Dr Pascale Moins, « Questions cliniques à propos de l’oralité contemporaine »

Je m’appelle Pascale Moins, je suis psychiatre de formation et j’ai travaillé dans pas mal d’endroits. J’ai actuellement un poste de psychiatre dans une fondation privée qui s’appelle l’Élan Retrouvé, où je suis chef d’un service qui accueille en consultation un peu tout le monde et avec quelques portes d’entrée très spécifiques comme la souffrance au travail. Il y a une unité d’hypnothérapie, psychomotricienne et des thérapies corporelles. Nous allons réaccueillir un psychodrame, j’en ai fait longtemps, des psychodrames lacaniens. D’habitude, je donnais un cours ici sur la question des addictions puisque je me suis longtemps occupée d’histoires d’alcool, spécialement d’alcoolisme féminin. Et le dernier enseignement que j’avais donné portait sur les addictions et la jouissance contemporaines. Là, j’ai changé un peu puisque j’ai reçu il y a quelques temps plusieurs patients, patientes, qui avaient subi des interventions de chirurgie bariatrique, que j’ai reçus après ces interventions et qui m’ont questionnée. Donc, c’est le point de départ de ce travail sur les « Questions cliniques à propos de l’oralité contemporaine ». Un titre un peu large et mon propos va embrasser des choses un peu larges. J’ai pris pas mal d’exemples cliniques partiels puisque je ne peux pas tout raconter ni tout déplier ici.

Je vais commencer par quelques rappels à propos de l’oralité, par une citation de Christiane Lacôte dans un ouvrage qui est paru il y a longtemps qui s’appelle Disparité clinique de l’oralité,  un ouvrage de psychanalyse paru en 1997 dans le cadre de l’ALI, à l’époque Association Freudienne Internationale. Elle dit ceci : « L’oralité semble être l’une des modalités majeures du lien social de notre culture ; il ne s’agit pas des modes de nourrissage et de convivialité essentielles à tout humain mais de ce qui ici même ordonne ce lien à un fantasme oral. La globalisation du marché et l’injonction à consommer se règlent sur la frustration et la demande orale. ». C’est un peu hermétique, mais je vais au fil de mon texte, que je vais lire, l’expliciter, et après on pourra échanger avec des questions.

 

Donc si on parle d’oralité, l’oralité humaine dépasse bien sûr la question alimentaire ; et la question de l’oralité nutritionnelle, d’un point de vue psychique, psychologique, ça va bien au-delà de la simple utilité fonctionnelle de la bouche, en termes d’ingestion alimentaire. L’oralité recouvre de très nombreuses fonctions : la bouche y est pour dévorer d’abord, pour se nourrir ensuite, une bouche pour découvrir comme chez l’enfant qui goûte ce qui l’entoure, pour apprécier le monde qui l’environne, une bouche pour parler, pour crier, pour chanter, pour embrasser, séduire, mettre en soi, rejeter ou cracher. Freud a fait de l’oralité la forme la moins refoulée de la sexualité infantile. Le lieu des premières satisfactions de l’enfant à propos du suçotement. C’est lui qui introduit cette rupture avec l’idée d’une oralité dont la fonction serait seulement la conservation de l’espèce et de l’individu, faut manger pour vivre. C’est dans le texte que vous avez peut-être pour certains déjà vu, qui s’appelle Trois essais sur la théorie de la sexualité de 1905.

L’oralité est tout aussi indispensable cependant à notre survie psychique, aussi indispensable que notre survie physiologique ; elle est surtout ce qui fait fondamentalement lien, ce qui met en relation avec l’autre et le monde puisque pour être nourri, il va falloir le demander. Dans Pulsion et destin des pulsions, de 1915, Freud définit et décrit la situation du petit enfant qui est en détresse et qui, par ses cris, appelle à un autre secourable ; il l’appelle dans ce texte « l’autre pré-historique », qui assure la satisfaction de ses besoins vitaux. Et ses besoins vitaux, Freud les nomme au nombre de trois : la faim, la respiration et le besoin sexuel.

L’oralité ne se réduit pas à la pulsion orale. Lacan, que certains ont peut-être déjà un peu étudié, va nouer la question de l’inconscient, de la pulsion, la répétition et du transfert, dans un séminaire qui s’appelle Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Il restitue le lien entre l’objet, la pulsion : l’objet comme pas un objet réel mais aussi l’objet comme impossible à saisir. La pulsion, le transfert et la répétition.

La clinique de l’oralité dépasse, déborde ce que la clinique médicale décrit dans le champ des troubles alimentaires. Nous allons le voir, on peut dire qu’elle les inclut mais qu’elle est plus large et qu’elle est aussi une clinique très quotidienne. Puisque l’oralité ne l’oublions pas convoque aussi bien la nourriture que le souffle, la respiration, ou la voix. J’ai un petit symptôme oral ce soir pour vous en parler, qui m’est arrivé.

