur ce fait qui surprend alors qu'il est tellement simple. On est surpris par le fait que c'est dans les prisons où ces jeunes ont été enfermés pour cause de délinquance que vont se recruter les futurs soldats de Daesh, alors que c'est tellement logique ! Pourquoi sont-ils en prison ? Parce qu'ils ont voulu acquérir les signes extérieurs de réussite sociale qui leur manquent et que dès lors ils n'avaient d'autres moyens, et obéissant au performatif qui est le leur, d'autres moyens – ignorants par ailleurs toute inhibition – que de se les approprier. Comment voulez-vous qu'ils fassent... pour avoir des baskets de marque, une montre de marque, une moto, etc., et tout le saint-frusquin ? Et donc la délinquance est là si je puis dire, quasiment inévitable. On s'étonne qu'elle ne soit pas plus large ! Mais s'il est vrai qu'ils sont en prison parce qu'ils ont cherché des signes extérieurs de reconnaissance sociale, il est bien évident que la rencontre en prison du frère prêcheur va leur donner le vrai moyen de cette reconnaissance sociale et d'élargir la bande aux dimensions d'un peuple légitimé de surcroît par l'émergence de cette puissance transcendantale qui va légitimer tout extrémisme. Donc on comprend qu’on passe de l'un à l'autre.

Bon, voilà je crois que j'ai rempli mon job, et donc, je ne sais pas, il y aura encore une minute pour les questions ? Non ?

 

Intervenante – Est-ce qu'on ne pourrait pas agir sur les mères ?

Ch. Melman – Agir sur les mères, moi je suis pour. Je ne sais pas comment mais je suis pour et quel que soit leur âge.

Intervenant – Monsieur, je crains d'avoir compris votre définition de la culture comme étant ce qui ne sert à rien contre la rhétorique de Hitler ou de Daesh. Comme j'étais un peu pessimiste, je crains de le rester.

Ch. Melman – Mais la rhétorique est éminemment une culture, et je dirais la règle dont se réclame Daesh c'est comme une culture triomphante. Ce n'est pas de la barba'… On dit les barbares…

Si ce sont des barbares, ils ressemblent terriblement à ce que nous avons pu être nous-mêmes à d'autres moments de l'histoire, nous-mêmes, y compris lorsque nous nous réclamions de religion présumée pacifiante et pacifique. Donc on peut aucunement dénier à Daesh de se réclamer éminemment de la force d'une culture dans un monde devenu entièrement matérialiste et commercialisé. Et d'ailleurs ça exerce un pouvoir d'attraction sur un certain nombre de bons esprits n'est-ce pas.

Intervenant – J’aurai une question technique, je suis technicien. Visiblement sans entrer dans cette question ? Enfin le recrutement se fait ici et je pense que Daesh n'a pas de satellite encore, pour le moment. Alors ce que je voudrais savoir c'est comment Daesh peut encore avoir Internet.

Ch. Melman – Comment Daesh peut ?

Intervenant – Qui fournit Internet à Daesh pour recruter ici ?

Ch. Melman – Comment Daesh peut...

L. Sciara – Qui fournit l'Internet à Daesh. C'est quand même bizarre Monsieur, moi aussi tout à l'heure je vous posais des questions

Ch. Melman – Ils ont d'abord les moyens et puis ils ont le lien. Il ne faut pas croire ils ont d'excellents penseurs, ils ont d'excellents communicants, leur marketing est absolument excellent. Tout le monde reconnaît, moi je ne suis jamais allé voir, mais tout le monde reconnaît que les vidéos de Daesh sont extrêmement bien faites avec les derniers raffinements des techniques du marketing. Il semble que leurs revues soient extrêmement bien faites, sur papier glacé, avec de très belles photos avec des textes tout à fait adéquats, ce sont d'excellents techniciens. Il n'y a pas de raison d'ailleurs que ce ne soit pas le cas. Ils ont des moyens, ils luttent contre le marketing commercial par d'autres moyens du marketing culturel... enfin les mêmes, il s'agit de vendre une idéologie concurrente, des jouissances bien supérieures n'est-ce pas, à la fumette !

L. Sciara – Mais l'enjeu des Journées, c'est comment aider les enfants des immigrations, dans un travail de clinicien ou d'enseignant, etc. écoutez, moi je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites

Ch. Melman – Non... C'est pas possible. Ah non, ne me faites pas cela.

L. Sciara – Non mais vous savez l'important, l'important c'est que… Laissez-moi dire jusqu'au bout.

Ch. Melman – Oui.

