Ch. melman : Deux sexes et un seul désir

PSYCHOPATHOLOGIE DE LA VIE QUOTIDIENNE : LES RÉPONSES DE LACAN  

Charles Melman

Les mardis de la philosophie 2014-2015 – Octobre 2014

  

Jacques Lacan (1901-1981) a prolongé l’oeuvre de Freud en l’enrichissant des apports du structuralisme et de la linguistique. Il pensait qu’il était possible d’améliorer le fonctionnement des sociétés humaines en en comprenant mieux les rouages et le langage.

 

 DEUX SEXES ET UN SEUL DÉSIR

 

Si la différence réelle des sexes est partout symbolique de la pérennité du désir, est-ce lui que la promesse d’une « égalité » aurait à forclore?

 

            Alors comme le sujet d’aujourd’hui est un sujet qui fâche, j’avais plutôt envie de le faire sous la forme d’une causerie, ce qui implique donc qu’on laisse tomber un plan, comme ça, pour évoluer au gré de ce que l’on perçoit d’un échange, serait-il tacite… Enfin, on va bien voir si ça se termine par une insurrection au cœur de Paris. Après tout, ça nous fera un peu de distraction, on en manque !

Donc nous relevons d’une espèce dont la reproduction est sexuée. Nous n’y pouvons rien, on ne nous a pas demandé notre avis, c’est comme ça ! La reproduction sexuée dont il est remarquable de noter ceci : c’est que chez l’animal, notre aîné, ça se passe sans problème majeur, ça occupe une partie tout à fait réduite de son temps : une fois que c’est fait, eh bien on passe à autre chose, et puis on se laisse le temps d’attendre le cycle suivant, tranquillement. Alors il peut y avoir évidemment chez les primates des conflits d’autorité entre mâles, etc., mais enfin, ça n’occupe quand même pas une place essentielle.

Alors que notre particularité, c’est que cette différence des sexes, le caractère sexué de la reproduction chez nous, occupe une place psychique que l’on serait tenté de dire essentielle, majeure, non seulement par le temps que nous pouvons y consacrer dans les échanges à l’intérieur des couples, que par les préoccupations spontanées que l’on peut en avoir ; et préoccupations qui débordent largement ce qui est simplement la sphère sexuelle, puisque ces préoccupations marquent la vie affective, marquent la vie morale. En particulier, le caractère sexué de la reproduction semble sensible aux effets de devoir ou de culpabilité qui se trouvent attachés à cette vie sexuée. Ces préoccupations marquent aussi notre vie intellectuelle, avec là un caractère qui je crois est intéressant, c’est que la spéculation intellectuelle ordinaire, est ce qui précisément retranche d’elle-même tout aspect qui concerne la différence des sexes et les problèmes de la vie sexuelle, de telle sorte que notre spéculation intellectuelle concerne en général une créature abstraite, que l’on appelle l’homme, sans que cette créature abstraite, je dois dire, ait été volontiers rencontrée dans la vie civile, mais en tout cas c’est comme ça ! Et comme vous le savez, il a fallu cette sorte de forcené qui s’appelait Freud, pour venir nous amener à considérer ce fait (de quelle façon sommes-nous faits ?) ce fait d’évidence que le problème de la sexualité occupe une place majeure dans notre existence, aussi bien individuelle que collective.

Je pourrais vous faire remarquer à ce propos, qu’il y a un personnage singulier qui surgit dans la philosophie antique, c’est-à-dire chez Platon, avec la figure de Xanthippe, la femme de Socrate. On se demande vraiment ce qu’elle vient faire là ! Et cependant, Platon ne manque pas à l’occasion, comme ça, de la faire surgir en tant que je dirais marâtre mécontente, et qui vient en quelque sorte gourmander son époux, comme si Socrate était peut-être parfait dans tous les domaines que nous lui connaissons : intellectuels, moraux, civiques, militaires, et qu’il y avait un domaine, en tout cas, où il ne laissait pas de laisser subsister un grand mécontentement, c’était celui des rapports qu’il pouvait avoir avec sa femme.

Je me permets cette petite excursion, pour signaler simplement, combien est étrange le surgissement de Xanthippe ne sert en rien la démonstration philosophique. Platon croit bon néanmoins de la faire entrer dans jeu, sûrement pas par hasard.

