Patrick Landman "La sémiologie psychiatrique : Historique"

EPhEP, MTh3-ES12, 25/09/2021

Recording in progress ok. Alors Good morning ! Je vais plutôt parler en français parce que ce sera more comfortable for me and for you : bonjour à toutes, bonjour à tous !

On va commencer un cycle de dix conférences sur la sémiologie psychiatrique, un thème passionnant. Lacan a dit que l’inconscient était structuré comme un langage et il n’est pas impossible que la sémiologie soit également structurée comme un langage : la sémiologie, c’est l’étude des signes. Dans un deuxième temps, je ferai la distinction entre la sémiologie médicale, une deuxième conférence : j’essaierai de faire la distinction entre les spécificités de la sémiologie psychiatrique par rapport à la sémiologie générale, surtout la sémiologie médicale.

 

Pour vous montrer l’importance du recueil des signes, je vais vous parler de deux expériences. L’une, quand j’étais un jeune psychiatre : j’étais interne à l’époque, et l’autre qui est tirée d’un fait divers que relate Éric Laurent dans un livre collectif sur l’évaluation des psychothérapies coordonné par une personne que je connaissais bien et qui, malheureusement, nous a quittés à cause d’une maladie très grave il y a quelques mois.

Le premier exemple que je vais vous donner sur l’importance de repérer des signes en psychiatrie, l’importance de l’interprétation des signes en psychiatrie, de la sémiologie en quelque sorte, sera donc tiré d’une expérience que j’ai vécue il y a fort longtemps, j’étais un jeune interne, et le deuxième exemple que je prendrai, je le tire de l’écrit d’Éric Laurent dans ce livre collectif sur l’évaluation des psychothérapies et de la psychanalyse.

 

Pour le premier exemple, j’étais à l’époque – comme je viens de vous le dire – interne donc, responsable d’un pavillon mais sous la direction d’un Chef de service qui était un homme expérimenté. Il s’est absenté à une époque pendant quelques jours et, quelques semaines avant son absence, nous avions reçu dans le service et hospitalisé un monsieur d’une soixantaine d’années, portugais, et qui manifestement avait des signes qu’on pourrait dire de… à l’époque, on appelait cela de la psychose maniaco-dépressive. Maintenant on appelle cela troubles bipolaires et selon la catégorisation du DSM, c’était manifestement un trouble bipolaire de type 1, c’est-à-dire avec des phases maniaques avérées et des phases mélancoliques, dépressives, très graves. Il avait d’ailleurs tenté, à plusieurs reprises, de mettre fin à ses jours. Donc, l’hospitalisation s’imposait, la famille nous l’avait amené et nous avions en plus des gens qui parlaient portugais dans le service ; cela facilitait parce qu’il ne parlait pas beaucoup le français, il parlait très mal le français. Ce monsieur a été hospitalisé, il est resté un certain temps dans le Service et il s’est avéré qu’il allait de mieux en mieux au point que l’on a envisagé sa sortie.

Mais disons que le Chef de service était très réservé sur le fait de le faire sortir ; mais, comme il était absent, on a pris la décision de le faire sortir, et tout le monde avait repéré un nouveau signe chez ce patient, qui nous incitait à le faire sortir : c’est qu’il était apaisé. Pour la première fois depuis longtemps, on le sentait apaisé. C’était le signe d’un apaisement. Avant, c’était quelqu’un qui manifestait une tension très importante, interne mais qui s’extériorisait par un certain nombre de comportements extérieurs et sur le corps en particulier, plus que verbalisants. Donc, sur la foi de ce signe d'apaisement qui durait depuis quelques jours, il réclamait sa sortie ; nous avons, l’équipe médicale, en l’absence du chef de service, je le précise, nous avons donc pris la décision collective de faire sortir ce patient. Les infirmières et les infirmiers qui s’occupaient de lui étaient aussi d’accord avec cette décision. Il y avait une sorte de consensus, comme on dit de nos jours, pour le faire sortir.

Et, il s’est avéré que ce patient est sorti avec le sourire, très calmement et très apaisé, encore une fois. Et, quelques heures après sa sortie, il a fait une tentative gravissime de suicide. Il était retourné dans sa maison où il habitait, qui était dans la campagne, et il a voulu se tuer dans le puits qu’il y avait dans cette maison. Il a été sauvé, heureusement, in extremis par son gendre qui a réussi à le repêcher avec l’aide des pompiers. Enfin, cela a été toute une histoire.

Quand le chef de service est revenu, nous lui avons dit qu’on était terriblement affecté par cette histoire. Moi j’étais très affecté et je disais : « Mais je ne comprends pas, ce type était apaisé et tout le monde le considérait comme allant beaucoup mieux. Il était apaisé et nous avons, à juste titre, interprété cet apaisement, ce signe, cet indice sémiologique, comme étant un feu vert pour accepter sa sortie. ».

C’est alors que le chef de service qui était, encore une fois, un homme très expérimenté nous dit : « Oui, mais est-ce que vous vous êtes posé la question de pourquoi il était apaisé ? ». Alors on lui dit : « Non » et il répond : « Il était apaisé parce qu’il avait pris sa décision ». Autrement dit, il était apaisé parce que pendant des mois, des semaines et des semaines, il se demandait s’il allait se foutre en l’air et il avait décidé de le faire et une bonne fois pour toute. Donc, il était apaisé, non pas du tout parce qu’il allait mieux mais parce qu’il avait pris sa décision. Et, il a dit : « C’est connu dans la littérature, c’est un signe que l’on rencontre assez souvent, pas si souvent mais que l’on rencontre… Les personnes qui sont maniaco-dépressives donc sont susceptibles de tentatives de suicide parfois fatales ; quand elles ont pris leur décision, elles ont un apaisement que l’on peut difficilement distinguer d’avec une amélioration. Mais il faut être prudent quand on a affaire à quelqu’un qui s’apaise comme cela, il faut laisser le temps et voir au fond, essayer de l’interroger ou, en tout cas, voir si indirectement, si cet apaisement dont il ne parle pas, d’ailleurs, souvent, est lié à une prise de décision ou si c’est un apaisement véritable. 

C’est la première leçon que j’ai reçue sur l’importance de l’interprétation des signes en psychiatrie.

 

Le deuxième exemple que je vais vous donner est donc tiré de ce que dit Éric Laurent, il vaut pour relativiser quand même le savoir des psychiatres. Parce qu’il ne faut pas croire que les psychiatres, même à force d’expérience, sont des gens qui savent tout, ni les psychologues cliniciens, de même. Les cliniciens ne sont, je dirai, parfois pas les mieux placés pour repérer les signes. Je vous lis donc ce qu’a écrit Éric Laurent - pas tout, parce qu’il y a plusieurs pages.

 

« Le 16 avril 2007 – c’est un fait divers, n’est-ce pas –, sur le campus de l’Université de Virginia Tech, à Blacksburg, aux États-Unis, un étudiant tue vingt-sept de ses condisciples et cinq professeurs puis retourne l’arme contre lui, alors qu’il était sous injonction de soins depuis deux ans. Cette épouvantable tuerie a lieu, presque jour pour jour, huit ans après celle de Columbine qui avait pourtant entraîné la refonte de tous les protocoles de sécurité dans les universités et collèges.

Plus que les psychiatres, les vigiles ou les autorités universitaires, ce sont une professeure de littérature et une professeure de poésie qui ont perçu la réelle dangerosité du tueur qui s’appelait Cho Seung-hui. Hors du monde des protocoles et de l’évaluation des procédures, dans un atelier d’écriture créative – auquel il participait donc – quelque chose a pu apparaître de ce dont il s’agissait. Le sujet ne parlait pas mais il écrivait volontiers. Cet étudiant en Maîtrise de lettres avait rédigé un roman, deux pièces et des poèmes. Ceux-ci ont suffisamment choqué les deux femmes professeures et les autres élèves pour qu’il soit signalé aux autorités universitaires. On leur a répondu que l’on ne pouvait rien faire puisqu’il n’y avait pas de violence en actes. Les commentateurs américains se demandent aujourd’hui si la cause du passage à l’acte réside dans un déficit dû à la schizophrénie ou dans un ‘ déficit de sérotonine ’ – entre guillemets – conduisant à la dépression puis à l’agression. Ils débattent aussi de la génétique de la psychopathie et d’un traumatisme cérébral possible. On évoque encore une transe amok, la paranoïa ou la schizophrénie paranoïde. La tante de cet étudiant, avant son émigration à l’âge de huit ans, parle d’autisme. Son cerveau a été autopsié et considéré comme normal. Pour le juge, devant qui le sujet avait été présenté deux ans avant la tuerie, les médecins parlaient de dépression. Selon le New York Times, l’examen médical de l’expert comporte les annotations suivantes : ‘ affects plats, humeur déprimée, il dénie les idées suicidaires. Il ne reconnaît pas de symptôme d'un trouble de la pensée, son jugement et son insight sont bons ’. Le médecin en conclut qu’il ne présentait pas de danger imminent. Le juge l’a donc soumis à une simple obligation de thérapie, ce qu’on appelle en anglais counselling.

