P-C.Cathelineau : Psychopathologie et philosophie

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Cours n°1, 30 septembre 2013


Cette année il y a un module intitulé philosophie et psychopathologie. Evidemment la question qu’on peut se poser et que vous vous posez, moi-même je me la suis posée, c’est quel rapport y a-t-il entre les deux ?

Quel rapport y a-t-il entre l’amour de la sagesse, pour le dire d’une façon très simple, et puis l’étude des pathologies de la psyché. A priori, le rapport il n’y en n’a pas. Il s’agirait presque d’une antinomie entre ce qui d’un côté relève d’un certain ordre et qui de l’autre côté concerne l’étude du désordre. Mais justement il y a certainement un intérêt à réfléchir sur les liens entre philosophie et pathologie. Et en particulier à faire de la philosophie le point d’appui de l’étude de la psychopathologie. Ça veut dire trouver dans la philosophie des éléments de psychopathologie. Ça c’est assez original. Ce n’est pas ce à quoi nos cours de philosophie nous ont habitués jusqu’à présent. De quoi s’agit-il ? D’une méthode, des  études de textes, avec une lecture littérale mais avec une interrogation sur le pathologique. Dans le pathologique,  penser le mot qui fait tache, le sexuel. Ce n’est pas ce qu’on trouve chez les philosophes d’habitude. Ce n’est pas une approche philosophique. Ou alors une philosophie récente travaille les textes de la philosophie en les interrogeant de cette façon. Et un auteur dont je vais vous parler toute l’année, et non pas seulement le premier trimestre, qui n’est pas seulement un auteur mais qui est aussi psychanalyste, dont le nom vous dira quelque chose puisqu’il s’agit de Jacques Lacan. C’est lui qui travaille ces textes avec cette méthode. Interrogeant la psychopathologie dans les textes philosophiques. Il n’y en n’a pas d’autres. Un peu Freud, mais très peu.

Je ne reprendrais pas le programme que vous avez qui est assez fourni, mais qu’est ce qui fait le souci de ce programme, qu’est ce qui fait son fil ? Mon souci principal c’est de tourner autour d’enjeux cliniques. Et d’une clinique que j’appellerais une clinique du désir. Aussi bien Aristote, Platon, Descartes, Pascal, Kant, Sade, Marx, permettent de penser une clinique du désir. Pour autant que le désir a à s’entendre au-delà de la psychopathologie.

