Stéphane Thibierge : Incidences subjectives et politiques de notre rapport au signifiant - 2

EPhEP, MTh4-CM-2, le 12/02/2018 

Je continue ce propos à savoir « Incidences subjectives et politiques de notre rapport au signifiant ». J’ai  parlé la fois dernière de ce titre, et je n’en reparlerai pas spécifiquement maintenant, sauf pour souligner que ça me parait effectivement aujourd’hui une manière pas mal venue d’aborder les choses. J’ai commencé à évoquer la dernière fois en soulignant – ce dont je vais repartir aujourd’hui – à quel point le Sujet humain se trouve au départ, d’une façon qui va marquer justement toute son expérience subjective, et je dirais aussi bien toute son expérience politique, le Sujet humain se trouve au départ complètement pris dans le langage – on va dire – de l’Autre, parce que ce langage ne vient pas de nulle part. Il vient donc de l’humain aussi, mais pas du Sujet lui-même : nous n’avons pas décidé de la langue que nous allions recevoir comme langue maternelle. Ce n’est pas nous qui en avons décidé, c’est l’Autre avec un grand A. Vous ne pouvez pas vraiment imaginer – mais je vais essayer de vous le faire sentir au cours de cet enseignement, à quel point cette dépendance, cette aliénation fondamentale dans les signifiants qui nous viennent de l’Autre marque notre expérience subjective et politique.

S.Thibierge - Incidences subjectives et politiques - fig 1

Donc je repars de ce petit schéma.

J’écris ici le Sujet S. J’écris un A pour indiquer l’Autre, d’où nous vient le langage, et puis j’écris ici, d’une façon assez simple S1, S2, S3, S4… Sn. J’inscris ici, dans cette série ouverte, ces signifiants qui nous sont venus de l’Autre, lorsque nous étions nourrissons. Le Sujet au départ – et cette expérience je pense ne peut que vous parler puisque ça a été la vôtre, la nôtre, celle de chacun, chacune d’entre nous – le Sujet au départ est d’emblée un corps – parce que nous appelons ça comme ça – un corps pris dans l’Autre, dans le sens que j’ai indiqué : il est pris dans les signifiants de l’Autre. Un nourrisson, quand il vient au monde, et même avant qu’il ne soit venu au monde, est pris dans un bain de langage : on parle de lui, il entend la musique, la mélodie, le ton de gens qui parlent autour de lui, la femme qui le porte en général. Il entend sa voix, il entend la voix des gens qui sont proches. Et donc ce corps est pris dans l’Autre, c’est à dire dans le langage. Il y a là une aliénation radicale, qui constitue pour ce corps pris dans les conditions qui sont celles du langage, c’est à dire de l’être parlant, c’est à dire de l’humain. Nous sommes d’emblée – permettez-moi ici un néologisme que je ne suis pas le premier à faire, je me demande si on ne le trouve pas déjà dans Lacan, en tout cas Charles Melman je crois l’utilise de temps en temps, d’autres collègues aussi – nous sommes d’emblée « Autrifiés », c’est à dire pris dans l’Autre, complètement.