Lorsque l’oralité est troublée, c’est tout autant le corps qui agonise que la vie psychique, l’ouverture à l’autre. Ça peut même aller jusqu’à la disparition du sujet. Les désordres de l’oralité, aux différents âges de la vie, signent le plus souvent une impasse existentielle.  Moment de sevrage, désordre de la prime enfance, à l’adolescence on les retrouve, et dans les figures du refus alimentaire, ou à l’inverse, de l’avidité, on voit une clinique de l’excès ou l’oralité déborde et inquiète par son archaïsme. C’est sur ce modèle de l’ingestion des aliments que les premières identifications apparaissent, incorporer cette façon métaphorique, mettre en soi, comme vont le faire dans Totem et tabou, les fils de la horde primitive pour ingérer le père. Pour pouvoir devenir comme lui.

Avec Lacan, on a appris qu’incorporer est une opération symbolique autant que réelle.  Donc je vous propose, ces questions, de les parcourir à partir de notre clinique, ces questions qui vont concerner bien évidemment l’anorexie, la boulimie, l’alcoolisme, je ne vais pas tout traiter, les addictions, l’obésité, le poids du corps, mais aussi dans une petite vignette la langue maternelle. Ce seront des moments de cure, ou de prise en charge d’adultes ou de plus jeunes. Je précise que je ne reçois pas d’enfants ; j’ai fait de la psychiatrie de l’enfant il y a très longtemps, j’ai reçu des enfants en thérapie au début de ma carrière ; je m’occupe de grands, qui ont plus de 16 ans. C’est un repérage au cas par cas, en supposant un savoir du côté du patient, c’est-à-dire qu’il sait quelque chose, comme patient, comme analysant ; je vous invite donc à un travail d’interrogations. J’avais un petit échange avec une des participantes sur la difficulté à transmettre le savoir y faire avec la prise en charge pour ne pas procéder du côté de ce qui serait délivrer une méthode mais qui est de plutôt montrer une position et une manière après de trouver son chemin. Je vais essayer de faire passer ça. La transmission est aussi une question d’oralité et de manière de se tenir sur le plan éthique et de conserver des questions ouvertes. Ça va ? Vous m’interrompez si vous avez des questions.

 

Pour mémoire, le stade oral est le premier stade de la théorisation de la sexualité freudienne, premier stade de l’évolution de la libido après le narcissisme primaire ; c’est un stade chez l’enfant qui est en général collé jusqu’à 18 mois, avant le stade anal. Selon Freud, la zone érogène privilégiée est la bouche, à la fois la sphère buccale et le début de l’œsophage, élargie par son activité motrice de succion. Le plaisir oral très tôt déborde de la satisfaction de la faim. On sait bien qu’un bébé va rester au sein ou au biberon pas juste pour manger très vite, parce qu’il se fait plaisir, il se réconforte, le suçotement étant la première expression et expérience d’une sexualité infantile, prégénitale par ailleurs, ce qui a scandalisé à l’époque quand Freud a avancé cela. Il a distingué 2 phases : la phase orale cannibalique et la phase sadique-anale qui apparaît avec la dentition. Le cannibalisme est inclus dans la première forme orale. Je ne vais pas citer tous les gens qui ont travaillé là-dessus. Karl Abraham, Mélanie Klein.

Lacan, lui, a écrit en 1938, un article qui s’appelle Les complexes familiaux, qui se trouve dans Autres écrits, dans lequel il situe le complexe de sevrage. Il évoque une série de complexes qui permettent un développement de l’être humain ; et il décrit un complexe de sevrage avant le complexe d’intrusion. Il y évoque deux choses qu’il met en même temps : les toxicomanies par la bouche à côté des anorexies ; c’est-à-dire que, tout ce que les gens vont avaler, il appelle ça de cette manière à l’époque en 1938 : les « toxicomanies par la bouche ». Il décide de ce sevrage traumatisant ou non : « Le sevrage laisse, dans le psychisme humain, la trace permanente de la relation qui l’interrompt, relation biologique et cette première crise vitale et psychique va être organisée par ce sevrage et va trouver une solution dialectique ». Je rappelle que l’enfant sort à 18 mois du stade oral. Seulement, puisqu’il va garder à chaque fois les avancées, ce n’est pas juste passer d’un truc à un autre. Il sort du stade oral stricto-sensu par l’apprentissage de la parole, il va faire autre chose que suçoter.