On aperçoit dans ce malheur l’écart entre celles qui s’intéressent à ce que le sujet écrivait et ceux qui ne s’intéressent qu’au fonctionnement des fonctions cognitives. Certes, tout ce qui est écrit de violent ne sera pas nécessairement agi, mais le paradoxe n’en demeure pas moins que c’est l’expérience de la poète et du professeur de lettres qui a fait reconnaître la dangerosité de l’énonciation du sujet ».

Voilà, tout cela pour relativiser donc le savoir psychiatrique sur, je dirais, les prédictions éventuelles ou tout simplement le diagnostic.

 

J’en viens maintenant à parler un peu de la sémiologie après vous avoir donné ces deux exemples qui sont tous les deux, assez dramatiques, j’en conviens et il n’y a, heureusement, pas toujours cela dans notre pratique de tous les jours. Mais, ce sont des exemples qui sont, à mon avis, paradigmatiques de la difficulté de repérer les signes et surtout, de la difficulté de les interpréter correctement.

La sémiologie avait un côté un peu désuet ; la sémiologie psychiatrique, elle, a été longtemps dévaluée jusqu’à ce que Saussure fasse de la sémiologie générale une discipline fondamentale, une discipline à part. Je m’inspirerai un peu ce qu’a écrit Georges Lantéri-Laura qui était un grand psychiatre du XXe siècle, disparu il y a quelques années.

La dévaluation de la sémiologie s’est opérée en fait en deux moments – je parle de la sémiologie en général – en deux moments dont la banalité du second ne nous autorise pas à dénier l’importance du premier. Vers la fin du XIXe siècle et les débuts du XXe siècle, la psychiatrie qu’on appelle classique s’est constituée avec des œuvres marquantes dans toutes les traditions médicales européennes. Séglas, Gilbert Baillé, Sérieux et Capgras en France ; Kraeplin, Bleuler en Allemagne et en Suisse ; Tanzi Lugaro en Italie, ainsi du reste : il y en avait aussi en Angleterre. Or, dans chacun des ouvrages synthétiques de ces auteurs, on retrouve bien un chapitre liminaire intitulé « Sémiologie ». Sa lecture montre que c’est sans exception le chapitre le plus faible de l’œuvre à cause de son disparate, de sa redondance et de son défaut de fondement. Il ne fait que répéter d’avance ce qui sera repris à l’occasion de chaque description clinique ; il ne peut avoir d’ordre sinon emprunté à cette psychologie des facultés qui a sévi longtemps au XIXe siècle qui datait de Dugald Stewart : « troubles de l’attention », « troubles de la mémoire », « troubles du jugement », etc. Et surtout, il suppose que l’on puisse traiter des hallucinations, par exemple, en l’air et sans référence à un certain type morbide. C’est pourquoi dans les traités ultérieurs, la sémiologie ne persistait que dans quelques pages de pieuses allégories désuètes ou disparaissait carrément pour ne se maintenir que dans cette tradition orale – c’est justement par cela que j’ai commencé –, qui, de chef de service à interne – vous voyez ça tombe bien – n'a pas cessé d’entretenir un savoir parallèle. Mais il s’agissait alors d’une sémiologie clandestine, latente, comme le penser du rêve est larvé, comme l’avancement de Descartes, larvatus prodeo, c’est-à-dire, masqué.

 

Déjà bien éliminée à cette époque, elle pâtissait un peu plus tard de quelque chose qui nous intéresse, enfin, qui m’intéresse au plus haut point : des conséquences de la psychopathologie que Sigmund Freud proposait pour comprendre la genèse des symptômes névrotiques, et de l’opposition décisive que Bleuler, entre signes primaires et signes secondaires, avait faite.

Si dans la schizophrénie, la quasi-totalité des symptômes manifestait non pas le processus lui-même mais les façons dont le sujet malade arrivait à s’accommoder de son histoire et de ses autres, c’est-à-dire, si les signes restaient le plus souvent des signes secondaires, la sémiologie risquait beaucoup d’être le savoir de l’illusoire, le discours sur l’inessentiel. Enfin, si dans l’hystérie, l’hystérie de conversion, la phobie, l’obsession, la névrose obsessionnelle, les symptômes s’interprétaient comme le compromis, d’ailleurs peu efficaces, entre des tendances au conflit insoluble, il devenait bien vain d’en poursuivre le dénombrement exhaustif et il valait mieux s’intéresser au conflit lui-même qu’à la collection qui, de toute façon, est toujours incomplète, de ses expressions.

Autrement dit, la sémiologie était extrêmement dévaluée par ces deux courants de pensée fondamentaux de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.

Bernheim, d’ailleurs, avait montré dans son opposition à Charcot, au XIXe siècle, qu’on ne pouvait rien comprendre à l’hystérie tant qu’on se leurrait à en inventorier et provoquer les signes au lieu d’en explorer la genèse. Après avoir été les bases même de la clinique psychiatrique, les signes devenaient de faux biens, la psychiatrie se faisait ermite du point de vue des signes.

Les oppositions à la sémiologie se sont maintenues et se sont prolongées en dehors de ces oppositions fondamentales qui sont donc nées de la théorie de Freud et de la théorie de Bleuler sur la schizophrénie. Les oppositions les plus accusées c’est, évidemment, dans le champ de ce qu’on appelle l’antipsychiatrie, c’est-à-dire Sacks, David Cooper et, dans une certaine mesure : il faut être très nuancé, Maud Mannoni. Alors les oppositions psychiatriques contemporaines donc, du début du XXème siècle, ne font d’ailleurs que poursuivre le fil de cette pensée de Freud et de Bleuler en la développant selon trois thèmes :

  1. D’abord, les signes ne seraient que la projection du clinicien. Autrement dit : projection qui lui permet de se défendre du patient en le réifiant et en l’aliénant dans le statut du malade. Autrement dit, c’est une défense du clinicien que de repérer les signes et cela vise essentiellement à le protéger de la folie et de la relation, de l’interaction, comme on dit de nos jours, à la folie. C’est un discours pseudo-savant pour un certain nombre d’auteurs de l’antipsychiatrie. C’est effectivement un faux-semblant, une protection du clinicien lui-même et ça ne sert à rien au patient ou à très peu de choses, si ce n’est à le cataloguer et à le réifier donc, à ontologiser son état et à le considérer comme malade.
  2. Ensuite, la recherche des signes servirait à bloquer toute attitude thérapeutique, en cultivant l’illusion intéressée de l’autonomie de la légitimité d’un temps d’examen préalable à toute relation de soins. Cela veut dire en fait qu’il y a l’idée que l’on doit s’intégrer directement, sans préjugés, sans savoir. C’est un peu une dérive, je dirais, de l’injonction de Freud : en psychanalyse, à chaque patient, le psychanalyste doit oublier tout ce qu’il sait. Ce n’est pas possible mais c’est une façon de dire que l’on doit avoir, devant chaque personne qui arrive et qui nous sollicite, une attitude nouvelle, une attitude la plus dégagée de tout savoir préalable, de tout ce qui pourrait être attendu au tournant de ce que l’on sait déjà. Ce qui est, évidemment, une attitude. Donc, c’est un idéal mais c’est une façon de voir, autrement dit...
  3.  Lantéri-Laura dit, enfin, je vous le cite : « La pathologie mentale serait une – c’est-à-dire qu’il y aurait une seule pathologie mentale, c’est une théorie –, que son origine s’avère tenir à la relation d’objet, à la forclusion, au double bind, aux contradictions du capitalisme. Qu’elle soit une pathologie tracée ou une pathologie trompeuse, et comme la recherche des signes ne se justifie que s’il existe au moins deux espèces morbides à distinguer l’une de l’autre, l’unicité de la pathologie mentale entraînerait l’absurdité de la sémiologie psychiatrique ». Autrement dit, à partir du moment où il n’y a qu’une seule pathologie mentale qui est liée à différentes causes, mais que c’est une seule, à ce moment-là, ça ne sert à rien de faire des diagnostics différentiels pour distinguer quelques choses qui n’existent pas puisqu’il n’y a qu’une seule unicité, il y a une unicité de la pathologie mentale. C’est effectivement une théorie qui à un moment donné… On pourrait dire : « Au fond c’est la folie, ça ne sert à rien de diviser la folie en petits morceaux différents ». C’est un peu comme l’entomologiste qui distingue les insectes, ça n’a aucun intérêt. Il s’agit au contraire de s’affronter à la folie particulière d’un sujet et d’essayer de l’accompagner sans préjugés pseudo-scientifiques, pour le soutenir et pour, éventuellement, lui permettre d’avoir un rétablissement dans sa trajectoire de vie.

Ce sont des choses qui sont un peu datant, datées, ce n’est plus tout à fait d’actualité. On n’y reviendra peut-être pas aujourd’hui, mais la prochaine fois que j’aborderai plus profondément la sémiologie psychiatrique.

  1.  

