Jean-Jacques Tyszler : Les névroses post freudiennes

Séminaire de Jean-Jacques Tyszler, le 25//03/2017  

Jean-JacquesTyszler : Je remercie Marc, qui vient de terminer le séminaire avec Charles Melman, d’être resté par gentillesse à mon égard. 

M. Darmon : Et intérêt. 

JJ. Tyszler : Marc Darmon dont je dirais le meilleur des nôtres,  si la formule n’avait pas été gâchée récemment pour autre chose. En tout cas, à coup sûr le meilleur des nôtres dans ce que les mathématiciens appellent l’espace lacanien. Vous savez qu’en mathématiques l’espace lacanien existe, donc la référence par les mathématiciens aux découvertes de Lacan. Et il est vrai, Marc, qu’en ce domaine, je ne vois pas trop sans toi comment on pourrait avancer. 

J’ai malheureusement pas mal de choses à vous dire, c’est lié à l’état un peu particulier dans lequel je me trouve qui vient à la fois d’annonces de choses dures en psychiatrie. Hier j’étais à une présentation de patient, comme on dit, à Ville-Evrard et le cas présenté était, selon le début d’Antigone, effrayant, et deux fois effrayant, il m’a fallu un temps technique avant d’arriver sur l’Unité d’enfants pour me reprendre. C’est difficile d’arriver ensuite dans une Unité d’enfants joyeuse malgré les soucis. Dominique de Cherbourg, à propos d’effroyable, vient m’annoncer des choses qu’il a racontées à Saint-Anne qui se sont à nouveau répétées jusqu’au fatal. Et donc, on est dans un univers qui est dur.

Et puis, il y a ce contexte assez curieux, Marc le sait, qui touche à l’actualité politique et à la psychanalyse qui me rend soucieux. Je ne vais pas commenter un certain nombre de choses, on en reparlera en tout petit comité, je ne vais pas le faire publiquement parce que ce n’est pas mon habitude, je vais juste vous donner un mot sur le signifiant prince.

C’est un des plus beaux livres que j’ai lu ces dernières années qui s’appelle De L’Iliade. Son auteur, Rachel Bespaloff, une philosophe, qui comme beaucoup de grands, se suicide après-guerre - on pense à Primo Lévi. C’est la première lettre après-guerre sur Heidegger, elle écrit cette lettre pour donner son point de vue, envoie son courrier à des Grands ; c’est une femme extraordinaire malheureusement au bord de quelque chose comme souvent. Et donc De L’Iliade que je vous conseille. J’ouvre les guillemets sur le prince :

 

« Hector a tout souffert, et tout perdu sauf lui-même. Dans la troupe assez médiocre des fils de Priam, lui-seul est prince, fait pour régner. Ni surhomme, ni demi-dieu, ni semblable aux dieux, mais homme, et prince parmi les hommes. A l’aise en cette noblesse sans apprêt » - vous écoutez bien - « en cette noblesse sans apprêt » - vous mesurez – « qui ne souffre ni orgueil dans le respect de soi, ni humilité dans le respect des Dieux. »

 

Voyez un peu la profondeur du signifiant qu’elle utilise pour indiquer ce que l’on appelle un prince. Donc vous vérifierez si vous utilisez vous-mêmes ce signifiant pour un certain nombre de choses.

 

Le projet de ce séminaire, Marc, c’est d’essayer de décrire le déplacement physiologique des catégories freudiennes dans notre monde contemporain, sans pour le moment sacrifier les mots mêmes que Freud utilise. Donc l’idée est de décrire la physiologie de ce que Feud appelle une névrose, une psychose, une perversion dans ce qui se passe aujourd’hui. On peut appeler ça l’urgence de lire Freud dans son contexte. Nous avons même d’un certain point de vue urgence à lire Lacan maintenant dans son contexte. Pour Lacan aussi les années passent, on n’est plus exactement dans le contexte de l’après 68. Par exemple, on peut dire, lire Antigone dans son contexte, et grâce à Madame Nicolier, qui dira peut-être un mot à la fin, parce qu’elle veut monter Antigone - mais l’Antigone de Brecht c’est-à-dire une Antigone mise en contexte, pas la récitation d’Antigone - Lire Antigone dans le contexte, lire Freud dans le contexte.

 

Il y a Claire Salles qui est là, qui m’a envoyé un texte très tendu, difficile, on en parlera, sur le rapport entre psychanalyse et peinture. Dans des domaines où je ne suis pas spécialisé, je demande à des proches, comme toujours, qu’ils m’aident et un de mes très proches m’a dit : « ce qu’on appelle la peinture, ce ne sont que des ruptures », ce qui marque l’histoire de la peinture, ce sont fondamentalement des ruptures jusqu’au moment qui est assez récent puisqu’il datait cela des peintres américains des années 70, où ce qu’on appelle la performance va remplacer le tableau. Le goût de faire des événements, la performance en art remplace au sens propre, ce qu’on appelait le tableau, la représentation. La présentation des corps remplace la représentation. Je vous dis tout ça parce que nous-mêmes les cliniciens, nous disons un tableau clinique. Quand nous nous occupons de nosographie, de clinique, de casuistique, même en topologie, ce sont des façons de coller à des faits cliniques sinon il n’y a plus de praxis, il n’y a plus rien.

 

Freud a fait rupture, ça c’est certain. Lacan a fait rupture, ça ne fait aucun doute. Est-ce qu’on peut encore faire rupture, ou bien comme les pétitions qui circulent nombreuses actuellement que vous avez pu lire, est-ce qu’il ne s’agit plus que de faire des événements, des performances, ce qui serait donc autre chose. Jusqu’à présent je me suis refusé à signer toutes les pétitions qui circulent sur Internet.

 

Position de la question concernant le moment de Freud. Il y a un truc qui m’étonne toujours c’est que dans des champs beaucoup plus hauts que les nôtres et beaucoup plus vastes, par exemple, les philosophes populaires dans leur pays. Vous savez que même à Paris, il y a  des cours de philosophie populaire, beaucoup de mes patients vont au séminaire d’Huberman qui est philosophe de l’image, il a beaucoup de monde. En Allemagne, il y a des grands philosophes contemporains qui parlent aujourd’hui. Ce qui est très étonnant, c’est que quand vous êtes au courant de ce qu’écrivent ces philosophes, pour eux, d’un certain point de vue, l’affaire est déjà acquise, ils considèrent que nous sommes dans une clinique post-freudienne. Ils le racontent, ils le démontrent, ils font séminaire sur ce point. Il n’y a donc que chez nous qu’avec retard, ces questions font difficulté, ce qui est quand même étonnant. Comment se fait-il que dans les milieux connexes, anthropologie, sociologie, philosophie, un point paraît dépassé déjà, raconté, et que nous, nous sommes encore dans les préliminaires à la question. Pourquoi pas, vous allez me dire, on est plus prudents, plus conservateurs sûrement, en tout cas c’est un point à éclaircir.