Quelles conséquences ça a du point de vue psychopathologique ? Puisque j’essaie d’être attentif au fait de vous montrer toujours le lien entre les questions dont je vous parle et les questions les plus concrètes de la psychopathologie, voire même de l’exercice de la clinique. Quelles sont donc les conséquences,  importantes de ce fait que nous sommes dès le départ Autrifiés ? Une première conséquence très sensible, c’est que pour nous, la question du lieu n’est vraiment pas une question simple. Pour chacun d’entre vous, vous pourrez le vérifier dans votre existence, la question du lieu n’est pas une question simple. Il y a ,comme vous le savez, c’est une problématique très actuelle aujourd’hui ,beaucoup de Sujets, beaucoup de gens qui sont sans lieu : ce sont ceux qu’on appelle les SDF par exemple ; ce sont ceux qui sont pris dans les mouvements – à notre époque mais pas seulement à notre époque, déjà depuis au moins deux siècles – les sujets qui sont pris dans les mouvements de migration – émigration, immigration – plus ou moins massifs, mais qui tendent à devenir de plus en plus importants. Ces sujets pour qui se pose la question du lieu : « quel est mon lieu ? » Et parfois la réponse n’est pas du tout évidente, même pour un Sujet supposé. On va supposer que nous sommes tous, ce qui n’est probablement pas le cas, des Sujets plus ou moins, je ne dirais pas assurés, mais enfin nous sommes des Sujets qui sommes censés avoir un lieu. Quand on y regarde de près, avons-nous un lieu ? Si vous posez à quelqu’un la question : « quel est votre lieu ? », pas évident de répondre. C’est quoi mon lieu ? C’est la maison où j’habite ? C’est la maison de mes parents ? C’est la maison de ma femme ? C’est la maison de ma compagne, de mon copain ? C’est l’EPhEP ? C’est quoi mon lieu ? Mon entreprise ? Si vous y réfléchissez, vous verrez que ce n’est pas tout à fait évident de répondre à cette question. Le lieu est dans la tête ? Pourquoi pas .Le lieu donc, est quelque chose qui n’est pas du tout simple à définir. Nous sommes Autrifiés par ces signifiants de l’Autre, d’où la question du lieu : première conséquence que je voulais vous souligner.

Deuxième conséquence, très importante,  c’est la question pour le Sujet humain de la représentation. Comment puis-je être représenté d’une manière que j’estime légitime, ou en tout cas pas trop inappropriée, par un ou des signifiants ? Quel est le mot, ou quelle est la phrase que je vais estimer me représenter de façon adéquate ? Je vous avais donné l’exemple de Rousseau, qui a passé une partie de sa vie et de ses réflexions à essayer d’articuler cette question. Rousseau appelait cette représentation légitime « la volonté générale », et il donnait à cette volonté générale le statut de souverain. Vous voyez, c’était une façon de dire : ces signifiants-là, ils peuvent me représenter et nous représenter légitimement. Mais pour autant, vous constatez quand vous lisez le Contrat social par exemple, que ce n’est pas une entreprise simple pour Rousseau de définir ce positif de représentation.

Donc la question du lieu, la question de la représentation : deux questions difficiles pour le Sujet humain, et des questions éminemment politiques.

Quand nous faisons de la clinique et de la psychopathologie, qu’est-ce que nous faisons ? Quand nous recevons un patient par exemple, ou quand nous interrogeons un patient pour nous faire une idée de ce qui le tourmente, de sa difficulté, quand les sujets viennent nous voir, ils nous parlent de quoi ? Eh bien, ils nous parlent de leur corps réel. Je vais m’expliquer là-dessus, très simplement. Le corps réel, c’est le corps dont vous pourriez me dire que c’est le corps que je peux toucher, que je peux percevoir. Mais ça n’est pas si simple, c’est plus que ça. Parce que le corps dont nous parlent les Sujets, ce n’est pas du tout seulement le corps qu’on peut toucher et qu’on peut percevoir. Ce corps réel, c’est le corps tel qu’il est, depuis le début, pris dans les signifiants de l’Autre. Est-ce que vous savez, les uns et les autres, est-ce que nous savons par quel signifiants, dans quels signifiants nous avons été pris dès le départ du côté de l’Autre ? Eh non ! Nous ne le savons pas. Mais ce qui est certain, c’est que ça nous travaille, ça nous travaille le corps. Autrement dit, le corps réel de l’être parlant ne se borne pas du tout seulement à son corps anatomique et  physiologique.