Aujourd’hui on va commencer par la base, par une référence constante de Lacan, du début de son séminaire jusqu’à la fin et qui est Aristote. Je commence par cet auteur que je connais bien puisque j’ai commis il y a quelques années une thèse sur Aristote et Lacan, donc je vous parle d’un sujet que je connais un peu, un peu mieux que les autres sujets. Et la première question qu’on va se poser c’est : de quel domaine la philosophie ressortit l’étude de la psyché ? Selon Aristote. On pourrait dire très vite, de quel domaine ça viendrait de la psyché ? Pour Aristote, c’est une hypothèse. Ça relève du domaine de la nature, c’est à dire de la physis. En effet, contrairement aux apparences, Aristote ne fait pas une philosophie de l’esprit, comme Hegel, mais une philosophie de la nature. La question : qu’est-ce qu’Aristote entend par nature ? C’est quoi la nature ? Physis, ça donne physique. Il y a un livre qui part de la nature, qui s’appelle La physique et qui fait la distinction par exemple entre la physique et les mathématiques. Qu’est-ce que dit Aristote à propos de la nature ? Il commence à distinguer entre les choses qui sont par nature, et les autres. Qu’est-ce qu’on pourrait appeler les choses qui sont par nature ? C’est simple, les plantes, les animaux, les corps humains. Quel est le critère de distinction avec les autres choses, celles qui ne sont pas par nature ? Tout simplement, ces choses qui sont par nature ont leur principe de mouvement et de repos en eux-mêmes. Tandis que les autres, par ex. les choses fabriquées, cette montre, ce stylo, ne se meuvent qu’en vertu des matériaux dont ils sont faits. Pour le dire très grossièrement, les choses naturelles ont en eux-mêmes un principe d’impulsion interne. Les minéraux aussi relèvent de la nature, sauf que les minéraux servent à fabriquer les objets. Principe de mouvement interne. On a par exemple les mouvements du haut vers le bas des éléments terrestres, les minéraux, la croissance des plantes et des animaux, toute une série de mouvements. La remarque qui surgit tout de suite, c’est où inscrire la théorie de l’âme dans cette philosophie de la nature ? Où mettre l’âme ? Pour les animaux qu’est ce qui imprime dans leur corps un mouvement ? Soyons aristotéliciens, qu’est ce qui fait que les animaux se meuvent ? La survie, la prédation, ce qui fait qu’ils cherchent à se nourrir, la nourriture effectivement et toute une série de sensations et désirs qui sont introduits dans leurs âmes. Il nous dit que les animaux sont mus par des mouvements locaux, et que ces mouvements ont leur origine dans leurs âmes, ces âmes sentent et désirent. La sensation et le désir c’est le propre pour Aristote du monde animal. Et l’âme également. Ce qu’il dit pour l’animal, il le dit pour le végétal et pour l’humain. Avec cette hiérarchie implicite qui va du plus simple au plus complexe. Végétal en passant par l’animal, jusqu’à l’humain. Donc c’est dans ce cadre-là qu’Aristote va penser l’âme. La question c’est effectivement ce discours sur l’âme qui relève d’une philosophie de la nature. Quelle place offre-t-il à la psychologie ? On est au cœur du sujet qui nous anime aujourd’hui. Vous allez voir que répondre à cette question ça va nous engager sur la psychologie entendue de façon très contemporaine, au sens où une partie de la psychologie hérite de concepts aristotéliciens. Quel est l’objet de la psychologie ? On n’est pas comportementaliste à l’époque d’Aristote, c’est découvrir la nature et la substance de la psyché ainsi que les propriétés qui s’y rattachent. C’est une définition que l’on trouve dans un livre consacré à la psyché. Entendu au sens aristotélicien, c’est à dire dans sa variété, qui s’appelle le « Peri psychès » ou encore « De l’âme » et qui n’est qu’une partie de l’étude de la nature. Comment fait-on ? On procède par la méthode de la division. On va diviser. Il nous dit on va essayer de savoir, de déterminer à laquelle des principales divisions de l’être appartient l’âme. Il y a une difficulté, supposons qu’il y ait différentes parties de l’âme dont la présence en proportions variées donne naissance à des espèces ou même à des genres différents. Grosso modo il y a des variétés d’âme. Le risque est grand que nous n’ayons pas une définition unique de l’âme. Je vous ai parlé des animaux, des végétaux, des êtres humains. Où est la définition unique ? Il pourra se faire que des faits premiers soient différentes espèces d’âmes et qu’il n’y ait pas une chose unique répondant au nom d’âme en général. Il n’y aurait en fait qu’un faible noyau de nature commune entre les âmes. Réponse d’Aristote : il y a certes différentes espèces d’âmes qui ne sont pas semblables, mais il est possible de hiérarchiser les définitions en montrant qu’on peut passer de la plus humble manifestation de l’âme chez la plante, à l’homme, en passant par l’animal. Quelle est l’âme minimum, le côté basique de l’âme ? On l’a dit tout à l’heure, ça a été évoqué, chez la plante c’est l’âme nutritionnelle. Cette âme nutritionnelle existe chez tout être vivant, de la plante à l’homme. Vous allez me dire qu’il y a un second niveau plus pertinent de l’âme. On l’a vu tout à l’heure. Le désir, la sensation… C’est l’âme sensitive, celle des sens qui existe chez tous les animaux. Et là il énumère quelque chose qui la première fois est énumérée dans la philosophie, entendez bien ça, j’insiste, puisque c’est la sensation, ce qui est au cœur de cette âme, c’est le toucher, le goût, l’odorat, l’ouïe, la vue. Ce n’est pas rien. Pas facile, il découvre quelque chose qui est fondamental et qui sont les sens et le rapport du désir au sens. Même s’il parle pour cela des animaux. Et vous verrez dans la pensée de Lacan – j’anticipe beaucoup sur ce que je vais raconter, mais notez-le comme une incise – ce qui fait l’originalité de Lacan, il appelle ça découverte. Il dit que c’est sa seule découverte. Ce n’est pas sans rapport avec la jouissance, il parle de la jouissance, mais il dit que c’est sa seule découverte : l’objet petit a, effectivement suppose des orifices liés à la jouissance pour le sujet. Orifices que le toucher, le goût, l’odorat, l’ouïe, la vue, permettent de situer. Et donc ce n’est pas rien de trouver ça. Quand on trouve ça dans un texte philosophique du 4ème ou 5ème siècle avant J.C., c’est pas mal, c’est solide.... Qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal dans sa psychologie naturaliste ? C’est vrai que dans d’autres textes que La physique, il dit que c’est le langage. Mais dans sa psychologie, ce n’est pas le langage, c’est autre chose. Vous avez raison de dire que ce qui distingue l’homme de l’animal c’est le langage, mais ça c’est effectivement une découverte plus contemporaine. La conscience, on s’en rapproche… Le terme qu’il utilise, c’est l’intellect. « Voyons, nous dit-il, maintenant la partie de l’âme par laquelle l’âme connaît et comprend. Que cette partie soit séparée ou même qu’elle ne soit pas séparée selon l’étendue, mais seulement logiquement. Nous avons à examiner quelle différence présente cette partie et comment se produit l’intellection ».  L’intellection c’est cela qui caractérise l’âme humaine. L’homme pense avec son âme.