 Pour franchir un petit pas suivant, peut-être pouvons-nous reconnaître le fait que, si donc la vie sexuée, la vie du couple tient cette place dans nos préoccupations, c’est sans doute à cause de l’insatisfaction ordinaire qu’elle se trouve mettre en place. Il serait d’ailleurs légitime de penser, que s’il en était autrement, je veux dire si la vie sexuelle de la créature humaine était tranquille, comme on peut le voir chez l’animal, eh bien ça ne serait pas matière à faire tant d’histoires, et encore moins à aboutir à ce qu’il en est – je ne vais pas dire de notre présence, puisque ça fait partie de notre histoire – aboutir à ce qui est la guerre des sexes. C’est quand même très étrange !

Voilà un monsieur et une dame, qui après tout pourraient chercher les moyens de s’entendre, de passer leur temps aussi agréablement qu’il est permis, dans une certaine forme d’entente, de complicité, de partage, de bénéfices partagés. Or voilà que ce qui règne ordinairement, et qui se pérennise, c’est la guerre des sexes, au point d’aboutir aujourd’hui à cette tentation très moderne, très actuelle, qui consiste à envisager tout simplement leur suppression. Ah oui ! Les « théories du Genre » consistent, comme vous le savez, à tenir le fait qu’il ne s’agit jamais que de rôles, rôle masculin ou rôle féminin, et qu’ils ne viennent en rien rompre l’homogénéité fondamentale des partenaires qui, simplement je dirais à cette occasion-là, se partagent des rôles qui d’ailleurs n’ont pas forcément à voir avec leur anatomie. Donc le sexe dont il s’agit, simplement comme une sorte d’attitude théâtrale valable je dirais à ce moment-là, et sans impliquer davantage ce qu’il en serait de la spiritualité ou de la subjectivité des partenaires. C’est à peu près le point auquel nous sommes parvenus.

Alors ceci étant et pour revenir un peu au départ, il faut reconnaître que la naissance dans un couple d’un enfant et l’individualisation de son sexe, est évidemment spontanément célébré comme le fait que celui-ci va participer, du fait de son identité sexuelle, à la pérennisation de la succession des générations : Ah c’est un garçon ! Ah c’est une fille ! Et les voilà d’emblée inscrits dans un ordre de succession, et qui donne… c’est le point sur lequel j’aimerais attirer votre attention …qui donne un certain caractère jusque-là sacré à cette identité spécifique de l’un ou de l’autre, puisque l’un et l’autre sont destinés à partager cette œuvre commune qui les rattache à la lignée dans laquelle ils viennent s’inscrire, et qu’il va s’agir pour eux de pérenniser, de poursuivre. D’une certaine manière, la naissance d’un garçon ou d’une fille vient célébrer le culte justement de l’ancêtre, dont la puissance semble ainsi se poursuivre au gré des générations.

Comme je pense l’avoir évoqué déjà avec vous, effectivement c’est notre religion qui a destiné notre sexualité ainsi partagée à une mise au service de ce père originel... c’est comme ça ! D’où, dès lors, le caractère délictueux que vont prendre les manifestations du désir si elles se manifestent hors la loi. Je crois que je suis là dans les banalités, dans ce qui je crois appartient à un savoir partagé, je crois ne rien dire jusqu’ici qui ait la moindre originalité, sauf pour faire remarquer ceci : c’est que l’une des propriétés d’une physiologie du désir – et c’est bien ce qui nous encombre, c’est bien ce qui nous embarrasse nous qui pouvons être épris de la loi et soucieux de la respecter – c’est que le désir a cette physiologie étrange d’être toujours désir d’autre chose, et qu’il va donc falloir accoutumer cette physiologie spécifique du désir aux conditions spécifiques de la vie du couple et de l’exercice que nous partageons de la monogamie. Mais comme nous le savons aussi, cette culpabilité qui ne manque pas dès lors de marquer pour nous ce que peuvent être les manifestations physiologiques du désir… on s’en prend bien sûr légitimement à soi-même, alors qu’il s’agit je dis bien là d’un jeu dont la maîtrise nous échappe, et dont la spécificité est de se porter sur ce qui est systématiquement ailleurs, au-delà, et donc hors la loi.