Alors le mot de sémiologie – on parlait de « séméiologie » avant de parler de sémiologie –, est attesté dans les grandes langues de culture vers le milieu du XVIIIe siècle : en 1752 précisément pour le français. C’est alors un terme technique de la langue médicale et plus tard Littré le définira comme « partie de la médecine qui traite des signes, des maladies » pour observer qu’il est ainsi le synonyme du mot sémiotique. Tout en remarquant que ce dernier terme, « sémiotique », a, lui, deux sens : « partie de la médecine qui traite des signes et des maladies » et « art de faire manœuvrer les troupes en leur indiquant le mouvement par des signes et non avec des voix ». « Sémiologie » et « sémiotique » s’avèrent également synonymes de « symptomatologie ». Dernier terme qui lui aussi peut aussi vouloir dire « ensemble des signes d’une maladie déterminée ».

Il s’agit à l’évidence d’emprunts au grec et au latin. Vous savez que le mot latin signum veut dire à la fois –  j’ai regardé dans le Gaffiot – : trace laissée par l’animal, lupi signa « les signes du loups, présage : deus signa dat, « cachet » et « mot d’ordre » ; il ne prend que plus tard l’acception de symptôme : morbi signa.

Notons au passage deux autres emprunts analogues. Là on est dans le grec : to sumptoma, c’est un upsilon donc ça se prononce [u] en français, sur lequel on forge « symptôme » et qui se rattachait au verbe ptô qui veut dire « arriver », « tomber ». Il voulait dire… C’est le Einfall allemand ; je ne sais pas pour ceux qui connaissent l’allemand einfallen :  ça « tombe », ça « arrive ». Il voulait dire « évènement », « occurrence ». Et sundromé, sur lequel on fabrique « syndrome » et qui signifie d’abord « coïncidence ». Autrement dit : au départ – ce ne sera plus le cas dans l’utilisation médicale -, « syndrome », ce n’est pas une pure « coïncidence » de signes, c’est au contraire des signes qui se retrouvent, pas, par hasard, ensemble.

 

Au XXe siècle, l’ère sémantique de sémiologie s’enrichit et si elle fait toujours partie de la sémiologie de la médecine qui étudie les signes des maladies, elle veut aussi dire, depuis 1915, grâce à Ferdinand de Saussure, une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale. Depuis cette époque, les deux acceptions se sont, en général, ignorées. Les quelques auteurs qui en ont traité, l’ont fait pour dire qu’elles ne trouvaient aucun rapport l’une avec l’autre. Autrement dit, la sémiologie médicale et la sémiologie générale n’ont rien à voir l’une avec l’autre. D’autant qu’on préférait n’utiliser sémiologie générale que là où le rapport du signifiant au signifié est arbitraire. C’est une des bases, un des dogmes de la sémiologie générale, alors que dans la sémiologie médicale parut le sens propre au regard duquel la sémiologie générale prenait des allures d’abus de termes, au contraire : il y a un lien entre, justement, le signifiant et le signifié dans la sémiologie médicale.

Petit à petit la sémiologie médicale qui avait le haut du pavé va être détrônée par la sémiologie générale et elle va donc tomber, comme je l’ai dit, un peu en désuétude au fur et à mesure de l’avancement du siècle, d’abord du XIXe puis surtout du XXe siècle.

Il y a signe, syndrome, symptôme, indice, tout ça ne va pas de soi et c’est très compliqué. Et puis il y a évidemment comparaison entre la sémiologie médicale et la sémiologie générale, ce qui ne va pas de soi non plus.

 

À propos du syndrome, les signes, quelle que soit leur relation pathogénique aux maladies, ne se regroupent pas statistiquement au hasard. Donc, ce n’est pas du tout une coïncidence. Comme si toutes les combinaisons possibles entre eux se trouvaient réalisées par une probabilité égale mais certains groupements de signes n’apparaissent jamais et d’autres s’avèrent très fréquents.

Par exemple, pour la schizophrénie, c’est probablement quelque chose qui n’est pas une maladie en tant que telle mais qui est un syndrome. C’est un syndrome de signes qui se retrouvent et que l’on retrouve un peu de manière générale. J’ai été frappé, par exemple, quand je suis allé en Bulgarie, juste après la chute du Mur. La Bulgarie s’est donc ouverte et je suis allé visiter un hôpital psychiatrique ; c’étaient des gens qui n’avaient eu aucun contact avec l’Occident depuis qu’il y avait eu le communisme, c’est-à-dire depuis 1947 ou 1948, je ne sais plus exactement. Et donc, je suis allé là-bas et qu’est-ce que j’ai vu ? J’ai vu des schizophrènes qui avaient absolument la même, je dirais, apparence que… – je n’ai pas pu parler avec eux évidemment –, ils avaient la même apparence, le même comportement que ceux que j’avais connus quand j’ai travaillé, longuement, dans les hôpitaux psychiatriques. Donc, c’est un syndrome. Au fond, ces gens avaient sûrement des raisons très différentes, j’imagine, de présenter ce syndrome mais ils présentaient le même syndrome.

Quand vous écoutez quelqu’un qui a un syndrome dépressif, il vous récite exactement, à peu de choses près, la même chose que quelqu’un d’autre qui a un syndrome dépressif. Quand vous écoutez quelqu’un qui a une phobie, il vous parlera de sa phobie en des termes souvent tout à fait comparables à une autre personne qui elle aussi souffre d’une phobie. Néanmoins, évidemment, on sait très bien – les causes, on n’en sait rien pour l’instant en psychiatrie, on est vraiment dans l’ère préscientifique – mais on sait très bien que les raison, pas les causes mais les raisons, pour lesquelles cette personne a une phobie, sont différentes d’une personne à l’autre. Chaque personne est, par définition, singulière, a une histoire particulière et a des raisons singulières et particulières, je dirais, de présenter cette phobie. Donc c’est important de savoir que ce syndrome ne veut pas dire pour autant que tout le monde est pareil...

Alors qu’en médecine c’est pareil. Oui, en médecine, c’est tout à fait possible que le même syndrome exige le même type de comportement médical, le même type de traitement.

 

La sémiologie médicale, nous, cela nous paraît évident mais il faut faire attention parce qu’il y a des cultures où il n’y a pas de sémiologie médicale. Et je ne suis pas sûr que les gens sont plus mal soignés – peut-être que si quand même… J’ai tout de même l’esprit scientifique, moi, je crois en la science, mais ce n’est pas généralisable. Il suffit de discuter par exemple avec des collègues africains : il y a parfois en Afrique des endroits où les gens refusent l’idée même d’aller voir le médecin.

 

Alors, il existe ce que l’on appelle un domaine extrinsèque à la sémiologie : il y a donc deux domaines à la sémiologie médicale : le domaine extrinsèque et le domaine intrinsèque.

Le domaine extrinsèque : on ne peut pas faire une analyse adéquate de la sémiologie médicale et nous ne pouvons la faire que si nous n’oublions pas l’ensemble des circonstances qui conduisent le patient à consulter – ce que l’on pourrait appeler le signifiant de la demande, le sujet de la demande – et rendre l’examen clinique possible.

Car la sémiologie n’existe que si les patients viennent consulter. Dans cette situation se fait jour une certaine demande qui devient consciente pour le sujet et se formule à l’intérieur d’une certaine culture, pour aboutir à la démarche vers le médecin.

Cet aspect culturel prend une double importance. Remarquons d’abord qu’il existe des cultures – c’est ce que je viens de vous esquisser – dans lesquelles le sujet, conscient de son atteinte, ne peut avoir d’autres comportements que de se retirer pour mourir. C’est quelque chose que font les animaux. Mais, dans certaines cultures, il est admis que lorsqu’on a quelque chose, on se retire de la société et on va dans un endroit pour mourir. Donc là, il n’y a pas de sémiologie médicale puisqu’on ne consulte personne et on ne sait pas de quoi les gens sont morts sauf si on fait une autopsie mais ce n’est pas dans ce genre de culture que l’on fait des autopsies.

 La sémiologie ne peut donc exister que dans une culture où les normes autorisent celui qui se sent mal à solliciter une certaine aide - s’il y a d’autres normes, ça ne marche pas - et, d’ailleurs, une aide plus ou moins technique. La médecine n’existe que si le struggle for life dont parlait Darwin ne règne pas en maître, ne règne pas absolument.

Notons ensuite que cette démarche suppose une certaine image sociale du médecin, celui à qui l’on va adresser cette demande, et requiert ainsi que le groupe limite ce que l’on pourrait appeler la fonction de thaumaturge, la fonction thaumaturgique, à certains de ces membres dont elle contrôle et garantit la capacité, quels que soient leur statut particulier et leurs privilèges.

Il est bien évident que quand quelqu’un vient, par exemple, consulter un psychanalyste et c’est ce que Lacan a très bien montré, il y a un sujet supposé savoir quelque part. Alors où se situe le sujet supposé savoir ? Est-ce qu’il est du côté du psychanalyste ou du côté du patient ? C’est une autre affaire mais au départ dans la culture, si on attaque à ce point la psychanalyse et qu’on la délégitime, il n’est pas impossible qu’un jour les gens n’aient plus recours au psychanalyste puisqu’il n’y aura plus, je dirais, le sujet de la demande. D’une certaine façon, il est conditionné ou il est orienté par le savoir supposé de celui à qui il va adresser cette demande et il faut qu’il lui suppose une fonction de thaumaturge, une fonction de savoir particulier.

