Charles Delors : Rencontre de la mort et de l’image dans les attentats de Nice

Journée de l’EPhEP-Chrysalides, Samedi 30 septembre 2017



Colloque «  du temps social au temps subjectif. Du traumatisme lors des attentats terroristes »

 

 

 

Cad-av-re

Trop souvent la clinique de l’urgence est réduite à une classification de symptômes post traumatiques. Le débat qui en découle oppose une méthode de débriefing, positionnant le psychologue comme l’outil limite au débordement pulsionnel et une  méthode psychanalytique refusant d’intervenir dans une temporalité inadaptée au symptôme et dans un cadre d’écoute décrit comme orthopédique.

Dans l’après coup de mon intervention dans les cellules d’écoute d’urgence de la ville de Nice, et à partir de ma fonction de psychologue clinicien d’orientation analytique, j’ai décidé de rendre  compte d’une clinique éprouvée, dans les temps de l’immédiateté, dès le 15 juillet, et sur les lieux même du crime de l’attentat perpétré sur la Promenade des Anglais.

Mon devoir d’inventaire ne pouvait selon moi, trouver meilleur angle, que celui de la rencontre de la mort et de l’image, et par extension de délier les enjeux d’un se voir mourir.

Si la mort n’est pas un concept, c’est à coup sûr une information : celle de notre finitude.

L’homme sait qu’il va mourir, mais ce n’est pas pour autant qu’il y croit.

A certaines occasions seulement, dans la soudaine intimité de la mort, il se pourrait bien que cette part d’ignorance nous soit restituée :

- à l’annonce d’un cancer, à la vue d’un cadavre, l’angoisse de mort nous rappelle que tout peut s’arrêter en un instant. C’est assez flippant généralement.

C’est bien ce dont parle Lacan, en nommant la mauvaise rencontre du réel. La mort est irreprésentable nous dit il. C’est pourquoi elle ne peut être que cachée.

Considérons que si elle fait surprise de temps en temps, la mort est le plus souvent ce drap qui enveloppe le cadavre. Mais ne vous y trompez pas, même recouverte, elle est là !

-          Dans la taille de ce drap, nous dira Gérôme, le policier municipal qui devine la mort d’un enfant.

-          Dans la solitude de ce drap, pour Laurent qui veille ce cadavre, « sans proches, et sans famille ».

-          Pour ce qui s’écoule sous ce drap,  cette trace de sang trainée sur plusieurs dizaines de mètres, nous dira Olivier.

-          Dans les plis de ce drap, nous dit Deleuze. Eh oui, « l’informe n’est pas la négation de la forme, mais plutôt la forme comme pliée »[1].

Le drap, c’est la notre propos d’aujourd’hui. Qu’est-ce qui vient à la place de l’absence dans la représentation : une image, proposerons-nous pour débuter notre propos.

Car oui, en négativant le réel de la mort, l’imaginaire nous révèle sa capacité à produire la jonction entre le réel et la réalité

Je vous parlerai donc aujourd’hui du déploiement imaginaire au contact de la mort pour ce qui concerne le sujet, le collectif et par extension le politique.

 

Si j’étais mort

Un petit exemple de ce déploiement imaginaire, qui fait face à la mort.

« Si je n’avais pas loué mon appartement à deux touristes américains, je serais allé voir le feu d’artifice sur la « prom ». D’ailleurs j’ai hésité jusqu’au dernier moment ».

Ce « Si », n’est pas anodin. Dans un processus d’identification projective, chaque niçois, de part sa proximité à l’évènement, en a hérité.

« Si j’avais trouvé une place de parking, je serais arrivé au moment où le camion est passé »

« Si je n’avais pas pris une glace à ce moment là, je serais peut être mort ».

Ce « si », je vous propose de le penser comme une passerelle vers l’image de votre propre mort. Nous nous posons alors cette question : Qu’est ce qui fait que j’aurais pu mourir ? Et on imagine. Cette probabilité vous relie autant qu’elle vous indique que vous avez échappé à votre propre mort.

Alors pourquoi sommes nous tant attirés par ce moment et ce lieu de notre mort ?

Au-delà de l’aperçu donné par ce « si » mortel, les attentats niçois nous imposent cette question à laquelle nous n’avons pas de réponse, à savoir : « Comment faites-vous avec la mort ? ».