Parmi ces philosophes, il y en a un, même s’il n’est pas très bien traduit, il paraît parfois un peu brut de décoffrage dans la traduction, c’est le philosophe allemand d’origine coréenne Byung-Chul Han qui est une célébrité, non seulement en Allemagne mais qui est un best seller en Corée du Sud. Cet homme décrit en Asie la façon dont le néo-libéralisme a accouché d’une clinique post-freudienne. Pour lui c’est totalement acquis, on est dans une clinique narcissique où la question de la relation d’objet et de la relation à l’autre s’est affaissée, on est dans tout autre chose. Il le raconte dans des documents, dans des livres, c’est écrit, c’est raconté et ça se vend à des milliers d’exemplaires en Corée du Sud parce que la société en Asie est déjà pliée, bien plus que la nôtre à ces effets. Lisez-le, ce n’est pas la peine de vous le commenter ça n’a pas de sens, c’est publié, c’est traduit de l’allemand au français, la traduction est un peu brutale, mais vous pouvez quand même, surtout pour ceux qui aiment la philosophie moderne, aller jeter un œil.

 

Un mot de lui, voyez par exemple une chose que l’on décrit nous-mêmes dans les Journées sur le Narcissisme :

 

« La dépression » – puisque c’est le maître mot partout – « est l’expression d’un rapport à soi narcissique qui a atteint un niveau pathologique. Le dépressif  coule et se noie en lui-même. L’Autre » – il le met avec un A en référence à Lacan – « a cessé d’être à sa portée. »

 

Il donne une définition de l’Autre par rapport au désir :

 

« Une société sans l’Autre c’est une société sans Eros. La littérature, l’art, la poésie vivent eux aussi du désir du tout Autre. La crise qui traverse l’art aujourd’hui est peut-être également une crise de l’amour. Bientôt, j’en suis sûr, nous ne comprendrons plus les poèmes de Paul Ceylan car ils sont adressés au tout Autre. Ceylan écrit dans l’un de ses poèmes : tu es proche comme si tu demeurais ici. »

 

 Et c’est vrai que l’on hésite à comprendre.

 

 « Tu es proche comme si tu demeurais ici. »

 

Il a raison, on arrive dans un moment où nous ne comprendrons plus l’absence, le trou, le trait fondamental de l’Autre. Nous sommes au bord de ne plus le comprendre, nous ne savons plus l’entendre. Il raconte ça merveilleusement, je ne peux pas vous dire mieux, lisez-le.

 

Je vais là ramasser très vite un certain nombre de choses. Dans la clinique, il nous faut être soigneux, donc avancer avec précaution dans les différentes catégories que nous utilisons, je laisse de côté la clinique qui est post aux nominations de Freud : l’addiction, l’anorexie, la boulimie, toutes les névroses « a » qu’il faudrait commenter, je m’en tiens au socle.

Dans la névrose tout court, je l’avais fait valoir à nouveau aux Journées sur le Narcissisme, mais c’est beaucoup décrit par nos collègues, il y a un déplacement physiologique très important qui est le remplacement du thème de la culpabilité par celui de la honte. Cela a été multi décrit maintenant par les collègues concernant les névroses de contrainte, les symptômes obsessionnels, ce que d’autres appellent les TOCS, peu importe. Vous ne trouvez plus la culpabilité au père classique, la culpabilité sacrificielle, en revanche toutes les formes de la honte. Honte de ne pas être sujet de la performance, honte de ne pas être en accord avec son corps, honte de ne pas souscrire aux idéologies de la santé. Tous ceux qui ont une pratique de cabinet le savent. Il y a énormément de déplacement de cette culpabilité oedipienne vers un thème, qui n’a pas avoir avec le triangle oedipien, qui est ce rapport du sujet à sa honte au sens moderne.

 

Franck m’a fait remarquer à juste titre que dans les Journées sur le narcissisme qui étaient bonnes que nous avons faites avec nos amis belges, il a manqué toute la modernité effectivement de notre rapport à l’esthétique et au corps, évidemment il avait raison. On a parlé du narcissisme en oubliant de décrire toutes les formidables pathologies et les dictatures du corps aujourd’hui. On a été oublieux, les Belges à Bruxelles n’étaient peut-être pas sur ces questions, moi qui ai pourtant en amont travaillé à l’époque sur les enveloppes du corps, ça ne m’est pas venu à l’esprit.

 

M. Darmon : Il y a les Journées sur l’Anorexie qui vont arriver.

 

JJ. Tyszler : Mais Franck, qui fait sur une très belle thèse d’Etat, nous racontera un jour comment dans des pratiques d’accompagnement des enfants et des adultes, la dictature du corps aujourd’hui s’impose au vivant avec un retour hypocondriaque absolument phénoménal. Donc là c’est une honte qui n’est pas oedipienne non plus, c’est une honte par rapport au corps normé. S’il y avait une brésilienne, elle pourrait le raconter encore mieux, toutes les adolescentes aujourd’hui sont refaites très tôt.

 

Franck Benkimoun : Et les coréennes du Sud qui est la population au monde où 15% des jeunes filles se font opérer.

 

JJ. Tyszler : Vous voyez pourquoi le philosophe est devenu lacanien, il s’est lacanisé par obligation. D’un côté dans les RER, tout le monde dort de fatigue, et de l’autre les jeunes se font refaire le corps. Voilà, clinique contextualisée. Vous pouvez appeler ça une névrose, ça ne me choque pas, mais il va falloir accrocher quelques wagons pour raconter ça quand même. On ne va pas dire ah oui c’est comme dit Freud ! Oui et non.

 

Prudence, nous sommes des prudents, Marc, prudence pour les psychoses qui posent une question assez particulière qui est double. Ça fait quand même 15 ans après Saint-Anne que je fais une présentation de malades à Ville-Evrard, d’autres en font dans les hôpitaux, assez régulièrement, nous tombons sur des typologies de la psychose, je dirais, assez classiques néanmoins. Je n’ai jamais utilisé le terme de « borderline » par exemple, je n’en ai pas eu besoin, ça n’est jamais venu, à mes collègues non plus. Et donc les mots classiques : manie, mélancolie, paranoïa, psychose passionnelle, délire d’interprétation etc. d’un certain point de vue - et je crois que les internes pourraient le constater aussi – nous permettent de garder une clinique dans le champ de la psychose assez charpentée avec son classicisme pour partie. Alors voilà, pour partie mais pas tout, c’est pas mal le pas tout lacanien à cause de ça. Pour partie mais pas tout, par exemple, le point qui est en train de se déchirer d’un point de vue de doctrine, c’est la rencontre entre l’ancienne psychose maniaco-dépressive, comme moi je dis encore, et ce que les modernes appellent comme vous le savez bipolarité.

