Charles Melman : L'amour est un mur

Conférence à la Maison de l’Amérique Latine, 4 juin 2014

Alors puisque c’est la dernière séance de ce cartel pour l’année, je vais donc tout vous dire sur l’amour, parce que je trouve que c’est bien nécessaire, et donc je vais tâcher de me rendre utile… hein, pour une fois !

J’ai l’air de plaisanter, alors que c’est un sujet avec lequel, vous remarquerez, on ne plaisante pas. L’amour ça n’incite pas à l’humour, c’est très sérieux ! Ça incite éventuellement aux lamentations comme le mur que j’évoque dans mon titre, mais en tout cas pas à la plaisanterie. Et je crois que lorsque des sociologues plus tard, un peu plus tard, parleront de nous, ils diront qu’à une époque qui pour nous était résolument rude, scientiste, éminemment sécularisée, dans ce contexte donc où triomphait la technologie, néanmoins nous avions la célébration curieuse d’un dieu susceptible de posséder, souvent à sa surprise, tel ou tel, et dans un contentement et consensus général, le mener en dépit de ce qu’il pouvait croire, ou penser, ou vouloir, et le mener dans l’attrait pour une personne à des extrémités qui pouvaient aller jusqu’au meurtre – c’est ce qu’on appelle un crime passionnel –, et cela dans une espèce d’indulgence singulière, voire de complicité. Et donc, je crois que les sociologues souligneraient cette curieuse façon que nous avions… Vous voyez, je parle déjà comme si j’étais passé de l’autre côté ! …de cette curieuse façon que nous avons, non pas de célébrer ce dieu, mais d’aimer être possédé par lui. C’est pas une question de foi, il ne s’agit pas non plus du dieu d’une religion établie, révélée, avec ses rituels, ni même d’un dieu disposant d’une langue spécifique, puisque celui-là – et ça aussi ça mériterait de nous surprendre –, c’est un dieu qui a réussi son coup d’être universel. Pourtant il n’y en a pas beaucoup d’autres ! Habituellement les dieux de nos religions sont bien obligés avec humilité de constater les limites de l’extension de leur pouvoir, alors que ce dieu-là, eh bien lui, il est carrément universel : il peut s’observer dans toutes les zones, sous toutes les latitudes, dans toutes les langues… et remarquable donc, par le fait que sa façon de posséder un individu est absolument comme ce que nous lisons à propos de ces populations dites primitives et occupées à célébrer un rituel… et je pense évidemment au candomblé où il s’agissait pour tel ou tel souvent de faire des efforts pour être possédé par le dieu colloqué, par le dieu invité …eh bien dans ce cas-là, cette possession se faisant, cette visite en quelque sorte de ce dieu se faisant à son insu, avec en outre ce trait, celui qui en est possédé, finalement, ne semble pas spécialement à la recherche d’autres satisfactions que la célébration de cette possession elle-même. Autrement dit, il faut bien entendu détacher l’amour de la façon dont l’usage de la métaphore nous fait basculer du côté du désir ou de la satisfaction sexuelle, parce que l’amour se dispense parfaitement de toute pérégrination sexuelle, et je dirais même plus – et c’est quand même ce qui est extraordinaire ! –, il peut inciter justement au sacrifice de ce qui aurait pu être l’espoir d’une réalisation sexuelle, et peut-être même n’est-il parfaitement accompli qu’à la condition de ce sacrifice, ce qui fait qu’il faut bien nous interroger sur finalement la nature du plaisir susceptible d’être provoqué par cette habitation, par cet investissement, par cette possession, comme si donc le fait d’être pris par l’amour, venait en quelque sorte à se suffire par lui-même, encore qu’il nécessite pour être parfait, la complicité, le partage avec celui ou avec celle qui se trouve concerné dans cette très curieuse opération, et qui mériterait sûrement davantage que nous nous intéressions à ce qui à vrai dire, si nous avions à le définir cliniquement, parait très bien comme une pathologie, voire même… Alors est-ce que je vais oser ? On dit l’amour fou, mais c’est vrai, parce que l’amour s’apparente parfaitement à une psychose, car le fait d’être pris par une force à laquelle le sujet ne saurait résister, ni opposer quelques raisonnements, ni quelques considérations que ce soit, et qu’il soit prêt à aller jusqu’à la mort de lui-même, ou du partenaire, ou de la partenaire, pour réaliser cette… cette quoi ? cet établissement d’un couple susceptible dès lors de quoi ?