Arrêtons-nous un tout petit peu sur ce terme de corps réel. C’est quoi le corps réel ? S’il est réel, c’est que c’est autre chose que son image, c’est autre chose que l’image du corps. L’image du corps, c’est ce que vous voyez en principe dans le miroir par exemple, ou sur une photographie. Dans le miroir, vous percevez votre corps, vous voyez votre corps. Est-ce que c’est le corps réel? Non, c’est une image du corps. Est- ce que le corps réel, c’est le corps tel qu’il est symbolisé ? Vous me direz : c’est quoi le corps tel qu’il est symbolisé ? Par exemple c’est le nom que nous portons, qui est une symbolisation, qui porte notamment sur ce corps réel qui est le nôtre. Quand je dis le nom de quelqu’un, je désigne ce corps réel. Mais il n’y a pas que cette symbolisation qui vient symboliser, ou tenter de symboliser le corps réel. Si vous prenez des traités de médecine, d’anatomie, c’est du signifiant, c’est du Symbolique, c’est du langage. Ça symbolise le corps réel, pas complètement bien-sûr, mais ça en symbolise une partie. Néanmoins, ce qui est vraiment le Réel de ce corps réel, ce n’est pas l’image du corps, et ce n’est pas ce qui en est symbolisé dans les signifiants qui peuvent prétendre le représenter.

Alors qu’est-ce que c’est que ce corps réel ? Nous pouvons en dire d’abord quelque chose de très important: de ce corps réel nous pouvons en dire que c’est de là, de ce corps, que nous parlons. De quoi et d’où parlerions-nous sinon de ce corps réel ?  De là, c’est à dire de ce que je vous ai indiqué au tableau. Nous ne savons pas bien-sûr, en tout cas certainement pas consciemment, les signifiants dans lesquels nous avons été pris depuis notre plus jeune âge, mais c’est de là que nous parlons. Et non seulement c’est de là que nous parlons, mais nous pouvons dire aussi que c’est de Ça dont  nous parlons. Et c’est de Ça dont parle celui que nous sommes en posture d’interroger quand il vient nous trouver.

Alors faisons un pas de plus. Ce corps réel, est-ce que nous pouvons dire que nous en avons une représentation ? Eh bien non, parce que si nous en avions une représentation, on ne l’appellerait pas réel. Ce corps réel ce n’est pas une image, ce n’est pas l’image du corps, et ce ne sont pas non plus des symboles qui viendraient le représenter. Il n’y en a pas de représentation à proprement parler. C’est pour ça d’ailleurs que quand on interroge quelqu’un sur sa difficulté, c’est loin d’être évident, ça ne se présente pas comme ça sous une image ou sous une symbolisation déjà faite. Il va faire un effort pour nous parler, parfois il va arriver plus ou moins à nous dire ce qui ne va pas, parfois il aura du mal. Je vais reprendre ici une expression que j’aime bien et que je n’ai pas inventée, je l’ai trouvée dans un article de Marcel Czermak, Marcel Czermak, de mémoire dans un livre qui s’intitule Patronymies, ce qui évoque les nominations, les noms liés au Pater, à ce qui est du côté du père, l’un de ses articles s’intitule « le Réel n’a pas de représentation… ». Ça on peut le suivre, on peut l’entendre assez bien : le Réel n’a pas de représentation, puisque justement le Réel c’est ce qui échappe au symbole comme à l’image. « Le Réel n’a pas de représentation, mais il a des représentants », c’est le titre complet de l’article de Czermak. Autrement dit, ce sont ça les représentants du Réel, on n’en a pas de représentation, mais on peut en entendre parler. Et c’est bien de ça dont nous parlent les patients, et c’est de ça dont nous parlons quand nous sommes nous-mêmes en position de patient. 

Ce corps réel donc qui est le nôtre, c’est à dire un corps de chair, mais plongé dans le langage, je disais « on en a des représentants ». Justement, qu’est-ce que nous en recevons comme représentants de ce corps réel ?  Qu’est-ce qui se présente dans une dimension de représentant de ce corps réel ? Et bien d’abord des symptômes. Ce corps, il se manifeste par des symptômes lesquels sont pris dans le réseau des signifiants. De toutes façons, et quels qu’ils soient, ces symptômes sont pris dans le langage. Certains de ces symptômes parlent même, il y a des symptômes qui parlent. Il y en a d’autres qui ne parlent pas. Certains sont très éloquents, d’autres le sont moins , ou même pas éloquents du tout. Si vous vous cassez une jambe sur la voie publique, c’est un symptôme, c’est une blessure, c’est une atteinte de votre corps réel. Est-ce que c’est une atteinte qui est prise dans les signifiants ? Oui bien sûr. Parce que, même si le fait de se casser une jambe n’a pas de rapport direct avec le langage, néanmoins, pour celui ou celle à qui ça arrive, forcément il va le recevoir, l’interpréter, le vivre de façon plus ou moins affectée, en fonction des signifiants et du langage qui sont les siens.