 

T. Roth : Type 1 et type 2, ils différencient type 1 et type 2.

 

JJ. Tyszler : Ce qui est intéressant, on en a parlé longuement dans le Journal Français de Psychiatrie avant le numéro sur l’anorexie, c’est qu’il y a une plaque tectonique qui est en train de s’ouvrir entre la vieille classification qui regroupe encore des typologies et puis les formes de bipolarité extensives. Elles ne se chevauchent pas exactement, ce n’est pas juste un oubli nosographique, c’est que ça ouvre de nouvelles formes, effectivement, de rapport à l’hypomanie, aux formes de dépressivité, ce sont d’autres cas qui sont racontés. Je laisse de côté les  problèmes très spécifiques à l’enfant qui posent beaucoup de problèmes.

Et donc pour mon propre compte, dans un champ comme ça, je me suis permis, même si ce n’est pas encore authentifié, de dire que si ça s’ouvrait à cet endroit-là, c’est probablement parce que dans cette clinique, nous n’avons pas affaire au sens propre à la forclusion du Nom-du-Père. Ce n’est pas cette forme de la forclusion qui est active. Je pense que si nous sommes rigoureux suivant Lacan avec RSI, nous pouvons davantage parler de forclusion de ou dans l’Imaginaire. Il faut que nous soyons capables de raconter dans chacune des consistances les retours vers les catégories supposées. Actuellement, pour ce qu’on appelle PMD, je dirais davantage forclusion dans l’Imaginaire, mis à part les cas de mélancolie délirante très spécifiés, les délires de filiation, mais sinon je parlerais de forclusion dans l’imaginaire. Donc voyez, on peut prendre en charge même dans les psychoses ces questions modernes : où en est-on de l’impact du fameux Nom-du-Père dans la pathologie ?

 

Perversion, nous ne sommes pas très dégourdis, comme vous le savez, pourquoi, parce que nous ne recevons pas d’authentiques pervers en cabinet, c’est rare, ou alors on a peur et on les met à la porte. Ce que racontait Zagury l’autre fois était extraordinaire. Il n’est pas lacanien Zagury, mais il est lacanien par sémiologie quasiment, c’est fabuleux - il a une capacité à raconter les écarts entre perversité, perversion, narcissisme qui est extraordinaire - donc il y a une clinique à continuer grâce à ces grands experts. En particulier, j’étais très étonné, il ne parle pas de crime sexuel parce que pour lui c’est sexuel entre guillemets, parce que l’organe sexuel est juste un organe de destruction par intention, ce n’est pas sexuel au sens fantasmatique. C’était vraiment très bien. Il revisite à sa façon ce que nous appelons aujourd’hui perversion, voyez ça peut se faire.

 

Je laisse de côté parce que nous avons nos spécialistes, nous en reparlerons plus tard en d’autres endroits, la clinique très spécifique, majeure aujourd’hui de toutes les formes du traumatisme. C’est essentiel, les lacaniens avaient laissé le traumatisme de côté en considérant à tort que tout était fantasmatique, c’était une idiotie. Il y a énormément de cliniques spécifiques du trauma, et je dirais même des traumas : il y a la névrose traumatique, il y a les grands traumatismes, il y a les deuils, enfin c’est tout un travail. Et nous ne sommes pas très en avance par rapport aux collègues des armées, par exemple, qui sont sur le pont depuis longtemps, ou dans certains pays par rapport à d’autres méthodes de collègues très charpentées. Il est temps qu’heureusement, Serge le sait et Thierry, que nous reprenions la main. Mais que nous reprenions la main, également d’après le contexte ; on ne va pas simplement dire que Freud a parlé la névrose traumatique, oui mais quid ?

 

Donc le projet est ample, il est d’essayer de reprendre à notre charge les grandes nominations freudiennes et d’avancer.

 

Des Journées sur le Narcissisme, j’ai retenu un point pour vous qui part d’une intuition que Melman avait donnée, qui m’a semblé juste. On dit toujours le narcissisme au singulier, ou comme Freud, les deux narcissismes, ce qui pose une terminologie qui est embêtante, et il est probable que c’est bien de dire selon la suggestion que Melman faisait dans l’édito du site à l’époque : narcissisme Imaginaire, le plus évident, mais aussi Réel et Symbolique. C’est-à-dire d’être capable de penser la question du narcissisme avec déjà le trépied lacanien. Ce n’est pas toujours revenir hors contexte comme si on n’avait rien appris depuis 40 ou 100 ans ; tout dépend de l’objet mis en valeur par le Moi, avec cette indication paradoxale qui est qu’au moment où la performance individuelle s’affiche partout comme seul idéal, c’est le sujet comme rien qui surgit. Et ça vous en avez des descriptions par les meilleurs des phénoménologues : société de la fatigue disent les uns, société de la dépression, burn-out dont on va parler à Bruxelles, auto-exploitation sans maître. Il n’y a plus besoin de maître dans l’entreprise pour l’auto-exploitation, c’est fini, d’ailleurs les directeurs on ne les voit pas, donc auto-exploitation sans domination, c’est quand même pas mal comme formule. Il n’y a pas l’hystérie du rapport au maître qui était déjà une chance puisque c’est un dialogue, mais s’il n’y est pas, vous vous auto-exploitez tout seul, ce qu’on vit en permanence dans les entreprises qu’on connaît, et dans nos propres Hôpitaux, nos Services. Notre moderne dépressivité est le résultat d’un rapport exacerbé au narcissisme.

 

« C’est la dimension de l’autre » - comme dit le philosophe de Lacan – « qui est touchée. Le regard tourné vers l’intime exclusivement, sa propre image, son soi, son self, sa pleine conscience, tout ce que vous voulez, brise notre relation à l’autre aussi bien à l’érotique qui s’en déduit. »

 

Clinique qui reste d’un certain point de vue dans la lecture freudienne puisque Freud dit qu’il y a toujours ce jeu : comment fait-on entre relation d’objet et narcissisme, c’est la question de Freud. Mais là, le curseur s’est déplacé considérablement, même sur nos propres sites, je le regrette, même nos propres outils, les nôtres, nous sommes séduits par tout ce qui fait image, c’est quand même inouï. Avant, on ne voyait pas la tête des gens sur les sites, on voyait juste les noms propres, et même Lacan avait demandé aux gens de ne pas mettre leur nom, et maintenant chacun fait course de vitesse pour avoir sa tête, comment vous appelez ça à part le narcissisme ? Il n’y a pas d’autre sens, nous sommes nous-mêmes sous le joug de cette question dans notre propre champ, c’est quand même drôle. Je clos.

