M.Jejcic : Les limites prévisibles d’une cure aujourd’hui

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Extrait

Samedi 21 mai 2011

 Je dois vous faire un petit aveu, un jour je suis tombée dans Lacan et je ne m’en suis jamais remise, et chaque fois que j’y retourne, c’est toujours l’occasion pour moi de constater combien les repères qu’il nous donne pour penser le monde aujourd’hui sont toujours extrêmement vifs et d’actualité, bien qu’il soit décédé au siècle dernier. Du coup j’ai spécifié mon titre un peu différemment, c’est :

  

La psychanalyse un métier impossible,

… pourvu qu’elle le reste !

Commençons par Freud.

1. Freud

Freud marchait. Quand on marche, on pense avec son corps, au rythme de son pas. C’est peut-être ainsi, qu’à l’époque où il rédigeait sa préface au livre d’August Aichhorn,  Jeunesse abandonnée, lui revint cette sentence que : éduquer, soigner, gouverner, étaient trois métiers impossibles. C’est une boutade traditionnelle en Allemagne, à la façon des trois K me semble-t-il. Cependant, la boutade devint sérieuse quand, à la fin de sa vie, dans un texte essentiel : « Analyse terminée analyse interminable », traduit : «  Analyse finie et analyse infinie »  par Lacan, on y reviendra, Freud précise : « On a presque l’impression que le fait d’analyser serait cette troisième profession  impossible ».

Cette préface ­– c’est très important je pense – fut écrite en 1925 entre les deux guerres, dans un climat de tension,  de défaite, de désorganisation d’un pays où nombre d’hommes, de pères donc, furent tués durant la Première Guerre mondiale en laissant des jeunes sans repères. Quand Freud en 1937 reprit la sentence, on était à deux ans du second conflit mondial. Et lorsque Lacan revint à nouveau sur cette sentence, nous étions en plein 68, dans l’agitation et les événements de mai. C’est là qu’il entreprit le séminaire sur L’Envers de la psychanalyse. Alors manifestement, « éduquer, gouverner et analyser » – métiers impossibles, sont pensés et interviennent dans des moments de fracture politique. La première fois lorsque par le premier conflit mondial, l’Europe s’ouvrait à la mondialisation. La seconde fois, lorsque devant l’orientation politique de l’Allemagne un grand nombre de physiciens et biologistes (Einstein et Max Delbrück notamment) passeront aux États-Unis, terre d’accueil, et en 68, lorsque le pays sera nouvellement géré par une l’économie fondée sur des mathématiques, sciences dures comme l’on dit.

Je vous propose de considérer un peu brièvement comment Freud souleva cette question, aborda la psychanalyse métier impossible, afin de mesurer le renversement magistral opéré par Lacan. Puis, nous nous demanderons en quoi il est pertinent de revenir aujourd’hui sur cette question.

Le premier impossible de la psychanalyse rencontré par Freud est sa durée. Impossible de raccourcir les cures, impossible de les adapter à l’American Life. Du reste, Otto Rank s’y était essayé et Freud constate qu’on n’a pas particulièrement entendu parler de ses succès !… Il ajoute avec humour : C’est comme si une brigade de pompiers appelée pour intervenir auprès d’un incendie de maison provoqué par la chute d’une lampe à pétrole, s’était contentée d’enlever la lampe de la pièce où s’était déclaré le feu.  Freud lui-même avait dû raccourcir la cure de l’Homme aux loups, mais compte tenu des vicissitudes rencontrées par la suite, il considère que la suite de la cure fut autant instructive que la cure elle-même.

À vrai dire, tout rend la psychanalyse impossible : sa durée mais aussi sa finalité, car que cherche-t-elle ? À guérir un moi par nature inguérissable ? À soulager des traumatismes ? Mais la question est plutôt : pourquoi cette attache d’un sujet à son traumatisme ? La difficulté dans l’analyse n’est donc pas de guérir, mais de ne pas guérir ! « Tout mieux est ennemi du bien ! » « Sitôt gagné, sitôt perdu »,  scande Freud. Or, l’analysant se satisfait vite ! Pour qu’une analyse soit terminée, dit Freud, il faut que l’analysant et l’analyste soient d’accord. L’un parce que ses symptômes, inhibitions, angoisse sont surmontés, l’autre, parce qu’il considère que le refoulé est exhumé, le transfert résolu et qu’il n’y a plus lieu de craindre les répétitions, déplacements et autres effets de la résistance. Paradoxal, donc ce savoir de l’analyste qui remet à l’analysant le savoir sur sa maladie, mais laisse à l’analyste le savoir sur la guérison.

Du coup, qui peut être analyste et quelle formation inventer pour un tel métier impossible ? Quels critères élire pour de tels candidats ? Non sans humour, Freud situe l’enjeu :  Que le futur analyste soit un être parfait avant de s’adonner à l’analyse, ou que seules les personnes d’une si rare et si haute perfection se tournent vers cette profession, on ne peut évidemment l’exiger…  Alors : où et comment acquérir cette qualification idéale ? La seule réponse de Freud est : dans sa propre analyse, donc où l’on se confronte à l’interminable et à l’impossible. L’éthique débute sans doute là, mais les complications avec.

Ajoutons que si, après tout cela, l’analyste devient enfin un professionnel, la pire des résistances l’attend : le masque médico-professionnel, le plus dangereux pour l’avenir écrit Freud à Ferenczi le 27 avril 1929.