R.Pottier : La dimension thérapeutique des médecines traditionnelles

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Extrait

12 mars 2011

Alors donc je vous rappelle, très résumé, l’itinéraire de ce monsieur. Donc il s’agit d’un homme âgé à l’époque – c’était en 1970, oui, je suis très vieux!... – âgé de trente-sept ans, et qui était d’ethnie Tai nua – alors les Tai nua, ça veut dire les gens du nord, tout simplement –alors, c’est un groupe ethnique minoritaire du Laos, qui parle une langue tai comme les Laos, donc assez proches, mais avec une culture quand même sensiblement différente. Ils ont été bouddhisés, mais d’une manière superficielle, et la langue est suffisamment différente pour que, quand ils parlent entre eux, je ne les comprenais pas du tout ! Mais, évidemment, ils me parlaient lao. Bon. Alors ce monsieur se plaignait de troubles mal définis, manifestement de nature névrotique. Et il pensait être victime d’un génie territorial – dans chaque village, ce qu’on appelle un Muang, c’est-à-dire un groupe de village, un district, il y a un génie qui protège le territoire – donc il pensait être victime d’un génie territorial, qui aurait tué – je mets tout ça au conditionnel, parce que bien sûr je ne pouvais pas vérifier – qui aurait tué un de ses amis, et qu’ils auraient tous les deux offensés.  Alors, l’offense : impossible d’avoir le moindre détail dessus, tout cela était très, très confus.

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Alors ce résultat paradoxal révèle probablement qu’en fait, le diagnostic de Thit Uan a dû toucher un point sensible. Un point sensible, un contenu refoulé, en tout cas tout à fait inconscient, qui n’est jamais apparu dans ce qu’il disait, et qui devait se situer au cœur de la névrose de Thao Amuong. Et cette interprétation trouve en partie sa confirmation dans le discours du malade ainsi que dans celui de sa femme – qui, manifestement, est la co-architecte de son délire, d’ailleurs – puisque tous deux, vous vous le rappelez peut-être, s’accordent désormais sur le point que son problème le plus sérieux, c’est la dette contractée envers le grand-père défunt. Il ne s’agit plus, à ce moment-là, du génie territorial. On sait que c’est réglé. Il ne s’agit même plus de la première épouse. Non, non, le vrai problème, ils sont d’accord sur ce point, c’est la dette contractée envers le grand-père défunt.

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Enfin, arrive l’intervention décisive : celle du chamane Tai nua, que la famille de Thao Amuong  a eu l’heureuse surprise de voir arriver à Luang Phrabang avec tout un groupe de réfugiés originaires du même village qu’eux. C’est d’ailleurs probablement en raison de l’arrivée de ce chamane, suivie de l’exécution d’un rite, que la seconde cérémonie d’offrandes à la pagode recommandée par Thit Uan n’a pas été exécutée, enfin, je suppose. Alors, quoi qu’il en soit, ce chamane avait, bien sûr, connu le grand-père du malade, dont le décès ne remontait qu’à une année seulement, donc ce n’était pas très ancien, toute cette affaire-là, et donc il était certainement très bien placé pour comprendre le rôle que celui-ci avait dû jouer dans le destin de son petit-fils. Et c’est sans doute pourquoi il a l'habileté de reprendre à son compte le diagnostic de Thit Uan, mais alors il le réinterprète dans la langue du chamanisme. Ce qu’il explique, c’est que la dette que doit rembourser Thao Amuong, ce n’est plus celle qu’il a contractée envers son grand-père, mais c’est la dette que le grand-père a lui-même contractée. Changement d’auteur. Alors naturellement, je n’ai pas cherché délibérément à approfondir ce point, parce que, bon, je l’ai déjà expliqué la dernière fois,  l’ethnologue sur le terrain est tenu à une certaine discrétion... Le psychothérapeute, c’est le malade qui vient le voir, il y a une demande, mais nous, c’est le contraire, c’est nous qui allons embêter les gens, donc (rires), le minimum, c’est de ne pas se transformer en inquisiteurs ! Donc, on ne pose jamais de questions  indiscrètes, comme on dit. Mais, néanmoins, j’ai pu recueillir certaines informations qui permettent de mieux comprendre en quoi consistait cette fameuse dette. Lors de la cérémonie chamanique, Mme Nang O – c’est le génie interprète, donc c’est un génie de sexe féminin, qui permet au chamane de communiquer avec ses génies auxiliaires, parce qu’elle parle la langue des hommes et elle parle la langue des génies. Donc, pendant la cérémonie, le chamane est possédé par le génie interprète, qui lui traduit tout ce qui se passe dans les autres mondes, en général au ciel, et parfois aussi dans le monde d’en bas.

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Ce qu’il y a d’intéressant à cet égard, c’est que, pour un bouddhiste lao, comme pour un occidental, la nouvelle interprétation proposée par le chamane, plaçait le malade en position de victime, et non plus de coupable. Dans son auto-diagnostic, il se disait coupable. Tous les autres diagnostics le mettaient aussi en position de coupable. Et, tout d’un coup, le chamane lui dit : non, pas du tout, vous êtes une victime. C’est ça qu’il lui dit, finalement…. Cela dit, du point de vue de Thao Amuong, est-ce qu’il y avait vraiment une différence entre victime et coupable ? Il faut savoir que, dans la culture Tai nua, le sujet responsable n’est pas nécessairement un individu. Le sujet responsable peut très bien être un collectif, ça peut être une entité familiale. Parce que chacun hérite, à sa naissance, à la fois des mérites gagnés par ses ascendants, et des fautes qu’ils ont commises. Donc, en un sens, on pourrait aussi bien dire que le diagnostic du chamane confortait le sentiment de culpabilité de Thao Amuong. Simplement, il le généralise, quoi : c’est une culpabilité, c’est une faute de la famille dont il est partie prenante. Et, évidemment, c’était éthiquement parfaitement satisfaisant. Les choses étaient claires : il y avait une faute, il fallait la payer. Il faut souligner qu’un thérapeute d’ethnie lao n’aurait pas pu imaginer cette interprétation. Alors, évidemment, on trouve fréquemment, dans les formules de rappel des âmes l’idée que, à l’intérieur d’une famille, la malchance est contagieuse. La malchance des parents et des aînés peut contaminer le destin des enfants ou des puînés, et réciproquement. Mais la notion de destin, qu’elle soit interprétée en termes astrologiques ou qu’elle soit réinterprétée en termes proprement bouddhiques… se trouve alors complètement dissociée de celle de responsabilité. La notion de karma collectif n’est pas non plus entièrement absente dans la culture lao, mais elle est restée vague, très floue. On peut dire qu’en règle générale, donc, dans la culture lao – et c’est le point important – la responsabilité est conçue exactement comme en Occident : comme d’essence individuelle. Seul un individu peut être responsable.