Qu’est-ce que nous recevons d’autre comme représentants de ce Réel ? Ce que nous pouvons appeler des « séquences signifiantes », ces séquences signifiantes que nous recevons du corps réel, c’est quoi par exemple ? Ce sont nos rêves. Nos rêves se présentent à nous comment ? Quand nous nous en souvenons, parce que souvent nous les passons à la trappe, ces rêves nous nous en souvenons à travers des images et à travers les mots qui nous viennent avec ces images. Tout de suite ça va venir se mettre  en éléments signifiants. Et c’est ça qui importe dans le rêve.

Mais nous pourrions dire aussi les lapsus. Je donne souvent cet exemple, parce qu’il est lointain et il est tellement parlant. L’exemple de quelqu’un qui était en position d’enseigner, très bon professeur d’ailleurs, qui était très attentif à la prestance et à l’honorabilité de sa fonction; donc c’était quelqu’un qui affichait une discipline assez stricte, et donc un contrôle, une maitrise assez stricts également. Cela remonte à suffisamment longtemps pour que j’en fasse état. Un jour il nous dit : « vous trouverez ce livre à la bibliothèque Sainte Jeune Vierge ». Et nous, nous étions assez intimidés par ce monsieur, donc tout le monde a plongé la tête vers son pupitre. On était quand même dans le supérieur déjà, donc on n’était pas tout jeunes.. On est restés comme ça, il a voulu se rattraper, et il a dit : « à la bibliothèque Sainte Jeune Verge ». Là c’était difficile pour nous, on disparaissait littéralement sous la table, tellement on pouffait de rire évidemment. Et puis lui il était confus, évidemment. Là il s’était pris deux lapsus, quand même pas du léger. Mais ça venait d’où ? Du corps réel ! Les rêves, les lapsus, les actes manqués aussi. Les actes manqués sont des actes signifiants, qui viennent en tant que représentants de ce corps réel. Alors bien-sûr il y a un rapport entre ce corps réel et l’inconscient. Il y a encore autre chose qui vient de ce corps réel, et que nous recevons de lui. C’est ce que Lacan appelle « l’automatisme  mental » en quelque sorte « normal », commun à tout un chacun. L’automatisme mental c’est un terme très important qui a été élaboré par ce grand psychiatre français, grand découvreur dans le domaine de la psychopathologie, qui a créé ce terme pour désigner ce phénomène étrange que certains Sujets reçoivent leur langage, leur parole en écho. C’est à dire qu’ils disent, ils se plaignent : « ce que je dis, eh bien il y a une voix en moi, j’entends une voix qui le dit avant que je le dise, et donc qui le dit en écho mais avant même que je le dise. Il y a une voix qui me double en quelque sorte, et qui double tout ce que je dis ». Clérambault appelait ça « l’écho de la pensée ». Chez d’autres Sujets, ça se traduit par quelque chose d’assez proche : ils disent « il y a une voix qui répète ce que je dis. Je parle et il y a une voix qui double ce que je dis, mais en le répétant ». Il y a d’autres formes d’écho de la pensée, par exemple ce que Clérambault appelait « l’énonciation des actes ». C’est par exemple quelqu’un qui va dire : « quand je me lève, la voix dit : il se lève. Ou bien je me souviens d’une patiente citée par Clérambault qui dit : « la folle fait ceci, la folle fait cela ». C’est un exemple d’une patiente que donne Clérambault : « elle va faire sa lessive, elle s’approche de la porte. Elle sort, bon débarras ! ». Vous voyez ? Des gentillesses comme ça, une énonciation des actes, une doublure, l'automatisme mental. Mais parlant de cela, Lacan dit : « en fait, nous sommes tous affectés d’un automatisme mental ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que, d’abord, nous sommes tous, plus ou moins selon les sujets et selon les névroses, en mesure de réaliser, si nous y faisons attention, que nous sommes traversés par toutes sortes de signifiants, c’est à dire d’éléments de langage, de bouts de phrase, d’injonctions, de propos plus ou moins articulés qui nous traversent sans qu’on y fasse attention. Si on commence à y prêter attention, on peut être presque rendu perplexe, voire même parfois un peu angoissé, de remarquer tout ce brouhaha qui nous traverse en permanence. Par exemple, quand nous parlons tout seul, quand quelqu’un parle tout seul… Quand on parle tout seul, généralement ce qu’on dit, on n’en maitrise pas tout à fait le fil, ça nous vient vraiment.  Automatisme mental normal, c’est à dire ça parle : nous parlons, mais nous sommes vraiment parlés là.