Cette question, appartient je pense à un discours qui organise le maintien du refoulement.

Et à force de refouler la mort par tous les bouts, notre société, il faut le dire, ne sais plus quoi en penser, ne sais plus à qui s’adresser.  Si « la mort est du domaine de la foi »[2], alors en qui croire ?

 

Le cauchemar politique est une réalisation franche de son désir

Il semble que le discours politique soit à la manœuvre de cette ignorance occidentale. Le discours politique se combine et se renforce au plus proche du déni de la mort.

Le discours politique se doit de faire preuve par l’image. Il fabrique du leurre.

Si la confrontation à une mort soudaine peut provoquer des sentiments d’étrangeté, d’incompréhension et de détresse, « Frayeur et regard » sont alors les deux figures de la réaction subjective. Cette association vise à maintenir au dehors, devant soi, ce qui risquerait de produire une contagion. Regarder, voir, aurait comme but le maintien d’une méconnaissance.

A l’inverse, l’effet recherché par l’acte terroriste serait bien de montrer sa capacité à réaliser l’inconcevable. La destruction crée des images d’horreur, un cauchemar pour « presque » tous.

Face à cette révélation soudaine de notre finitude, Que peut donc espérer la foule ?

-          Un Autre protecteur supposé détenir la puissance de la signification phallique : N’a-t-on pas vu dès le lendemain des attentats, des agents de sécurité fouiller les sacs des dames, des portiques de sécurité se multiplier, ou des militaires se déployer.

-          Un Autre supposé savoir et à qui s’adresser pour vérifier que l’on ne sombre pas dans la folie : La mise en place des cellules d’écoute  et d’urgence psychologique, est d’ailleurs née en réponse aux attentats parisiens de saint Michel en 1995. En cela, elles n’échappent pas à la volonté politique de médiatiser la mort par une image.

Preuve qu’un savoir de fortune se suppose, qu’un nom du père subsiste, à l’image des experts psychologues qui font face aux signes de la mort. Ainsi donc nous pourrons vous troquer une étiquette de victime, et éventuellement vous donner les indemnités qui vont avec.

Nous, psychologues des cellules d’écoutes d’urgence, appartenons donc à un discours politique de la mort. Un discours qui crée le semblant en proposant une rencontre à l’extérieur de soi, de ce qui ne saurait se loger à l’intérieur de soi.

 

Inversion de la position du sujet dans le regard de l’Autre

Ce jeu de dupe, répond à une problématique clinique pour le sujet,  à savoir l’inversion de sa position dans le regard.

Qu’est-ce à dire, si ce n’est que dans le temps de l’effraction, le sujet de l’inconscient disparait dans la jouissance du regard de l’Autre. Dorénavant, vous êtes regardé par cet Autre mort.

Les morts vous fixent sans que vous puissiez y échapper.  Le sujet exposé ne regarde pas, il se laisse plutôt saisir par l’image qui le regarde. La cruauté du vide se dévoile et provoque une décharge d’angoisse impliquant de nouvelles modalités dans le déploiement imaginaire. Voilà pourquoi certains vont donc nous parler d’images qui reviennent en boucle, d’images qui s’imposent, de détails, de flash, de cauchemars. L’inflammation imaginaire a alors un rôle prépondérant dans la médiation de cette mauvaise rencontre. Freud aurait pu dire a cet effet que l’image nous protège, comme le rêve est le gardien de notre sommeil, où même le délire, une tentative de guérison.

En décortiquant la fonction de l’image, je postule donc que l’image de la mort, (comme celle du sexe disparu) est le sens originel de ce qu’est en général toute image. Ce qui veut dire que chaque l’image porte en elle les coordonnées d’une absence dans la représentation. L’image se construit à partir de cette absence, ce trou noir.

 

L’image sublime et l’image d’horreur : même combat

En ce 14 juillet ce pouvait bien être  l’image du feu d’artifice, qui portait les coordonnées de la mort. En sublimant la mort, le feu d’artifice ferait donc fonction de trompe l’œil.