 

Je passe de livre en livre exprès, je sais que le dimanche vous vous ennuyez. On me dit qu’il faut que je lise de la philosophie, ce que je fais régulièrement, je lis plus de philo maintenant que de bouquins de psychanalyse, ce qui est une question. Donc, on était resté sur le rien, le rien comme réponse narcissique à la question du discours de la performance. Un homme comme Ricoeur, qui ne s’appuie pas du tout sur la psychanalyse, assez curieusement d’ailleurs, il faudrait que les jeunes philosophes me disent un jour pourquoi il laisse totalement de côté la question de la psychanalyse, il n’a pas d’appui mais curieusement il redécouvre à sa façon, comme souvent les meilleurs philosophes, les mêmes points de jonction.

 

« La phrase - je ne suis rien -  doit garder sa forme paradoxale. Rien ne signifierait plus rien si rien n’était en effet attribué à je. Mais qui est encore - je - quand le sujet dit qu’il n’est rien. » Et il dit : « qu’à cet égard l’hypothèse ne manque pas de vérification existentielle. Il se pourrait que les transformations les plus dramatiques de l’identité personnelle dussent traverser l’épreuve de ce néant d’identité lequel néant serait l’équivalent de la case vide dans les transformations chères à Lévi-Strauss. Maints récits de conversion portent témoignage sur de telles nuits de l’identité personnelle. En ces moments de dépouillement extrême, la réponse nulle à la question qui suis-je, renvoie non pas à la nullité mais à la nudité de la question elle-même. »

 

Chacun de nous avons vécu des moments comme ça, la psychanalyse nous amène toujours au bord de ce trou, dans le meilleur des cas, au bord d’un point, comme il est raconté, de dépouillement qui est paradoxal. Et alors ce qui est fabuleux, c’est que sans passer par l’Autre du Che vuoi lacanien, il peut écrire :

 

« Or ce qui rouvre le débat » -  ça c’est vraiment de la psychanalyse à l’état pur, c’est d’une beauté insolente -  « c’est précisément cette mise à nu de la question confrontée à la réponse » « Me voici ». – Marc, peux-tu le dire en hébreu :

 

M. Darmon : Hinéni

 

JJ. Tyszler : « Me voici », comme vous le savez c’est la haute réponse biblique à Abraham ou Moïse, « Me voici » c’est quelque chose, c’est-à-dire que quand vous êtes dans ces moments où le Réel est à son paroxysme, il y a l’appel éventuel. Au bord du précipice, ou vous passez  le parapet ou bien « Me voici », l’appel de l’Autre, c’est la très haute tradition biblique. Il n’y en a qu’un qui a entendu la voix et a pris le sens contraire. Qui Dieu appelle pour une mission et fait semblant de ne pas avoir entendu ? Il n’y en a qu’un, c’est Jonas, c’est le seul qui s’autorise, il l’appelle, il fait semblant, un gosse comme on a au CMPP, on l’appelle au bureau, il va dans l’autre sens. Evidemment, ça ne va pas se passer si bien, il fera quand même la mission pour laquelle il a été appelé.

 

M. Darmon : Et puis il est en colère parce que Dieu ne détruit pas Ninive.

 

JJ.Tyszler : En plus Dieu promet des choses qu’il n’accomplit pas.

 

Pris autrement que par les rets du freudo-lacanien par un grand philosophe, vous voyez le rapport qu’il y a entre le point extrême du désêtre et la réponse éthique qui éventuellement s’en déduit, c’est très beau ça : « Me voici ». Dans toutes les très hautes traditions, pas seulement dans la Bible hébraïque probablement, c’est absolument bien expliqué. Redis-le en hébreu Marc.

 

M. Darmon : Hinéni

 

JJ. Tyszler : C’est plus joli en hébreu.

 

L’ouvrage c’est Soi-même comme un autre, il met Soi-même comme un autre sans A, je lis sans être un spécialiste de Ricoeur.

 

Le déplacement, j’appelle ça pour l’instant l’étude du déplacement physiologique des névroses, c’est le terme que j’ai trouvé.

Deux, trois petits points parce que je n’aime pas me répéter, je l’ai dit aux Journées sur le Narcissisme.

Nous disons névrose, Freud avait l’emploi de plusieurs termes pour les névroses. Quand nous disons névrose, nous ne parlons pour finir que des névroses de transfert. Freud avait des catégories à sa disposition, ce qu’il a appelé les névroses actuelles d’un côté, une catégorie qui est très intéressante parce qu’à mon sens elle revient très fort, c’est ce qu’il appelait les psychonévroses de défense, c’est-à-dire une façon de se défendre contre un Réel sans avoir les moyens d’en passer par le refoulement. Voyez ce sont les catégories particulières que Freud utilise. Parmi les patients que nous recevons aujourd’hui … Je ne sais pas si vous avez vu, ils font les gros titres dans les journaux, sur les petits bouts de chou marocains qui sont à Paris, « intraitables », disent-ils. Il y a des bandes d’enfants polytoxicomanes qui errent dans Paris, personne ne sait même cliniquement s’en occuper, France Terre d’Asile dit que ça dépasse leurs compétences, ils ne savent pas. Donc on a affaire, même chez des bouts de chou tout petits, au fracas contemporain du monde, l’exil, ils sont venus tout seuls à 5 ans du Maroc, les mômes, ils ont franchi les barrières infranchissables de la frontière espagnole, ils arrivent, ils s’intoxiquent à la colle, à l’alcool, du matin au soir, intraitables. Ce ne sont pas des cliniques névrotiques habituelles, vous pourrez dire ce que vous voulez, si on les confie dans vos Services demain je ne suis pas certain que vous sachiez par quel biais travailler.

 

L. Sciara : Comment l’entendre, comment la lire cette clinique ?

 

JJ. Tyszler : Exactement, tu as raison, même si elle est enchâssée dans quelque chose qui lie le trauma par chance au fantasme par certains biais, comment le lire ? Est-ce que ce sont des cliniques clivées apparemment ? J’avais fait tout un petit chapitre l’autre fois sur ce que j’appelais le clivage dans le graphe du désir. Ce n’est pas que les catégories n’existent pas, elles n’ont pas disparu - la demande, la pulsion, ceci cela - mais comme c’est clivé, comme vous n’avez pas la dialectique qui passe de l’identification au fantasme, du fantasme à la pulsion, du trait au poinçon, c’est clivé, alors comment vous opérez ? Et donc pour l’instant, la plupart auprès de qui ces jeunes sont confiés sont désarmés. Ils disent « nous ne savons pas », alors qu’ils n’ont pas 10 ans, il faut quand même le faire. Donc il se passe quelque chose de physiologique dans la façon dont l’enfant se défend du monde contemporain.