Mais vous me direz, quand nous parlons de façon délibérée, comme j’essaie de faire en ce moment – là en vous parlant j’assume ce que je dis en première personne, c’est à dire je dis quelque chose, et je pourrais dire que je pense ce que je dis. Mais au fond, quand on y réfléchit, ce que je dis, c’est une façon de répéter, en l’accommodant à ma manière, je répète ce que j’ai entendu dire par d’autres. On est assez rarement original dans ce qu’on dit. On dit des choses qu’on a entendues, d’autres qu’on a apprises d’autres qui nous ont précédés, et on les redit de façon plus ou moins élaborée ou plus ou moins automatique. Et souvent on est persuadé que ce qu’on dit, c’est vraiment nous, « c’est mon opinion » comme dit l’autre, « et je la partage », et on y tient. Et dans une conversation, on va la défendre. Il s’agit de faire prévaloir son point de vue. Mais mon point de vue, c’est quoi ?  C’est une espèce de bric-à-brac qui me vient de l’Autre, que j’ai entendu dire, et que j’ai accommodé à ma façon, mais ce n’est pas vraiment original. Je me persuade que c’est de moi, et parfois je ne veux pas qu’on y touche. Vous savez là-dessus, Lacan, d’une façon assez salubre, disait qu’il n’y a pas de propriété intellectuelle. Pourtant il a apporté beaucoup, à beaucoup de monde etl a été beaucoup pillé, je peux vous dire. Il avait néanmoins la délicatesse et l’honnêteté de dire : « il n’y a pas de propriété intellectuelle. Mes idées ce ne sont pas mes idées, elles me viennent de l’Autre. Je les ai toujours trouvées quelque part. Et j’en ai fait quelque chose, bien-sûr. Avec plus moins de bonheur et de talent, mais ce ne sont pas mes idées, donc il n’y a pas de propriété intellectuelle. » C’était pas mal de sa part quand même, parce qu’il a inventé quand même beaucoup de choses. Mais vous voyez, notre automatisme mental normal : nous pensons que nous parlons nous-mêmes en notre nom, alors que quand même, une fois de plus, ce que nous disons, ce que nous affirmons, ce que nous posons, certes il y a de nous, mais ça nous vient de l’Autre aussi. Et dans certains moments, dans certaines occasions qui sont fréquentes, ça parle tout seul en nous.

Alors, à partir de là, je vous ai dit qu’il y a des symptômes que nous recevons de ce corps réel, nous en recevons des séquences signifiantes, et ce sont des représentants de ce Réel, de ce corps réel. Ce sont des signifiants. Ces signifiants, ces symptômes, ces séquences signifiantes nous y entendons très souvent – pour la plupart d’entre nous, mais pas pour tout le monde  nous subodorons en quelque sorte qu’il y a là un Savoir. Nous nous disons volontiers que ce n’est pas n’importe quoi. Il y a là quelque chose qui constitue une sorte de Savoir. La psychanalyse a articulé cette notion de façon très précise : c’est ce qu’a fait Freud. Il a ramassé ces éléments épars les lapsus, les actes manqués, les rêves, les symptômes, et il a dit « il y a là un Savoir ». Il le dit et il le montre. Et c’est effectivement le Savoir de ce qu’il va appeler l’Inconscient. Mais avant Freud et avant la psychanalyse, il y a longtemps qu’on avait plus ou moins eu le pressentiment qu’il y avait là, à travers toutes ces manifestations que je vous ai évoquées, quelque chose de l’ordre d’un Savoir, que ce n’était pas n’importe quoi.