Lui qui fige et élève notre regard vers le ciel. Quel plaisir nous est-il alors donné, de nous faire emporter par un déferlement de couleurs, par le bruit des explosions, par l’odeur de la fumée. Dans ce moment là, mon regard est capturé, il perd de sa maitrise, il y en a partout. Je ne regarde pas le feu d’artifice, ce sont les couleurs qui me fixent comme un objet planté là. Le moment du bouquet final approche. Je me pose toujours cette question : Est-ce bien fini ? Pendant quelques secondes de silence, le ciel noir, peut être bien la couleur de la mort, nous laisse dans l’expectative, d’un désir de voir une immense explosion, plus haute, plus belle, plus puissante. Pah pah pah prouh prouh !!!!!!

Et a bien regarder ce spectacle, la guerre est proche. Ça fume, ça explose, ça s’adresse à tous les regards, ça laisse sans voix.  En fait, il s’agit d’une VICTOIRE !

Mais sur le champ des vainqueurs, n’oublions pas les morts. Depuis le 13 ème siècle d’ailleurs, c’est la même poudre noire qui a été parallèlement utilisée pour la guerre et les fêtes. Dans les fusils et canons lors de la prise de la bastille, comme pour les fêtes nationales du 14 juillet.

Ainsi donc, l’image de fête, trompe l’œil comme elle trompe la mort. Mais certains ne s’y trompent pas. Les chiens et ceux qui ont vécu la guerre ont souvent en horreur les feux d’artifices.

Voilà comment, lorsque l’image moïque vacille, des liens étroits qui unissent le sublime et l’horreur, apparaissent jusqu'à créer un sentiment de confusion.

Certaines images de terreur peuvent alors  nous séduire. Elles provoquent en nous le besoin de voir, encore et encore au rythme de la répétition traumatique. Ne fut ce pas le cas lors des retransmissions des événements du 11 septembre ?

Ces images fascinantes alimenteraient selon nous un vœu de mort dans lequel le sujet serait l’acteur comme le spectateur. Rappelons nous ces images du tsunami de 2004, elles ressemblent étrangement à celle de nos cauchemars, et  pourraient nous ouvrir à cette part d’ignorance, que certains appellent l’inconscient. Voilà comment, l’image vidéo que les médias utilisent, ferait alors pour certains, fonction de complément dans l’édification d’une l’image traumatique

 

L’édification d’un puzzle traumatique : la pièce facebook

C’est d’ailleurs le cas pour cette jeune adolescente Aurélie. Elle se présente à la cellule d’urgence car elle ne « savait pas où aller ». Elle était sur la prom, elle n’y était pas, je n’arrive pas à savoir, je n’insiste pas. Elle finit par me dire qu’elle a « regardé une vidéo sur facebook », dans laquelle on devine un homme qui remonte la prom en filmant les corps démembrés. « C’est horrible », dit elle en s’effondrant en larmes. Les corps étaient dans des positions bizarres. C’est vrai qu’un mort peut être ridicule. Depuis, elle regarde BFM en boucle. « Je ne décolle » pas me dit-elle.

En exprimant un fort sentiment d’incompréhension, elle passe du conflit israélo palestinien, à l’action illégitime de l’état français en Libye. « La France a une responsabilité dans tout ça ». Puis elle revient sur ce « ça » « C’est pas possible de faire ça ». « Pourquoi il font ça ? ».

 Elle semble chercher des réponses. Finalement elle semble avoir trouvé une question à laquelle elle pouvait répondre. Sa soudaine angoisse s’est trouvé un objet. Il s’agit de la liste de son répertoire téléphonique. Le même objet par lequel elle a vu les vidéos de cadavres. Sauf que cette fois, le téléphone fait écran et affiche les survivants. Du coup elle a appelé tous ses contacts pour vérifier que tout le monde était vivant. « Je suis restée toute la soirée collée sur mon portable. Un seul manque à l’appel ». Il s’agit de son professeur d’histoire.

Cette jeune adolescente, ne fut donc pas exposée directement, mais l’impact traumatique semblerait se rassembler à partir de plusieurs éléments : la proximité du lieu de l’attentat, l’exposition possible de tous ses proches, un désir d’effondrement inscrit dans l’actualité adolescente, couplée à cette vidéo d’horreur visionnée sur les réseaux sociaux.

Face à la mise en doute des garants idéalisés, une figure paternelle semblerait donc résister ; ce prof d’histoire est le détenteur d’un savoir à qui elle adresse son angoisse, et de qui elle vérifie la présence. Mais peut être est-il parti en vacances. J’attendrai, conclut-elle.