 

Je crois savoir que le titre de ces journées est celui du discours amoureux. C’est ça ?

 

Angela Jesuino : Le discours sur l’amour

 

Charles Melman : Le discours sur l’amour dans la modernité. Le discours sur l’amour. Ce qui pour ma part me surprend, c’est que l’amour, si nous pouvons évidemment discourir sur l’amour, peut-être comme nous tentons là de le faire, mais je ne suis pas sûr d’être engagé dans un discours, peut-être suis-je davantage engagé dans ce qui serait une espèce d’observation clinique… c’est pas la même chose qu’un discours …ou peut-être un règlement de compte ? Je ne sais pas, peut-être après tout ! C’est pas non plus un discours. En tout cas, le discours sur l’amour implique évidemment que soit précisée la place d’où s’articule ce discours, et puis avec quelle intention ! Est-ce que je saurais, en ce qui me concerne, préciser la mienne ? Sûrement ! Sûrement, puisqu’il faut bien convenir, bien que ce ne soit pas tellement articulé, que le psychanalyste est évidemment, ou devrait être un spécialiste de la question, puisque ce qui est son instrument de travail et d’action, c’est l’amour, l’amour médecin, l’amour comme guérisseur, puisqu’après tout, l’invitation au transfert est bien évidement fondé sur cette idée que cette expérience ainsi provoquée, sera susceptible par son issue, d’apporter au patient une sortie satisfaisante. Donc on pourrait à priori attendre du psychanalyste, que sur l’amour, il en sache long et qu’il nous en dise justement beaucoup.

L’amour médecin, et c’est vrai cliniquement que cette provocation opérée par le dispositif de la cure a assurément par lui-même et en tant qu’il est le provocateur de l’amour de transfert, c’est-à-dire sur on ne sait qui et on ne sait quoi (c’est ça l’amour de transfert), c’est vrai qu’il a par lui-même… comment dirais-je ? … un effet de bonne santé. Ça c’est drôle ! Ça vient répondre à cette vieille idée populaire – je ne sais pas à quelle époque elle remonte –, et qui est qu’au fond, tant qu’on est amoureux, ça va bien. Et c’est assurément constatable, vérifiable, je veux dire cet effet thérapeutique, médecin par lui-même de cet amour provoqué, provoque une sorte de stimulation, de tonus, de sentiment… comment dirais-je ? …de bon placement… Attendez, je ne dis pas financier !...de bon placement, d’être bien posé, disposé, avec, et voilà qui est quand même une rude épreuve, celle introduite par Freud, et qui fait que la psychanalyse, après tout, mérite bien d’être socialement réprouvée, on peut même s’étonner qu’elle ait été à ce point tolérée, c’est que cet amour est destiné à être déçu ! En général ! Il est destiné à être déçu, et que c’est dans cette déception que viendrait se tenir la guérison psychique et l’accession à ce qui serait enfin la sortie d’un état infantile… La notion d’infantilisme, elle est souvent présente chez Freud, en tant que l’enfant a besoin de l’amour d’une autorité toujours plus ou moins parentale, et que l’adulte se spécifierait de pouvoir se dispenser de cette assistance, de cette bonté qui lui serait acquise, qui lui serait réservée, pour pouvoir quoi ? Ça c’est étrange, parce qu’après tout, pourquoi est-ce qu’il n’y aurait pas intérêt pour lui à poursuivre ce sentiment de bien-être provoqué par le transfert, par lui-même ? Et pourquoi ne pas le dire, nous savons bien que nombre de cures peuvent parfaitement maintenir ce type de lien, ce type d’attachement, alors même qu’elles se trouvent déjà closes, qu’elles se trouvent déjà terminées.