Mais ceci ne suffit pas pour rendre compte de ce que je me permettais d’introduire au départ, c’est-à-dire l’insatisfaction propre à notre vie sexuelle. Peut-être l’ai-je déjà souligné ici avec vous, c’est que le malaise dans la culture, comme l’a relevé Freud, il l’attribue bien entendu à ce qu’il en serait – c’est ainsi qu’il en juge – de la répression excessive de la sexualité exercée par la morale sociale, et donc une insatisfaction qui serait liée à ces exigences excessives du refoulement de la sexualité. Je crois que nous avons largement la preuve, avec l’évolution des mœurs, que ce refoulement ne connaît plus aujourd’hui les mêmes déterminations, la même force, la même empreinte, et que néanmoins l’insatisfaction subsiste. Il faut donc croire qu’elle a une détermination qui est non pas occasionnelle, culturelle, religieuse, morale ou autre, mais qu’elle relève d’un agencement spécifique, et qu’il pourrait être intéressant d’essayer de préciser, si tant est que cette précision puisse un jour venir faire partie du savoir partagé, du savoir public... cette insatisfaction, on va pouvoir la noter, la relever, aussi bien dans la relation à l’objet… vous me permettrez ce terme …que dans la relation à soi-même.

Dans ce qui est jusque-là notre dispositif habituel, c’est donc une femme à qui se trouve attribué d’occuper la place de l’objet. Ce qui spécifie la position féminine est très étrange, et étrange au point, je dis bien, d’être resté en général effacé. Et très étrange pourquoi ? Eh bien d’abord parce qu’elle n’appartient pas… l’épouse n’appartient pas au groupe familial : elle vient du dehors. C’est ce qui obéit à cette règle étrange que l’on appelle l’échange des femmes, et dont je me permettrai encore une fois de vous faire remarquer, que cette règle ne relève d’aucun législateur et qu’elle est néanmoins une règle universelle. Ce qui laisserait donc penser qu’il existe une loi spécifique, propre à notre espèce, sans qu’il y ait nécessairement un législateur. Elle vient du dehors ! Et cependant ce dehors n’est pas étranger, il n’est pas hors frontière, parce que la famille dont elle vient, appartient le plus souvent au même ensemble, au même groupe : national, religieux ou culturel, et même parfois il peut y avoir une oreille qui veut que le mariage se fasse à l’intérieur de ce même groupe. Donc réfléchissons un instant : quel est son statut ? Voyons : elle n’est pas identique puisqu’elle n’est pas de la famille ! Elle n’est pas étrangère puisqu’elle vient d’une autre famille qui relève de la même communauté, du même ensemble ! Alors ? De quel espace relève-t-elle ? C’est sur ce point très précis et en même temps curieux, surprenant, que Lacan a été amené à introduire la catégorie de l’Autre. C’est-à-dire non pas ce qui est identique, homogène, non pas ce qui est étranger, mais qui est cette catégorie pour laquelle, je crois… j’avais déjà fait quelques remarques avec vous …et qui fait qu’il n’y a pas de système formel qui puisse se boucler, qui puisse être circulaire : c’est une loi logique, fondamentale. Il y aura toujours au moins une question qui, rédigée correctement dans les termes dudit système, restera sans réponse de la part du système. Le système ne peut pas répondre à tout ! Pour le système, il y a du pas-tout. Et il n’y a pas de système logique qui soit totalitaire ! Ça a été la grande déception des premiers grands logiciens, qu’ils se soient appelés Hilbert pour la géométrie ou Gödel pour la logique. Un système formel, aussi bien constitué soit-il, laisse toujours au moins une question sans réponse, c’est-à-dire un espace qui vient ouvrir le cercle qu’il pourrait espérer venir fermer.