 

Psychologue d’urjouissance

De cette place du psychologue d’urgence, il serait illusoire de parler de prise en charge singulière alors même que nous étions tous ensemble réunis dans ce lieu ouvert à tous.

Je ne vous le cache pas, au lendemain des attentats, c’était le bordel pour situer le cadre thérapeutique. Nous étions dans un lieu similaire à celui-ci.

Pour ma part, je dois concéder un point de jouissance à ma venue sur le site de la cellule d’écoute. Je me suis autorisé comme beaucoup ce jour là à venir sans qu’on me le demande.

Mon premier désir n’était pas d’aider, il est attaché au regard. Je voulais voir. Voir quoi ? Le déluge ! Je ne sais pas. Mais voir ! Des lors un fantasme s’est mis en branle. Je suis psychologue, après tout. Le sentiment d’existence est alors massif. Le regard des bénévoles de la Croix Rouge, l’horreur a quelques mètres de là, la détresse d’une foule qui attend de pouvoir parler. Le psychologue est ici une image fétiche.

Peut être que les avocats participant au procès de Nuremberg ont eu cette même impression.

Ici, au plus proche du cadavre et dans l’immédiateté du meurtre, se dessine, une clinique de l’image, de l’émotion et de la confusion dans laquelle le psychologue doit faire fonction de présence, de rempart aux débordements pulsionnels, et d’accueil de l’image et du signe. La cadre thérapeutique semble portée par une jouissance hystérique, qui par essence, va faire appel à une position de Maître. Mais de quel maître s’agit-il ? C’est l’énigme que semble proposer Gabriel.

 

Gabriel ou la récidive du meurtre du père

Lorsque Gabriel, s’assoit à mes cotés, l’image qu’il me donne à voir, c’est l’agitation qui habite l’image de son corps. L’image du corps n’est-elle pas la première image qui accueille l’expérience de mort. Au risque du morcellement, l’image tient mais sa jambe tremble sans arrêt. Le jeune homme ne savait pas à qui parler. Lui aussi aurait dû être sur la Prom, s’il n’avait pas pris le temps de se coiffer. Comme quoi le narcissisme, ça peut servir.  Lorsqu’il arrive sur les lieux, il écoute de la musique, il n’entend pas les cris et s’étonne de voir des gens courir. Le camion venait juste de passer. Il tourne la tête et voit un camion faire des zig- zag. Il ne comprend pas. GABRIEL associe ce moment à une série télévisée de morts vivants. Le personnage se réveille alors d’un coma et découvre éberlué ce nouveau monde.

Je pense qu’en fabriquant une image, le sujet entreprend quelque chose pour ne pas demeurer plus longtemps assujetti à l’expérience de mort. Si dans la sidération de l’expérience de mort, le corps parlant devient une image muette, c’est donc par une relance de l’économie du signe que le clinicien proposerait au sujet, de subsister dans le récit et les images de ce qu’il a vu.

 Gabriel poursuit son récit. Il est pris, me dit il dans le mouvement de panique, il se met à courir lui aussi, sans savoir où aller. Et puis il voit des personnes inertes au sol. Il pense alors à une attaque terroriste. Transi de peur il essaye d’ouvrir une porte d’immeuble. Il insiste de toutes ses forces. Derrière la vitre, il croise le regard d’une gardienne qui lui fait signe de la tête pour lui signifier qu’elle ne lui ouvrira pas la porte. Il crie « Ouvrez moi, ils vont me tuer ». Cette image ne le quitte plus depuis hier. « Je n’étais plus rien » me dit-il. « J’avais besoin d’aide. Je lui en veux tellement, je suis tellement en colère contre elle ».

Ce regard, dont il se fait à son insu l’objet, semble l’effrayer autant qu’il le ronge. Au point que l’image qui se reflète vient à se confondre avec le réel des objets au-delà de la vitre.

Le rapport spéculaire renseigne alors le sujet dans son lieu constitutif. Et c’est alors dans ce retour au lieu de l’Autre que le sujet fait appel au jugement d’une autorité paternelle. Gabriel, appelle son père, lequel lui répond qu’il ne se passe rien, que c’est des « conneries de journaliste ». Le jeune finit par être hébergé par un couple du quartier.