Cet aspect culturel de la situation ne garde d’importance que dans la mesure où il se trouve investi à partir de l’expérience vécue du discours du patient. Le versant subjectif de ces phénomènes revient toujours à l’expérience vécue de la douleur somatisée et de la menace de la mort. Ce sont les deux grands thèmes, les deux grands sujets de la demande. Donc conditionnent le sujet de la demande la douleur physique et la menace de la mort, avec toutes sortes de variétés possibles depuis la petite gêne quand on a un rhume jusqu’à une affection bénigne.

Vous savez, en plaisantant, ce qui se dit dans un film de Woody Allen : « Quelle est la parole la plus douce qu’on peut entendre de la part de quelqu’un ? ».  Alors, en plaisantant - c’est une plaisanterie, hein -, quelqu’un répond : « C’est ‘‘Je t’aime’’ », et l’autre répond : « Ah non, ça on sait bien que c’est mensonger. Il y a belle lurette que l’on a perdu l’illusion. Non, la parole la plus douce que l’on puisse entendre, c’est de la part d’un médecin qui vous dit : ‘‘C’est bénin’’ ». Voilà, donc vous voyez qu’on est dans une culture où, effectivement, on suppose un savoir aux médecins et c’est très important que ces médecins gardent… Actuellement nous sommes en pleine pandémie depuis maintenant des mois et des mois, il y aurait beaucoup de choses à développer sur la question des médecins, de la science etc. C’est passionnant mais cela dépasse un peu le cadre de ce que je voulais vous dire aujourd’hui.

 

Les deux grandes sources qui produisent un sujet de la demande au médecin puisqu’on est dans la sémiologie médicale, ce sont donc, je vous l’ai dit, la douleur et la peur de la mort, la menace plutôt, la menace de la mort. Il est bien évident que les gens consultent pour un rhume qui les gêne, ils peuvent aussi consulter pour une perforation gastrique ou un infarctus du myocarde qui donne des douleurs épouvantables ou des coliques néphrétiques, je n’en souhaite à personne. Dans tous les cas nous retrouvons une perturbation de l’expérience vécue du corps chez un sujet qui tient de sa culture qu’une telle perturbation est significative de la maladie. Nous cela nous paraît évident mais ce ne l’est pas dans toutes les cultures. Cela peut être tout à fait autre chose, ça peut être une malédiction, ça peut être tout un tas de choses. Donc pour nous c’est évident dans nos cultures dites occidentales, ça va de soi donc :  cette perturbation du vécu de l’expérience du corps est reliée à une perturbation qui est liée à une maladie, donc il faut aller voir un spécialiste.

Il s’y ajoute que cette expérience renvoie d’une part à l’existence antérieure du patient et d’autre part au sens que peut prendre son état pour l’entourage le plus proche, car le statut de malade prend une dimension intersubjective et professionnelle toujours prégnante, soit que le patient l’accepte, soit qu’il le refuse. C’est à partir de cet ensemble que le sujet de la demande : vous voyez que le sujet de la demande est conditionné par beaucoup de choses, même en médecine, pas uniquement…  alors nous en psy encore plus…  enfin, au moins autant, c’est à partir de cet ensemble donc que le sujet de la demande peut se l’exprimer à propos d’un certain objet.

Il y a le sujet de la demande et il y a un objet. Le sujet, il s’agit évidemment de celui qui se vit comme malade mais nous voyons que, pour singulière que reste son expérience vécue, encore faut-il qu’il y reconnaisse un certain nombre de valeurs de sa culture qui renvoient à la fois aux particularités de l’état de malade et à la spécificité du médecin. Objet, il peut obtenir la reconnaissance de cet état, faire écarter la douleur et l’annonce de mort et à notre niveau, obtenir, pourquoi pas, l’immortalité du thérapeute omnipotent, sujet supposé tout pouvoir. L’objet de la demande ne peut s’éclairer que selon deux dimensions : c’est d’une part la quête rationnelle et limitée d’un certain savoir technique dont la culture du groupe garantit l’efficace mais c’est d’autre part, l’attente d’une certaine puissance, pour ne pas dire, d’une toute-puissance du démiurge abolissant la douleur et retardant la mort.

 

Cette situation générale connaît quelques variantes, par exemple, dans le cas des enfants – c’est très important.

Dans le cas des mineurs, le sujet de la demande n’est plus toujours le patient lui-même, évidemment, mais ceux de son entourage qui ont autorité sur lui. Cette modification de la demande ne peut être négligeable mais en médecine infantile elle devient très importante dans le cas des adolescents pour qui ne pas reconnaître la qualité de sujet de la demande entraîne souvent à des impasses.

Par exemple, je me souviens d’un adolescent qui m’était adressé et qui ne m’a pas dit un seul mot pendant trois entretiens jusqu’à ce que je prenne des dispositions. Pourquoi ? Parce qu’il n’était pas le sujet de la demande. Il avait découvert dans une sorte de cachette de son père du haschich. Donc son père avait un stock de haschich et il le planquait quelque part dans l’appartement et le fils l’avait trouvé d’une façon inopinée, il ne l’avait pas cherché, c’était une découverte fortuite, il avait découvert donc que son père fumait en cachette et il en avait pris une part en espérant peut-être que son père s’en aperçoive. Le père ne lui a rien dit. Il est retourné quelque temps après de nouveau dans la cachette et il en a pris un peu plus en espérant vraiment que le père s’en apercevrait et que la mère, éventuellement, interviendrait également. Parce qu’il se doutait que les parents fumaient ensemble. Rien, aucune réponse de la part des parents. Il est retourné une troisième fois. Et là, il a pris tout le stock et il s’est barré. Et les parents ont été appelés à 3h du matin par le commissariat qui leur a dit : « Vous venez récupérer votre fils parce que l’on se demande s’il ne vend pas, car il a un stock important et, en tout cas, il consomme ». Les parents disent : « Comment ça ? Qu’est-ce qui se passe ? » Bref, traumatisme complet. En pleine nuit, ils débarquent chez les flics. Le gamin a eu une admonestation, ça n’a pas été très loin. Les parents disent : « Bon il faut qu’il voie un psy, hein ». D’ailleurs le flic confirme : « Il faut absolument qu’il voit un psy ».

Le psy, c’est moi et le gamin est [sifflement] poussé chez le psy. Il n’est pas du tout le sujet de la demande et il est en face de moi et il n’a rien à me dire. Et puis, je comprends, après trois séances quand même – je veux dire que j’étais vraiment en difficulté –, je comprends qu’il n’a rien à dire parce qu’il a déjà tout dit et il a tout dit à ses parents.

Prendre du haschich régulièrement, c’était une parole, ce n’était pas un passage à l’acte ; les deux premières fois, c’était une parole. C’était les interroger sur : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Pourquoi vous ne m’en avez pas parlé ? D’où ça vient ? Est-ce qu’on peut en parler de votre consommation ? » Enfin, une parole.

Je ne sais pas ce qu’il avait à dire mais il avait quelque chose à dire. Les parents n’ont pas entendu cette parole. Ils ne l’ont pas entendue une première fois, ils ne l’ont pas entendue une deuxième fois, donc la troisième fois il n’avait plus d’autre ressource que de passer à l’acte. Et, c’est évidemment chez les flics que cela s’est terminé. Enfin, je dis évidemment mais il y avait bien un risque majeur que ça se termine chez les flics. Ce n’est pas impossible même qu’il ait plus ou moins fait en sorte que ce soit le cas. Enfin, je n’en sais rien, je ne m’en souviens plus très bien.

Qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai demandé à voir les parents pour parler avec eux et leur expliquer ce qui s’était passé, que lui il n’avait plus rien à dire, qu’il avait dit ce qu’il avait à dire et que, en tout cas, il n’avait pas envie de dire autre chose.

Donc, vous voyez bien que le sujet de la demande chez les adolescents, dans cet exemple... je me souviens que Jean-Marie Forget avait parlé d’une situation tout à fait similaire qui n’était pas sur le haschich, qui était sur autre chose, je ne me souviens plus très bien.

Donc c’est quelque chose qu’on rencontre… et pas sans lien avec les parents : surtout, il faut respecter cette idée du sujet de la demande ; parfois, on ne peut pas car il y a des choses trop graves et il faut intervenir mais, dans l’ensemble, il faut quand même respecter le sujet de la demande.

Le sujet de la demande peut donc n’être pas le patient, et l’objet de la demande peut n’être pas non plus la mise en péril de sa santé. Évidemment, c’est le modèle le plus fréquent en médecine mais ce n’est pas toujours le cas et ce n’est pas toujours le cas en psychiatrie.

Tout cela, c’est le domaine extrinsèque : le contexte culturel, le contexte familial, tous les systèmes (au fond, la famille c’est un système), et ce peut être une institution. Par exemple, il y a des institutions qui renvoient. On décide d’envoyer un gamin qui pose un problème à l’institution donc on l’envoie, on l’envoie chez le psy. Là, le sujet de la demande, c’est l’institution qui veut avoir la paix avec ce gamin par exemple : pas de mauvaises intentions mais il y a un symptôme. Ce gamin est un symptôme dans l’institution donc elle l’envoie chez le psy et le gamin ne demande rien, l’adolescent. Donc, il faut bien savoir ce qu’est le sujet de la demande. Pour nous, c’est très important. En médecine, ça l’est peut-être parfois aussi ; mais ça l’est moins souvent parce qu’il y a souvent quand même une douleur ou une menace de mort : en général, quand ce sont les parents qui poussent, il faut quand même intervenir.