De quel instrument s’agit-il ? Je ne vais pas répondre à la question, c’est la suite, j’y répondrai un peu plus tard. Ce qu’on peut dire c’est que l’âme est au sens primordial, ce par quoi nous vivons, nous percevons et nous pensons. C’est aussi ce qui permet de penser une difficulté de la philosophie, à savoir l’unité de l’âme et du corps. L’âme pour Aristote ne peut exister en dehors du corps....  Je vous ai fait un tableau très rapide de la psychologie d’Aristote, elle est très intéressante, mais ça dérape. La question c’est où est ce que cette philosophie de la nature peut bien les satisfaire, les grecs ? Qu’est ce qui provoque cette satisfaction, même la vôtre ? Vous êtes satisfait de cette belle hiérarchie. Qu’est ce qui est satisfaisant là-dedans ? C’est bien rangé. Pourquoi c’est bien rangé ? C’est ordonné phalliquement. La réponse qui est donnée, c’est ce que dit Lacan : « Qui ne voit que l’âme, ce n’est rien d’autre que son identité supposée à ce corps avec tout ce qu’on pense pour l’expliquer. Bref, l’âme c’est ce qu’on pense à propos du corps du côté du manche ». Alors l’homme pense avec son âme. Ça veut dire que l’homme pense avec la pensée d’Aristote. En quoi la pensée est tout naturellement du manche. C’est quoi le manche ? Le manche c’est le phallus. Et mieux, dans la pensée d’Aristote, si on connaît un peu le parcours d’Aristote, ce n’est pas seulement le phallus, c’est le phallus en tant qu’une certaine classe sociale en est le détenteur et qu’on appelle… Qui détient le phallus ? Le roi. Et dans les sociétés esclavagistes grecques, le Maitre. La société des Maitres situe le phallus du côté du Maitre. Donc le discours de la psychologie, le discours de la nature c’est un discours issu du discours du Maitre....  Qu’est-ce que c’est qu’une logique du Maitre ? Ce n'est pas seulement le pouvoir, c'est aussi l'ordre. Il se réfère à un ordre. Cet ordre se présente comme science de ce qui doit être fait. Et Aristote va définir des normes ...

…l’Ethos peut être forgé par l’habitude. Pour le dire autrement, de l’habitude nait le caractère. Pour le dire autrement c’est parce que vous inculquez grâce à l’éducation un certain nombre de principes, que vous obtenez chez les citoyens un certain nombre de caractères et en particulier de vertus. Le caractère Ethos, il faut l’obtenir conforme à l’Ethos, c’est à dire à l’habitude. Et ceci grâce à l’éducation. Vous allez me dire en quoi c’est l’éthique du Maitre ? C’est l’éthique du Maitre parce que cette éducation vise non seulement un ordre mais en plus – et ça c’est glorieusement annoncé dans l’Ethique à Nicomaque – chez Platon aussi, mais Aristote encore plus, qu’est-ce que doit faire l’éducation, à quoi sert la vertu qu’on inculque au citoyen ? A former le citoyen mais au service du Bien commun, du souverain Bien. Il n’y a pas d’éthique du Maitre sans souverain Bien. Donc l’idée c’est qu’on va soumettre l’intellect, le caractère aux habitudes, en vue d’un souverain Bien. Mais au sein de cet ordre, y a-t-il de la place pour la psychopathologie ? Tout le reste, c’est à dire tout ce qui est en dehors de cet ordre. Mais qui est en même temps en dehors de cette éthique. La psychopathologie, ça fait tache. Qu’est ce qui fait tache dans ce système éthique ? Le désordre ? Mais qu’est ce qui représente le désordre dans cette éthique fondée sur l’ordre, la vertu ? Ce qui sort de l’habitude ? Mais qu’est ce qui sort de l’habitude ? La passion… ou encore le désir. Le désir ça sort de l’habitude. Et donc tous les désirs, sexuels en particulier, n’ont pas vocation à figurer dans le cadre de cette éthique.… Bref il situe un certain nombre de monstruosités, hors des limites de l’éthique pour souligner que l’éthique n’en relève pas. La question c’est évidemment la suivante : à quoi aboutit cette éthique ? Elle aboutit  à la chose suivante, c’est que n’est éthique, n’est proprement éthique, que la réalisation par l’habitude du bien. C’est quoi le bien ? Le bien, la pensée du bien, c’est ce que va montrer Lacan, n’est pas sans rapport avec la pensée du manche. Et puis, plus précisément ce n’est pas sans rapport avec la pensée du Maitre. Donc la question c’est évidemment ce lien très étroit entre le Bien, le Maitre, le Phallus, l’Ethique. La seule question :c’est est-ce qu’on peut, avec la psychanalyse, continuer à penser l’éthique dans ces termes. Peut-on penser l’éthique dans ces termes ? Quel est le risque ?...