En ce jour, la colère du jeune homme ne descend pas, au contraire elle mobilise une association entre le regard de la vieille dame, et sa relation paternelle. Il aimerait revenir voir cette veille dame pour lui dire tout le mal qu’il pense d’elle. Et justement ce matin, il a appelé son père, pour lui dire ses quatre vérités. Alors qu’il attendait que son père l’aide pour financer ses études, Gabriel, pour la première fois lui dit qu’il n’attendait plus rien de lui.

Au plus proche de la confusion entre trauma et traumatisme. Il semble vouloir liquider ses vieilles dettes œdipiennes dans la réactualisation d’une situation réelle. Passer du fils terrorisé au fils terroriste ?  Rolland Gori a mis en garde contre la passion de la causalité qui,  « reviendrait à confondre le champ de la réalité avec celui du réel »[3].

De cette place en cellule d’écoute, le clinicien ne peut manœuvrer que des signes. Alors que le signifiant  est hors de porté. C’est l’image qui prend en charge le réel. Je propose à Gabriel de séparer ce qu’il a vu, vécu, ressenti de ce qu’il a déjà vécu. Car ce qui insiste à se confondre dans un acte, pourrait n’avoir de sens que de trouver un coupable et donc de plonger le sujet dans l’oubli.

 

A deux, c’est mieux

Le sujet a d’autres recours que celui du père. C’est le cas de ce couple de jeunes gens qui ont souhaité être reçus ensemble. Ils étaient dans le « sillage du camion », me dit-elle. La jeune femme hoquète en larmes et m’explique qu’ils sont venus car ils se sentaient mal. Elle choisi de raconter ce qui s’est passé. Le jeune homme est silencieux, les bras croisés et vêtu d’un t-shirt death métal.

« Lorsque j’ai vu toutes ces personnes sur le sol, il y a avait plein de sang, j’ai croisé le regard d’une femme, elle était en panique, je voulais les aider », répète-t-elle. J’aurais pu les aider, continue-t-elle avant de souligner le rôle de limite exercé alors par son petit copain. « Il m’a pris par le bras pour partir, en me forçant à avancer » dit-elle sans le regarder. Elle semble le remercier. Apres quelques minutes, le jeune homme prend la parole. Il revient sur la scène et témoigne du sentiment qu’il a ressenti. « Il fallait que je parte au plus vite, il fallait qu’on se protège. Je n’avais que ça en tête ».

Le jeune homme, témoigne de son regard sur la scène: «  Je pensais n’avoir rien vu, me dit il,  mais je crois que j’ai tout enregistré car j’ai eu des flash ». Depuis hier, le jeune homme exprime sa volonté d’isolement, son envie d’être dans le noir, ses peurs, son besoin d’en parler, mais aussi de sa difficulté à revenir sur les lieux mêmes de l’attentat.

Un dialogue s’installe entre les deux. Ils se regardent. Le jeune homme se prend d’un fou rire en relatant leur course folle. Il se remémore le moment ou sa compagne est revenue sur ses pas pour récupérer la chaussure tombée à laquelle elle tenait. La jeune femme trouve un signifiant auquel ils s’accrochent tous les deux. « On a été complémentaires ». « Oui c’est ça », répètent ils. Tous deux reprennent les épreuves à venir. « Il ne faudrait pas que tu t’énerves si tes amis font des blagues sur les attentats », lui dit-elle.

Lui semble s’accrocher à l’idée de pouvoir compter sur elle, et elle semble satisfaite de pouvoir assouvir avec lui son désir d’aider, répondant à son fort sentiment de culpabilité. Chacun semble porter la dette de l’autre. Les positions actives/passives (Je te sauve, tu me sauves) s’inversent dans l’après coup, créant par la, la possibilité de loger les images de terreur dans l’illusion empathique d’une dette dont chacun est le porteur. L’image de l’autre semble bien faire à ce stade fonction de réceptacle à l’angoisse de mort. « Maintenant tu peux compter sur moi » lui dit-elle pour conclure. Je ne peux qu’accompagner cette transaction, celle qui vise à faire du Un avec du deux. Une image qui tient pour l’instant.