 

Dans le domaine intrinsèque, très important : le dégagement des signes.

Il faut savoir que le signifiant le plus important pour la sémiologie médicale – mais malheureusement aussi, il faut le dire, pour la sémiologie psychiatrique – c’est le mot de réduction.

J’ai fait une expérience aussi là : j’étais externe dans un service de médecine de chirurgie digestive, étudiant en médecine, externe, et il y avait une visite, une visite - je vais vous donner deux exemples de l’intérêt de.. -. On était un aréopage de médecins, l’infirmière aussi était là, et tous avec une blouse blanche, le stéthoscope. On avait ce qu’on était, un peu comme dans l’armée. Bref, on avait tous un uniforme. Et le patron arrivait avec tout cet aréopage au lit du malade. C’était dans les années 70, je ne sais pas si cela a beaucoup changé, je ne fréquente plus trop les hôpitaux ; ça va peut-être revenir vu mon âge mais en tout cas, professionnellement, j’ai pris ma retraite des hôpitaux.

Le patient dit que l’on venait de l’opérer, qu’il avait très mal, il raconte un tas de trucs, et je vois le patron ne plus écouter du tout, du tout, le type, se foutre intégralement de ce qu’il racontait et donner quelque indications qui n’avaient strictement rien à avoir avec ce que le patient disait.  Et, il dit, en partant, il dit à peine au revoir au patient, il l’interrompt alors qu’il était en train de raconter des tas de choses. Et, il dit à un chef de clinique : « Vous vous occuperez de ses problèmes de confort. Ce patient a un problème de confort, vous vous en occuperez ». Autrement dit, je n’ai aucun intérêt, moi, en tant que médecin, de m’occuper de la plainte de ce patient.

Eh bien, j’ai envie de dire que pour moi, en tant que jeune médecin en formation, ce n’est pas resté dans l’oreille d’un sourd. D’ailleurs, je pense que c’est une des raisons qui m’ont poussé à devenir psychiatre et psychanalyste.

Et, quelque part, cette réduction – ce qui l’intéressait, à juste titre d’ailleurs, parce qu’il faisait remarquablement son travail, c’étaient un certain nombre de signes -, et ce que pouvait raconter le malade, si ce n’était pas dans le cadre de ces signes, dans le cadre de cette réduction, cela n’avait aucun intérêt. Alors, on aurait pu dire : il aurait pu être plus empathique, il aurait pu être plus sympa. Oui, ok…humainement ça aurait pu l’intéresser. Mais, sur le plan scientifique, je dirais, sur le plan de sa technique, sur le plan de son savoir cela n’avait aucun intérêt, c’était une plainte, bon... Et c’est ça la réduction, c’est-à-dire qu’il y a une réduction très importante qui fait que pour travailler...

Et la réduction porte aussi, je l’ai vu une fois, sur les aspects érotiques du corps. Les aspects érotiques du corps sont exceptionnellement en considération dans la sémiologie médicale. D’ailleurs les gens sont à poil devant tout le monde et c’est un peu problématique. Bon on n’est pas là pour, comment dirais-je, voyeurisme mais quand même il y a un problème de pudeur, comme si l’on oubliait la pudeur. Je ne sais pas si c’est encore comme cela, mais je me souviens que la pudeur n’était pas complètement respectée à l’époque. Donc il y a une dénudation qui est nécessaire et je ne conteste pas la nécessité de cette dénudation dans la mesure où il faut que les médecins puissent avoir accès à l’ensemble de l’organisme, à l’ensemble du corps.

D’ailleurs, pour montrer le problème de la sémiologie, plutôt dans le sens de montrer que la réduction peut être très intéressante, je me souviens d’un patient.

C’était à l’époque où on faisait de l’industrie. Pour aller vite – je ne suis pas un spécialiste – on faisait venir un maximum d’immigrés d’Afrique. Ces jeunes gens qui venaient seuls, à l’époque il n’y avait pas encore le regroupement familial, tombaient comme des mouches. De tuberculose. En plus, ils étaient exploités, ils étaient dix dans la même chambre, la nuit dans le même lit, ils changeaient à peine les draps. 8, 8, 8. Les trois 8, c’était horrible. Et tous ces jeunes gaillards, bien portants qui arrivaient à vingt ou vingt-trois ans maximum, du Sénégal, de Côte-d’Ivoire, du Mali, etc., tombaient comme des mouches de tuberculose qu’il se refilaient en plus parce qu’ils vivaient dans des foyers : à l’époque on ne distribuait pas de masques et il n’y avait pas de gestes barrières. Tout le monde attrapait la tuberculose. C’était horrible, on était débordé de jeunes mecs qui perdaient dix, quinze, vingt kilos. Et il y en avait un qui perdait dix, quinze, vingt kilos et on ne trouvait rien. On était sûr  que c’était une tuberculose. A l’époque, il n’y avait pas de scanner, il n’y avait pas encore d’IRM. On ne trouvait rien alors on faisait des radios très fines, de plus en plus, et puis on ne trouvait rien. Alors, un jour, youpi ! Formidable, le chef de clinique est ravi, il dit : « On a trouvé enfin ! » Le type avait un minuscule noyau tuberculeux logé dans le péroné : un truc complètement improbable et avec ça, il avait perdu quinze, vingt kilos, il était en train de... On n’avait pas attendu évidemment, on était sûr que c’était une tuberculose, on n’avait pas attendu la confirmation radiologique pour le mettre sous rifampicine et lui permettre de se rétablir parce qu’évidemment on n’allait pas attendre d’avoir un diagnostic sûr pour que le type passe l’arme à gauche. C’était un jeune mec et puis, même un vieux, ça ne se fait pas. Le chef de clinique est complètement ravi de sa trouvaille, enfin il a trouvé sur une tomographie, effectivement, il avait vu le petit noyau que l’on n’a jamais vu auparavant. Et lors de la visite il dit : « Bon alors vous mettez les pastilles oranges pour les premières radios d’il y a trois mois, les pastilles rouges… ». Alors on prépare cela de façon magnifique pour la visite du patron parce que lui, il y était très attaché, au patron. D’ailleurs ce patron, c’était un type très, très bien, il est devenu président de la Croix-Rouge, un mec très bien, et moi d’ailleurs j’aimais beaucoup ce chef de service.

La visite commence. On arrive au lit du fameux patient dont semaine après semaine on se demandait bien si on allait trouver le foyer tuberculeux. On savait que l’agent causal c’était la tuberculose mais on voulait avoir la confirmation. Et on commence le cirque, les pastilles jaunes sur les radios, gnagna, et le chef de clinique explique comme dans un théâtre, il explique au fond qu’on a fini par arriver à découvrir –  j’allais dire : le pot-aux-roses mais je ne sais pas si on peut le dire comme ça – en tout cas le foyer tuberculeux, qu’on est content, etc. Alors le patron, souvenir incroyable, le patron ne dit rien et il soulève le drap. Le type avait son drap jusque-là et il soulève le drap et il dit : « Ah, c’est bien beau, mais qu’est-ce que vous faites pour sa lèpre ? »

On s’était tellement fixé sur la tuberculose, sur les signes tuberculeux, que l’on n’avait pas vu qu’il avait une lèpre en plus. Alors là, évidemment, la castration – comme on dit – est totale. Puis il s’en va, le patron, pour voir un autre patient. On n’avait pas vu qu’il avait une lèpre alors que c’était évident. Autrement dit, on était tellement obnubilé, le service, sur cette question de tuberculose qui était évidemment une urgence – mais enfin quand même, une lèpre ce n’est pas une mince affaire – qu’on ne l’avait pas vue. Donc, ça aussi, ça a été une leçon pour moi. Au fond, parfois, il ne faut pas focaliser excessivement sur un symptôme, sur un signe, c’est un vrai problème.

 

À la limite, l’objet de la sémiologie médicale, c’est le corps réduit au modèle, j’ai envie de dire : que suggère l’anatomie à la physiologie. Et on pourrait dire en exagérant que la situation la plus pure, c’est quand le patient est dans le coma. Là on est sûr qu’il ne va rien dire, qu’on n’a rien à réduire, il va être effectivement dans le coma et là, on est sûr d’avoir un patient docile qui va se prêter à l’examen. Bon, peut-être de temps en temps, il va falloir l’interroger.

 

Cette double réduction est très importante. Qu’est-ce qui est la démarche qui va suivre après cette réduction ? C’est évidemment de chercher les traits différentiels entre le corps normal et le corps de ce patient. Alors, donc, en médecine, on s’occupe du corps normal ; en psychiatrie, on a une référence différente, cela s’appelle l’homme normal, qui n’existe pas. Ça n’existe pas mais c’est une référence permanente en psychiatrie. Je n’ai jamais rencontré un homme normal et je n’en rencontrerai jamais du point de vue de son psychisme et de son comportement mental. Et, évidemment, vous le savez, en psychanalyse, on ne s’occupe pas de la normalité de la même façon. On aura bien l’occasion d’en reparler.

