J-J.Tyszler : Quelques conséquences du refus de la différence des sexes

D'une ontologie aristotélicienne à la psychologie de l'identité


Jusqu'à une époque encore récente, le terme « identité sexuelle » allait de soi ; il désignait l'appartenance à l'un ou à l'autre sexe et dans toutes les cultures étaient différenciés à la naissance et nommés en conséquence la petite fille et le garçon.

L'existence de particularités anatomiques — les intersexués — ou de communautés aux rituels de mutilations — les eunuques — ou de travestissement, ne permettait pas de proposer l'idée d'un troisième ou d'un quatrième sexe ; la différence des sexes est en quelque sorte une catégorie première, une essence. Ce qu'Aristote nomme ousia et qui comme pour l'enfant à la naissance répond à la question : « qu'est-ce que c'est ? ».

À une question répond une nomination, un signifiant qui a la vertu de conserver sa persistance à être le même que lui-même ; signifiant maître, dira Lacan, échappant au hiatus commun entre signifiant et signification. Bien entendu la logique des catégories aristotéliciennes a sa complexité, ses paradoxes, voire ses impasses. Ainsi le mot homme peut, selon les circonstances désigner une essence première, une qualité — la bravoure ou la virilité — et encore d'autres prédicats. Mais la force d'un point d'arrêt dans le jeu des métaphores et des métonymies tient à ce que ce soit une nomination singulière, « c'est un garçon ! », « c'est une fille ! » qui sert de socle à toutes les subtilités possibles ensuite de la pensée. Encore aujourd'hui, quelles que soient son idéologie et sa croyance, une femme demandera à son accoucheur : « qu'est-ce que c'est ? » et serait bien marrie si ce dernier répondait « c'est selon votre théorie anthropologique... »

Le terme identité sexuelle est davantage utilisé en psychologie courante pour décrire l'orientation dans la sexualité, l'hétéro ou l'homosexualité en particulier, ce que Freud appelle le choix d'objet. Il s'agit plus d'un processus que d'un état et la psychanalyse a beaucoup travaillé pour rendre compte des vicissitudes dans l'inconscient de la bisexualité infantile, de l'amour narcissique et du désir sexuel.

 

La psychanalyse : entre évidence anatomique et dynamique de la libido

Dans son texte de 1905 Trois essais sur la théorie sexuelle, complémenté en 1915 et 1920, Freud rend compte de la difficulté scientifique à parler des notions de masculin et de féminin : Il est indispensable de se rendre compte que les concepts de "masculin" et de "féminin", dont le contenu paraît si peu équivoque à l'opinion commune, font partie des notions les plus confuses du domaine scientifique et comportent au moins trois orientations différentes.

Freud précise que l'on emploie les mots masculin et féminin, tantôt au sens biologique, la définition la plus claire — présence respective du spermatozoïde ou de l'ovule et des fonctions qui en découlent. Tantôt au sens de l'activité et de la passivité, signification essentielle sur laquelle se guide la psychanalyse : c'est â elle que nous nous référons en décrivant la libido comme masculine car la pulsion est toujours active même quand elle s'est fixée un but passif.

Enfin, la troisième signification, sociologique, tient sa pertinence de l'observation des individus masculins et féminins dans leur existence effective. D'où une conclusion qui peut faire le miel des théories modernes du genre : Il en résulte, pour l'être humain, qu'on ne trouve de pure masculinité ou féminité ni au sens psychologique, ni au sens biologique. Chaque individu présente bien plutôt un mélange de ses propres caractères sexuels biologiques et de traits biologiques de l'autre sexe et un amalgame d'activité et de passivité, que ces traits de caractère psychique dépendent des caractères biologiques ou qu'ils en soient indépendants.

Freud tourne autour de la notion de bisexualité infantile et décrit la complexité pour l'inconscient des identifications masculines et féminines. Peut-on pour autant, le suivant à rebours, contester les différents niveaux d'arguments et remonter vers la différentiation première — homme/femme — pour l'annuler ? C'est là que nous en sommes aujourd'hui avec le déplacement des signifiants : identité sexuelle, identité sexuée, genre.

Nous employons dorénavant « identité sexuée » pour parler à la fois des questions d'identification et d'érotisation. Le sujet se reconnaît-il dans l'image, face au miroir, conforme à la désignation de son sexe ? Le fait d'endosser une nomination le guide-t-il dans le choix érotique de l'autre sexe ? D'un certain point de vue, l'influence de la découverte freudienne va produire le décalage maximum entre l'évidence anatomique et la dialectique toujours étonnante, dans l'espèce humaine, de l'amour et du désir.