 

Est-ce que – c’est à ce niveau-là que Lacan pose la question, la pose très cliniquement, pas du tout d’une façon abstraite, philosophique – est ce que le bien est le dernier mot de l’éthique ? Avant de répondre à cette question, je voudrais vous parler de la Tragédie.

 

 De quelle tragédie s’agit-il ? Certains ont lu L’éthique de la psychanalyse, ils savent de quoi je vais parler, mais je vais vous parler d’une tragédie qui donne une réponse à cette question et qui justement permet de voir la limite de l’éthique du Maitre. La limite de ce que c’est qu’un Maitre, un vrai Maitre, Maitre comme on n’en fait plus… Si, dans certains pays encore, qui n’hésitent pas sur les moyens d’imposer à la population un certain nombre d’obligations. Antigone, quel est son problème, c’est qu’elle brave l’ordre de Créon. L’ordre de Créon c’est de ne pas enterrer le frère ennemi de la Cité. Parce que ce sont deux frères qui s’affrontent et l’un des deux est ennemi de la Cité et donc il interdit à Antigone d’enterrer son frère. Antigone passe outre l’ordre de Créon, elle l’enterre. Créon pose la question suivante, ça c’est le texte de Sophocle : « Et ainsi tu osas passer outre à ces lois ? » Il pose la question à Antigone. Qu’est-ce que note Lacan à propos de la question ? Il note ce que les grecs appellent « l’hubris », la démesure de la question. Où est l’hubris du Maitre ? Antigone répond : « Car Zeus n’était nullement celui qui m’a proclamé ces choses, ni même la justice séjournant avec les dieux d’en bas ». Elle est forte. Elle dit je ne tiens pas ces commandements qui me font agir, de Zeus, ni du dieu des enfers. Elle dit plus subtilement, les dieux ont fixé ces lois comme limites aux hommes. Lacan dit que point de sa réponse, elle ne s’autorise que de son désir, mais en tant qu’il s’articule à la loi, qui n’est pas la loi du Maitre. Donc de quelle loi s’agit-il ? Sophocle situe cette loi comme loi non écrite. C’est quoi cette loi ? Elle n’est développée dans aucune chaine signifiante. Qu’est-ce que dit Antigone ? Elle dit ceci, « Je ne pense pas que des décrets soient assez forts pour que toi mortel, tu puisses passer outre aux lois non écrites et immuables des dieux ». Antigone agit ainsi parce que son frère est unique et qu’il est en quelque sorte le symbole de sa propre filiation. Vous voyez là surgir ce qui en qui en quelque sorte était jusqu’à présent évoqué, la différence entre une éthique du désir, et une éthique du Maitre. L’éthique du Maitre n’a rien à faire avec l’éthique du désir. Et même ce qui caractérise l’éthique du Maitre, c’est qu’elle ne recule devant quelque chose que Lacan met en évidence, à savoir ce dont il parle, elle ne recule par rapports aux effets de la Chose, la Chose avec un grand C, la Chose freudienne. La Chose avec sa dimension de destruction. Das Ding. Qu’il reprend à l’Esquisse. Cette Chose à laquelle est confronté le sujet au commencement de la vie et qui est précisément ce Réel impensable. Le Maitre, ce qu’il fait en général, lorsqu’il s’autorise d’un bien non référé à la loi, c’est qu’il met en branle quelque chose d’impensable au niveau du Réel. Vous en avez des exemples contemporains particulièrement évidents. Antigone, elle, oppose au déchainement du Maitre, nous dit Lacan, « le caractère ineffaçable de ce qui est ». Et le « caractère ineffaçable de ce qui est », c’est son lien à son frère. Vous voyez par ce raccourci dans l’analyse de la Tragédie, comment l’Ethique du Bien peut être mise au service de ce qu’il y a de plus destructeur, dans l’anéantissement du désir. Si je fais ce raccourci, c’est pour vous montrer comment Lacan procède, il parle du souverain Bien et puis il enchaine sur l’analyse d’Antigone, ce qui n’est pas rien. Et pour rappeler que la règle d’une direction de cure, ne pas céder sur son désir, et en particulier par rapport à ce qu’il appelle le service des biens. Le service des biens, on connaît. Ça peut être les biens matériels, ça peut être le confort familial, ça peut être toutes sortes de choses. Mais le service des biens, ce n’est pas précisément le désir. C’est très fort et ça le reste.