 

J’ai pour habitude de laisser, depuis l’année dernière, une demi-heure, pour que vous puissiez poser des questions ou demander des précisions sur ce que j’ai dit. De toute façon, je vais reprendre, je vais continuer une deuxième conférence, un deuxième cours sur la sémiologie parce que je n’ai pas fini de dire tout ce que je voulais dire.

Qu’est-ce que je peux dire pour conclure ?

Il faut donc à la fois réduire et comparer avec le corps normal et ce qu’on peut appeler le sujet normal. Il y a une très belle phrase d’un dénommé Vicq d’Azir qui date du XVIIIe siècle.

Il dit : « Voir et décrire sont deux choses que chacun se croit en état de faire et dont cependant peu de personnes sont capables. La première suppose une grande attention et des lumières acquises dans le genre auquel appartient l’objet que l’on observe. La seconde exige de la méthode et de la connaissance des termes propres à donner une idée exacte de ce que l’on a vu ». Je crois que c’est une très belle définition de l’expertise sémiologique en médecine et que l’on peut appliquer, en partie, à l’expertise psychiatrique.

Voilà, je vous laisse éventuellement la parole et si j’ai autre chose à vous préciser, je le ferai volontiers. Merci, en tout cas, de votre attention.

 

Etudiante1 : Je voulais en savoir un peu plus sur ce que vous avez dit sur la schizophrénie : que c’est un syndrome et non pas une maladie. Est-ce que vous pourriez développer un petit plus ? Parce que cela ne m’est pas très clair.

Dr. Landman : Je vais essayer. C’est une hypothèse que c’est un syndrome, c’est-à-dire que c’est un syndrome schizophrénique, c’est-à-dire une concordance d’un certain nombre de signes : dissociations, dissociations dans le langage, dissociations dans le comportement, troubles délirants, etc., qui se regroupent et qui forment un ensemble, une constellation que l’on peut appeler un syndrome.

Ce n’est pas une maladie dans la mesure où on ne connaît pas, pour l’instant, peut-être le connaitra-t-on dans certaines schizophrénies, le mécanisme physiopathologique, les mécanismes causaux qui ont produit ce syndrome. Donc, on n’a même pas d’hypothèse, véritablement, actuellement, qui soit totalement crédible sur les causes ou les raisons – enfin, les raisons on peut les avoir – mais sur les causes de la schizophrénie. Donc, ça ne constitue pas vraiment une maladie.

Une maladie, c’est quand on a répertorié un agent causal, plusieurs agents causaux qui se groupent. Là, ce n’est pas le cas. Cependant, on a, avec une fréquence non négligeable, un regroupement de signes qui ne sont pas fortuits, qui se retrouvent suffisamment pour que l’on puisse considérer que ce n’est pas le fait du hasard et que donc cela constitue un syndrome… C’est ce que je disais quand je disais que j’étais en Bulgarie et que je retrouvais le même syndrome chez des gens qui, a priori, n’avaient pas pu avoir accès en quoi que ce soit les uns aux autres et que c’étaient les mêmes. Donc je me suis dit que c’était un syndrome.

Maintenant, peut-être qu’un jour, on trouvera certains agents causaux, soit des dysfonctionnements cérébraux soit, des trucs génétiques mélangés avec des dysfonctionnements cérébraux enfin, on trouvera un certain nombre de causes qui produisent à coup sûr la schizophrénie et du coup, on pourra parler, pour ces cas-là, de maladie et pas de syndrome uniquement. Cela n’empêchera pas que le syndrome sera là mais le syndrome sera la représentation d’une maladie qui est et sera répertoriée.

 

Etudiante 2 : Je ne vois pas très bien la différence entre le domaine intrinsèque et le domaine extrinsèque. Je sais que vous avez longuement expliqué mais je ne vois pas la dichotomie qu’il peut y avoir, la différence qu’il peut y avoir entre les deux.

 

Dr. Landman : Le domaine extrinsèque, c’est ainsi que j’ai appelé tout ce qui concerne la culture et toutes les conditions dans lesquelles la demande peut se manifester, c’est-à-dire tout ce qui conditionne qu’il puisse y avoir un sujet de la demande. Et ça, ce n’est pas interne uniquement, loin de là.

C’est ce que j’ai appelé les conditions extérieures à la fois culturelles, civilisationnelles, familiales, circonstancielles, etc. Ce qui fait que dans une demande, il y a un sujet et qu’il vient voir le médecin. J’ai essayé de répertorier un certain nombre de conditions qui sont nécessaires dans la culture, dans l’entourage familial, dans les normes de la société dans laquelle vit cette personne pour que, partant de sa douleur, il puisse l’interpréter comme le signe d’une maladie et qu’il puisse avoir l’idée qu’il doit donc aller consulter un médecin. Ce n’est pas gagné d’avance, il faut un certain nombre de conditions. Voilà les conditions extrinsèques.

Les conditions intrinsèques, la sémiologie intrinsèque, c’est le dégagement des signes.

Là, ce n’est plus l’affaire du sujet lui-même. Au contraire, le sujet disparaît à ce moment-là, ce qui n’est pas le cas dans la psychiatrie et encore moins dans la psychanalyse. Mais dans la médecine, le sujet disparaît, c’est ce que j’essaie de vous expliquer. Il disparaît, pour la démarche.

On a en psychanalyse l’équivalent de ce faire disparaître quelque chose. C’est quand Lacan parle de la guérison de surcroît. Cela peut être interprété comme « il s’en fiche de la guérison » mais ce n’est pas du tout cela qu’il a voulu dire à mon sens. Il a voulu dire qu’on ne s’occupe pas de la guérison ; sinon, on n’est plus dans la psychanalyse, on est éventuellement dans une démarche thérapeutique, une démarche, je dirais, médicale mais on n’est pas dans la psychanalyse. La guérison est mise de côté mais sur un plan méthodologique ; et c’est ainsi pour le dégagement des signes, c’est-à-dire ce que l’on appelle le domaine intrinsèque. C’est-à-dire que c’est l’affaire du médecin ou du psy : il s’agit maintenant de dégager des signes, dans la sémiologie, et ces signes, ils exigent une réduction. C’est ce que j’essayais d’expliquer.

Là on n’est plus dans le sujet de la demande, là disparait le sujet de la demande. Au contraire, il gêne. On a en face de nous, en médecine, au début un sujet de la demande qui vient et après on a un organisme sur lequel on peut avoir quelques renseignements utiles et uniquement ceux qui sont utiles au dégagement des signes. On va poser des questions au patient et, s’il s’éloigne un peu ou s’il commence à divaguer, on va lui couper la parole pour lui demander un autre signe, etc.

C’est le travail du médecin, le travail du dégagement des signes et c’est ce qu’on appelle, effectivement, le domaine intrinsèque. C’est comme si dans l’extrinsèque c’était le sujet qui travaillait – ce qui est paradoxal – et dans l’intrinsèque, c’est le sujet qui disparaît. C’est peut-être pour cela que c’est compliqué à comprendre mais c’est ainsi que la démarche médicale fonctionne à mon sens.

Je suis un peu influencé, je dois vous dire, par mon maître en psychanalyse, qui est Jean Clavreul avec qui j’ai été longtemps en travail analytique, pendant des décennies, et qui a écrit un texte qui s’appelle L’Ordre médical, un bouquin remarquable. Un peu trop extrémiste à mon goût, il énonce ce que je dis mais il le dit avec ses termes à lui. Moi, j’ai repris plutôt les termes de Lantéri-Laura.

 

Etudiante 3 : Bonjour, j’ai une question par rapport à l’homme normal dont vous parliez. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus, s’il vous plaît ?

 

Dr. Landman : Si vous voulez, quand on fait un diagnostic en psychiatrie, on cherche à évaluer des comportements, des affects, des humeurs par rapport à une norme, et puis, est-ce qu’on est dans les variations de la norme, c’est-à-dire, par exemple, est-ce que quelqu’un a une tristesse ? C’est un vieux débat.

Je vais vous donner un exemple, quelqu’un – c’est un exemple que je prends souvent mais qui est parlant – quelqu’un a perdu un être cher. Il va avoir quoi comme signe, en général ? Il va être en deuil. Il va être triste, il va être affecté, il va pleurer souvent, il va s’échapper de la réalité parce qu’il a une douleur, douleur de l’absence, douleur de confrontation à la disparition.

 Il va parfois même être ralenti. Il ne va plus avoir envie, pendant un certain temps, de faire des tas de choses qu’il faisait avant, perdre un peu le sens de sa vie, de ce qu’il fait ou en tout cas se demander si tout ça n’est pas en vain puisque de toute façon ça finira comme ça finira, etc., etc. Autrement dit, il peut très bien, je dirais, être confondu avec quelqu’un de déprimé. La différence c’est qu’il n’est pas déprimé, il est en deuil.