 

Primauté d'un tiers phallique

Freud nous dit que la petite fille peut dénier la perception de l'absence du pénis et se comporter psychologiquement toute sa vie future comme si elle était un homme... Freud explique comment tel homosexuel masculin passe d'une fixation amoureuse à sa mère possessive à une identification féminine... Ces exemples souvent caricaturés et dénoncés comme reliquat d'un patriarcat phallocratique se retrouvent dans des cures abordées sans préjugés ; ils ne froissent ni la féminité ni l'homosexualité car ils mettent l'accent sur une dimension que la clinique analytique révèle : l'identité dans la sexualité est d'abord déterminée par une fonction symbolique, celle qui met en jeu la logique que les Anciens décrivent déjà, celle de l'être et de l'avoir.

Lacan trouvera chez Freud cette fonction dite du phallus et la prolongera dans ses études de la sexuation. Elle reste à l'évidence mal comprise, mal acceptée et reconnais­sons-le, mal expliquée par les psychanalystes eux-mêmes qui opacifient régulièrement la question en la détachant de la clinique. Le texte de Lacan « La signification du phallus » publié dans les Écrits reste un des plus clairs sur cette notion centrale dans notre praxis.

 

Contre la dialectique sexuée, un statut des représentations

On nous dit aujourd'hui que ces mots n'ont plus cours, n'ont plus de sens car se guidant de la traduction anglaise d'identité sexuée en gender identity, c'est-à-dire identité de genre, les sociologues, les mouvements féministes et les porte-parole de minorités sexuelles ont fait voler en éclats la définition du sexe. Les débats sur le transsexualisme — voir les deux ouvrages consacrés à ce thème en 1996 par l'Association lacanienne sous la responsabilité de Marcel Czermak et Henry Frignet[1]— ont largement ouvert la boîte de Pandore : le sexe, devenu description anatomique réductrice et réactionnaire, cède la place au genre, notion mettant l'accent sur la construction psychologique et sociale des représentations et des assignations. Si un homme veut que la médecine lui restitue le corps pour lequel il se sent destiné, celui d'une femme, le législateur se doit d'accompagner la transformation et la réassignation.

Le droit prend désormais en pleine considération la modification du sexe apparent et corrélativement celle de l'état civil. Au-delà des interrogations sur les motivations, notons que la reconnaissance juridique de la nouvelle identité des transsexuels opérés ouvre naturellement sur la légitimité du mariage, de l'adoption ou des aides à la fécondation. La Cour Européenne des Droits de l'Homme a, à plusieurs reprises, rappelé aux États que le sexe enregistré à la naissance ne pouvait plus être opposé pour les transsexuels souhaitant se marier.

 

De la fiction du choix subjectif

Peu à peu s'impose l'idée que chaque sujet peut choisir les détails de son identité d'être humain. C'est pourquoi la question du genre a largement dépassé le strict cadre du transsexualisme, qui à sa façon maintenait l'idée d'une division entre deux sexes. Le mouvement dit transgenre milite désormais pour une totale déconstruction de la notion d'identité sexuée. Chacun choisirait selon l'humeur du jour un rôle d'homme ou de femme, une sexualité avec un partenaire du même sexe ou de l'autre sexe, voire sans plus se demander de qui il s'agit puisque tout est affaire de nuances et de passage continu d'un pôle à l'autre de l'identification.

Ainsi certains réclament que soit laissée libre la déclaration du sexe à l'état civil en dehors de toute modification de l'apparence médicale et chirurgicale. Je peux garder le même corps mais demander une réassigna­tion juridique. La législation espagnole glisse peu à peu vers cette possibilité en relativisant la nécessité d'une chirurgie transformatrice dans les demandes des transsexuels. D'autres, rigoureux jusqu'au bout, estiment que toute notion de sexe et de genre doit être supprimée à l'état civil. Aucun acte symbolique ne contrarierait la liberté parfaite du citoyen quant à ses marques d'identité.

 

Progrès-regrets !