 

La cellule d’écoute comme sépulture

L’acte d’aller vers les cellules d’écoutes d’urgence pourrait selon moi, faire fonction de rite mortuaire pour certains « patients du traumatisme ».[4] A défaut d’être des victimes du traumatisme, les « patients du traumatisme » seraient entendus du coté de l’exposition et non de l’effraction. La cellule leur apparaitrait alors comme un sanctuaire de l’état, dans lequel le discours de la science qu’elle soit cognitive, comportementale ou analytique, offrirait aux adeptes et dans l’urgence, des signes de la survivance phallique et des noms du père imaginaire capable de faire semblant à partir de la mort. Si la politique met en œuvre l’image d’une signification phallique, la tâche politique de l’analyste consisterait à participer à l’idéalisation de la question posée à chacun, à savoir : y a t-il du Père ?

 

Le groupe et l’illusion

Les débriefings effectués au sein des collectifs de police et d’une brigade de nettoyage[5], laisseront également entendre ces mêmes attentes.

Mais en lieu et place de la cellule d’écoute, c’est au travers des concepts de « l’illusion groupale » et du « moi peau » que semblent s’organiser une régulation spatiale de l’envahissement pulsionnel.

Cette clinique du groupe repensée au travers du mythe freudien du meurtre du père de la horde, laisse entrevoir, pour chacun de ses groupes de survivants, un mouvement d’identification différencié à partir du cadavre.

 

-          D’un coté, la brigade de nettoyage, semble s’identifier au cadavre de la victime.

 

Une chose m’étonne dans le discours des agents de la brigade de nettoyage. Nice se fait entendre comme le corps d’une personne morte. Cette désignation me laisse alors à penser « la prom » a partir du concept d’Anzieu sur l’instance psychique du  « moi-peau »[6].  Laurent fait entendre la fonction d’amour primordial et de soins qu’il apporte à sa ville. « Je nettoie le moindre centimètre carré de la promenade, je la connais par cœur ». Pour Gianni Le discours laisse entrevoir le dévouement coupable dû à l’amour porté pour sa ville. « J’aime Nice, je ne me voyais pas, ne pas faire quelque chose pour ma ville. La peau, comme la Prom apparaissent comme une surface d’inscription des traces laissées par l’agression : « Elle était défigurée, je ne la reconnaissais plus », me dira Olivier. «  Et puis le sang, ça ne part pas et je peux vous dire que j’ai frotté ».

Nice, semble désigner le lieu d’un cadavre imaginaire et l’adresse d’une sépulture.

 

-          De l’autre coté pour les policiers municipaux, l’identification semble plutôt se produire à partir du cadavre du meurtrier.

 

L’image qui émerge, est alors celle du coupable, dont le musulman semble être le représentant. « C’est toujours les mêmes », disent quelques uns.  Il faut bien donner un visage à ce monstre.

Le désir qui en découle, se protéger et punir. Pour que ce désir puisse s’éprouver, un lieu sécurisant sert de refuge : le commissariat. Alors que certains ont raccourci ou annulé leurs vacances, beaucoup ne veulent pas quitter les lieux et multiplient depuis des jours les heures sacrificielles supplémentaires. Cet environnement protecteur est identique a celui, dont Winnicott nous parlait a travers le concept du  « holding »[7] dans la relation mère/bébé, soit comme un « environnement qui ne fait qu’un avec l’individu ». Cet habitacle de l’autre et de soi semble faire corps pour les policiers et la demande est faite aux psychologues d’intervenir dans les locaux mêmes de la Police.

Le désir de protection s’affirme autant par ce gilet pare-balles qu’ils ne quittent pas pendant nos entretiens, qu’au travers d’une revendication orthopédique mainte fois entendue : « Quand aura-t-on le droit d’avoir une arme ? Qu’attendent-ils ? On est une cible ». Pour d’autres policiers, c’est le silence qui protège. En effet,  la parole et les sentiments sont des signes de faiblesse. Greg me raconte qu’il « ressent rien » et que « tout va bien ». Greg trouve cela inutile de parler. « On est formé pour ça ». Il  me dit fièrement qu’on l’appelle « Robocop ». Une image choisie qui le sécurise.