 Si j’ai choisi de vous présenter la pensée d’Aristote au regard de cette analyse de la Tragédie, c’est pour ça. Pourquoi c’est pour ça ? Parce que vous le voyez bien, l’une des pentes du thérapeute, un certain nombre d’enseignements de psychologie y poussent, ménager le bien être, la bonne vie comme disent certains philosophe contemporain, au détriment du désir. C’est pour ça que je vous ai fait cette introduction d’Aristote. Pour vous montrer comment nous sommes aristotéliciens. Nous sommes aristotéliciens. La psychologie est en grande partie aristotélicienne, nous aimons le bien, nous voulons le bien, nous voulons le bien de l’autre ; le prix à payer est très élevé. Si j’avais un seul message ce serait celui-là. La difficulté que souligne Lacan c’est la nécessaire contradiction entre une éthique qui poursuit comme fin le bien, service des biens, et l’éthique du désir. Il nous dit ainsi que si le maitre se fait instrument du pouvoir, le maitre avec son bien, déchaine les signifiants de la destruction. Et il nous dit que le lieu de ce déchainement, c’est le lieu de l’impensable. Mais avec son patient c’est pareil. Le service du bien, c’est au service de la destruction.

Donc, je vais finir là-dessus, voyez que si la pensée du manche est quelque chose d’important, le discours du maitre court les rues, ce n’est pas en tout cas de ce côté là qu’autorise… Ça ne veut pas dire qu’il ne faille pas du discours du maitre, je ne suis pas en train de vous présenter une théorie anarchiste, mais je veux dire que ce n’est pas le même discours. De même que le service des biens dans lequel nous baignons, n’est pas nécessairement contraire au désir. Voilà ce que je voulais vous dire ce soir.

 

 QUESTIONS

 

- D’où vient le désir du maitre ?

 

- Bonne question. Lacan est assez ambigu. Parce que dans le discours du maitre, pour ceux qui connaissent l’envers de la psychanalyse, ceux qui sont du côté du désir ce sont les maitres. Donc c’est assez compliqué cette affaire. Pourquoi ce sont les Maitres ? Parce que ils peuvent en quelque sorte s’autoriser de leur désir, ce qui n’est pas le cas des esclaves qui eux peuvent s’autoriser de leur jouissance, ce qui n’est pas la même chose ; Donc effectivement d’où vient le désir du maitre, c’est la question que les patientes de Freud posaient à Freud, c’est la question qui est à l’origine de la psychanalyse. C’est la question de l’hystérique, d’où vient le désir du maitre ? C’est à dire d’où vient son désir, et c’est une vraie question. L’enjeu de la question c’est de se dire qu’il y a une façon de poser le problème du désir qui est en rapport avec le problème de la maitrise. Et que la question de la maitrise ne peut être que seconde par rapport à celle du désir. Ça ne veut pas dire encore une fois que je tiens des propos anarchistes, je ne dis pas désordre, pas de commandement, etc. ce n’est pas mon propos. Mais je dis simplement que ce n’est pas le même champ.

 

- Aujourd’hui les jeunes qui sont peut-être en manque d’éducation parce que les parents démissionnent et qui sont beaucoup dans la pulsion et il n’y a plus de place pour le désir. Donc  il y a quelque chose entre manque d’éducation et un non-respect du bien commun.