L. Sciara – Vous ne pouvez pas assimiler, parce que tout de même, « les enfants d'immigrés n'ont pas de langue », c'est déjà une assertion très particulière, vous ne pouvez pas assimiler tous les enfants d'immigrés aux Beurs, aux petits Beurs. Parce que, pourquoi prendre comme angle de lecture des enfants des immigrations, plus particulièrement les Beurs, je ne vais pas défendre les Beurs, mais tout de même...

Ch. Melman – ... Pourquoi vous ne voulez pas les défendre ?

L. Sciara – Mais parce que… Écoutez, l'important pour moi, c'est de mettre des réponses. Il me semble, pour la question des bandes… comment expliquer que les bandes soient composites, il peut y avoir des garçons, des filles, ou une majorité de garçons, des bandes de filles mais tous ne sont pas maghrébins d'origine, tous ne sont pas des Français de pure souche ou je ne sais quoi. C'est-à-dire qu'on a affaire à un phénomène collectif qui va au-delà des questions, parce que vous avez pris un ordre d'exemple très précis, c'est la différence entre l'arabe dialectal et l'arabe littéraire. Bon. On peut entendre que vous lisez les phénomènes qui se passent dans les sociétés musulmanes comme des phénomènes où quelque chose effectivement du rapport au petit autre, du rapport à la psychologie des masses on va dire, était plus prévalent. Mais ce n'est pas si sûr puisque dans les familles ce n'est pas structuré ainsi. Écoutez, moi je ne comprends pas comment on peut évoquer la question du travail avec les enfants de l'immigration uniquement sous l'angle de ce qui se passe au niveau de Daesh. Ce n'est pas possible. Ou alors, mais c'est une question fondamentale Monsieur Melman, l'important c'est la place d’où vous parlez, la place d'où on parle est plus importante que le contenu de la parole qu'on peut indiquer. Donc moi je sais que ce que vous dites, ça engage votre responsabilité mais vous engagez là quelque chose de grave. Quand vous dites que les, que c'est… de quels Beurs parlez-vous ? C'est-à-dire qu'on travaille au cas par cas et on n'y voit que la question du collectif. Mais comment faire pour que quelque chose du cas par cas ne glisse pas dans le collectif qui est quand même le cas par cas qui revient, comment vous qui êtes un grand clinicien qui de loin nous a appris tellement de choses vous pouvez passer d'un point à l’autre comme ça. C'est-à-dire que c'est un raccourci trop rapide et qui manque de nuances et de nuances qui sont absolument nécessaires. Voilà, écoutez [salve d'applaudissements]... Je suis gêné parce que, moi, j'ai de l'estime pour mon travail et je ne comprends pas. Je vous le dis très clairement : la façon dont vous prenez position non seulement peut être mal entendue, parce que vous le faites d'une façon qui est à la fois dialectique, à la fois réfléchie parce qu'on entend bien votre expérience clinique, mais en même temps il y a quelque chose là qui... qui est à côté ! Enfin qui ne va pas ! Parce que si on prend cette lecture, qu'est-ce qui vous différencie à ce moment-là d'une lecture monomorphe que peuvent avoir un certain nombre de partis politiques qui sont ultra ultra dangereux, or je sais que vous n'êtes pas de ces partis politiques, vous êtes à l'inverse a priori. Donc qu'est-ce qui fait qu'après tant d'années d'expérience vous puissiez indiquer ce genre de choses. Voilà. Moi je ne comprends pas... Je, je dis... [1 ou 2 applaudissements]

Ch. Melman – ... J'allais applaudir.

L. Sciara – Non, je n'applaudis rien du tout, je dis simplement

Ch. Melman – N'entendons pas qu'on vous applaudit, c'est moi qui vous applaudis. Quant à la place d’où je parle, je vous l'ai dit en commençant : 0 0 7.

L. Sciara – Ouuiii...

Ch. Melman – Et quoi ? Une surprise !

L. Sciara – Le tout service de diagnostics…

Ch. Melman – Vous parlez, vous dites puisque vous vous engagez sur un terrain polémique, vous dites « prendre langue ».

L. Sciara – Oui.

Ch. Melman – On ne prend jamais de langue. Jamais. On est pris par elle !

L. Sciara – Mais je le dis, être saisi et saisi, mais il y a une prise de position quand même.

Ch. Melman – On ne prend pas une langue, on ne la prend pas. Et si vous partez de ce principe, vous reconnaissez aussitôt ce principe qui est d'évidence, vous reconnaissez aussitôt que cette prise, pour des raisons culturelles et historiques données, peut vous paraître acceptable ou non. Ça c'est un premier point.