Ce qui est intéressant, c’est que cet espace, il est donc hors la loi puisqu’il échappe à ce système formel, il le décomplète. Il est hors la loi, mais cependant il lui appartient puisque c’est lui qui le met en place ! Eh bien je vous propose que, en tout cas à suivre Lacan, nous reconnaissions à cet espace qui décomplète toute totalité, le fait donc de n’être sûrement pas ni homogène, puisqu’il n’est pas constitué des éléments formels que je viens d’évoquer, ni étranger, puisqu’il ne relève pas d’un autre système formel, mais que c’est l’espace Autre qui est propre donc à notre organisation, cet espace Autre, qui se trouve loger ce permanent objet du désir, hors la loi. Comme vous le savez, il y a cette remarque-là d’anticipation de Saint Paul, souvent citée : Sans la loi je ne saurais pas ce qu’est le péché. Il faut la loi pour que je sois amené à désirer ce qui est hors d’elle. Et je vous invite donc à reconnaître dans cet espace, ce qui sera le domaine spécifique des femmes. Alors  lors que les éléments dignes, à priori, et quel que soit leur mérite d’être représentés dans le champ de la perception, ce sont les éléments marqués d’un trait phallique, c’est-à-dire viril. Ça c’est le grand arbitraire de la séparation des sexes chez l’homme. C’est-à-dire qu’il y en a qui, quel que soit leur mérite, et du simple fait d’être marqués par ce trait phallique, se trouvent élevés à la dignité d’appartenir, d’avoir plain-pied, plein droit d’appartenance au champ des représentations ; alors qu’une femme, du fait de venir occuper cet espace Autre, devra chercher à se faire valoir, à se faire admettre, à se faire reconnaître, et donc, à se voir indexer un trait, un trait non moins phallique. Mais, et c’est là je crois l’une de nos grandes difficultés, je me permettrai même de dire l’une de nos souffrances, c’est que ce trait, ce n’est pas celui de la féminité. Pour qu’elle soit admise, c’est le trait de la maternité. Comme si donc, et quel paradoxe pour des gens supposés évolués comme nous le sommes, quel paradoxe donc que la féminité puisse constamment, je dirais, être en quête de cette autorité qui viendrait l’adouber, la bénir, lui reconnaître plein droit de cité ! Et comme s’il fallait donc à une femme, passer par la maternité pour venir s’inscrire dès lors dans cette suite des générations que j’évoquais tout à l’heure. Mais je n’évoque donc ce caractère arbitraire d’un dispositif qui s’impose à cette créature humaine que nous sommes, sans que personne à ce jour en ait décidé ainsi, et qui fait que ça se distribue à ce jour – car ça peut changer, et ça change –, se distribue comme ça, c’est-à-dire une féminité qui se trouve toujours mal assurée d’elle-même, puisqu’elle n’a pas de trait spécifique qui viendrait lui garantir son statut, elle n’a pas une bénédiction spécifique, elle doit chercher à se faire admettre, elle doit chercher à se faire reconnaître. Ce qui fait donc que dans notre culture, dite sans doute à juste titre masochiste, une féminité risque toujours de paraître suspecte.

Je me demande comment ce n’est pas plus tôt, je veux dire avant Freud, avant Lacan, et avant toutes ces histoires, qu’il n’y ait eu de contestations, de protestations contre un tel état de fait, sans que pour autant ça ne vire au féminisme, c’est-à-dire à l’idée simplement que les femmes auraient le même droit que les hommes d’arborer un trait viril, ce qui ne résout rien.

Il y a donc cet aspect majeur qui est que pour une femme, son désir, et en tant qu’elle entrera dans le couple, est d’abord le désir d’être reconnue comme femme ; et comme on le sait d’ailleurs, il arrive que la maternité vienne faire taire ce désir d’être reconnue, dès lors que cette reconnaissance maintenant est symbolique, je veux dire liée à cette figure ancestrale que j’évoquais tout à l’heure.

Donc c’est un problème qu’une femme s’engage dans le couple avec un désir qui serait d’abord le désir d’être reconnue comme femme. Et le pire, c’est que c’est exactement la même disposition qui se pose chez son partenaire, qui a beau avoir été validé du fait de son identité sexuelle dès l’origine, mais qui néanmoins s’éprouvera régulièrement dans un état d’insuffisance, eu égard à l’Idéal… Je veux dire : un homme n’est jamais complet, jamais parfait, c’est jamais superman, c’est un homme tout simplement, toujours en défaut du point de vue de l’idéal, divisé par rapport à l’idéal …Et que donc ce désir de reconnaissance ne sera pas moins à l’œuvre chez son partenaire. Donc vous voyez, ce qui à vrai dire semble tellement contrariant, c’est que l’un et l’autre se trouvent engagés dans cette affaire : nous partions de ce qu’il en était d’un désir sexuel, avec ce qui est la prévalence d’un désir qu’il faut bien qualifier d’irrépressible, c’est-à-dire de se faire reconnaître comme homme ou comme femme.

Je crois également l’avoir déjà cité devant vous, et puisque nous sommes ici réunis par un des « Mardis de la philosophie », mais il est remarquable et stupéfiant que ce soit un philosophe, comme vous le savez Hegel, qui ait retenu ceci, c’est que le premier désir de l’homme (vous avez la satisfaction des besoins, la satisfaction des désirs, vie sociale) le premier désir de l’homme c’est d’être reconnu, comme s’il y avait cette sorte de faiblesse originelle ou incertitude de soi-même, et de la légitimité de son existence, qui font qu’il y aurait cette tâche, de d’abord se faire reconnaître par autrui comme relevant de l’espèce. Je n’entre pas plus avant dans la démonstration hégélienne, mais en tout cas, un philosophe l’a très bien perçu, même si on a eu tendance à l’oublier.