 

Nous voyons que l’oralité va être tout le champ de la demande du sujet mais que cette demande orale n’est pas seulement une satisfaction de la faim mais aussi une demande sexuelle ; qu’elle peut être en son fond cannibalique, et à cette demande du sujet d’être nourri, va répondre la demande, on va l’appeler « du grand Autre » puisqu’on est chez les lacaniens, de se laisser nourrir, c’est-à-dire qu’il faut qu’il accepte de se laisser nourrir avec le pain ou la chair de celui qui le nourrit. On voit tout de suite que là-dedans, il y a un conflit possible entre ces deux demandes, celui qui demande à être nourri et celui qui dit à l’autre « laisse toi nourrir ». Où peuvent se manifester très tôt les premiers accrocs du nourrissage entre mère et enfant. Entre ces deux demandes va se creuser un écart. C’est cet écart, que Lacan a repris pour dire que c’est le début de l’expression d’un désir quand un enfant commence à dire « j’aime ça, et je n’aime pas ça ». Je ne donne pas une indication pour dire qu’il faut forcément laisser un enfant manger ce qu’il veut, c’est autre chose.

On peut dire d’emblée que la demande orale est débordée par un désir et que cette demande d’être nourri ne peut être satisfaite sans risquer, si c’est fait du côté de celui qui nourrit de façon trop, « par un trop », - on ne va pas définir tout de suite ce que c’est - l’extinction du désir. Au point qu’un sujet qui a faim peut se laisser mourir pour ne pas disparaître comme désir ; c’est un peu compliqué mais c’est une problématique qu’on retrouve dans l’anorexie. Cette question du désir dans l’anorexie, que la psychanalyse permet de souligner et d’entendre, va être tout à fait délicate puisqu’elle va s’opposer apparemment, et en même temps vraiment au projet médical, de reprise de poids, de contrat fixé par le corps médical. 

 

À propos de la pulsion orale, je rappelle qu’il y a trois temps pour toutes les pulsions définies par Freud et les psychanalystes : un temps actif « je mange », passif « je suis mangé » et un temps réflexif « je me fais manger ». Ces trois temps mettent en jeu le rapport du sujet avec un grand Autre ou un petit autre. Évidemment, à s’y prendre ainsi, il ne faudrait pas non plus penser que les pulsions sont isolées, elles sont toutes intriquées, et partielles ; c’est cela qu’on appelle partielles, elles sont intriquées et quand il y a une suspension dans un domaine, comme lors de l’oralité, en général, on retrouve une prévalence du côté de la sphère scopique, d’être regardé(e) qui est aussi une prévalence actuelle. Autrement dit, dans l’anorexie ou autre tableau de refus alimentaire, on observe en général, toute l’importance du champ du regard, du fait d’être regardé(e).

Je crois que Jean-Louis Chassaing vous a introduit la question du contemporain avec deux exposés ou un ? Je rappelle deux points à propos de la clinique de l’oralité : il y a une invitation sociale contemporaine à une consommation immédiate, sans attente, non différée, sans intermédiaire, sur un mode qu’on pourrait dire boulimique. Consommation d’objets achetés, de nourriture ou d’images. Je crois que Sylvie Zucca est intervenue pour vous parler des images. Le corollaire de cette pente peut être, en tout cas on peut le lire comme ça, l’extinction du désir, en tout cas, la question de son extinction. Ce qui fait dire, et ça ne suffit pas à expliquer la clinique et la psychopathologie, que la boulimie est de plus en plus le mode général dans lequel nous sommes amenés à fonctionner dans notre relation aux objets. Je le répète, ce mode direct, immédiat, sans intermédiaire, sans attente, car la boulimie abolit toute temporalité, toute progression, toute démarche, tout travail, tout effort, toute jouissance pour obtenir la satisfaction la plus immédiate. Même s’il y a des addictions anciennes : par exemple, l’alcoolisme, l’alcool est une possible addiction très ancienne, les modes de boire ont changé puisqu’on voit beaucoup une manière de s’alcooliser très différente du banquet athénien, qui est de devenir immédiatement ivre, tout de suite, le plus rapidement possible, notamment, chez les très jeunes. Il y a une conférence de Charles Melman, qui est sur le site de l’ALI, je crois, je vais vérifier une conférence sur l’oralité, où il pose ceci : « Est-ce que le désir peut exister s’il n’y a plus d’entrave pour le constituer ? Et s’il n’y a plus de désir, il reste seulement la satisfaction du besoin, c’est-à-dire la société de consommation. Est-ce que l’obésité est notre seul avenir ? ». C’est comme cela qu’il posait les choses. Il ne s’agit pas d’en faire un mode explicatif mais de l’avoir en tête.

 

Toujours à propos du contemporain et comme contexte de mon intervention aujourd’hui, je voulais faire remarquer que depuis à peu près deux dizaines d’années, un petit peu plus, on assiste au déploiement médical, scientifique, chirurgical, d’un traitement des corps, qui se fait dans différents domaines mais qui est notamment un traitement du corps obèse, quand on considère qu’il y a des risques de diabète, et risques de surcharge pondérale, avec des propositions de techniques chirurgicales que je vais exposer brièvement à propos d’un cas : de by-pass, de sleeve, qui constituent un grand marché. Un marché pour des services de chirurgie, de gastroentérologie, ou des cliniques et que ces techniques ne s’intéressent pas du tout au fait que l’être humain est pris dans la parole, je vais y revenir, et court-circuitent littéralement et métaphoriquement cette question de la parole. On va voir quels sont les effets subjectifs du discours social, ces types de traitements qui sont proposés et quels effets on repère chez quelqu’un.