 

Le traumatisme vu d’en haut

Le soir des attentats, dans la cabine de visionnage des caméras, trois policiers sont présents. En direct, vue d’en haut, Gérôme est à la commande d’une manette avec laquelle il doit zoomer au moment même ou le camion écrase les gens. « Je devais continuer à faire mon travail. Je suis resté concentré. Je zoomais sur sa plaque d’immatriculation, j’essayais de prendre le plus d’informations. Pendant ce bref moment, il entend les cris dans la cabine. Une collègue ne s’arrête pas de hurler. Gérôme me parle dans l’après coup, d’un sentiment d’impuissance et de résignation, comme un « Dieu sans pouvoir », me dit-il. L’œil de dieu voit tout mais ici il ne peut rien faire. Gérôme revit la scène dans la nuit. Il est dans la cabine, il se voit voir. Sa collègue Sandrine présente dans la cabine ce soir là, résume la liaison pulsionnelle qui officie entre le regard et la voix. « J’ai tout vu. Y a rien à dire ».

 

Le traumatisme du  toucher

« L’abjection humaine résulte de l’incapacité matérielle d’éviter le contact des choses abjectes »[8].

 

Le désir qui anime les agents de nettoyage se rapproche bien plus de celui d’Antigone.

Cette brigade, est reconnue comme s’occupant de tout ce qui est hors normes.

Le jour du 14 juillet et sans qu’on leur demande, et cela pourrait déjà s’entendre comme un point de jouissance, tous se sont mobilisés dans la nuit.

Pour cette équipe, la mission relève cependant de l’insoutenable. Comme Antigone devant la dépouille de son frère. Cette équipe d’agents de nettoyage, guidée par le désir de faire honneur à la ville de Nice, se donne comme objectif, et sans mesure du sacrifice, de restaurer l’enveloppe de la ville.

Au plus proche du cadavre de Nice, C’est la rue qui tient lieu de corps. Et ceux qui la touchent la font vivre. C’est ainsi que le camion benne avance au pas sur la promenade. Pendant que les agents de nettoyage ramassent, la benne va servir de fosse commune aux milliers de morceaux de déchets humains récoltés le long des deux kilomètres. Comme le disait Lacan « Vous pouvez bouleverser tant que vous voudrez le réel, il n’en reste pas moins que nos corps seront encore à leur place après l’explosion d’une bombe atomique, à leur place de morceaux.»[9].

Les morceaux de réel, c’est cette peau qui colle au bitume, des morceaux de cerveaux, cette bouillasse humaine.

Après avoir effectué cette besogne, nombre de ces agents témoigneront de la nécessité de jeter à la poubelle leur vêtement de travail. L’uniforme ne les protège plus. Le moi peau semble poreux. La mission n’est plus attachée à leur travail. D’ailleurs tous insisteront pour ne pas être payés.

« Ça n’a pas de prix ce qu’on a fait ».Un des responsables présents, Gianni me dit que « Même pour un million d’euros je ne pourrais pas le faire ». Aucune mesure, aucun prix ne peut soutenir l’irregardable. Les déchets humains, ça n’a pas de nom. Gianni l’appelle « le merdier, par ce que ça ne peut avoir d’autre nom », me dira-t-il.

Ce chef, sera sur le front nuit et jour pour faire peau neuve à Nice.

Il conditionne d’ailleurs son statut de responsable à celui d’un sacrifice. «  Un traumatisé vaut mieux que dix », me dit-il.

Il sera présent à 7heures pour la levée des corps et il s’occupera également du nettoyage de la chaussée. Au delà des limites, il se confronte au toucher des morceaux de cadavre : pied, peau collée, poussette. La référence anale ne cesse de s’entendre. « C’est tout pourri », répète-t-il.

Gianni, à bout de nerfs, reste encore dans sa position de chef, il conclut en me demandant comment je fais pour écouter tous ces récits. Jusqu’au bout, il ne lâche pas son désir. Prendre soin.

Je retrouve avec la responsable d’un service de Police, le même sacrifice. En effet, depuis deux jours Séverine, a interdit l’accès de la salle de visionnage aux équipes (curieuses) car certains avaient voulu revoir la vidéo à plusieurs reprises. Séverine assume seule les sollicitations de l’enquête, lui demandant de visionner encore et encore la séquence. Elle n’en peut plus me dit elle. « Pendant 10 jours les images restent chez nous après on les transferre. J’ai hâte de ne plus devoir regarder ça ». Séverine est scotchée aux images. Elle aussi ne quitte pas son commissariat.