Donc, si pour l’un et pour l’autre, ce désir d’être reconnu est évidement mis dans des situations où chacun peut attribuer au conjoint le fait que ce serait du fait de son insuffisance si l’opération n’est pas pleinement accomplie, l’insuffisance de l’autre, ça va de soi !

Eh bien un autre chiasme qui va s’introduire dans cette affaire, dont personne n’a décidé… il n’y a pas d’auteur à ce chiasme, il n’y a pas de responsable ! On ne peut s’en prendre à personne ! C’est que l’objet de l’un et de l’autre, l’objet qu’il vise dans ce couple est différent. Ils ne visent pas le même objet. Ils ne sont pas dans le même espace, ils sont autres l’un par rapport à l’autre, et ils ne visent pas le même objet, puisque pour un homme, ce qui entretient son désir, est ce que l’on appelle dans la théorie analytique l’objet de son fantasme qu’il ignore, ce qui entretient son désir est un objet dont consciemment il ne sait pas ce qu’il est. Tandis que chez une femme, ce qu’elle est amenée à avoir pour objet est très clairement désigné, justement dans ce trait qui lui manque, que possède son partenaire, mais qui lui fait défaut à elle, et qui viendrait assurer enfin la perfection de son appartenance et de son identité.

Il y a là-dessus deux formulations de Lacan qui ont provoquées une petite émotion, petite parce que ça ne dépasse pas quelques cercles comme ça d’initiés, plus ou moins.

La première formulation, c’est lorsqu’il dit : La femme n’existe pas. Et il l’a dit à l’occasion d’une conférence faite en Italie et à la presse italienne. Vous voyez, elle est plus vigilante, plus intéressée que nous… je n’en sais rien : La donna non esiste… je ne sais pas très bien comment ça se dit,  je ne me souviens plus très bien du titre, mais enfin quelque chose comme ça …point d’exclamation ! Vous vous rendez compte, dire aux Italiens, leur apporter la nouvelle que la femme n’existe pas ! Alors là, je dois dire que c’était spécialement se faire bien voir ! Alors qu’est-ce qu’il voulait dire par là, La femme n’existe pas ? Eh bien il voulait dire ce que j’ai essayé de décrire en cours de route, c’est-à-dire que dans cet espace Autre, spécifique, propre à une femme, il n’y a pas d’autorité qui vienne décerner l’insigne, l’index venant affirmer la féminité de celle qui occupe cet espace... Elle est donc là aléatoire, si j’ose m’exprimer ainsi, et livrée au caprice de ceux qui voudront bien dans la vie civile la reconnaître ou pas.

Je ne vais pas m’engager ici, mais je pourrais peut-être, j’ai encore quelques minutes pour le faire. Le fait que cette reconnaissance, elle ne peut pas…quand même, comme c’est embarrassant, pour ces créatures animales que nous sommes ! Quelle complication je dirais ! Cette reconnaissance, elle ne peut pas l’attendre de sa mère. Ça c’est un grand problème ! C’est un grand problème, parce que tout se passe comme s’il pouvait y avoir une relation de compétition, et comme si ça devait être ou l’une ou l’autre. Il est fréquent que l’exigence faite par une fille à sa mère soit de lui délivrer des insignes, une reconnaissance de sa féminité.  Cette exigence sera déçue, parce que la mère ne peut pas les lui donner, et qu’en général, dans le meilleur des cas, elle peut l’aimer comme fille, mais elle est toujours – ça aussi c’est l’un de nos étranges paradoxes qui nous accablent –, elle est toujours dans un certain malaise de la voir maintenant occuper une position féminine, comme si celle-ci venait faire quelques dommages à la sienne propre. Elle est supposée, et ça c’est une malfaçon liée à notre incompréhension de la sexuation, ne pas pouvoir attendre cet insigne de reconnaissance, elle ne peut pas l’attendre non plus de son père. Et comme vous le savez, on ne le sait que trop, c’est que lorsque cette reconnaissance vient effectivement du père à l’occasion de gestes déplacés, eh bien c’est d’une efficacité qui ne peut jamais être tolérée ni acceptée. Paradoxe ! Là encore c’est comme ça ! En revanche, et ça c’est je crois beaucoup plus intéressant que le caractère occasionnel que je viens de rapporter, il est rare qu’une jeune femme perçoive que dans cette position Autre qu’elle est amenée à occuper, cette position Autre, sans être une relation de filiation, est néanmoins une relation de dépendance à l’endroit de ce père, puisque c’est lui qui se trouve en quelque sorte l’auteur en tant que gardien de la loi de cet espace, qui à la loi lui échappe, et qui néanmoins ménage la place des femmes. Et que donc – et ça nous avons beaucoup de peine à le penser, je crois que ça n’est pensé nulle part – le fait qu’il y a une relation de filiation qui n’est pas là forcément une relation marquée par la transmission d’un signe de l’identique. Il y a une relation de filiation d’une fille à son père, et qui passe justement par le fait qu’il lui ménage cette place Autre où elle pourra en tant que femme se faire reconnaître comme animatrice d’un désir pour un homme. Ce n’est pas un cas universel ! Ce n’est pas obligé ! Il y a des cas de figures que les cliniciens voient bien sûr et où l’aménagement de cette place fait défaut ! Si par exemple, pour prendre un exemple caricatural mais néanmoins est vrai, si on a affaire à un père autoritaire, totalitaire, c’est-à-dire qui justement récuse toute décomplétion de son pouvoir, et du pouvoir de sa loi, eh bien sa fille n’aura d’autres moyens que de devenir un élément aussi homogène que les fils de la fratrie ou bien d’être une étrangère. Elle n’aura pas de place aménagée par ce père, et ce sont là des différences dont les conséquences sont immédiates dans la vie ordinaire. Donc première assertion de Lacan : La femme n’existe pas.