 

L’histoire de la honte, je vous l’ai dit, Lacan en parle lui-même dans L’envers de la psychanalyse. Ce qui est intéressant parce que c’est le séminaire qui est juste après 68 où Lacan raconte à sa façon ce qu’il y a à penser du signifiant de la honte. Reprenez les textes vous verrez, il parle de la honte, pourquoi ? Au moins pour une raison qui vous paraît peut-être bébête, c’est que la honte est reliée aussi au signifiant de la pudeur qui est en principe le signifiant phallique. Aujourd’hui avec des adolescents, vous aurez peine à savoir la différence entre érotisme et pornographie par exemple. Aujourd’hui, on considère qu’un ado sur deux rentre dans la sexualité après le visionnage de films pornographiques hard. Quand vous les avez sur le divan, comme j’en ai, c’est très difficile à reprendre cette brutalité de leur entrée dans la sexualité, - on pourra en discuter de manière technique mais vous me raconterez si vous savez faire avec ça - . Cette distinction heuristique entre ce qu’on appelle l’érotisme et la pornographie, il va de soi que le signifiant de la pudeur s’est mis a vaciller sur e telles questions comme ça pour des jeunes, fille et garçon, ça ne change rien.

 

L. Sciara : Et ça revient par la question de la honte.

 

JJ. Tyszler : Et ça revient par des troubles obsessionnels massifs, c’est-à-dire ce sont de enfants et des jeunes ados qui avaient une clinique de l’obsession au sens phénoménologique massive, et je les ai accompagnés des années sans être sûr, in fine, que l’on pouvait réduire de manière substantielle ce rapport. Enfin on laisse ça, c’est difficile ici, il faudrait raconter des cas.

 

La typologie de l’hystérie, l’écriture sur le corps, comme vous le savez, a quasiment disparu. Pour des raisons de culture très spécifiques, vous ne retrouvez les grands tableaux d’écriture hystérique sur le corps que très rarement, et donc vous avez plutôt affaire, j’ai inventé une typologie, à une femme jeune qui à côté de la valeur d’exposition évidente de son moi, de son image, prône tout ce qui est valeur de la santé et du culte du corps sain. On voit beaucoup des jeunes femmes comme elle, je veux dire de bon niveau à la fois intellectuel, de travail et de présentation encore plus. Avec cette curiosité, là je vous le mets entre guillemets, c’est un secret sans en être un ; elle est par exemple capable de raconter une période de la vie où cette même belle femme était Escort girl. Mais sans raison financière, c’est-à-dire uniquement comme expérience, et là sans honte ni commentaire. Cela venait comme si elle avait fait un boulot comme un autre. C’est intéressant, tout est mis dans des rapports au corps comme ça, sans autre jugement de valeur, sans que ça fasse problème ni refoulement. Une fille assez particulière dans le transfert qui ne provoquera pas l’analyste du tout, il n’y a aucune manœuvre.

 

L. Sciara : Elle t’escorte dans ta recherche.

 

JJ. Tyszler : Ça aurait pu m’intéresser qu’elle m’escorte dans ma recherche, mais là vous avez affaire au contraire c’est-à-dire, aucune manœuvre de provocation, et la plupart du temps, moi ça m’est arrivé souvent mais je pense que vous aussi, elle prendra congé sans un au revoir. Elles ont tout à fait compris que l’analyste c’est l’objet de rebut, il n’y a pas de souci, elle le sait au départ, ni au revoir, ni rien, ni merci. C’est intéressant, ça m’est arrivé fréquemment de m’étonner, pensant avoir eu quand même un rapport de travail assez …, non.

 

Corinne Tyszler : Ça va de pair avec l’ingratitude.

 

JJ. Tyszler : Alors voilà, l’histoire de ladite ingratitude. Oui tout-à-fait.

On peut appeler ça typologie du narcissisme mais le défi au maître, à la position, on ne sait pas où ça passe. Elle est dans une position de surplomb par rapport à toutes ces questions transférentielles. C’est elle qui surplombe la totalité, qui prend ce qu’il y a à prendre et puis au revoir, ciao, merci.

 

C. Medou-Marère : Qui paie et qui s’en va.

 

M. Darmon : Qui ne paie pas. C’est l’analyste qui devrait payer.

 

JJ. Tyszler : Moi je n’ai pas encore été jusque-là, Marc.

 

L. Sciara : La question de l’ingratitude, ça vient accréditer ce que tu racontes sur le fait que c’est plutôt du côté du registre de la honte que de la culpabilité, parce que dans l’ingratitude malgré tout, il y a quelque chose qui a affaire peu ou prou avec la question de la culpabilité, de la dette.

 

Corinne Tyszler : C’est la question de la dette.

 

JJ. Tyszler : Donc, on clôt, c’est juste pour vous donner le goût des thèmes et puis après tout, vous avancerez vous-mêmes. Je pense qu’il y a à raconter le déplacement physiologique de la clinique, il est temps parce qu’on a beaucoup de retard. Il faut que nous nommions, si nous ne le faisons pas, et dans le champ de l’enfant c’est devenu terrible, les scientifiques nommeront à notre place, c’est déjà le cas. C’est une clinique de la pharmacologie qui vient. Dans le champ de l’enfant, toutes les nominations sont pharmacologiques parce que nous ne nommons plus nous-mêmes. Nous ne savons plus donner un nom à l’agitation du petit, et comme nous ne voulons pas nommer, c’est nommé de force, c’est toujours comme ça, et donc il est temps. Je dois dire que je suis étonné du retard collectif que nous avons sur l’effort de nomination de la clinique. Si nous ne nommons plus les faits cliniques, il ne faut pas s’étonner que les neurosciences, c’est déjà leur but d’ailleurs, elles l’ont déjà prétendu, le feront à notre place, ça sera définitif. Bizarrement dans le champ de la pédopsychiatrie qui a été créé par des psychanalystes, on est étonné du démantèlement des noms, c’est inouï. On n’utilise plus le nom psychose, c’est interdit, on croit rêver. Il est temps collectivement, je dis bien collectivement, c’est un travail au-delà de notre groupe même, c’est un travail collectif de nommer, de continuer à nommer ce qu’a toujours fait Feud, ce qu’a fait Lacan, ce qu’ont fait certains, de poursuivre à notre façon. Alors le problème c’est de trouver des signifiants suffisamment forts. Il ne faut pas des mots approximatifs. Il faut que ça tranche, comme je le disais, il faut que ça fasse rupture comme on dit pour la peinture. On dit comme ça et on s’y tient.

