Interview de Ch.Melman à France Culture

« Alors l’idée, je vous le dis en une minute, c’est de reconstituer le Vercors. Autrement dit un lieu de résistance, un lieu de réflexion. Un lieu d’analyse ; alors, évidemment, le Vercors n’a pas eu un destin envié mais on s’en fiche ». Charles Melman

France Culture 2 Juillet 2010

Charles Melman : Cofondateur de l’Association Freudienne Internationale (AFI) en 1982 et de l’Association Lacanienne Internationale (ALI) en 1987. Doyen de l’E.P.h.E.P.

La nouvelle économie psychique : la façon de penser et de jouir aujourd’hui, Eres, 2009.

Interview transcrite par Stéphane Renard et relue par Anne Videau.

‑ La nouvelle façon de penser et de jouir aujourd’hui, quel diagnostic global portez-vous sur notre époque ?

Ch. M. Je crois que la question est de savoir ce qui aujourd’hui cimente encore notre communauté, y compris bien sûr, la communauté nationale, qu’est-ce qui nous rassemble. Il est impressionnant de constater que s’il y a, disons, un affaiblissement du sentiment national, en revanche ce qui semble bien aujourd’hui nous réunir, c’est la participation à des jouissances partagées communes et qui viennent à constituer ces espèces de clubs surprenants qui réunissent les adeptes de la même jouissance.

‑ Après les apéros géants, les rollers ?

Ch. M. Absolument, il est surprenant de voir ces milliers d’adeptes de tous âges, de tous sexes, de tous milieux sociaux, de toutes couleurs, qui se trouvent rassemblés fort harmonieusement, quoique bloquant la circulation pour les autres, et qui viennent d’on ne sait où, pour aller on ne sait où ailleurs, et qui semblent trouver un plaisir surprenant à se retrouver ainsi partager leur satisfaction. Pourquoi pas se balader tout seul ? Eh bien, pas du tout…

‑ Quelles conclusions ?

Ch. M. Nous dénonçons aujourd’hui toutes les autorités, qu’elles soient politiques, qu’elles soient savantes, qu’elles soient religieuses, mais en revanche nous nous faisons les serviteurs, voire les esclaves, des divers objets de satisfaction qui sont mis sur le marché. Nous devenons, il faut bien le dire, des accrocs, tous les uns et les autres.

‑ Y a-t-il un lien ? 

Ch. M. Il y a un lien puisqu’il est traditionnel que l’autorité, qu’elle soit politique ou morale, s’impose par une restriction des satisfactions et des jouissances, alors que, au contraire, la promotion qui est celle de l’économie de marché est de favoriser le libre accès illimité, comme on dit aujourd’hui. C’est une promotion, je dirai… publicitaire, le libre accès illimité à toutes les satisfactions, et cela semble une dépendance parfaitement acceptée, célébrée.

‑ Qu’est ce qui se passe lorsqu’il n’y a plus de limite ?

Ch. M. Ce qui se passe lorsqu’il n’y a plus de limite, c’est ce qui se passe lors des soirées entre ados. C’est-à-dire que, ne reconnaissant plus aucune limite morale, il n’y aura plus à la boisson d’autre limite que celle de l’organisme, c’est à dire la perte de conscience. Voilà ce qui aujourd’hui fait limite, la dernière semble-t-il qui soit affrontée.

‑ Quelqu’un aurait-il une idée ?

Ch. M. Dictature, puisque nous y sommes tous. C’est vraiment la servitude volontaire dont a parlé autrefois La Boétie, mais il ne s’attendait pas à ce que se soit vis-à-vis de bidules, vis-à-vis de gadgets, vis-à-vis des machins qui sont ceux de notre fabrication. Il est formidable de voir que nous sommes devenus amoureux de notre propre technologie, que nous venons célébrer comme s’il s’agissait d’autant d’idoles, par exemple. Alors, qui nous en débarrassera ? Il est vraisemblable que nous assisterons à une mutation, une évolution. Je veux dire que tout ceci finira et assez rapidement sans doute par paraître fastidieux, ennuyeux. Si, je suis moi-même dépendant ? Bien sûr : je n’échappe pas à la règle, je suis un workaholic, work dependant.

‑ Aujourd’hui Moïse serait invité sur un plateau ?

Ch. M. Et on lui dirait : bravo Moïse, vous êtes disque d’or. Combien avez-vous vendu de ces gravures ? C’est  fantastique, vous allez peut-être nous en faire part, nous en interpréter un morceau ?

‑ Quelle est cette exigence de pureté ?