 

Je vais vous parler d’une femme qui a eu recours à cette chirurgie de l’obésité, que j’ai reçue après et que j’ai reçue parce qu’elle avait une addiction à l’alcool massive.  Il y a longtemps, j’ai travaillé en Addictologie de liaison à l’Hôpital Général, puis dans un service d’alcoologie donc je continue, même si je ne m’occupe plus de traiter de manière addictologique, la question : on m’envoie régulièrement et je reçois régulièrement surtout des femmes avec des problèmes avec l’alcool ; avec l’âge, on a des spécialités, qui vous donnent des adresses. Donc j’ai reçu cette femme, parce qu’elle buvait énormément sans savoir qu’elle avait été opérée au début.

Cette chirurgie bariatrique, j’en dis un petit mot. C’est une chirurgie qui consiste à régler le problème de la faim et de restreindre l’absorption des aliments et diminuer l’apport calorique journalier, et c’est un remède chirurgical à l’obésité très efficace. – en réponse à une intervention d’étudiante dans la salle : Non, non, l’anneau gastrique rétrécit et empêche d’avaler de grosses quantités. Là, c’est une chirurgie mutilante de l’estomac, il y a deux méthodes : la première est une sleeve, qui consiste à couper une poche gastrique de l’estomac et à la réduire, et la seconde : on fait un by-pass c’est-à-dire un court-circuit où on branche une partie de l’estomac directement sur l’intestin. J’essaie de faire un peu simple. Et le court-circuit gastrique agit, dans les deux cas, par une restriction de ce qu’on peut avaler, un syndrome de malabsorption dans le deuxième cas, et ce qu’on appelle un syndrome de dumping, en cas de by-pass ; c’est-à-dire qu’on fabrique une sorte de malaise dès qu’on absorbe beaucoup de sucre ; souvent les gens qui mangent beaucoup, mangent beaucoup de sucre, et une diminution de leur hormone de la faim entraîne très rapidement un désintérêt pour la nourriture.

Alors cela a l’air comme ça miraculeux, je le décris de façon un peu horrible, je suis partisane ; la réduction majeure de la faim et la perte de poids importante et brutale entraînent une transformation très rapide du corps avec un changement assez massif de l’image du corps. Sur le plan médical, c’est un excellent traitement du diabète lié à l’obésité. C’est quelque chose qui est assez encadré, les gens rencontrent un psychiatre pour voir s’ils ne sont pas complètement fous, s’ils n’ont pas une dysmorphophobie majeure, c’est-à-dire s’il ne s’agit pas de quelqu’un tout à fait mince qui se trouverait très gros et ils participent à un groupe de patients où ils rencontrent des gens qui ont été opérés et qui reviennent pendant une petite année. Il y a une information faite.

Ce qui est particulier, c’est qu’on traite l’obésité en faisant à la fois une intervention qui vient modifier le corps organique et on fait disparaître tout ce qui est du côté du manque. Donc ça donne des choses assez particulières. La femme que je reçois a été opérée ainsi, avec un by-pass, mais elle ne le dit pas tout de suite ; c’est une femme sympathique, assez élégante, qui a 43 ans, qui m’est adressée pour une cure avec une petite ambiguïté entre cure de sevrage, arrêt de l’alcool et cure de parole. Elle me dit qu’elle vient parce qu’elle est prise par un alcoolisme massif qui existe depuis à peu près deux ans quand je la reçois.

L’histoire est modifiée. Elle a un poste important d’assistante de direction dans une grande société, et elle s’est mise à boire de façon brutale et très compulsive tous les soirs au bureau deux bouteilles. Elle ne boit pas n’importe quoi, elle boit les bouteilles de la société qui sont destinées aux signatures des gros contrats, c’est-à-dire qu’elle est en faute en plus. Elle soustrait un objet comme ça, à l’entreprise. Et seule la femme de ménage le sait, me dit-elle. Et puis elle vient me voir, parce que récemment, elle s’est aussi mise à boire toute seule chez elle le week-end et elle essaie d’arrêter et n’y arrive pas du tout. Elle boit le soir et le week-end chez elle. Elle vient me voir à l’Élan retrouvé, je ne la reçois pas chez moi, parce qu’elle vient dans ce cadre : au travail, c’est difficile pour elle, elle a l’impression de ne pas être reconnue au travail. Elle se sent très dépréciée. Elle me demande si elle peut venir parler ; on ne sait jamais. C’est souvent posé comme ça, de venir parler. Alors elle m’apprend trois choses : 1/qu’elle a été opérée quatre ans avant d’un by-pass ; elle a perdu 60 kilos, et elle me le dit comme ça : elle me dit « J’ai perdu la moitié de moi-même. » Elle pesait 120 kilos. À la lettre donc. Elle est très déçue par ce corps qu’elle a récupéré, dont elle dit quelques éléments : ce n’est pas le corps qu’elle attendait, c’est assez fréquent et ça pose toute la question évidemment de qu’est-ce que c’est ce vrai corps à soi, qu’on attend : est-ce un corps imaginaire vu dans les magazines, est-ce celui qu’on ressent ?