Donc question posée à Freud, le méchant, et vouant les analystes à devoir malheureusement se séparer de la puissante catégorie professionnelle que constituent les guérisseurs. Pourquoi chez Freud, cette rigueur, cette ascèse, liant la guérison au renoncement à toute relation avec ce dieu ? Renoncement dont nous savons qu’il n’a absolument pas réussi lui-même à l’obtenir de la part de ses élèves, puisque ceux-ci, en général, soit ont fait tourner cet amour à ce qui est une issue ordinaire, et y compris dans le meilleur des couples, c’est-à-dire le faire tourner à la haine, ou bien chez d’autres élèves plus gentils, à la persistance, à la permanence d’une revendication amoureuse à lui adressée, organisant donc le milieu des élèves comme une sorte de cour inféodée, jalouse, faite de rivaux comme les frères ou les sœurs de toute bonne famille, et engagée donc dans une revendication de distinctions… De distinctions qui passent par le fait – ça c’est un fait structural ! – d’être reconnu comme le seul ou la seule. Il est bizarre que l’amour… enfin bizarre pour le moment, mais vous allez très vite, grâce à moi, comprendre pourquoi il en est ainsi …cet amour doit être exclusif, ça ne se partage pas ! Et il est même vécu en général comme un scandale ou comme une offense, le fait qu’un amour puisse ainsi se distribuer entre des personnes diverses.

Alors ce qui continue d’être étrange, parce que je vous assure qu’en ce qui me concerne, j’ai toujours l’impression quand j’aborde ce sujet que je suis vraiment en terre étrangère, c’est que si l’on considère les occasions où Freud a évoqué son passage, puisque sous ce terme générique d’amour, nous traitons des occurrences très diverses, ce qui à priori pourrait sembler une hérésie pour la raison très simple que ça c’est la démarche philosophique. Habituellement on prend un concept : la beauté, la volonté, la justice, et puis à partir de ce concept, on va lui prêter un être dont ensuite les occurrences seront des déclinaisons. Donc à priori, on pourrait penser que traiter de l’amour dans ce qui serait justement l’arbitraire de son être, c’est d’emblée s’engager dans une démarche erronée de type philosophique. Le cheval, comme dit Aristote, personne ne l’a rencontré ! Tout le monde a rencontré des chevaux, mais l’idéal du cheval, personne ne l’a vu ! Bien, d’accord ! Or en ce qui concerne l’amour, voilà un paradoxe, il a assurément, quelles que soient ses déclinaisons, la même structure.…

Je vais prendre deux cas qui sont à la mémoire de chacun d’entre vous. Dora, premier cas. Dora, amoureuse donc de Madame K. Il est bien évident que ce qu’elle attend d’elle, c’est la constitution d’un couple privilégié, qu’elle soit l’élue de Madame K. dans ce qui est assurément une aspiration à une transmission de ce qui serait la féminité de Madame K., et afin de faire avec elle ce duo, finissant par se conclure – c’est ça l’amour ! – en une pure unité. Ils ne font plus qu’un. 1 + 1 dans l’amour ça égale 1. Si c’est pas ça, c’est pas de l’amour ! Si on reste deux, c’est-à-dire du même coup avec quelques différences, seraient-elles minimes entre l’un et l’autre, et que donc ils sont distinguables, isolables par un trait, une petite différence, c’est que ça n’a pas été réussi. Il faut qu’ils soient parfaitement semblables, de telle sorte qu’ils puissent être confondus l’un avec l’autre, pour réaliser ce type d’unité.