Tout le monde n’a pas ce sentiment, il y a aussi des Sujets qui disent « moi je ne veux pas en entendre parler. Les rêves ce n’est dû qu’au hasard des rencontres, que pendant le sommeil… ». Vous savez il y a eu beaucoup de théories assez fantasmagoriques : ça a commencé au XVIIème siècle, quand Descartes considérait qu’on avait dans la tête des esprits animaux qui se baladaient, qui formaient des idées. Et alors pendant la nuit, tout ça est laissé un peu en liberté. Si on bouge un peu la tête, c’est comme si on secouait le bocal, et alors les esprits animaux se mettent à faire n’importe quoi, et ça produit les rêves. Un peu court quand même. Et les lapsus ça secoue un peu, on est fatigué, une connexion qui ne se fait pas. Moi je veux bien, mais pour expliquer le lapsus que je vous ai dit tout à l’heure, qui est parfaitement authentique, il faut quand même supposer un petit peu plus que juste l’agitation des esprits animaux. Il est quand même un peu orienté le lapsus. Donc il y a des gens qui ne veulent pas entendre parler de ça. Il y en a, mais je dirais que peut-être la plupart des gens, parmi nous et en général, sont disposés à entendre qu’il y a là quand même quelque chose de l’ordre d’un Savoir. Ça dit quelque chose qui nous concerne, nous comme Sujets. Il y a très longtemps qu’on a pressenti ça comme je vous le disais. Je prends un exemple parmi beaucoup d’autres : chez les Tragiques, chez les auteurs tragiques, et même comiques – dans le théâtre, que ce soit le théâtre de la tragédie grecque, de la tragédie française à l’époque classique, le théâtre de Molière, le théâtre de Shakespeare n’en parlons pas – on entend bien ces notions comme quoi ce qui parle à travers les rêves, ça dit quelque chose qui nous concerne. Il y a cette idée. J’attire votre attention sur le fait quand même très important que supposer qu’il y a là un Savoir, , et un Savoir qui nous concerne – supposer ça, c’est déjà quelque chose de l’ordre du transfert. Ce que la psychanalyse appelle le transfert, au sens strict, c’est ce qui se met en place quand le Sujet s’adresse à un autre, et le fait de façon répétée, récurrente et dans un cadre qui est celui de l’analyse : c’est ce que Freud a appelé le transfert. Mais je me permets de soumettre à votre appréciation, le fait que le transfert, c’est à dire le fait de déplacer un petit peu notre perception de ce qui nous arrive comme ça du corps réel, commence dès que nous avons le pressentiment que, il y a là un Savoir, et qui nous concerne. Nous pourrions dire, pour le traduire dans des termes un peu plus logiques et ramassés, que le Sujet qui perçoit ça, qu’il y a là un Savoir qui le concerne, il est déjà en train en quelque sorte de s’adresser à ce Savoir, de le questionner. S’il y a là un Savoir qui me concerne, évidemment je me pose la question : « qu’est-ce qu’il dit ce Savoir ? ». Autrement dit, je vais interroger ce Savoir comme j’interrogerais un autre ou l’Autre. Ce que nous appelons le transfert est déjà un petit peu là, en puissance en quelque sorte.

Le pas suivant consiste à remarquer que, si je me pose la question de ce que dit ce Savoir, qui – encore une fois je vous rappelle notre point de départ aujourd’hui – est lié au corps réel, à ce corps qui n’est ni représenté par une image, ni représenté par le Symbolique, et qui néanmoins nous envoie des représentants sous la forme de ces éléments signifiants, si nous considérons que ce Savoir articule, dit quelque chose qui nous concerne, et nous ne savons pas quoi pour autant, du coup vient l’idée, et vous la trouverez pratiquement dans toutes les civilisations et dans toutes les cultures, sans écriture ou avec écriture,  que ce Savoir demande une lecture. Il ne parle pas tout seul, il faut qu’on en produise une lecture et il faut le déchiffrer. Et dans toutes les cultures, dans toutes les civilisations vous trouverez des figures, généralement empreintes d’une dimension sacrée ou sacralisée, en tout cas fortement investie symboliquement, des figures qui sont justement liées à la lecture ou au déchiffrage de ce Savoir. Ça peut être le chaman, le sorcier, le medicine man, celui ou celle qui est entre nous et ce Savoir, et qui va nous en renvoyer justement quelque chose de l’ordre  d’une interprétation.