Ce qu’elle peut dire, c’est au fond, « Mince, pour quoi faire ? ». C’est une femme qui est très élégante, qui s’habille bien, elle est plus à l’aise dans la rue, elle achète des vêtements chics, elle plaît plus mais elle, elle ne se plaît pas tellement. Et puis, ça n’a absolument pas changé, me dit-elle, sa personnalité, sa vie. Alors ça pose la question générale effectivement de qu’est-ce qu’on attend d’une chirurgie de transformation ? Le fait que ça la met même mal. D’abord, elle a quelque chose qui est un peu au bord d’une dépersonnalisation, quand elle se voit dans la glace, elle a une difficulté à se reconnaître qui a duré plus d’un an ou deux. C’est quelque chose qu’on écoute assez fréquemment après ces chirurgies parce que c’est très brutal comme changement, donc les gens ont un vacillement dans la reconnaissance de leur image ; avant, elle s’habillait avec des sacs gris et noirs, maintenant elle peut s’acheter plein de choses ; mais ce qu’elle a gagné du côté de la possibilité de séduction, ça ne l’assure pas du tout dans sa féminité, voire ça l’angoisse complètement.

C’est-à-dire que non seulement ça l’angoisse mais c’est là qu’elle a commencé à prendre de l’alcool, et à noyer tout ça dans l’alcool, d’une part, parce qu’elle est toujours très mal à l’aise pour faire des rencontres avec un homme, ça ne l’a pas du tout plus assurée de quoi que ce soit de ce côté-là, voire elle ne veut surtout pas ; et elle fait un constat triste, elle n’a pas d’enfant, pas de compagnon, peu d’amis, un corps qui a regrossi puisqu’effectivement avec l’alcool elle a repris un visage un peu gonflé. Donc vous voyez que cette histoire de chirurgie, j’en parle sur le plan social, sociétal, de proposer comme ça un traitement, une technique avec les progrès techniques… je ne sais pas si quelqu’un interviendra, peut-être Pascale Belot-Fourcade, sur la chirurgie transgenre, qui est aussi une chirurgie qui peut interroger. On voit bien que ces progrès techniques auxquels on pourrait penser avec droit, puisque la chirurgie bariatrique est présentée comme quelque chose auquel on a bien droit, butte sur se débarrasser de son corps : mais on ne peut pas le faire n’importe comment et se rabattre complètement sur lui. La deuxième chose dont elle parle, c’est que son père est décédé trois ans après l’intervention, donc récemment. Elle le décrit comme un homme difficile, qui a fait une belle carrière et malheureux en ménage. C’est d’ailleurs par rapport à lui, et pas du tout par rapport à sa mère, qu’elle a choisi d’être une célibataire autonome indépendante, une femme forte, et de ne pas avoir d’enfant. C’était son idéal. Et son père est mort d’un cancer du foie dans les suites d’une alcoolisation très importante. Alors évidemment, ça ne lui échappe pas qu’elle s’est mise à boire pas très longtemps après le décès de son père. Si ce n’est qu’elle est assez fine et qu’elle repère bien qu’elle essaie de ne pas boire pareil que lui, c’est-à-dire que lui arrosait les repas, allait boire dans les bars, elle, boit toute seule. De ce père, elle dit que c’est un homme, qui avait un grand sens de la droiture et de la valeur du travail.

Et qui revendiquait toujours ses a priori ; c’est là-dessus qu’elle va apporter quelque chose sur lequel elle peut travailler ; puisqu’on parle des prises en charge, c’est parfois difficile d’aborder directement la question d’une addiction si ce n’est d’entendre que la personne se jette sur la bouteille quand elle est angoissée et puis voilà ; ce qu’elle peut dire c’est qu’au travail, elle s’est toujours bien débrouillée, elle a occupé une place de bonne fille en venant se loger dans un souci de toujours rendre service à l’autre, ce qui lui assure un gain narcissique : chez elle, se dévouer corps et âme pour la société, pour rendre service à son patron, ce n’est pas pris dans un enjeu de rivalité avec le collègue voisin, mais c’est « je viens combler le manque dans l’Autre et je vais ni réussir ni rater, ça marche toujours ». Donc elle a travaillé dans cette position subjective, je caricature un peu pour faire entendre, pendant des années et des années. Lorsqu’à l’occasion d’un rachat de société, il se trouve qu’une jeune assistante, qui parle plusieurs langues, qui a été embauchée, vient lui grignoter sa place ; c’est-à-dire qu’elle ne peut plus travailler comme elle l’a toujours fait, de rendre service à tout le monde et d’être la meilleure des bonnes filles. Et elle se retrouve en difficulté. Donc on voit comment l’alcool va devenir un recours à ce moment-là, à la fois qui noue cette histoire de chirurgie, de deuil du père, de travail difficile, avec lequel elle enrobe à nouveau son corps.