 

Le principal dans tout ça, j’avance vers Antigone, ce qui me vient souvent c’est par les rencontres. Un séminaire pour moi ce n’est pas un cours, je ne fais jamais cours, je ne fais pas de conférence au sens où vous croyez, même si l’âge passant évidemment on a donné à droite à gauche, je ne fais jamais ça, je réponds à des choses qui m’ont été adressées, ce qui n’a rien à voir, qui m’ont été adressées dans le transfert, soit par des collègues, souvent par des plus jeunes, et par des rencontres de travail.

 

L. Raffinot : (la transcription est pour cette intervention très approximative car l’enregistrement est peu audible)

Je voulais juste vous poser une question par rapport à cette jeune fille où il y a un discours très superficiel, où il n’y a pas la valeur de la dette, je trouve ça très intéressant parce ça interroge vraiment la valeur de la description clinique aujourd’hui, du manque de capacité à décrire. Ces patients-là, je pense qu’on en a tous eu, (inaudible), patients dont j’ai pu passer à côté, me faire emmener dans cet écran et puis même parfois me faire tirer (inaudible) et puis quelque chose se repère du trait identificatoire, c’est une forme qui  n’est pas vraiment de la perversion (inaudible) mais tout d’un coup vient se repérer quelque chose de la part de ces patients-là, (inaudible) une dimension de haine à se recouvrir et puis à se reconnaître et à partir de cette dimension vient un point d’accrochage transférentiel qui peut se parler.

C’est très étonnant parce que ça, ça ne se fait pas sans une description clinique et un apprentissage technique.

 

JJ. Tyszler : Exactement, bravo, vous avez mieux dit que moi le point qu’il fallait dire, c’est-à-dire que ça ne se fait pas sans la description haute du fait clinique, ce que les collègues ne savent plus faire la plupart du temps dans les Services. Ils ne savent plus écrire douze lignes pour dire à l’autre le fait clinique, c’est devenu presque impossible. Ils ne savent pas. Or nous ne pouvons pas nous passer de ce point pour, comme vous le dites, techniquement être à l’étape supérieure qui est de dénouer sous le discours apparemment uniquement dispersif ou haineux néanmoins l’accroche transférentielle. Exactement, là vous dites tout l’enjeu que nous avons surtout dans nos Unités de petits où sous la dispersion totale, nous avons à trouver l’accroche. C’est majeur ce que vous dites. Merci, c’est très bien résumé.

 

Cela vient par anticipation sur la rencontre entre guillemets sur laquelle je vais être sobre, pour des raisons que je ne peux pas vous narrer mais que vous comprendrez, quelqu’un me donne un très beau livre que je vous conseille qui est un ouvrage posthume de la collègue assassinée à Charlie, Elsa Cayat. Celui-là s’appelle Un homme + une femme = quoi ? C’est un ouvrage très serré d’étude freudo-lacanienne sur le chiasme entre amour et désir, c’est très tendu comme travail, c’est très beau. Psychiatre, psychanalyste assassinée le 7 janvier 2015 à Charlie hebdo, ça montre aussi que la psychanalyse à sa façon peut être populaire. Elle savait auprès d’un journal rendre populaire des thèmes assez tendus de la psychanalyse comme médecine de l’amour. Elle était capable de raconter ça. Le chiasme sur quoi nous avons à tenir, le chiasme freudien de l’amour et du désir reste le point pivot. Et j’ajouterais tout de suite pour vous donner la pointe avancée qu’elle raconte à sa façon, dont elle propose une hypothèse topologique à la fin, Marc ça t’intéressera, je dirais le chiasme freudien de l’amour et du désir et le pas tout littéral de la solution lacanienne. C’est-à-dire pourquoi Lacan ajoute-t-il à l’endroit de ce chiasme de l’amour et du désir la question de la lettre ? Qu’est-ce qu’il produit de plus que Freud dans cette impasse quand il indique que la dimension littérale elle-même intervient. C’est une très haute question que nous-mêmes peinons à résumer facilement parce que Lacan l’ouvre sans que l’on sache très bien dans nos vies, dans notre travail de manière théorique, la résumer mais la question est là.

 

Pour les jeunes, je vous le rappelle quelques fois, on est étonné que la psychanalyse ne soit pas simple sur l’enjeu de base. Freud opposera toujours l’amour, Freud là-dessus est dur comme vous le savez. Pour Freud il y a deux types d’amour, seulement deux, il n’est pas drôle Freud : l’amour narcissique et le second n’est pas beaucoup plus joyeux puisque c’est celui par étayage. Étayage, vous voyez ce que c’est, quand on construit un immeuble, il y a un étayage qu’on met par devant pour tenir les échafaudages en cours. Ça ne laisse pas un espace au terme amour … enfin vous pouvez choisir … Donc, déjà il y a ce terme clivé comme ça et le désir appendu. Alors là, il faut être simple, c’est un apport de la psychanalyse de Freud sur lequel Lacan dira lui-même qu’il n’a pas beaucoup d’ajouts à faire sauf pour ce qui est de l’abord féminin de l’affaire, ce qui est quand même énorme, qui est donc le désir appendu à la logique du fantasme. Ce n’est pas dans la philosophie, je ne pense pas que l’on trouve ça chez Ricoeur ou chez Lévinas, vous n’allez pas trouver cette spécificité de la psychanalyse, c’est-à-dire que le haut terme de désir humain est pour nous spécifiquement appendu à une logique qui est celle du fantasme. C’est la seule écriture que Lacan produit du sujet, $ <> a, il n’y en a pas d’autre pour le sujet. Je vais essayer de reprendre le nouage entre la question du fantasme qu’on avait essayé de faire à l’époque, et la clinique moderne, il faut arriver à dire quelque chose parce que tout n’est pas dénoué du fantasme évidemment. Si tout était dénoué, pour finir, la psychanalyse n’aurait plus de prise spécifique, il faudrait mieux laisser aux comportementalistes le travail. Mais comment ça se pense avec tous les écrans qu’il y a aujourd’hui qui nous empêchent de lire la clinique ? Néanmoins, cette question du fantasme reste le poinçon central, il faut le raconter. Je crois que c’est le cas, du moins j’ai l’impression de travailler comme ça. Mais il faut le raconter, ça pose des problèmes effectivement, vous avez raison, de technicité, de haute technicité. On ne peut pas faire n’importe quoi, c’est de la chirurgie, non pas réparatrice, mais de la chirurgie de dentelle.

 

J’aime, dit Freud, amputé d’une part du désir, ou,  je désire, amputé de l’amour. Elsa Cayat le rappelle, il faut quand même lire plus que ça chez Freud, parce que Freud ne dit pas que ça. Freud est brutal, on a une mise en place qui est de l’ordre de la tragédie au sens classique chez Freud.