Nous allons en arriver là dans des remarques que je trouve fort intéressantes pour le sujet qui nous intéresse, qui nous concerne. Si ce Savoir appelle lecture, s’il demande lecture, ça a quelles conséquences ? Ça veut dire quoi ? Je vais distinguer trois conséquences.

Premièrement, si ce Savoir appelle une lecture, c'est que ce n’est pas quelque chose que nous maîtrisons du coup, puisqu’il faut une lecture. On n’en est pas maître. Ce n’est pas quelque chose de l’ordre de notre Moi ou de notre image. Le Moi ou l’image nous avons l’impression que nous les maîtrisons. A tort d’ailleurs. Mais ce n’est pas de cet ordre en tout cas le Savoir dont il s’agit là. S’il appelle une lecture, c’est qu’il échappe à notre maîtrise.

Deuxième conséquence très importante. Ce Savoir, s’il appelle une lecture, ça veut dire qu’il ne se donne pas facilement. Ce Savoir, il ne parle pas tout seul. Ce n’est pas un Savoir qui serait en plus capable de nous dire ce qu’il sait. Je vous dis ça parce que c’est intéressant de remarquer qu’il y a des Sujets, parfois il y a des communautés, il y a même des sectes qui sont regroupées autour de ça, il y a cette idée quelque fois que justement ce Savoir parlerait tout seul, il nous dirait ce qu’il sait, de lui-même, sans qu’on ait à faire de lecture. Par exemple, quelqu’un qui dirait « je ne sais pas quoi faire dans telle situation, mais je n’ai qu’à écouter mes rêves, ils vont me dire quoi faire, je vais trouver dans ce que je vais rêver une indication, ça va me permettre de savoir ce que je dois faire ». Là vous avez en quelque sorte le fantasme que ce Savoir produirait lui-même le savoir de lui-même. Un savoir de ce Savoir qui serait dit par le Savoir lui-même. C’est un fantasme assez répandu. Le problème c’est que ce Savoir, à moins d’être quand même assez superstitieux, ne donne pas lui-même sa lecture. Il est opaque, il résiste à cette lecture.

Troisième conséquence, directement tirée de la deuxième. Si ce Savoir ne se sait pas lui-même,  eh bien ça  signifie, pour qu’il y ait une lecture qui s’effectue de ce qu’il nous apporte, qu'il faut que dans ce Savoir se réalise une coupure. Parce que s’il reste tout seul, on ne voit pas très bien comment il pourrait produire de lui-même une lecture. Quand vous faites un rêve, quand vous vous souvenez d’un rêve, votre rêve ne vous dit pas « alors voilà, je suis le rêve », et à la fin du rêve, le rêve vous dit « bon maintenant je vais vous dire quel est mon sens ». On ne peut pas rêver des choses ainsi. Il n’y a pas dans ce Savoir la séparation de soi qui permettrait de dire voilà quelle est la lecture de ce Savoir.  S'il n'y avait pas cette coupure, ce Savoir serait toujours continu, et il n’y aurait aucune raison qu’il puisse se retourner en quelque sorte sur lui-même pour dire ce qu’il veut dire. Il faudrait imaginer que nos rêves puissent se retourner sur eux-mêmes en disant « voilà il y a le rêve, et il y a ce que le rêve dit que le rêve veut dire ». Ça ce serait un Savoir continu et ce n'est pas possible un savoir continu qui donne une lecture de lui-même.

Il faut une discontinuité et je vais maintenant vous la présenter en revenant à mon très simple schéma de tout à l’heure. C’est un schéma qui est très simple mais qui permet d’articuler quelques petites choses intéressantes, notamment par rapport à ce que je vous dis aujourd’hui.