Certes il y a des moments où le deuil se transforme en dépression. C’est d’ailleurs une des grandes critiques que l’on a faite au DSM V – qui est paru il y a maintenant huit ans – qui est qu’au bout de quinze jours de signes de deuil qui ressemblent à des signes dépressifs, on donnait des antidépresseurs. On pouvait considérer qu’on pouvait donner des antidépresseurs enfin, ce n’était pas exprimé comme ça mais ça en revenait à ça. Donc, deuil et mélancolie, je vous renvoie au magnifique chef-d’œuvre de Freud, ce n’est pas la même chose.

Quelqu’un qui est en deuil, c’est quelqu’un qui est normal, c’est un comportement normal. Donc, on va distinguer ces comportements d’un homme normal qui n’existe pas.

En revanche, quelqu’un qui est déprimé, ça n’est plus tout à fait normal. C’est-à-dire que c’est quelqu’un qui voit son existence chamboulée, qui voit son psychisme prendre une direction qui peut être dangereuse. Et si cela n’est pas une simple variation d’humeur, provisoire et qui reste dans les limites de la normale qu’on est bien obligé de chercher… on peut la chiffrer, il y a des tests ; vous faites un test MADRS. « Est-ce que vous avez envie de vous suicider souvent ? Pas souvent ? Passionnément ? » Enfin des trucs un peu débiles mais qui permettent d’avoir une évaluation. Enfin, la psychologie quantitative a un intérêt quand même. Là, je le tourne en dérision mais ce n’est pas toujours aussi dérisoire que cela. Donc on cherche à évaluer, à chiffrer – ou pas : alors on cherche à évaluer par rapport à une norme, c’est ça l’homme normal, en psychiatrie.

En psychanalyse, ça se fait autrement, on en reparlera mais, ce n’est pas tout à fait la même chose car on est sur le registre du désir. Et au fond, on essaie peut-être, éventuellement, que le patient trouve les voies de son désir et on essaie de faire en sorte qu’il puisse le faire avec le moins de coût social, psychique, familial, pour lui ; mais on n’est pas obsédé par la norme. Donc on ne réduit pas ça à la norme alors que la référence de la psychiatrie, c’est toujours l’homme normal et c’est ce que dénonce…

Au fond, si vous y réfléchissez, l’antipsychiatrie nous a dit : « Finalement les fous sont normaux, c’est la norme, c’est une variation de la norme c’est tout, donc on est tous dans la norme ». Le DSM nous a dit : « Tous les normaux sont fous, tous les normaux ont un trouble mental ».  Donc c’est l’inverse. Autrement dit, ça patauge en psychiatrie sur cette question de la norme.

Freud avait une position sur la norme : il prenait la norme au sens statistique d’abord. Ce n’est pas mal comme idée. Et il disait autre chose. Il disait : « Chez tout état normal, je dirais, il y a un état pathologique et chez tout état pathologique quel qu’il soit, il y a un état normal ». Ce qui a été traduit par, de façon un peu réductrice, qu’il faut travailler avec la partie saine du Moi.

Mais il est vrai que c’était intéressant parce que, d’une certaine façon, il refusait le clivage psychiatrique entre la norme d’un côté et l’hors-norme de l’autre. Il disait que c’était plus compliqué que cela et qu’il y avait toujours du pathologique chez le normal et du normal chez le pathologique. Autrement dit, c’était une question de spectre, comme on dit de nos jours, et pas une question de dimension.

Alors, ’est un vieux débat mais moi, je tiens à dire qu’à mon avis, le raisonnement de la sémiologie psychiatrique, se fait toujours par rapport à une référence qui est l’homme normal ; même si ce n’est pas dit : c’est une référence qui n’est pas explicite mais qui est implicite, et que l’on détermine ce qui est pathologique par rapport à une norme, ce qui permet de différencier le normal du pathologique.

 À partir du moment où on a déterminé que quelque chose était pathologique, on détermine une conduite à tenir qui, d’ailleurs, n’est pas toujours la même. On ne nomme pas d’ailleurs ce hors norme, on ne le nomme pas de la même façon d’un endroit à l’autre, d’un psychiatre à l’autre, c’est évident et on n’a pas nécessairement la même conduite à tenir.

Quand vous réfléchissez à comment on s’occupe des psychotiques par exemple, vous avez des endroits où l’on ne s’en occupe que du point de vue… J’ai un patient psychotique qui m’a dit un jour : « J’en ai marre, je suis venu vous voir, j’ai vu sur Google que vous êtes psychanalyste, j’ai vu ce que vous aviez écrit, les livres que vous avez publiés, les conférences ». Bref, il m’a googlisé et il m’a dit : « Mais j’en ai marre parce que pour l’instant je pensais à avoir affaire à des psychiatres avec qui j’avais envie de parler » – enfin, bref c’était plus compliqué que ça, il rigolait – et il dit : « Et je n’ai rencontré que des pharmaciens ».

C’est évidemment un peu comique comme façon de parler mais c’est ça. On peut très bien avoir maintenant une psychiatrie qui ne s’occupe que de médiquer et qui parfois le fait très bien et puis, une autre psychiatrie qui, elle, ne s’occupe pas des médicaments, peut-être à tort, ou qui s’en occupe très peu, mais qui essaie de rentrer en contact avec le sujet et de l’aider à trouver le sens de ce qu’il lui arrive, de ses syndromes. Ce n’est pas toujours facile mais enfin c’est intéressant.

Quelles que soient ces conduites à tenir, au départ il y a quand même la référence à la norme. Alors je sais bien que, quand on est psychanalyste et que l’on travaille en psychiatrie, on essaie de se dégager de cela mais ce n’est pas toujours facile.

En tout cas, la référence psychiatrique, c’est quand même souvent la norme. C’est vrai que tout à l’heure j’ai dit que le médecin réduisait la subjectivité du patient, il ne s’en occupe pas mais ce n’est pas toujours parce que c’est un homme dédaigneux ou non empathique. C’est parce qu’il a une méthode. Humainement il est peut-être affecté par ce qu’il entend ou parce qu’il voit mais ce n’est pas son boulot, ce n’est pas ça son boulot.

Evidemment, il y a quand même des points de jonction. Par exemple, l’annonce. Quand on annonce quelque chose, c’est là où on ne peut pas réduire la subjectivité complètement parce que vous annoncez à un sujet. Parce qu’une maladie, bien sûr c’est objectif en quelque sorte mais ça tombe sur un sujet. Je peux vous dire que des annonces, il y a en a qui sont ultra traumatisantes et d’autres qui sont bien faites. Et il y a des médecins qui, pour les annonces, ont dans leur service des psys qui s’occupent de travailler cette question, et c’est très important. Ce ne sont pas seulement les médecins somaticiens, ce sont aussi les médecins psychiatres, pédopsychiatres tout particulièrement.

Moi, je me souviens par exemple avoir reçu, dans mon cabinet, une famille où l’enfant manifestement... Ils m’ont amené un certain nombre de documents, j’ai observé l’enfant pendant un certain temps. L’enfant était manifestement autiste. Et la mère m’a [soupir] pas harcelé, c’est trop dire, mais sollicité pour que je lui donne le diagnostic. Je me suis dit : « Je vais lui donner le diagnostic ».  Quand je lui ai donné le diagnostic, elle s’est effondrée. Pourtant j’avais pris des précautions. Comme quoi, là, vous voyez ; pour les médecins, c’est pareil. Quand vous annoncez un cancer à quelqu’un, vous ne lui annoncez pas une bonne nouvelle et vous l’annoncez à un sujet, vous n’annoncez pas ça à un organisme. Vous avez réduit sa subjectivité pour faire le diagnostic mais la subjectivité revient quand il s’agit d’annoncer.

 De plus en plus de médecins se rendent compte de cela et s’ils peuvent être en apparence dédaigneux du discours du patient qui ne leur sert à rien pour collecter les signes dont ils ont besoin, ils ne peuvent pas être dédaigneux du sujet au moment de l’annonce. Ils sont bien obligés. Et c’est une évolution souhaitable en tout cas.

Il y a deux choses dans la sémiologie. Il y a une double réduction : une réduction d’un discours sur le corps uniquement et, je dirais, une réduction du sujet de la demande : le sujet de la demande disparait. On ne s’occupe pas de lui, le sujet de la demande a un organisme et on s’occupe de cet organisme. Mais, le sujet de la demande, et le sujet tout court, revient dans certaines circonstances y compris médicales, comme l’annonce ou, voire, le choix de certains traitements, etc., etc. Mais ça n’empêche que la démarche sémiologique médicale, impose, si elle veut être rigoureuse, de ne pas se dissoudre dans tout un tas de trucs qui ne sont pas utiles pour faire le diagnostic et nécessaires pour poser une conduite à tenir efficace.

 

Etudiante 4 : Pour rebondir sur la normalité dont on vient de parler et sans vouloir extrapoler, est-ce qu’on peut appliquer cela également à la phobie ? Je m’explique, je prends un exemple concret. Est-ce que l’appréhension que peut avoir de l’eau une personne n’est pas à différencier ou ne se traite pas, donc, différemment, eu égard à quelqu’un qui aurait peur de l’eau parce qu’il a subi une noyade plus jeune. Et, ce que je veux dire : est-ce que cette différenciation-là peut se faire et pour traiter une phobie, est-ce que ça a une importance ?