 

Vous voyez que dans ce dérèglement de l’oralité, qu’on voit comme ça chez cette femme qui a beaucoup mangé puis qui se met, après une intervention, à beaucoup boire, qui n’a jamais bu avant, on pourrait ne rien comprendre. Il y a quelque chose où elle met en jeu un peu la mise en échec du court-circuit de la chirurgie, ça c’est sûr, et puis un peu de ce que son corps pourrait avoir de séduisant, et pris dans le jeu et le lien social. Alors pour qu’une parole adressée puisse se dire un peu, il faut du temps. Elle s’est mise un peu à parler, il faut du temps en général pour parler dans les histoires d’addiction, dans les histoires de symptomatologies contemporaines parce qu’il y a beaucoup de gens qui veulent parler mais au bout de deux/trois fois, ils ne savent plus quoi dire. Donc il faut du côté du psychanalyste/psychothérapeute soutenir un peu cette parole et accepter que ça prenne du temps de se déplier. Elle, c’est à partir d’un rêve qu’elle fait, où elle rêve qu’elle est [soulo]. Et moi, j’entends de travers, qu’elle est [soulo] comme « sous l’eau ». Que ça la fait beaucoup rire ; qu’elle est surprise que je sois surprise. Elle bouge un petit peu de façon décalée ; elle se met à marcher et à investir des soins esthétiques, à revoir des amies et que quelque chose se pacifie pour elle. C’est-à-dire qu’elle peut reprendre quand même toute la dimension très transgressive dans laquelle elle s’est installée dans son travail parce que, ce n’est pas tant le vol des bouteilles que l’état dans lequel elle se met, où plusieurs personnes l’ont retrouvée, et comment il va falloir qu’elle puisse en dire quelque chose y compris sur le lieu de son travail ; et qu’est-ce qu’elle va en dire, bref, qu’elle puisse un peu dire de sa responsabilité de sujet, qu’est ce qui lui convient, comment elle peut voir ce qui est bon pour elle. C’est un bref parcours pour vous faire entendre cette histoire de chirurgie. 

 

Quand j’ai préparé le texte d’aujourd’hui, j’ai pensé à un film, vous êtes un auditoire peut-être un peu jeune, un film qui s’appelait La grande bouffe, sorti en 1973 ; de Marco Ferreri. C’est un film qui a beaucoup scandalisé à l’époque, qui met en scène quatre bourgeois qui organisent un suicide collectif par overdose de nourriture dans un hôtel particulier du 16ème arrondissement, où il s’agit de manger à en mourir. Et le film avait à l’époque déchaîné une polémique considérable entre les gardiens de l’ordre moral et les défenseurs de l’horreur subversive de Ferreri. Alors c’est vrai qu’il inversait complètement un paradigme, qui est que on mange pour vivre et qu’on se nourrit pour survivre et que là la fonction classique de la nourriture était retournée, puisque là ils mangeaient pour mourir. C’était une époque qui correspond à la fin des Trente glorieuses, une critique un peu acerbe de la société de consommation dans un autre genre, avec quatre bourgeois. Donc il y avait un magistrat, un restaurateur, un réalisateur de télévision et un pilote de ligne, donc quatre métiers comme il faut. Alors il y a eu des critiques épouvantables sur la présence des déchets dans la société de consommation, le fait que c’était mise en scène avec la chasse d’eau, le vide-ordures, et le tout à l’égout. Et dans ce film il n’y a aucune prise d’alcool, aucune prise de produits, juste la nourriture et le sexe ; les dialogues étaient écrits par Francis Blanche. Bon, c’est un peu long, je ne sais pas si vous aurez le courage de le revoir. Alors est-ce que c’était un poème subversif ou une satire je ne sais pas bien, je l’ai pas regardé en entier ; c’est un peu bourratif je crois.

 

Je vais vous parler un peu de la boulimie et de l’anorexie. La boulimie contemporaine est quelque chose qu’on voit quand même beaucoup ; même s’il y avait des orgies dans l’Antiquité, elles étaient très différentes. Les comportements orgiaques, c’étaient des comportements collectifs ritualisés, pris dans le sacré.