Prenons un cas encore plus intéressant. C’est celui de "l’homme aux rats" avec cette affaire admirable, c’est-à-dire son amour pour la Dame, superbe je veux dire ! Pour ce qui est du sexuel, il lui arrive de se satisfaire avec quelque employée de maison, en particulier quand elle est accroupie pour frotter le parquet, c’est particulièrement excitant. Mais la Dame, elle est là à distance… C’est important à ce moment-là la distance ! Il faut qu’au départ elle soit à distance ! Elle est là à distance, inatteignable, et il se satisfait donc d’être à son égard dans cette position d’amoureux transi et hors mesure de l’approcher. C’est l’endroit où l’on pourrait faire remarquer que l’amour, bien qu’il s’agisse pour nous d’un discours sur l’amour, ça relève… Ça alors c’est une surprise quand même ! Ça relève beaucoup moins de la parole que de l’écrit. Je veux dire, nous sommes forcément amenés à vérifier ce fait, qu’un amour ça a besoin de lettres, de lettres que l’on échange. J’envoie cette lettre au destinataire ou à la destinataire, et j’ai en retour une réponse qui se trouve avoir avec le texte que j’ai pu rédiger quelques secrets, intimité et correspondances, et qui fait que ça s’allume. Ça s’allume, et si le dieu est bien présent, parce qu’il est capricieux, eh bien ça peut aller comme ça en s’accroissant par une magie qui fait que l’un et l’autre se trouvent dans leur écriture pris par une main qui les guide et qui conduit comme ça à ce culmen, si j’ose dire, et qui fait qu’après tout, ils pourront assez bien en rester là. Il y a des correspondances amoureuses évidemment, et là l’amour le plus vérifiable, -je veux dire alors là : étude de textes !- se réalise, susceptible de s’accomplir dans cette étrange complicité, et comme si le corps de l’aimé(e) – ça, est-ce que l’on va pouvoir dire ça ? – tenait dans ce corps littéral lui-même, comme si le corps à corps était là le plus clairement représenté. Et si cela avait l’inconvénient de heurter ou de laisser sceptique tel ou tel d’entre vous, je me permettrai de le rassurer, je vous assure que ça se pratique, que ça existe, que ça marche, et que c’est sûrement pour ceux qui s’intéressent à ce dont il est question, c’est du plus grand intérêt. Évidemment c’est sûrement un malheur – c’est Lacan qui au détour d’une phrase le signale –, que Madame Gide ait brûlé les lettres, la vilaine, que lui a adressées André. Mais ça aurait été, j’en suis persuadé, une très très belle correspondance ; et nous ignorons aussi bien sûr ce que furent ses réponses à elle.

Nous allons nous intéresser au cours du mois, les 21 et 22 juin, à la Salpêtrière, à la correspondance de Joyce avec Nora, correspondance qu’à cet égard je ne saurais assez vous recommander… On m’objecte souvent, quand je fais cette recommandation, le fait que c’est obscène ! Je vous demande pardon, mais je vous assure que ce dieu dont j’invoque comme ça le passage, il pardonne tout. C’est sa fonction, autrement c’est pas de l’amour ! L’obscénité, non seulement ne le rebute pas, mais il peut parfaitement faire partie de son jardin. Et donc ce qui nous manque, pour l’essentiel, car il y en a quelques-unes, ce sont les réponses de Nora.  Mais ça peu importe pour le moment ! Je dispour le moment parce que vous verrez que nous nous livrerons plus tard à un exercice que j’ai proposé dans un autre cadre, et qui sera d’inviter des gens de plume à écrire les lettres de Nora que nous n’avons pas. Autrement dit, comment eux imaginent ce que Nora pouvait lui répondre, qui comme nous le savons, était une personne qui n’avait pas d’instruction, ce qui ne l’empêchait pas d’être fort intelligente et fort capable, et tout à fait à la hauteur de la situation. Et donc d’imaginer ce qu’elle a pu lui répondre, puisque – avançons donc dans mon propos – le projet dans l’amour, c’est de parvenir à faire surgir Une femme, La femme, la Une, la Divine, comme celle d’ailleurs que l’homme aux rats vient honorer, de faire qu’il y ait dans l’Autre, le grand Autre, la Une, La vraie. Ce qui nécessite de la part de l’amateur de passer par un sacrifice – et c’est bien pourquoi l’amour est parfaitement détachable de toute réalisation sexuelle –, un sacrifice qui s’appelle la castration. C’est-à-dire qu’il remet dans le champ de l’imaginaire ce qui relève de son instrument, pour que dans l'Autre il y ait cette Une qui se trouve dès lors – et c’est vraiment là la beauté et la générosité de l’amour virilisé –, et de telle sorte qu’immanquablement, il va pouvoir se féminiser pour elle, et accomplissant ainsi le plus beau des sacrifices qu’exige l’amour – car vraiment qu’est-ce qu’on peut faire de plus pour une femme ? Il est difficile d’en faire plus ! –, réaliser enfin cette présence dans l’Autre de la Unique, qui le reconnaissant lui-même comme étant le seul susceptible de lui convenir, susceptible de la reconnaitre, va engager ce duo exceptionnel dans une réciprocité et aussi bien une interchangeabilité des sexes, réalisant enfin cette union, qu’après tout, on va dire que Platon’ imaginait à propos de la bête originelle, de la bête à deux dos.