Dr. Landman : Oui, mais bien sûr. C’est-à-dire que quelqu’un de phobique est obligé de... C’est-à-dire qu’une phobie ressemble à une autre phobie mais chacun a des raisons différentes de présenter cette phobie. Maintenant il y a beaucoup de phobies post-traumatiques.

C’est vrai qu’en particulier une noyade peut entrainer une phobie de l’eau, bien sûr. C’est une des occurrences du post-traumatique qui fait que…Bon, la question de la norme, est-ce que c’est normal d’avoir une phobie de l’eau après avoir eu un traumatisme ? On peut considérer que c’est normal comme on peut considérer que ce n’est pas normal et que c’est l’indice non seulement d’une phobie, mais également d’un état post-traumatique qui se réactualise et que donc on peut intervenir dans la mesure où cette phobie est l’indication qu’il y a un état de stress post-traumatique qui n’est pas réglé chez le sujet et que chaque fois qu’il est confronté à l’eau, au contact de l’eau, ça se réactualise. Ou à l’inverse, on peut dire que ce n’est pas si gênant que ça si lui, n’a pas de demande particulière ou s’il n’a pas envie de se baigner et que c’est une limitation qui ne lui pose pas de problème.

Il y a une norme fonctionnelle aussi ; surtout si quelqu’un a une phobie alors que cela ne le gêne pas. Par exemple, quelqu’un qui a la phobie des lions, je veux dire cela ne va pas nécessairement… Enfin, moi, je n’ai pas rencontré beaucoup de lions dans ma vie à part au zoo mais sinon, a priori, ce n’est pas fréquent, donc ça ne va pas me gêner. Mais bon, je reconnais que j’ai la phobie des lions, d’accord, mais ça ne me gêne pas pour travailler. Je dirais que l’on peut avoir la phobie d’être dans la cage aux lions et ça, c’est tout autre chose, c’est l’angoisse des projections mentales des conflits qui fait que c’est surmultiplié, etc. Mais quelqu’un qui a la phobie des chiens ou la phobie des chats ? Cela peut le gêner, parce que dans la rue on rencontre pas mal de chiens, ça va le mettre en tension ; et les chats ça peut l’embêter parce qu’il ne peut pas aller voir ses amis qui ont un chat. Il ne peut pas aller… Bref ça peut poser problème, un peu moins que les chiens mais quand même un certain nombre de problèmes. Donc là on évalue la normalité en fonction de la gêne fonctionnelle et en fonction, au fond, du vécu de cette gêne fonctionnelle. Donc phobie des lions ce n’est pas très grave, phobie des chats, des chiens c’est plus ennuyeux.

 

Etudiante 2 : Ce n’est pas nécessairement lié non plus à un cause à effet, c’est-à-dire un chien qui aurait mordu le phobique, ou la noyade liée… parfois il y a d’autres causes à cela.

Dr. Landman : Les causes sont un autre problème effectivement ! Mais il y a des gens qui ont une phobie des chiens et qui n’ont jamais été mordus par un chien.

Ce n’est pas pavlovien, ce n’est pas deux stimulus-réponses. C’est vrai que parfois avoir été mordu, de là reste un peu post-traumatique : on a la phobie des chiens ; mais il y a des gens qui ont la phobie des chiens… Regardez, lisez le petit Hans. Le petit Hans, ce n’est pas le cheval lui-même, c’est le cheval en papier, c’est-à-dire que c’est finalement un signifiant. La phobie devient un signifiant, un peu comme on dit un tigre en papier, c’est-à-dire que c’est plus subtil que ça, la phobie. Ce n’est pas purement post-traumatique et j’ai été mordu par un chien, du coup chaque fois que je vois un chien j’ai une phobie, … On comprend. Mais parfois, c’est autre chose qui constitue une phobie. C’est un phénomène de langage aussi, la phobie ; ce n’est pas simplement un phénomène de comportements post-traumatiques.

 

Etudiante 5 : Vous avez dit que dans la sémiologie générale, le rapport signifiant-signifié est arbitraire et dans la sémiologique médicale, pas du tout la même chose. Alors comment fonctionnent le signifiant et le signifié dans la sémiologie médicale et psychiatrique ? Est-ce qu’il y a une distinction entre le signe et le signifiant ?

Dr. Landman : Les signes renvoient à une signification et le signifiant ne renvoie pas à la même chose que dans la sémiologie générale. Dans la sémiologie générale, il y a une distinction et dans la médecine, il y a un lien. C’est une différence entre la sémiologie générale et la sémiologie médicale. Et quand vous cherchez un signe, il a une signification, alors qu’un signifiant est arbitraire.

C’est la grande hypothèse de travail de Saussure : il y a un lien arbitraire entre le signe et le signifiant, ce qui n’est pas le cas entre le signifié et le signifiant. Alors que dans la sémiologie médicale il y a un lien, c’est-à-dire que les signes renvoient à des significations, ils ne sont pas du tout arbitraires.

Ce qui est intéressant c’est qu’on avait fait des diagnostics, on avait découvert des syndromes sans qu’on ait la moindre explication de leur cause. C’est à dire que, en médecine, il y a belle lurette que certaines maladies ont été décrites et c’est seulement bien après qu’on a trouvé les raisons physiopathologiques. Ce ne serait pas possible s’il n’y avait pas de lien.

Etudiante 5 : Par exemple, Roman Jakobson dit que les expressions onomatopéiques, ce n’est pas arbitraire.

Dr. Landman : Les expressions onomatopéiques ?

Etudiante : Les expressions onomatopéiques, ce n’est pas arbitraire. Par exemple, quand je dis « miauler » ou « chuchoter », ce n’est pas arbitraire parce que ça renvoie à une signification quand même...

Est-ce-que c’est pareil dans la sémiologie psychiatrique, par exemple?

Dr. Landman : Cela dépend. Si c’est une dyspnée, c’est un signe et il renvoie évidemment à un problème respiratoire ou pulmonaire. En revanche, le râle…  Sont des signes … Qui… Tous les signes… On fait la réduction, on cherche à collecter les signes qui sont utiles. Et ces signes qui sont utiles sont en rapport avec des significations qui seront utiles pour déterminer le diagnostic. Mais on fait une réduction.

 

Etudiante 6 : Dans cette continuité, est-ce qu’on peut dire qu’il y a des critères de signes manifestes en psychiatrie ? Vous avez cité l’exemple de signes manifestes que l’on ne peut pas contourner. Est-ce qu’il y a des critères de ces signes-là ?

Dr. Landman : Oui, oui, il y des signes manifestes en psychiatrie, des signes comportementaux manifestes : le maniérisme, la dissociation dans le comportement chez les schizophrènes.

Il y a des psychiatres qui vous expliquent qu’ils font le diagnostic en quinze secondes. Parce qu’il y a des signes manifestes auxquels ils attachent une grande importance et ils font le diagnostic de schizophrénie en quinze secondes. Parce que dès que la présentation du malade arrive immédiatement, on a les signes qui vont permettre de faire le diagnostic. Et ce seront des signes manifestes évidemment. Avant même que le patient ait ouvert sa bouche, avant même qu’il soit assis, il y a un certain nombre de psychiatres qui prétendent avoir immédiatement, à l’inspection – ce qu’on appelle « l’inspection » en médecine, l’observation immédiate – des signes apparents qui seront le diagnostic.

J’avais lu un livre qui explique que le diagnostic en psychiatrie se fait en général très vite. S’il ne se fait pas très vite, il devient complètement confus et il est assez rare que le psy change d’avis. C’est-à-dire qu’au fond on cherche les prototypes. Si vous avez un prototype de schizophrène – enfin c’est un mauvais mot, on parle de prototype pour les bagnoles pas pour les êtres humains – quelque chose de prototypique disons, si vous avez un élément prototypique...

C’est pour ça que ça ressemble à une typologie, la sémiologie psychiatrique. Comme il y a un type paranoïaque, un type mélancolique, bipolaire etc. Vous avez une typologie, vous cherchez une typologie et plus vous vous éloignez de la typologie, plus le tableau s’éloigne de la typologie, alors plus vous êtes dans la confusion. Et le type est à la fois bipolaire, schizophrène et paranoïaque ça fait beaucoup à la fois, trop. Ce qui n’existe pas en médecine ou rarement. En plus, on change de diagnostic : beaucoup de patients en psychiatrie voient leur diagnostic évoluer. Au début ils ont été étiquetés schizophrènes, après ils sont schizotypiques, après ils sont plutôt bipolaires, ils ont une psychose dysthymique. C’est quand même rare qu’en médecine on dise à quelqu’un : « Ah on vous avait dit que vous aviez un cancer du poumon, et bien non en fait vous avez un diabète ». Je veux dire que ce n’est quand même pas tout à fait la même chose. Enfin on peut avoir à faire à des médecins incompétents, mais en général ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe.

 

Retranscription : Méry DIOP

Relecture : Martin JACLOT & Anne VIDEAU