La seconde, alors là elle est encore plus difficile à venir ranger dans un tiroir : Il n’y a pas de rapport sexuel. Comment ? Il n’y a pas de rapport sexuel ? Bien sûr, les actes sexuels ne manquent pas ! Mais pour qu’il y ait rapport sexuel, il faudrait que le rapport soit établi entre ce qui serait d’un côté un homme et de l’autre côté une femme ! Du côté de l’homme, on trouve une créature qui ne trouve son identité que dans la dévolution de l’insigne phallique qui lui a été faite par les autorités ancestrales. Est-ce que cela suffit pour l’identifier à l’état d’homme, d’autant que, comme je l’ai déjà fait remarquer, il sera toujours en position d’insuffisance eu égard à un idéale. Et puis, pour ce qu’il en est d’une femme, eh bien je viens avec la formulation précédente, La femme n’existe pas, dire qu’en droit elle n’est pas fondée. Et je vous le signale pour l’anecdote, c’est qu’une partie considérable du travail de Lacan au cours des dernières années de son parcours, ça a été de savoir si, dans la mesure où tout ce dispositif relève d’écritures logiques, eh bien s’il était possible que ça s’écrive autrement. Ce n’est pas un bienfaiteur de l’humanité, peut-être qu’il faisait ça après tout à titre purement égoïste ! Et si l’on estime qu’à dire vrai, une grande partie de notre malaise, et qui fait qu’au détour d’une vie un sujet peut se demander ce qu’il a fabriqué, est liée justement à ce défaut ici pointé. Il faut reconnaître qu’il n’est pas inintéressant de chercher à voir si une autre appréhension des écritures logiques que je ne développe pas mais qui figurent dûment dans les textes et qui s’avèrent déterminantes, n’est pas possible, et donc faire qu’elles puissent faire qu’un homme et une femme se rencontrent paisiblement, sans effort dans des d’échanges qui puissent être tranquillement agréables. Quelle topie n’est-ce pas, bien sûr. Mais notons-le, si vous le voulez pour votre petite gouverne : il se trouve qu’il y a comme ça des farfelus qui se sont penchés sur cette question à laquelle tente de répondre l’évolution actuelle de nos mœurs et sur laquelle je vais donc terminer cet exposé, et qui tentent de résoudre à leur façon cette difficulté, ce malaise, d’abord du fait de la sécularisation croissante dans laquelle nous sommes, et qui ne concerne pas seulement l’autorité religieuse, mais qui concerne toute autorité. Il est bien évident que nous sommes aujourd’hui dans une crise générale de l’autorité, dès lors qu’elle n’est pas despotique, c’est-à-dire appuyée par des éléments armés et qui ne pardonnent pas. On peut dire que dans le monde occidental, il y a un désinvestissement général par rapport à l’autorité, qu’il s’agisse de l’autorité religieuse, de l’autorité politique qui aujourd’hui est essentiellement brocardée, de l’autorité enseignante qui aujourd’hui, comme vous le savez, est maltraitée, désinvestie, n’est plus l’objet de ce qu’on avait à transmette, que l’amour du savoir et donc de l’enseignant n’est plus forcément ce qui nous anime. Donc cette sécularisation croissante atteint du même coup cette autorité ancestrale que j’évoquais tout à l’heure. Envisager sa vie comme venant s’inscrire dans la pérennisation d’une lignée n’est plus forcément la direction majeure, prise par nos jeunes ; et je pense aussi l’avoir déjà évoqué, la pratique croissante de la crémation est une manière inattendue et bien présente, inconsciente évidemment, une manière de venir dire qu’il s’agit de faire que ça s’arrête, et que sa propre mort ne vienne plus servir la pérennisation de la lignée. Donc une sécularisation croissante, et donc dès lors une désacralisation de la différence des sexes. Ce sont les points qui immédiatement, je dirais aujourd’hui, nous intéressent. Peu importe que ce soit une fille ou un garçon dès lors que justement, du même coup, aucun rôle ne leur est plus dévolu, et que cela ne vient en rien gêner l’égalité fondamentale qui leur est attribuée, dès lors que cette différence qui peut être réelle, va se trouver éventuellement effacée dans le rôle imaginaire qui sera joué par l’un ou par l’autre ; autrement dit, peu importe ce qu’il en est de la réalité organique. Freud disait : l’anatomie c’est le destin ! Ce que l’évolution de nos mœurs montre, c’est que ce n’est pas du tout forcément le destin ! Et que ce destin peut être livré au caprice, et qui veut donc, au nom d’une homogénéisation radicale, essentielle, que je puisse à cette occasion jouer le rôle qui me convient. Donc la tendance dans laquelle nous sommes, et qui je dois dire personnellement me surprend… Elle me surprend parce que je croyais que les exigences de l’homogénéisation des membres de la société, était attachées à des régimes dits totalitaires. Il est bien évident… je ne sais pas, référez-vous au plus récent d’entre eux, au maoïsme ! que ce n’est pas la différence des sexes qui se trouvait distinguée, ni le costume, ni la vigueur dans l’action dite révolutionnaire, ni dans quoi que ce soit ! Et de voir combien dans une société libérale… parce que tout ceci se fait au nom du libéralisme, cette même exigence à l’endroit de l’homogénéisation se manifeste, et se manifeste à partir de quoi ? Eh bien à partir de ce que j’évoquais aujourd’hui, c’est-à-dire le fait que le sexe est pour nous marqué de cette insatisfaction radicale, et que c’est là une tentative, un moyen pour résoudre ce type d’impasse.