Ch. M. Dans une société devenue parfaitement vénale s’impose toujours l’exigence qu’il y en ait au moins quelques-uns, sinon au moins un qui soit représentatif et garant de la pureté, parce que, si la pureté vient à disparaître de notre… Par pureté, entendons simplement le respect des règles morales, ne soyons pas trop abstrait, si disparaît complètement le respect des règles morales, il n’y a plus de possibilité de transgression, et donc, du même coup, l’existence devient plutôt fade et ennuyeuse et conformiste. Donc on cherche toujours, et c’est présent dans nos sociétés, je pense à la société grecque dès le départ, avec par exemple ses femmes qui étaient sacrifiées à Aphrodite, dans une exigence qui mêlait en quelque sorte la virginité, la pureté mais en même temps le fait d’être capable d’être des prostituées ; et on voit bien, si vous voulez, par cet exemple de quelle manière nous avons besoin dans un groupement quelconque, dans un groupement social, nous avons besoin qu’il y en ait quelques - uns qui respectent les règles, afin que d’autres puissent les transgresser. Et donc voilà que chez nous aujourd’hui cela se porte sur nos hommes politiques de façon, je dirai, qui est plutôt comique, car si l’on prend par exemple le problème de Christian Blanc, qui est un homme par ailleurs excellent, et qui a montré ses capacités, la question est celle, fondamentale, du Grand Paris et de son projet, et nullement de ses cigares. Il y a donc une disproportion qui est assez émouvante entre, d’une part, ce qui va venir le fusiller, casser définitivement sa carrière, et un projet essentiel qui concerne le développement du Grand Paris, qui est capital, c’est le cas de le dire, pour nous.

Cette exigence de pureté… Cette pureté assumée par certains, autrefois c’était aussi le rôle des prêtres bien sûr, et en particulier le célibat des prêtres, et l’on moquait évidemment les prêtres qui avaient des familiarités trop grandes avec leur bonne, n’est-ce pas ?

Mais l’exigence de chasteté des prêtres donnait en quelque sorte l’autorisation à l’ensemble de la population, qui les remerciait pour leur sacrifice, de s’adonner joyeusement à leur plaisir préféré.

‑ Pourquoi est-ce que cela se reporte sur les politiques ?

Ch. M. Ça se reporte sur les politiques d’abord parce qu’il n’y a plus personne d’autre et puis parce que c’est une exigence nationale. Il est remarquable de voir qu’il suffit de traverser les Alpes pour nous trouver dans un pays où, au contraire, on célèbre les galipettes du premier ministre et puis, je dirais, une vénalité qui n’est pas dissimulée, et on n’attend même plus de l’Église qu’elle vienne garantir quelque moralité que ce soit. C’est donc vraiment je dirai l’une de nos spécificités, actuellement l’un de nos traits nationaux : on peut s’en glorifier si on veut, ou pas, selon.

Au XVIIIe siècle, les populations misérables et affamées se réjouissaient que dans un palais magnifique, il y en ait au moins un, qui publiquement, c’est le repas du roi que Rossellini a remarquablement mis sur l’écran, qu’il y en ait au moins un qui se goberge royalement, c’est le cas de le dire. Et également que dans son lit puissent passer les femmes de cour les plus agréables. Il y a donc là-dessus une évolution des mentalités et où l’un, c’est-à-dire le roi en tant qu’il est l’exemple-même de toutes les satisfactions accordées et possibles, et, au contraire, le roi ou le chef, le président comme exemple de la moralité, les deux situations sont également possibles.

‑ Après la Révolution, qu’en est-il ?

Ch. M. Eh bien, ça fait partie de nos ambiguïtés à chacun, c’est-à-dire que nous attendons du chef qu’il nous donne aussi bien l’exemple de la jouissance accomplie, que de la pureté la plus grande. C’est une exigence contradictoire qui est en général bien difficile à réaliser par la même personne. Et qui fait partie tout simplement du fait que, nous sommes là-dessus dans une relation d’ambiguïté à l’endroit du chef. Nous voulons les deux de lui, nous attendons les deux.

‑ Comment s’en sort notre chef actuel ?

Ch. M. Eh bien, il fait ce qu’il peut. Comment s’en sort notre chef actuel ? Il s’en sort mal à l’évidence, il s’en sort mal car il est vraisemblable que la question ne l’a pas effleuré. Il n’est pas familier avec la philosophie du pouvoir et de l’autorité et on peut craindre que ça ne vienne à lui manquer.