 

« Mais il y a plus, puisque, pour la première fois dans l’histoire des idées, Freud dévoilait la face cachée de l’amour, à savoir la haine. »

 

C’est la mise en place de Freud. Pour les collègues qui sont plus férus de Mélanie Klein, effectivement, il y a dans l’histoire de la psychanalyse, des psychanalystes femmes et hommes, Bion par exemple, d’autres qui n’ont pas froid aux yeux qui ont raconté ça, qui ont une clinique qui n’a rien avoir avec le bisounours d’aujourd’hui, en rien, et vraiment en rien, on a tout oublié et de la sexualité infantile et de la mise en place première de ces questions. C’est dans Freud et dans les premiers continuateurs de la psychanalyse.

 

« Il découvrait qu’au-delà du grand amour, de la passion que l’enfant éprouvait pour ses parents, il y avait de la haine … »

 

Donc, la mise en place de la tragédie au sens haut du terme sur laquelle s’appuiera toujours Freud et que Lacan, bien qu’essayant de faire un effort surhumain pour passer du mythos au logos, n’a pas laissé de côté cette mise en place du Réel  nous pose problème. Il faudra qu’on rapporte un jour avec Ilaria l’histoire de l’atelier, on a fait dans l’Unité un atelier mythos, non pas juste pour faire de l’imaginaire narratif mais pour porter au niveau d’éthique le plus haut la souffrance de l’enfant, ce qui est autre chose. C’est pour vous donner des pistes d’urgence concernant ces questions.

 

« Lacan, lui de son bord, a pris la question de l’amour sous les auspices du transfert, (…) Néanmoins en nouant comme irrémédiablement, par son terme d’hainamoration, la haine et l’amour … » Et donc elle commente «  … si d’un côté il revigorait la notion d’ambivalence, de l’autre ce nouage trop serré lui interdisait la possibilité de savoir si oui ou non l’amour pouvait se décoller de la haine. »

 

C’est beau parce qu’elle dit très bien Lacan mais en l’interrogeant. Elle dit comment elle reçoit le message lacanien qu’elle partage mais en se demandant si pour elle-même quelque chose peut se décoller. Je vais vite donc quand elle ajoute :

 

« … le renouvellement de l’amour est resté théoriquement en suspens. »

 

Et donc on en est au point que Marc pourra peut-être examiner en topologie, qui est la question du non rapport sexuel que Lacan peut traduire par l’absence, je le schématise mais on peut dire ça :

 

« … l’absence d’une lettre capable de sceller à priori le sens du rapport entre homme et femme … ».

 

C’est intéressant, car Lacan indique qu’à ce que dit Freud, il y ajoute l’absence, c’est-à-dire qu’il n’y a pas une lettre capable de sceller l’accord. C’est vertigineux avec Lacan, nous en sommes là, c’est-à-dire ce pouvoir inféré à la lettre, ses conséquences cliniques, pratiques, techniques. Et je dirais, c’est pour faire plaisir à Marc, j’ai inventé un mot, je t’aide pour ton atelier, j’ai appelé ça « le baiser topologique ». Le baiser topologique qui est donc cet abouchement et ce décollement des deux trous de la jouissance et du savoir. Et donc elle dit ceci que je reprendrai comme question :

 

« Une analyse revient en dernier terme à décoller le plan du sexe du plan de l’esprit. »

 

Elle dit mieux que ça :

 

« (…) le sujet apprendra à vivre des moments différents dans le plaisir, plaisir de l’amour, plaisir de l’esprit, plaisir du sexe. »

 

Ça paraît simple mais c’est I, S, R. Elle lit en hébreu dans l’autre sens, c’est joli d’ailleurs, c’est juste une inversion, elle lit comme la Bible. Apprendre à vivre des moments topologiquement différents :

 

«  (…) plaisir de l’amour, plaisir de l’esprit, plaisir du sexe, qui en dernière analyse sont hétérogènes les uns aux autres. »

 

Donc elle dit I, S, R comme proposition topologique lacanienne du chiasme posé par Freud. C’est pas mal, dommage, cette fille, tu vois le talent, fauchée. Tu me diras si on peut faire une topologie du baiser d’une manière plus soigneuse comme tu es capable.

 

M. Darmon : Des travaux pratiques.

 

JJ. Tyszler : Un travail dirigé !

 

J’en termine, Madame Nicolier, l’Antigone de Brecht, c’est assez particulier, le texte lui-même c’est le texte classique de Sophocle que vous connaissez sous la traduction de Hölderlin, c’est quand même fabuleux, Hölderlin traduit Sophocle, quasiment le plus haut sinon notre plus beau poète. De quand date le texte de Hölderlin , 1800 et quelques ?

 

Madame Nicolier : 1800 et quelques, il existe une traduction de la fin des années 70 par Lacoue-Labarthe et Deutsch, c’était pour le TNS, la figure d’Antigone est réapparue à ce moment-là, ce n’est pas par hasard, c’était une tradition post brechtienne au Théâtre National de Strasbourg et ça a été créé là-bas en 1978 version Hölderlin.

 

JJ. Tyszler : Avant le texte tel qu’il est d’Antigone, vous avez un premier chapitre qui se passe à Berlin en 1945 – voyez le contexte, mettre en contexte – le premier chapitre se passe à Berlin en 1945,

 

« A cette époque, - dit la préface -, il n’est pas rare de trouver pendus aux réverbères de la ville déserteurs, adolescents affolés par la peur, soldats ayant perdu leur Unité. Quiconque se risquait à dépendre leur cadavre était abattu sur le champ. »

 

Vous ne pouvez pas parler d’Antigone sans contexte, à quoi ça sert ? Parler de l’éthique sans contexte, à quoi ça nous sert ?

 

Madame Nicolier : A propos de contexte d’écriture, cette adaptation, Brecht l’a faite dans un camp de réfugiés, il était apatride, dans un camp de réfugiés en 1947, c’est la dernière escale de son exil, il a été chassé des Etats-Unis, pourquoi en 1947 ?

 

JJ. Tyszler : Le maccarthysme.

 

Madame Nicolier : Il est donc en compagnie d’Hélène Weigel, quelques artistes qui ont été chassés également, Eisler, d’autres collègues, mais parmi les réfugiés quand même. Il est en Suisse à Coire, qui est la capitale des Grisons, c’est une cuvette, pas d’horizon, que des montagnes, en camp de réfugiés. Qu’est-ce qu’il fait ? Il reprend l’Antigone - là on parle de contexte - il fait cette introduction où les deux sœurs sortent de l’abri aérien. Il y a un enjeu important, il attend ses papiers, il est apatride, il souhaite rentrer en Allemagne de l’Ouest, c’est son projet. En attendant, il s’occupe à faire ça, cette Antigone qu’ils vont créer en février 1948 à Coire, en février c’est pire, il y a encore moins d’horizon, de la neige, il fait froid, avec les réfugiés eux-mêmes dans le camp.