La question est évidemment de savoir : est-ce qu’il suffit de notre engagement et de notre liberté pour que ce soit possible ? C’est ça la question ! Et indépendamment de toute référence culturelle, morale, religieuse, ce que l’on voudra, historique ou autre, peu importe ! Est-ce que c’est possible ?

Comme je l’ai marqué je crois au long de cette causerie, le comportement de notre espèce animale à nous, est marqué par des lois que ne connaît aucunement le monde animal. L’interdiction de l’inceste et l’échange des femmes, si vous voyez ça par exemple chez telle espèce de fourmi qui pratique l’échange des femelles, ça provoquera une certaine angoisse. En tout cas, rassurons-nous, cette angoisse est impossible car ça ne s’est jamais vu et ça ne se verra jamais ! Il semble donc bien que nous soyons effectivement sujets de lois qui sont propres à notre espèce.

Autrefois, il est arrivé qu’on appelle ça le droit naturel, c’est évidemment entre autre Rousseau qui a filé ce thème du droit naturel. Quel est le droit naturel de l’homme et de la femme ? De quoi sont-ils dépendants ? Et qu’est-ce qui fait d’ailleurs ce dispositif logique tellement farfelu et dont nous avons d’abord tant de mal à prendre connaissance, et deuxièmement à tirer des conséquences ? Il y a des lois qui sont les nôtres – et  je l’ai déjà évoqué – et qui sont celles sur lesquelles la philosophie antique a commencé, et qui sont les lois du logos. Ils savaient ça eux ! Ils savaient que ce qui spécifie notre espèce, c’est notre dépendance à l’endroit du logos, thème que nous ne savons plus traduire tellement l’usage qu’ils en faisaient était polyvalent. En tout cas, quand ils disaient le logos, ce qu’ils voulaient dire, c’est que ça relève d’une loi qui est celle du langage. Voilà ce que ça voulait dire ! C’est le logos ! Ils le savaient ça ! Comment est-ce que nous, nous l’avons perdu ? Nous ne l’avons pas perdu avec les textes sacrés, et encore moins bien sûr avec la parole de Saint Jean disant : Au commencement était le Verbe. Mais depuis, il semble que ça se soit perdu, je ne sais pas, peut-être notre exigence excessive du sens ? Non pas du logos qui ne veut pas forcément dire grand-chose, peut-être même qu’il ne veut rien dire du tout ! C’est un système dont nous nous servons, qui se sert de nous sans doute ! Cette affaire de notre dépendance à l’endroit du logos et dont,  je l’évoquais hier à l’occasion d’une journée qui se tenait pour les psychiatres à Sainte Anne, cette dépendance à l’endroit d’un système qui vient surimposer ses règles propres aux lois biologiques de l’organisme, qui vient faire que nous soyons des animaux dénaturés, et qu’il y ait constamment chez nous cette sorte de balancement entre d’une part les lois du logos, et d’autre part celles de l’organisme, chacun ayant hérité de celui que ses ancêtres lui ont passé, avec sûrement des traits de caractéristiques somatiques propres, son ADN propre. Et alors aujourd’hui, eh bien le progrès médical cherche à montrer de quelle façon nos conduites sont déterminées par une dépendance à l’endroit des chaînes génétiques, des chaînes ADN dont nous héritons. Le seul problème, c’est que notre comportement aux uns et aux autres n’est pas un comportement inné. Ce serait, si j’ose m’exprimer ainsi, trop