1 + 1, dans l’occasion, ça va faire 1. Et je me permettrai de vous faire remarquer au passage, que ce qui intervient dans notre actualité comme étant ce stupéfiant progrès qu’accomplit la théorie du genre, par ce qui est en quelque sorte l’interchangeabilité du sexe des partenaires, n’est que l’accomplissement de cette opération qu’est supposé réaliser un amour quand il est accompli, quand il est parfait. Et ce qui nous intéresse dans la correspondance à Nora et ses éventuelles réponses, c’est que bien évidemment il s’agissait pour Joyce de trouver La femme en tant qu’elle lui vaudrait en retour une reconnaissance d’identité dont nous savons, et en particulier par le séminaire de Lacan sur leSinthome, qu’il ne pouvait la tenir de son père, donc de quelle façon, par ce type de sacrifice et cette bizarre féminisation, être reconnu en retour, et comme un don réciproque, être reconnu comme le vrai homme.

Il y a cette formule qui vous a sûrement surpris, et qui est celle de savoir pourquoi Lacan dit que "l’amour est toujours réciproque". Enfin, je crois que je vous en ai donné là, au passage, une illustration.

Le fait donc que nous ayons à reconnaitre ce type de structure comme vraisemblablement universelle… Moi je ne suis pas allé partout, évidemment …mais je ne sais pas quelle est la place de l’amour dans les sociétés dites… aujourd’hui, il faudrait dire premières, faut plus dire primitives …je ne sais pas du tout …Mais en tout cas, nous avons dès l’Antiquité, puisqu’on s’interroge sur la place de l’amour au départ des textes écrits que nous avons, seuls témoignages… nous avons très vite les témoignages traités en général dans les comédies de ce qu’était l’amour du fils de famille pour une courtisane. Voilà, il croyait simplement pouvoir se livrer à ses satisfactions ordinaires, et voilà qu’il était mordu, et le voilà possédé. Donc, en tout cas dans notre culture, présence manifestée très tôt de cette possibilité. Et le fait que ça a traversé les siècles sans aucun progrès ! Je veux dire, il y a là-dessus aucune avancée, il n’y a rien de neuf ! Enfin c’est comme ça et c’est toujours comme ça. Et s’il le fallait, ça montre bien la force de la structure, dont je crois qu’on perçoit facilement que ça ne peut être que celle induite, qui est supportée par le langage évidemment.

Alors psychose, bien sûr, puisqu’il s’agit en quelque sorte de se dispenser dans la relation de couple de ce tiers garant de la castration : dehors, à la porte ! Nous ne sommes plus que tous les deux, enfin maintenant entièrement l’un et l’autre, l’un pour l’autre, l’un avec l’autre, l’un comme l’autre… Même si, et ça c’est la beauté du savoir des dramaturges et Shakespeare bien sûr, nous voyons dans Othello, comment ce tiers va immanquablement resurgir. Alors il s’appelle Iago dans la pièce, pourquoi pas ! Après tout on pourrait appeler le phallus Iago, il n’y a aucune difficulté à cela.On voit comment le tiers va réapparaitre et causer le divorce, et également introduire cette dimension essentielle dans nos conduites et qui s’appelle la jalousie. La jalousie : on n’est jamais seuls, il y a toujours un tiers quelque part ! Et même si je ne le vois pas, je devine qu’il doit être là. Alors je fouille les tiroirs, j’ouvre les portefeuilles, je regarde les cendriers, je fouille dans la poubelle… je sais qu’il doit être là ! Et le pire, c’est qu’il m’arrive de la trouver ! Ça c’est pas le plus drôle !