Il nous faut maintenant examiner quelques effets du flou qui s'annonce et se revendique dans l'identité sexuée. D'un point de vue de vie sociétale des questions inattendues surgissent ; ainsi les débats sur la définition du mariage puisque l'identité sexuelle n'est pas une chose en soi et n'a d'intérêt qu'au regard d'un partenaire. Historiquement et dans la grande majorité des pays, le mariage ne se conçoit que comme l'union de personnes de sexe opposé, un homme, une femme ; la différence est implicite et les textes de droit ne précisent souvent pas cette condition sine qua non. Récemment, le mariage très médiatisé de deux homosexuels à Bègles, en Gironde, a poussé le droit dans ses retranchements : puisque aucun texte précis ne contredit la possibilité d'un mariage entre personnes du même sexe, pourquoi l'interdire ?

En dernière instance la Cour de cassation a rejeté l'interprétation selon laquelle « tout ce qui n'est pas interdit est autorisé ». Elle a rappelé l'exigence de la condition implicite de la différence des sexes, mais les arguments historiques — l'analyse des sociétés depuis l'Antiquité — et les références religieuses, dont le récit de la Création affaiblissent paradoxalement le propos. Car le législateur souligne par ailleurs les novations sociétales en cours : progrès scientifiques et médicaux dans le domaine de la reproduction, séparation de la sexualité et de la filiation, reconnaissance progressive de l'homosexualité, revendication de l'homoparentalité, en particulier portée par les femmes et développant une forme de matriarcat sans dépendance à l'homme, transformation de l'apparence sexuelle et modification corrélative de l'état civil. Toute la conception de la famille se renouvelle et se transforme sous nos yeux, la vie en couple restant encore (et pour combien de temps ?) le terme minimal de référence.

Les gender-théories contribuent à pousser à son paroxysme les contradictions d'un droit défenseur de la famille traditionnelle puisque le seul garant devrait être le libre choix de l'identification et de la jouissance tenant lieu d'une construction subjective individualiste, contractualisée, mouvante et soucieuse d'abord de ses droits comme le droit à l'enfant.

 

La Carte du Tendre ou la carte du genre

Tout cela n'est-il que château de cartes idéologiques, susceptible, comme le mur de Berlin de se fissurer et de disparaître sans lendemain ? Chez beaucoup d'intellectuels l'enthousiasme pour la notion de genre est sans conséquence dans la vie propre et après les déclarations générales, la morale sexuelle civilisée reprend son cours tranquille. C'est comme ceux qui arborent encore l'habit de la Révolution permanente, sans autre résultat tangible qu'une vie de moine.

L'influence du sex and gender est pourtant aisément sensible dans la population la plus jeune, les adolescents et les adultes en âge de vivre leur sexualité. Le thème de la bisexualité est largement parlé dans les rencontres thérapeutiques, parfois culpabilisé mais le plus souvent énoncé comme une évidence et la nécessité d'en passer par des expériences pour connaître avant d'avoir éventuellement à choisir. Des années s'écoulent pour certains patients ou patientes avant qu'un choix d'objet clair puisse se décider alors même qu'ils cohabitent durablement avec tel ou telle de leur préférence.

Une logique aux contours flous se met en place justifiant une carte du tendre multipolaire. Une autre conséquence à souligner est le gommage des devoirs d'aide mutuelle et d'assistance ; la vie amoureuse ressemble peu à peu à celle de l'entreprise ; l'idéal du contrat à durée déterminée et de la mobilité prévaut. Les questions de loyauté qui ne sont pas superposables à celles aujourd'hui presque désuètes de fidélité s'estompent au profit d'une conception utilitariste et égalitaire de la vie à deux ; nous restons ensemble si nous profitons l'un de l'autre ; si l'un perd de sa valeur ajoutée pour des raisons variées - maladie, revers de fortune... c'est le préavis assuré.

Cette solidarité engagée par le désir était bien entendu consacrée dans le mariage religieux et sa formule devenue énigmatique « pour le meilleur et pour le pire », mais les rédacteurs du Code civil avaient rappelé dans leurs travaux préparatoires la dimension « des secours mutuels à porter le poids de la vie » pour partager commune destinée.

 

Une vie sans Autre

C'est aussi cela que refoule et forclot peu à peu l'individualisme narcissique porté par la vague du gender. S'il y a de l'autre, du partenaire, il n'y a pas d'Autre au lieu de ce partenaire ; rien qui me dicte et me soumet, ni Dieu ni maître. Est-ce pour cela que la vie fantasmatique est parfois bizarrement pauvre et inhibée chez de jeunes patients ? N'étant esclave d'aucune identification, d'aucune érotique aux places différenciées, ils peinent à inventer du neuf à toute force. Nous décrivons souvent les formes de frénésies génitales dispersées mais il nous faut admettre le courant parallèle d'une forte peur de la sexualité et des solitudes douloureuses qui en résultent.