Deuxièmement, je parle d'un problème précis qui ne concerne pas tous les Beurs, je parle d'un problème précis qui concerne ceux qui vont partir pour le djihad et pour lesquels nous n'avons à ce jour aucune approche qui puisse paraître valable et respectueuse, aucune. Je ne suis pas en train de parler du monde entier. Je suis en train de parler d'un problème qui nous concerne tous et qui concerne ces malheureux, ces abrutis, c’est de ceux dont je parle. Et avec la question de comment ça se fait, alors qu'ils ne sont contraints par aucune situation réelle, ils vont être amenés à se contraindre même d'une façon qui va les engager dans cette cruauté vis-à-vis d'autrui et vis-à-vis d'eux-mêmes. C'est ça la question. Et à quoi j'essaie de répondre alors qu'il semble qu'en ce domaine les réponses paraissent bien chiches ou bien rares, j'essaie de répondre comment comprendre cela, c'est-à-dire comment ils vont se contraindre eux-mêmes, tout seuls, volontairement, avec amour, avec passion, avec décision. Comment ils vont se contraindre, comment ça marche ça ? Comment c'est possible ? Voilà ce à quoi… Alors vous, vous me dites que je manque de nuances, que je manque de généralités…

L. Sciara Mais c’est une ultra minorité.

Ch. Melman – Mais je ne parle pas d'une minorité, je parle de ceux-là, peu m’importe qu’ils soient minoritaires ou qu’ils soient majoritaires.

L. Sciara – Mais il faut le dire.

Ch. Melman – Je m’en moque . Je parle de ceux-là. C’est de ceux-là dont j’ai parlé, pas de l’univers ! Bon. Et c’est à ceux-là dont il me semble que nous devons une réponse qui ne soit pas elle-même barbare, autrement dit que nous témoignions qu’il faut un avatar de l’humanité et que du même coup nous allons leur proposer également d’autres figures de cette humanité. Voilà.

Alors, ce qui est votre insurrection, je… permettez-moi de vous dire qu’elle me paraît étrange.

L. Sciara – Mais comme je suis d’accord… je suis très content que vous ayez dit ça.

Ch. Melman – Non, non, non.

Intervenante – Ce n’est pas véritablement une question, c’est une prise de position, en cette fin de journée, puisqu’on connaît bien la formule « qui ne dit rien consent », je voudrais dire mon désaccord avec Monsieur Charles Melman, de la même façon que le désaccord vient de son collègue apparemment, si j’ai bien compris, il…, j’espère qu’il y a eu confusion sur l’énoncé de sa problématique, c’est-à-dire qu’il ne nous a parlé que de la, du nombre ou du groupe, important certes, mais tout de même, mais seulement de ce groupe-là de jeunes qui se radicalisent, partent en Syrie et commettent des attentats innommables et barbares ; moi, je voudrais parler de tous les autres puisque je suis au cœur du dispositif qui s’appelle l’UPEAA dont il a été question ce matin. Après avoir enseigné l’anglais pendant plus de 30 ans, j’ai voulu diversifier mon métier et j’enseigne maintenant le français « langue seconde » – nous ne nous autorisons pas à dire français langue étrangère – mais français langue seconde c’est-à-dire une langue que ces jeunes venus d’Afghanistan, de Syrie, du Bangladesh, ou Italo, ou Espagnols, ou Roumains, ou Kosovars, etc., vont apprendre pour construire si possible leur avenir ici puisqu’ils ont droit à l’éducation, à la santé et donc la question que je voudrais poser, « L’enfance ratée des enfants d’immigrés » c’était votre intitulé, et moi, j’ai une question quand même : qui est prêt à partager la langue classique arabe dans les écoles au lieu de reléguer l’arabe dialectal dans les familles, qui est prêt à partager le stage de Troisième dans le collège où tous ces enfants se présentent, à droite, à gauche, chez les coiffeuses, chez les plombiers, et où quand même ont pas mal de difficultés et où ce sont certains enseignants qui vont voir leurs relations à eux pour essayer de les caser, c’est le terme, qui veut partager l’avenir de ces enfants qui sont égaux par notre devise républicaine, qui sont tout à fait égaux à nos propres enfants – liberté, égalité, fraternité – eh bien, l’égalité elle n’est pas là et moi je souhaite qu’on la construise. C’est plus important à mon avis que de se focaliser sur les barbares, c’est vrai, mais il y a tous les autres et moi je pense à ceux-là aussi. Voilà.