Alors enfin, pourquoi un mur ? C’est une formule de Lacan. C’est dans Le savoir du psychanalyste. A l’époque, je dois vous dire, j’étais encore jeune, enfin relativement jeune, et ça ne m’a pas plu comme formule l’amour est un mur. Mais qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? Eh bien c’est que l’amour est le dernier obstacle à la possibilité d’écrire le rapport sexuel, et donc d’établir un rapport sexuel. Au fond, l’amour, c’est une satisfaction avant tout narcissique. Oh c’est embêtant de faire ça ! Oh c’est pas beau de dire ça ! Et c’est bien pour ça que c’est un mur. Et c’est le mur ultime, l’amour narcissique comme étant l’ultime rempart contre ce qui serait peut-être une possibilité d’inscription du rapport sexuel. Au fond, le mur des lamentations, c’est une appellation occidentale. Les hébreux, puisque c’est d’eux qu’il s’agit, refusent d’appeler ça le mur des lamentations. Mais en tout cas, c’est bien le support le plus légitime de l’amour pour Dieu. Un mur c’est plus parlant après tout que l’enceinte d’une église, ou d’une synagogue, ou d’une mosquée, ou d’un temple. Un mur, c’est ce qu’établit l’amour de Dieu. Ça fait mur contre tout ce qui serait possibilité de rapport sexuel.

Et si je termine par cette remarque, c’est pour peut-être rendre compte de ce qu’était l’ascèse que j’évoquais tout à l’heure et proposée par Freud. Tant que vous en serez là mes amis, vous serez peut-être de bons enfants, et comme tous les enfants, comme on sait, ils s’amusent avec le sexe, mais ça reste de l’ordre du ludique dans les bons cas. Mais en tout cas, si vous souhaitez autre chose que le traitement ludique de ce qui concerne le sexe, il faut renoncer à ce type d’amour dont celui du transfert est un prototype, un exemple, celui qu’immanquablement, spontanément vous allez trouver, mais qui constitue l’élément pathologique majeur de ce que nous appelons notre normalité.

Les lettres de Freud à Martha sont très belles, elles mériteront aussi d’être reprises. On sait que dans le couple ça s’est normalement calmé : ils ont connu une évolution d’une courtoisie ordinaire. Autrement dit, au bout d’un moment ça va bien, d’autant que se payer à chaque fois un gosse, ça fait beaucoup ! Et on sait aussi que, pour éviter justement ces inconvénients que subissait Matha, la belle-sœur à côté était d’un ultime secours.

Autrement dit, des échanges intéressants avec quelques femmes je dirais averties. Lou Andréas par exemple, c’était quand même une championne, elle savait écrire aux hommes ! Là aussi, c’est un talent d’écriture qu’il faudrait sûrement reprendre. Mais enfin, il ne semble pas que ça ait provoqué chez lui quelques spéciales visites de ce dieu que j’ai appelé au cours de cette soirée, et que mon propos ne vise aucunement ni à célébrer ni à condamner. Ça fait partie de nos bagages. En fait usage qui veut et de la façon qu’il lui convient, dont il veut s’en arranger, avec simplement cette remarque, que c’est ce que nous allons immanquablement rencontre dans l’exercice de la relation dans le couple pour chacun, nous allons immanquablement rencontrer ce problème. Nous allons le rencontrer dans sa relation à la société, puisque l’amour est également le support de ce qui permet au chef, bien entendu, d’exercer son pouvoir, et de ce qui rend bien sûr les adeptes de cet amour pour le chef, ce qui en fait des sujets obéissants et avides d’aller à la mort pour l’amour pour le chef. On peut dire que dans nos sociétés, il n’est pas de chef qui ne se soutienne de cet amour auquel il invite et auquel se prêtent les citoyens. On ne saurait donc oublier, que ce qui est ainsi actif dans la vie privée ne l’est pas moins dans la vie collective, qu’il est ce qui aussi bien dans la vie privée que dans la vie collective autorise, légitime, justifie, recommande les conduites de type tyrannique. Et donc, ceci mérite aussi que nous ayons à propos de ce dieu, dont vous voyez que nous l’aimons… on aime l’amour ! Pour bien faire, il faudrait venir ici, au lieu de nous faire ce laïus, chanter quelque chose de ce dieu donc qui nous accompagne, et vis-à-vis duquel, comme vous le voyez – et je termine enfin ! – la psychanalyse a quand même quelques aperçus, qui je crois, ne sont pas inintéressants.

Charles Melman