S.Thibierge - Incidences subjectives et politiques - fig 2

 

Vous voyez qu'ici, j'ai mis le Sujet (S), et je vous ai mis là le bain de signifiants (S1…Sn)dans lequel ce sujet est pris depuis le début, dans lequel son corps est pris. Et je vous ai dit : ça c’est le corps réel. Je vous ai dit ensuite : de ce corps réel on reçoit des représentants. On peut tout à fait garder cette écriture pour désigner les représentants que nous recevons du corps réel sous forme de symptômes, d’actes manqués, de séquences signifiantes, d’automatisme mental normal, etc. Simplement, dès lors que le Sujet admet que ce Savoir, ce n’est pas n’importe quoi, mais qu’il appelle néanmoins une lecture, il demande à être déchiffré, dès lors que vous posez ça, vous allez vous poser la question : s’il demande à être déchiffré et s’il demande une lecture, quelle va être cette lecture ? Autrement dit, vous introduisez là une coupure et vous vous posez

 

la question de la lecture de ce Savoir. Autrement dit, on va l’écrire Sx : ce serait la lecture de ça (S1…Sn).

S.Thibierge - Incidences subjectives et politiques - 3

 

Et vous voyez, il faut bien qu’il y ait une coupure entre les deux. Ça c’est un point. Si le grand Autre, l’Autre avec un grand A, le lieu du langage comme dit Lacan, l’Autre -c’est à dire tous ces signifiants, tout ce bain de langage que nous avons reçu - si ce lieu de l’Autre, tel qu’il est en quelque sorte articulé au corps réel, détermine, fabrique un Savoir qui appelle une lecture, autrement dit une coupure ici (la barre) et une interprétation (Sx), une lecture - tout ça peut se lire comme ça - si ça nécessite une coupure, ça veut dire quoi ? Ça veut dire que cet Autre avec un A, ce grand Autre, il n’est pas compact ! S’il était compact, on ne pourrait pas mettre de coupure et de lecture. Il y aurait un investissement complet, la chaine continuerait (S1…Sn) sans coupure. S’il y a une coupure possible, c’est que ce lieu de l’Autre, ce lieu du langage, ce grand Autre comme dit Lacan, est frappé d’un manque ! Autrement dit, nous allons inscrire ici un trait (A barré) qui symbolise un manque dans l’Autre. Cet Autre n’est pas compact, cet Autre admet un manque. Et c’est ce que traduit le fait qu’ici peut s’inscrire la coupure d’une interprétation de ce Savoir.

 

S.Thibierge - Incidences subjectives et politiques - 4

 

Ce point est fondamental pour la question qui nous occupe : « incidences subjectives et politiques de notre rapport au Signifiant ». Parce qu’après tout, faire une psychanalyse, c’est en quelque sorte réaliser ça, et c’est tout un travail, tout un temps… on peut aussi le réaliser sans faire de psychanalyse, mais ça demande quand même un certain effort – qu’est-ce que ça a comme conséquences subjectives et politiques ? Ça veut dire que cette question de la représentation au sujet de laquelle je vous ai montré la dernière fois combien elle était difficile pour nous, et éventuellement combien elle peut nous rendre paranoïaques : Est-ce que je suis bien représenté ? Et est-ce que ce qui me représente est légitime ? Eh bien là, dans ce schéma nous avons la présentation logique et écrite d’une structure qui est notre structure subjective, qui nous présente une série de signifiants qui nous viennent du corps réel, en quelque sorte qui représentent le corps réel, et qui, ces signifiants, sont représentés par les signifiants qui en font lecture. Ça c’est une représentation que nous pouvons difficilement juger injuste ou arbitraire, puisqu’elle concerne un Savoir qui nous vient de notre corps réel. Donc l’interprétation, c’est à dire la coupure et l’intervention d’un signifiant qui est différent que ceux qui sont dans la chaine de gauche, cette structure-là est une structure de représentation, mais qui n’est pas commandée par les mêmes enjeux imaginaires que nos habituels questionnements et éventuellement querelles sur la question de la représentation.