L’autre chose remarquable et intéressante pour le contexte, c’est son appareil critique qui était à l’œuvre, il a quand même révolutionné la manière de faire du théâtre par une poétique non pas anti-aristotélitienne mais qui met en valeur l’épique du contenu dramatique. Son épouse, Weigel, une femme très concrète, lui demande de faire un petit précis. Il avait déjà fait un écrit théorique, L’achat du cuivre, qui était trop long, trop complexe où il rendait compte de ses différentes expériences à travers ses immenses succès tel que L’Opéra de quat’sous et d’autres choses. Et donc, son épouse lui demande de faire un petit précis qui sera le Petit Organon, qui est connu, qu’on trouve en poche où il théorise cette nouvelle manière de faire du théâtre, qui est pour aller vite non pas l’effet cathartique, non pas terreur et pitié, mais tout le reste, c’est-à-dire la pratique de l’effet d’étrangeté, je pense que ça a des résonnances chez vous, Unheimlich (inaudible) effekt, entre autre chose la rupture, la notion de rupture, là je rebondis sur votre mot si vous permettez.

 

JJ. Tyszler : La rupture dont je parlais pour la peinture.

 

Madame Nicolier : La rupture qui fait tableau, en l’occurrence différentes techniques, il y a tout un arsenal qu’on utilise au plateau qui est remarquable, qui casse l’illusion. Je résume vite : par exemple, la projection de titres, le fait que ce soient des fragments, on sait ce qui va se dérouler mais le comment ça se déroule, c’est ça qui est intéressant - on sait bien heureusement que c’est du théâtre, c’est une horreur, c’est gore, c’est un massacre, c’est une génération entière qui est massacrée à la fin d’Antigone, elle se pend - on sait que ça finit mal mais c’est le comment qui est intéressant, d’alerter le public, d’être face à quelque chose et d’être actif d’où l’utilisation du fragment, toutes les ruses qui cassent l’illusion, le titre, le demi-rideau, ce n’est jamais un rideau qui occulte complétement la scène, c’est un demi rideau, c’est le rideau brechtien, le fait qu’il n’y ait pas de quatrième mur. Et le Petit Organon, donc il écrit ce petit précis théorique, qu’on peut glisser dans la poche revolver, et il gagne des papiers, ils obtiennent un sauf-conduit, un théâtre pour rentrer enfin, sauf que les alliés refusent le retour en Allemagne de l’Ouest et donc il rentre à Berlin Est. Voilà pour le contexte.

 

JJ. Tyszler : Vous avez oublié l’essentiel Barbara.

 

Madame Nicolier : Sans doute, ce pourquoi, je viens vous voir chaque semaine, je devrais peut-être passer de deux séances à trois !

 

Madame Nicolier : Un mort de trop.

 

JJ. Tyszler : Ce que vous m’avez dit, souvent effectivement, un mort de trop, souvent nous-mêmes, nous sommes insurgés quand nous voyons l’actualité et surtout par les images, quand nous voyons tous ces gens qui meurent en Méditerranée, et tout d’un coup il y a une image de trop, c’est là où vient l’insurrection, on s’insurge, pourquoi dans la vie il faut qu’il y ait un mort de trop, ça c’est très intéressant. Mais je voulais que vous nous disiez plutôt, vous m’avez dit au fond c’est une Antigone ordinaire. Pourquoi Brecht présente non pas l’héroïne absolue, mais ordinaire, alors c’est quoi l’Antigone ordinaire ?

 

Madame Nicolier : En l’occurrence, elle a des problèmes très concrets, on rentre dans le prologue, elle mange, elle est avec le couteau, on la surprend à la fin du prologue, elle s’apprête à sortir le couteau à la main, je ne l’ai pas encore monté donc je comprendrai quand je l’aurai fait, qu’est-ce qu’elle va faire avec le couteau ? Qu’est-ce qu’elle va faire ?

 

JJ. Tyszler : Pour tuer le soldat ? On ne sait pas.

 

Madame Nicolier : Depuis que ça a été évoqué, j’ai regardé différents couteaux, il y a le couteau pour couper le lard, je pense que c’est ce couteau-là qu’elle va utiliser, elle a ce couteau-là à la main et non pas le couteau à pain, moi je ne mange pas de lard, ça ne marche pas, j’ai demandé à la bouchère. On suppose tous, on a un petit croquis de Neher, c’est une jeune fille, bien qu’elle travaille à l’usine, est-ce qu’elle sort pour trucider le soldat, est-ce qu’elle sort pour décrocher son frère ? Voilà concrètement, j’aurai des problèmes concrets avec mes comédiens, si c’est une jeune fille, je lui donne le couteau dans la main, concrètement, on ne sait pas puisque ça s’arrête, mais c’est impossible, on ne peut pas décrocher, vous êtes médecin, vous savez mieux que moi on ne peut pas porter …

 

JJ. Tyszler : Voilà pour l’excursion, on va s’arrêter sur une citation, c’est bien que vous soyez là parce que lire Freud en contexte pour nous, c’est exactement ce que vous racontez sur l’Antigone en contexte, c’est le même souci au point que vous disiez que le chœur que vous souhaitiez réunir, ce serait un chœur de migrants.

 

Madame Nicolier : Un chœur de réfugiés.

 

JJ. Tyszler : Eh bien oui avec quel Réel on travaille ?

 

Je termine sur un rappel d’histoire. Vous savez que la polyclinique psychanalytique de Berlin transforma dans les années 1920 le statut du disciple de Freud :

 

« D’un groupe isolé d’intellectuels juifs depuis le jardin viennois, ils devinrent une société dont les membres consacraient – écoutez bien – bénévolement une partie de leur temps à écouter les habitants déshérités de Berlin et à soigner leurs troubles. »

 

C’est drôle que l’on oublie tout de l’histoire, curieux.

 

« Financée principalement par Eitingon, la polyclinique offrait un soutien psychanalytique, gratuit ou à des tarifs raisonnables. Parallèlement, l’Etablissement servait de lieu de formation pour les jeunes analystes. C’est le groupe de Berlin qui faisait autorité dans l’Association internationale grâce à l’expérience clinique de ses membres : Abraham, Fenichel, Mélanie Klein, Reich et bien d’autres. »

 

Il ne faut pas tout oublier. S’il n’y avait pas eu, cet Institut, le cercle juif de Vienne, effectivement, n’aurait pas permis que nous soyons encore là aujourd’hui en 2017 à nous réunir. Voilà Antigone, ordinaire, des psychanalystes ordinaires, Berlin 1920.