Ça veut dire que la direction d’un pays ne peut pas se confondre avec celle d’une grande entreprise, serait-elle une direction talentueuse. Il y intervient des facteurs plus complexes, même s’ils peuvent paraître désuets, antiques, démodés, mais qui néanmoins sont des facteurs qui restent essentiels pour assurer la cohésion nationale. Un grand pays n’est pas une entreprise, aussi intelligemment soit-elle menée, et donc, du même coup, je dirai, qu’une formation de responsable politique passe nécessairement par une bonne connaissance de ce que les philosophes ont pu élaborer sur la question de l’autorité et du pouvoir, c’est certain.

‑ Qu’est ce que cette étude de la philosophie du pouvoir lui apporterait ? Si vous deviez lui faire une note là-dessus, qu'est que vous diriez pour résumer. Je vous mets là dans une position de conseiller du prince.

Ch. M. Oui, oui, oui, une position de conseiller, dont d’ailleurs il n’a que faire et qui, tel qu’il est, je ne suis pas certain que ça pourrait tellement l’aider.

- Vous avez l'air de dire que vous avez eu une expérience de cette nature ?

Ch. M. Oui, mais peut-être, peut-être, mais, non sûrement pas, mais voyez moi je respecte n’est ce pas l’intimité non, non, non.

C’est une grave maladie la transparence. J’adore la mode quand elle est transparente mais en cette matière non, pas du tout. Écoutez, il est bien connu que dans nos pays, il faut radicalement distinguer l’autorité et le pouvoir, l’autorité c’est-à-dire ce dont le pouvoir se réclame pour pouvoir s’exercer. Il y a un clivage qui date, si mes souvenirs sont bons, de l’an 312 avec l’empereur Constantin, qui a parfaitement compris, pour sa plus grande réussite, qu’il fallait parfaitement distinguer l’autorité, en l’occurrence pour lui divine, dont le pouvoir, en l’occurrence lui-même comme empereur, venait se réclamer et dont du même coup l’efficacité, le type de garantie que prenait dès lors le pouvoir en tant qu’il venait dépasser sa personne, je dirais, et sa pure temporalité, pour devenir un élément de cette autorité éternelle supposée nous régir.

‑ C’est une dimension auquel il a du mal à accéder ?

Ch. M. Oui, assurément, et il semble bien que notre actuel président, qui a connu les affaires de très près, qui est formé sur le tas, avec beaucoup de talent, qui est un autodidacte à cet égard, un autodidacte de talent, il semble bien que notre président ignore radicalement cette distinction.

‑ Qu’est ce que cela signifie sur les personnes qui l’ont élu ?

Ch. M. C’est un phénomène, comment dirai-je, que l’on voit parfaitement avec ce qui s’est passé aux États-Unis. L’élection d’un métis à la présidence témoigne bien que finalement on accepte que puisse s’instaurer un hiatus entre la figuration traditionnelle de l’autorité et puis ses représentants au pouvoir. On pourrait dire que, d’une certaine manière, notre actuel président est aussi d’une certaine façon un métis, avec tout le courage et l’intelligence qui est liée, je dirais, à cette situation mais avec du même coup ce, comment dirais-je, cette idée que l’autorité, après tout, est une vieillerie plutôt inhibitrice, puisqu’elle implique justement un certain nombre de sacrifices, un certain nombre de dotations, et que, donc, on pourrait se gouverner de façon plus moderne, autrement dit s’en dispenser, et il est vraisemblable que l’expérience qu’il a faite au cours de son parcours a pu l’aider dans ce type de pensée. Ce serait pour nous à méditer, ce point-là, je veux dire, puisqu’il s’est formé sur le tas : quel était la nature de ce tas ?

‑ Ça correspond aux théories des deux corps du roi ?

Ch. M. Absolument,

‑ C’est le signe de quoi une société qui se donne un président qui n’accède pas à cela ?

Ch. M. C’est le signe d’une société qui est en implosion. Qui est en cours de dissociation. Qui est en train de se défaire. C’est-à-dire qui voit ses diverses parties constituantes s’isoler du corps central pour chacune réclamer des autres, ses droits, son dû, ses privilèges etc. Et je crois que c’est l’un des moments que nous connaissons effectivement, mais sans pouvoir aucunement prédire ce qu’en sera l’issue. On vient de célébrer l’Appel du 18 juin, je crois qu’effectivement c’est une actualité qui n’a pas été soulignée puisque les circonstances sont objectivement tellement différentes.

‑ Ce qui manquerait, ce serait une loi ?