Certains et surtout certaines prennent au sérieux la nouvelle conception du genre et mettant leur vie en relation avec leurs idées militent pour un changement sociétal de grande ampleur. Nous avons pu constater que ces héroïnes — propagandistes de l'abolition de la notion de sexe — payent chèrement un certain courage et une certaine honnêteté intellectuelle : « je parle de ce que je connais et dont je suis prête à pâtir ». Dénié, récusé, ridiculisé, le signifiant phallique fait retour dans la clinique de celles que nous pouvons recevoir en analyse.

 

La différence qui fait retour comme symptôme

Dès l'enfance une sorte de gêne à tonalité hypocondriaque a orienté vers une querelle des identités sexuelles. La féminité du corps, du vêtement, des postures est vécue comme une lourdeur, un artifice, de la minauderie. D'abord intériorisé comme un désordre intime, le symptôme est à l'adolescence rejeté vers des constructions purement conventionnelles. Qu'est-ce qui m'oblige à considérer telle attitude comme féminine, tel jeu comme masculin, telle préférence comme marquée par la différence des sexes ?

A l'affichage ostensible d'une certaine androgynie et d'un style unisexe, fait suite un travail minutieux pour débusquer toute discrimination dans les usages de la langue commune ou des langages spécialisés — le droit ou les mathématiques véhiculent-ils de force la différence des sexes ? Le hic est que le trait de l'autre sexe vient faire irruption de manière inattendue et obsédante : telle partie du visage trop masculine, la voix devenue trop grave, la démarche trop arquée, et même dans les rêves un élément "masculin" vient contaminer la désexualisation recherchée.

Si bien que contre toute attente ces sujets sont dans le calvaire permanent des signes de la différence des sexes alors que dans la vie ordinaire semblant et sublimation permettent à chacun un peu d'aération et de jeu. Traquant partout l'architecture phallique des us et des coutumes, ces jeunes femmes se retrouvent accablées en toute circonstance de cet encombrant jumeau. Telle rencontre les oblige à une solidarité féminine qu'elles dénoncent par principe, telle autre à une mascarade de séduction qui leur répugne...

 

Du règne du doute aux formes d'intimidation

Rejetant la différence des sexes, c'est l'abri du symbole qu'elles méconnaissent, payant sur elles-mêmes comme dans la vie sociale la présence continue et tyrannique du genre ; du gender d'autant plus redoutable qu'il est l'ami qui vous veut du bien, juste vous faire choisir ce que vous êtes réellement à chaque instant. Ainsi se déplie une clinique plus obsessionnelle que franchement quérulente ; la contrainte et le doute envahissent le champ de la pensée et de l'action car si tout est nuance et décomposition en spectre de l'identité, comment arrêter ne serait-ce qu'un moment sa position de désir ?

Ces jeunes femmes ne trichent pas avec leur angoisse et l'aspect dépressif de leur plainte. Elles savent que pour partie au moins leur souffrance est liée à une conception faussement salvatrice de l'identité. Les cures buttent néanmoins sur l'étonnante permissivité de notre société à des questions auparavant traitées au titre de la clinique et dorénavant considérées comme droits des intéressées à la vie privée. Un tour rapide des phénomènes modernes touchant au vécu de la différence des sexes nous fait passer du transsexualisme au mouvement transgenre et de la bisexualité à l'homosexualité militante.

Quoi de commun entre ces patients et patientes rencontrées ? Si ce n'est leur unification artificielle dans la marche d'une liberté qui se veut fierté homo, bi, et trans. Sollicité au cas par cas dans le travail analytique, chaque sujet dénonce l'amalgame qu'il subit. Le risque est dorénavant du côté d'une intimidation du regard clinique. Il est devenu périlleux de parler aussi bien du transsexualisme que de l'homosexualité. Quant au sex and gender, se présentant à l'avance comme réponse à la décadence du vieux monde, il doit être traité comme une nouvelle idéologie de notre siècle car il influence déjà bien au-delà des cercles concernés.




[1] Tome I Sur l'identité sexuelle : à propos du transsexualisme Éd. AFI Paris 1996

Tome II id. Actes des journées du 30 XI et du 1 X111996.