Ch. Melman – Mais qui…  Je vous demande pardon moi j’apprécie beaucoup les critiques quand elles me permettent d’évoluer et qu’elles me permettent de développer ce qui est en cause. Je suis navré que la vôtre soit aussi inopérante pour la règle élémentaire que je viens de dire à mon ami Sciara. J’ai pas parlé des Arabes, j’ai pas parlé des musulmans, moi je suis pas comme eux, je ne raisonne pas en termes de groupe, j’ai parlé de ces jeunes qui constituent pour nous un phénomène aussi grave pour eux que pour nous et qui sont les jeunes qui vont se laisser entraîner… ce qui nous paraît extraordinaire. Est-ce qu’ils sont représentatifs de la collectivité ? Non, bien sûr. Mais qui a parlé de ça ? Qui a nié le fait qu’il y en ait qui s’intègrent parfaitement, je les ai signalés à propos des auteurs. Alors je ne comprends pas ce que vous venez me dire.

Intervenante  – Je pense qu’il y a une confusion sur le début de votre propos, c’est-à-dire que vous n’avez absolument pas précisé de quels petits Beurs vous alliez parler.

Ch. Melman – Écoutez, il n’est pas possible de me prêter une telle objection. Ce n’est pas possible. Vraiment, m’attribuer le fait que je viendrais juger comme ça des masses ou des collectivités, c’est une insanité. Je parle de jeunes malheureux et qui nous rendent malheureux. C’est de ceux-là dont je parle. Je ne parle pas de ceux qui évidemment et qui sont les plus nombreux, et qui connaissent une évolution à peu près satisfaisante. Ce n’est pas ceux-là que je mets en cause. Je ne mets en cause personne. J’essaie au contraire de comprendre comment faire pour que ceux qui sont des enfants perdus puissent se retrouver, point barre.

P.-Y. Gaudard – Bon. Eh bien, je vous remercie d’avoir participé à cette journée [longs applaudissements]. J’espère et c’est une invitation pour vous à prolonger la réflexion et je vous dis à la prochaine fois.

Ch. Melman – Il y a quand même une question : dans quelle langue parlons-nous nous-mêmes pour être aujourd’hui compris entre nous ? Ça c’est une question.

Intervenante – Soit c’est pas présenté… vos propos ne l’étaient pas de manière très… ça je dois dire.

Ch. Melman – Je ne sais pas quelle langue il faut parler maintenant, je ne sais plus.

 

 

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Le parler dialectal et la langue sacrée en conflit à Clermont-Ferrand

 

Au cours de la passionnante et passionnée journée organisée à Clermont-Ferrand par nos collègues, j’ai avancé ceci, qui se révéla malgré l’évidence difficile à faire reconnaître : la langue arabe distingue le parler dialectal et la langue sacrée, celle du Coran. Notre ami Safouan s’est toujours insurgé contre cet état de fait, dont les conséquences politiques et subjectives sont lourdes, et a publié en arabe dialectal Freud et Shakespeare : sans aucun succès en librairie.

Quelles conséquences ?

Cette bipartition, qui rend étranger l’un des locuteurs à l’autre, introduit entre eux une différence qui n’est pas de position, ni de sexe, mais d’essence. Entre le maître et le sujet un seul lien, la soumission, en arabe, islam.

Certes la maîtrise s’acquiert éventuellement par le savoir, et alors la distribution se fait entre le savant et celui qui se doit à l’ignorance : c’est son statut, ontologique, diraient les philosophes.

J’ai donc avancé qu’il était légitime que le petit Beur (j’ai appris par certains à cette occasion que cette dénomination était humiliante, voire raciste mais personnellement je n’ai rien contre le verlan, même au contraire) projette sur la langue d’adoption la bipartition (tripartition en réalité avec l’arabe littéraire) qu’il éprouve du fait de la langue pratiquée à la maison.

Si c’est le cas, le français classique deviendrait une langue ennemie, puisque sa maîtrise ne conçoit aucune rédemption du locuteur, sinon l’assimilation. L’anglo-américain se prête à être articulé par les identités les plus diverses, le français vous franchise.

Double difficulté  donc, puisque le jeune serait invité soit à violer un interdit (se vouloir un maître) ou bien à devenir l’imam d’une autorité étrangère (se faire un savant français) : double effet de dépersonnalisation.

Cette analyse est, bien sûr, à vérifier, quoique d’emblée elle rendrait compte de bien des difficultés de ces jeunes, y compris bien sûr des candidats au djihad.

Mais si on retient la violence des réactions à ces propos d’une partie des enseignants dans la salle, on risque aussi de croire que la tolérance à l’endroit d’un discours qui a pu passer pour celui d’un maître n’est pas moins devenue de type djihadiste chez une partie d’entre nous : soumis à celui qu’on élit, kalachnikovement contre l’autre, même si sa maîtrise est seulement projetée.

Charles Melman
23 octobre 2016
( texte publié sur le site de l'ALI)

P.S. Si est votée la loi « Citoyenneté et Égalité », il est possible que de telles recherches deviennent coupables, comme le serait donc maintenant Charlie Hebdo. Est-ce vraiment souhaitable ?