 

- Vous avez tout à fait raison. J’ai volontairement écarté des considérations qu’on trouve en particulier chez un élève de Lacan qui est Charles Melman, sur la nouvelle économie psychique. La nouvelle économie psychique c’est précisément une économie psychique où ce qui est en jeu ce n’est pas le désir mais c’est la jouissance. Et la jouissance, pas nécessairement sexuelle, et même pas du tout sexuelle. Et donc on a un champ des jouissances, ça peut être faire du roller, écouter à fond la caisse dans le métro de la musique, c’est toutes sortes de jouissances, c’est tout ce que le monde contemporain nous offre de jouissances, la toxicomanie… C’est une jouissance, c’est à dire c’est un maximum d’excitation, la jouissance c’est ça, un maximum d’excitation qui n’est limité par aucun manque. Par aucune expérience du manque. Alors que la jouissance sexuelle, ce qui la caractérise c’est précisément qu’elle s’articule à la dimension du manque, par définition. Et donc la jouissance telle que vous l’évoquez, propre à la nouvelle économie psychique, est une jouissance mortifère, puisqu’elle est sans limite. Mais si on situe ça par rapport à ce que dit Lacan dans les années 60, on est bien dans quelque chose qui est de l’ordre du bien au sens du service des biens. Mais pas d’un bien au sens où l’articule Aristote fondé sur un ordre, mais sur la logique du manche, justement parce que le manche en l’occurrence, il a disparu. La logique phallique, on la cherche, on la cherche on ne la trouve pas. La logique phallique c’est bon pour les scandales ou la presse. Le pervers… Strauss Kahn, c’est ça le côté ridicule de la jouissance masculine. On va traquer par des lois sur le harcèlement sexuel cette jouissance et en quelque sorte la trouver ridicule et caricaturale. La jouissance masculine aujourd’hui elle est réduite à ça. On n’est pas vraiment dans un monde qui lui fait une place, sauf dans les journaux à scandale. Donc effectivement la pensée du manche est beaucoup moins pensée du manche aujourd’hui dans les sociétés contemporaines. On n’est plus tellement dans une logique du manche. Quoi que les maitres continuent de s’autoriser du manche. Ils continuent de d’en autoriser, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement.

 

- Y aurait-il une psychopathologie inaugurale des maitres ?

 

- Oui, on peut dire que l’Ethique à Nicomaque est une psychopathologie inaugurale des maitres. Et c’est la psychopathologie ordinaire des maitres. Finalement le maitre aristotélicien est quelqu’un de très respectable. C’est un maitre vertueux, qui aime le courage, la magnanimité, la tempérance. C’est quelqu’un de respectable. Sauf que ce côté respectable a une limite qui est précisément l’hubris dans laquelle se trouve le maitre lorsqu’il ne se met à ne plus respecter la dimension du désir.

 

- Est ce qu’on ne peut pas dire que le discours du maitre dans la culture, permet aux individus d’éviter la question de la castration ? Parce que pour moi le désir c’est lié à ça. Et du même coup, est ce que ce n’est pas parce que le maitre lui-même sait quelque chose de la castration que finalement il s’autorise de son désir, paradoxalement, par rapport au fait que les esclaves, eux, sont ceux dont il bouche un peu l’énigme par son discours.

 

- De fait. Ce que vous dites est très juste. Je pense que ce qui caractérise le maitre, c’est qu’il sait quelque chose du désir, et il sait quelque chose du phallus, ce qui n’est pas nécessairement le cas de l’esclave. La problématique par rapport au monde contemporain, c’est l’hypothèse que je fais, c’est qu’on a au moins dans l’Occident un affaissement du discours du maitre. Le discours du maitre se trouve en quelque sorte subverti par la jouissance. Et ce qui commande c’est moins le maitre, que la jouissance. Tous les procédés de la publicité, il y a ça. Et c’est vrai que la figure du pouvoir du maitre dans la démocratie, fait difficulté. Si effectivement ça fait difficulté, on se demande quelles sont les figures légitimes du pouvoir. Bien que les figures légitimes du pouvoir il y en ait. Mais quelles sont les figures légitimes du pouvoir ? Il faut du maitre, il faut qu’il y ait des décisions, il faut qu’il y ait du choix, mais quelles sont ces figures légitimes ? Ça, ça mériterait une séance d’une heure et demie. Je vous remercie.