chouette si chacun trouvait en lui-même les règles de sa conduite sans avoir à réfléchir, à se demander, à s’interroger, à délibérer, à les soumettre au crible de la morale, s’il pouvait comme ça, comme l’animal, trouver en lui la façon de se comporter. Ce n’est pas notre cas ! Notre comportement est un comportement qui est acquis par le milieu familial et le milieu social, et de pouvoir dès lors trouver la clé de cette affaire, de cette acquisition dans les inscriptions génétiques est sans espoir, même si ces inscriptions génétiques ont évidemment leur rôle dans un certain nombre d’effets propres au corps et à la manifestation éventuellement de telle ou telle impulsion, de tel ou tel affect. Mais ça nous ne savons pas trop là-dessus.

Mais en tout cas, et donc je termine sur cette dernière petite remarque. En 1895, Freud était donc à Paris pour faire un stage à la Salpêtrière, chez Charcot. Charcot, qui à l’époque était un neurologue très connu en l’Europe, qui habitait un très bel hôtel boulevard St Germain, qui est celui de la Maison de l’Amérique Latine aujourd’hui. Et Freud était donc en stage, il avait une bourse de six mois pour venir étudier chez lui, et il était je dirais… c’était risqué que Freud vienne à Paris en 1895, car on n’était pas loin de la guerre de 70, ce qui faisait que les pays germanophones n’étaient pas dans les meilleures dispositions vis-à-vis de la France et réciproquement. Quoi qu’il en soit, il est donc chez Charcot, et puis là, il va se passer un truc, c’est qu’en bon médecin, Charcot est à la recherche des signes. Le signe c’est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un. Le signe, comme pour l’animal. Une trace de pas est un signe. C’est le signe qu’il y a eu quelqu’un là. Lacan, à cette occasion, prend l’exemple de Robinson dans son île lorsqu’il voit des traces de pas, c’est donc qu’il y a eu quelqu’un. Et donc Charcot essaie de faire le répertoire des signes de l’hystérique, c’est-à-dire de celle qui se vit hors la loi. [Vous pouvez] d’une façon un peu globale ranger les manifestations de l’hystérique comme étant des manifestations qui se spécifient de se présenter hors toute maîtrise. Il n’y a pas de maîtrise ni de lois qui tiennent dans des manifestations hystériques. Et donc Freud, il est là, et il suit attentivement avec admiration ce que fait Charcot. Et puis, il a un copain qui est son aîné, qui s’appelle Breuer, le professeur Breuer, à Vienne, qui lui raconte une histoire, selon laquelle Breuer a écouté ce que lui disait l’hystérique : il n’a pas cherché les signes, il l’a écoutée. Et c’est en interprétant et en répondant à ce qu’il avait entendu de ce que ces signes disaient, qu’il a provoqué la disparition de ses symptômes. Autrement dit, il est passé de la sémiologie médicale, c’est-à-dire du répertoire des signes, à l’écoute de la parole et des effets de la parole, et du fait que c’est à l’intérieur des lois de la parole qu’une femme était en mesure de manifester, serait-ce violemment et de façon spectaculaire, le fait que (par on ne sait trop quel sort) elle se trouvait mise hors la loi, mais néanmoins, dépendante et serve comme tout le monde du langage.

Voilà ce que je voulais vous raconter. Et donc merci pour votre attention.

 

Transcription : Solveig Buch