Ce sont des choses auxquelles je me suis beaucoup intéressée par rapport à la question de l’alcool, cette manière collective ritualisée, sacrée, encadrée de prendre un produit et, dans la manière contemporaine, cette façon très solitaire de se faire du mal avec. Elle apparaît dans les pays anglo-saxons occidentaux vers les années 70. Elle a été décrite par un psychiatre britannique, Gerald Russell, en 1979, ce n’est pas très ancien, sous le terme de boulimia névrosa dans le British journal. Ce sont des gavages répétés avec une ingestion massive de nourriture plutôt sucrée plutôt grasse ; je dis « la boulimique » puisqu’il s’agit d’une femme dans la majorité des cas ; il y a en effet un homme pour dix-neuf femmes, elle est plutôt jeune, elle ne prépare jamais à manger, elle ne cuisine jamais, elle ne demande pas à manger. Elle ouvre la porte du réfrigérateur ou du garde-manger et elle se sert, elle consomme du prêt-à-l’emploi, du tout préparé, du tout fait, parfois allégé ou hypocalorique qu’elle absorbe en grande quantité seule ou dans sa chambre, sous sa couette, sur le canapé ou devant un écran. Elle peut y dépenser beaucoup d’argent et il y a ce qui a été décrit : il y a les manœuvres compensatoires, vomissements, prise de laxatifs, diurétique, qui font beaucoup aller aux toilettes, il y a souvent plusieurs crises par semaine suivies de périodes de jeûnes ou d’accalmie. Alors il y a des boulimies à poids normal, des boulimies chez les obèses, des boulimies alternant avec une anorexie et des boulimies isolées, j’en parle parce que la boulimie pose la question. Alors cela survient souvent un peu plus tard que l’anorexie ; c’est regroupé dans les troubles des comportements alimentaires et ç’a été beaucoup repéré dans les sociétés occidentales et également, sociologiquement, chez les migrants et les populations qui sont soumises à un processus d’industrialisation rapide, les sociologues appellent cela le « phénomène d’occidentalisation ». C’est un effet de la société marchande.

 

Je vais vous parler d’une autre femme – ce sont surtout des femmes - que j’ai appelée Cathy, une femme qui a 38 ans et qui est très astucieuse, débrouillarde, très intelligente dans sa vie professionnelle ; et qui vient me voir parce qu’elle ne comprend pas pourquoi elle ne parvient pas à perdre du poids alors que comme elle me dit, c’est pas une question de connaissance, « j’ai tout lu ! :  tous les livres de diététique, tous les livres de régime, tous les livres du professeur Zermati, tout ! », elle me dit ce poids est là ; une psychologue qu’elle voit lui a parlé d’un poids de sécurité, un poids bouclier qu’elle conservait ; alors elle reprend ces deux signifiants : le poids bouclier et le poids de sécurité, qui l’intéressent, car ça lui parle bien, ça fixe un peu les choses. Elle remarque très bien quelque chose, cette femme, qui est un élément de clinique : que plus elle se focalise sur le truc, plus elle mange, alors que, par exemple, quand elle vient de passer une semaine au travail avec un séminaire et qu’elle a été très occupée, elle devait être très bien habillée, très bien maquillée, très bien chaussée - elle travaillait dans le luxe -, et bien, elle ne pense alors à rien et elle maigrit. « Je n’étais plus dans l’obsession de mon poids, j’étais dans mon travail ».

Ce qu’elle observe, c’est ce qu’on observe très classiquement, c’est le renforcement du comportement quand on réduit la question à une pathologie du champ nutritionnel. C’est une femme qui a beaucoup d’humour et qui manie bien la langue donc elle me dit : « Les régimes j’en connais pléthore ». Très vite, je ne vais pas tout dérouler, elle va me parler de sa mère, qui est une femme très sévère qui n’est pas restée avec son père, un homme qui était un homme étranger qui retournait dans son pays en Afrique. Et avec cette mère, elle essaie d’être la meilleure élève de la famille, au milieu d’une nombreuse fratrie. C’est vrai qu’elle est très bonne élève, elle a fait d’excellentes études, elle a étudié le violon au conservatoire, elle a fait beaucoup de sport. Alors à l’occasion d’une brouille avec sa mère, parce qu’elle se brouille souvent, elle m’annonce qu’elle veut changer de paradigme, c’est-à-dire qu’elle va essayer de ne pas appeler sa mère au téléphone puisque c’est toujours elle qui rappelle. Je ne dis rien. Elle revient et elle me dit une petite victoire puisque c’est sa mère qui l’a appelée ; mais elle repère bien que ce qui ne lui va pas, c’est qu’au fond, ce à quoi elle a affaire, c’est que sa mère a avec elle une reconnaissance polie, une reconnaissance polie, respectueuse, mais elle voudrait un amour maternel comme elle a longtemps attendu quand elle était petite, et ça c’est pas ça ; alors cette patiente, elle dit quelques points assez intéressants qui sont que cette manière qu’elle a d’être devenue très forte - je crois qu’elle pèse 135 kilos, 134 kilos - c’est un poids où elle s’est sentie longtemps en sécurité, c’est aussi un poids où elle s’est sentie forte au sens métaphorique du terme.