 

Conclusion

Pour conclure j’aimerais me rappeler à  l’hypothèse freudienne,  celle qui nous dit que la mort est à la base de l’organisation sociale. Nous l’avons vérifié à l’écoute des collectifs de police et de nettoyage. A partir du cadavre niçois, une illusion groupale s’est constituée : édification d’une personne morale,  lieu refuge, moi peau orthopédique et sacrifice d’un chef, permettront aux membres du groupe de partager la jouissance mortifère et de s’unir autour d’une mission symbolique.

C’est le même principe qui a régi l’organisation de la cellule d’écoute d’urgence à laquelle j’ai participé. Sur la promenade des anglais, La mort a été récupérée par le discours politique,  qui dans l’optique de maintenir le refoulement, à véhiculé des images de protection et de savoir. Intégré à ce dispositif et au  plus proche d’une clinique singulière, le psychologue accompagna celui qui a vu ce qu’il ne devait pas voir. C'est-à-dire la mort de près.

Freud qui le premier à donné à la mort le visage de l’angoisse de castration, réfère la mort à son empreinte sexuelle inconsciente. Il nous a semblé que cette origine sexuelle pouvait être, dans le cas d’une clinique de l’urgence et de la masse, recouverte par une jouissance mortifère. C’est d’ailleurs dans l’après coup que je me surpris à faire un lapsus. Voyant que dans le mois qui suivit, la promenade des anglais fut rebitumée, je disais à un ami : « ils rebitument la pomme ». Nous pourrions alors questionner en quoi la politique fait-elle fonction d’empêchement dans l’accès au traumatisme sexuel ? Ce recours à la jouissance sexuelle de masse, effectué dans l’après guerre, avec le « baby boom ».

Mais avant d’être à l’écoute de ce retour en masse du sexuel, il nous fallait donc constituer une position éthique au plus proche d’un sujet. A l’adresse d’une place immédiate et effrayante, je dirais qu’il ne s’agissait donc pas d’extraire le sujet de son signifiant, ni même de décoller le sujet de son image, non, il s’agissait de reconnaitre au sujet qui se voit mourir, le besoin impérieux d’une image de secours.

Le fantasme de sauveur qui m’habita, ce robocop phallique et inhumain qui sécurisait le policier, ce professeur d’histoire qui manquait à l’appel du répertoire téléphonique, l’imagination d’un « j’aurais dû y être » propre a chaque niçois, les taches de sang sur la promenade, la taille d’un drap, un monde post apocalyptique de morts vivants, chacun a livré dans l’imaginaire une première figuration d’un réel. Dans cette clinique de l’immédiateté et du regard, le clinicien pourrait donc être celui qui organise le jeu visant à détourner le regard du sujet de la cruauté de la mort.

Cela passe selon nous par un jeu de dupes dans lequel le psychologue accepterait de jouer au mort. C'est-à-dire d’être celui qui vous regarde. Vous obligeant par là, à aller voir ailleurs.

Alors que la psychanalyse vise le plus souvent à nous défaire de nos illusions, il se pourrait bien que l’éthique  m’ait imposé ici et dans l’instant, de faire autrement.

Entre inflammation et figuration, la modalité transférentielle imaginaire, va guider la parole vers une image et non l’inverse.

Et parmi ces images, une sera choisie par le sujet pour faire limite à la mort. C’est au lieu de cette image, que nous inscrivons notre écoute. Une image écran, un arrêt sur image, une ombilic du rêve lieu « de l’évanouissement du sujet »[10] et trace de sa survivance.

Cette image qui fait loi demandera à être authentifiée par un Nom du Père.

Un psychologue dans une cellule, dont l’éthique était alors guidée par le désir d’élever une parole signe à la dignité d’un supposé sujet. Un sujet absent qui me faisait signe.




[1] Didi huberman : essai sur le drap

[2] J.Lacan, séminaire de Louvin

[3] R.Gori, la passion de la causalité

[4] Propos de C.Melman au Colloque « temps du traumatisme »

[5] Debriefing psychologique mis en place pour les agents de la municipalité

[6] Didier Anziew, « le moi peau ».

[7] D.Winnicoot

[8] G.Bataille

[9] J.Lacan, « la relation d’objet », page 38

[10] J.Lacan