Ch. M. C’est surtout, je pense, l’oubli de ce qui constitue l’esprit de notre nation, l’esprit de la patrie, une tendance certaine à la dévalorisation et au dénigrement, et il est très frappant, que, en revanche, ce soient d’autres émigrés qui viennent défendre cet esprit et affirmer leur amour de la France.

‑ Le problème est-il global ?

Ch. M. Il est en grande partie français. Il est en grande partie français, car nous oublions trop facilement que la France est constituée d’un très grand nombre de provinces, de parler différents qui n’ont jamais été réunis que par la volonté politique dans le cadre d’une unité territoriale. Et dès lors que cette unité vient en quelque sorte, que ces limites territoriales se trouvent remise en cause dans le cadre de la constitution d’un continent européen, voilà des conséquences qui n’ont pas été prévues par les pères fondateurs de l’Europe.

‑ Êtes-vous pro européen ?

Ch. M. Absolument. Mais je pense que l’Europe souffrira beaucoup de la carence de ce qu’est l’esprit de la France, c’est ce qu’il me semble. Elle souffre déjà, et je me permets de le dire de ce qu’est la disparition de ses juifs, et je pense qu’elle souffrira beaucoup également de la disparition…

‑ Vous parlez de la guerre ?

Ch. M. L’Europe oui… Il y avait une population… je veux dire que les juifs qui… Bon, peu importe, on ne va pas développer, je ne crois pas que ce soit le thème.

‑ Quel est l’état de la psychiatrie aujourd’hui ?

Ch. M. Il se passe dans le champ de la psychiatrie exactement ce qui se passe dans le champ de la vie sociale, c’est-à-dire que les psychiatres sont invités à ne plus retenir chez leur patient que les troubles des conduites, les troubles du comportement, c’est-à-dire ce qui vient gêner le fonctionnement familial, social, ou autre, mais à mettre définitivement et radicalement de côté ce qu’est leur histoire, leur mémoire, leur langue, leur subjectivité, leurs préférences, leur existence. Ça n’intéresse plus. Il existe une nomenclature souveraine venue des U.S.A. qui s’appelle le DSM et qui écarte complètement toute la clinique psychiatrique qui est fort riche. Il n’y a plus de sujet, il n’y a plus qu’un individu qui emmerde les autres par ses conduites son comportement, et donc, il s’agit de rectifier ses conduites. Autrement dit, il s’agit de le rééduquer. Nous en sommes donc aujourd’hui arrivés… Ça a, aujourd’hui, la maîtrise absolue de ce qui est enseigné, c’est ce qui est professé et c’est ce qui permet d’obtenir les postes enviés : une invitation, justement, à renoncer à son histoire, à renoncer à sa mémoire, à renoncer à sa singularité pour n’être plus qu’un organisme offert aux expériences, comme le disent souvent aujourd’hui les jeunes par exemple : je fais des expériences, dans leur diverses aventures sentimentales.

Il est étrange que ça s’appelle comme ça. On pourrait appeler ça un élément de l’histoire, non, c’est une « expérience », qui d’ailleurs, il faut bien le faire remarquer, n’apprend jamais rien puisque qu’on répète toujours la même en général. Alors l’idée, je vous le dis en une minute, c’est de reconstituer le Vercors. Autrement dit un lieu de résistance, un lieu de réflexion. Un lieu d’analyse alors, évidemment, le Vercors n’a pas eu un destin envié mais on s’en fiche.

‑ Résistance à tout ce que vous venez de dire ?

Ch. M. Oui, il s’agit d’y résister et au contraire de faire l’analyse critique, clinique et critique, de se qui se passe actuellement, c’est-à- dire de l’individu réduit à l’état d’organisme exposé à l’environnement, faire la critique radicale et poursuivre ce qui est le travail traditionnel des psychiatres, c’est-à-dire l’élaboration d’une clinique qui puisse être utile au traitement que l’on peut donner, que l’on peut faire pour le malade.

‑ Le nombre de personnes qui sont plus ou moins en résistance à cette prise de pouvoir global semble important ?

Ch. M. Tant mieux, le problème c’est qu’on ne les entend pas, on ne les entend pas et sur les lieux de soin, je dirais, ils sont progressivement éliminés, ils sont progressivement écartés. C’est très curieux car dans notre société dite libérale, on tolère de moins en moins celui qui ne pense pas comme vous. Moi, lorsque je suis arrivé dans les hôpitaux psychiatriques, être un psychanalyste et en plus lacanien, c’était une hérésie. J’ai toujours été respecté et on m’a toujours laissé m’exprimer, j’en suis très reconnaissant. ça n’est plus possible, vous êtes mis à la porte.

‑ Merci.

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