Il y a un ouvrage qui est paru il y a un ou deux ans, un roman, un texte écrit à la deuxième personne, d’une éditrice et romancière qui s’appelle Sandrine Girard : Hors de moi. Elle décrit chez elle, les effets d’un abus sexuel par un beau-père alcoolique et violent et un abus par une belle-mère un peu jalouse, cruelle, ogresse et de comment son corps est devenu obèse comme une sorte de forteresse. Ce qu’elle dit et ce que dit cette patiente, ce sont combien les formes féminines sont dangereuses, qu’il faut les noyer : alors ça peut se noyer dans l’anorexie, plus de forme, mais aussi dans l’obésité dans l’excès de gras. Il faut les effacer, le but atteint étant de ne plus être regardée comme un objet de désir, jamais, puisque c’est un désir vécu comme violent voire violeur.

Cette patiente dont je vous parle, elle, va reprendre de son histoire le fait qu’elle a vécu un abus sexuel à 11/12 ans ; c’est quelque chose qu’on retrouve assez souvent, il faut savoir un peu ce qu’on en fait. Je vais parler d’elle : ça lui est arrivé quand elle avait 11/12 ans dans la cité où elle habitait, avec ce point particulier qu’il y avait son frère aîné qui était là et qui n’a rien fait, et que c’étaient des copains du frère aîné. Ça revient au moment où une des filles du frère, du fameux frère, une de ses nièces, accuse son père, et à ce moment-là, elle est travaillée par beaucoup de culpabilité et de honte ; alors elle me parle de la honte : je voulais dire que la culpabilité et la honte, ce n’est pas la même chose. Je fais un petit aparté. La honte, c’est vraiment quelque chose du côté de l’image, de ce qui est vu par les autres et de l’Idéal du moi et qui va donner quelque chose de radical qu’on retrouve dans les addictions féminines ; alors elle, elle a une double honte de ce qui lui est arrivé et de ce qui se verrait et de ce qu’elle n’a pas dit ; elle n’a pas dit, parce qu’à l’époque elle n’en a pas parlé à sa mère, elle n’a rien dit à son frère et elle n’a pas pu parler. C’est à ce moment-là que lui revient la question de pouvoir prendre la parole, de pouvoir parler puisqu’elle vient un peu pour me voir pour ça.

Cette histoire de trauma sexuel, on le retrouve assez couramment. Quand je disais que c’est une femme qui par ailleurs se débrouille très bien, elle réussit à l’étranger, c’est-à-dire dans les ventes de joaillerie de luxe où elle travaille à l’étranger, où elle est très forte, comme elle dit c’est-à-dire très bonne, elle récupère un logement, elle retravaille le violon, elle conserve des accès de boulimie.

Je vais lire cette histoire de trauma sexuel, mais pas trop le reprendre sur le plan du trauma plutôt le reprendre du côté de sa capacité à reparler du passé et de quelque chose qui a été autrefois. Un des pièges avec la boulimie, mais aussi avec l’anorexie, c’est de répondre dans le même registre que la boulimique à savoir répondre du côté du réfrigérateur, avec des conseils à quelqu’un qui y va toutes les cinq minutes style « gardez-moi donc votre réfrigérateur vide et tout s’arrangera », de même que l’injonction à manger faite aux anorexiques.

Il y a quelque chose d’intéressant dans la boulimie autour de la question de la temporalité, qui est de repérer que l’urgence à foncer vers le réfrigérateur, la hâte de la boulimique n’a rien à voir avec une autre hâte dont parle Lacan qui est celle du temps logique : c’est-à-dire de se hâter pour attraper quelque chose, qui est une anticipation ou venir conclure quelque chose. Chez la boulimique, il y a quelque chose d’un écrasement du temps et de ses conséquences sur la parole ; c’est pour ça que prendre son temps dans la psychanalyse et venir causer - parce que ça prend beaucoup de temps - c’est important ; de faire valoir le temps comme une dimension dans laquelle le sujet se constitue. C’est en ça que reprendre un élément du passé comme étant un élément passé ne veut pas dire se moquer de ce qui s’est passé mais s’en servir du côté de cette dimension du temps dans laquelle un sujet se constitue, parce qu’on ne peut pas être juste écrasé dans le présent et dans l’immédiat ; c’est une affaire importante.

 

Un petit point sur la clinique contemporaine. Vous voyez combien la distinction symptôme / syndrome / entité clinique, je crois que vous l’avez pas mal balayé, est délicate avec la boulimie. Alors, je voulais dire un petit mot à propos d’être gros puisqu’il faut faire attention de temps en temps, notamment avec les patients psychotiques, schizophrènes : j’ai un jeune patient psychotique qui est un géant obèse, il pèse je crois 190 kilos. Il est énorme, alors sa hantise, c’est de maigrir et d’être pris pour une femmelette. Il a un patronyme qui se termine en « -ette » un peu comme Pierrette, ce n’est pas Pierrette ; il passe son temps à chaque fois qu’il vient me voir à me demander si on ne va pas le prendre pour une femme, une fille, à cause de ce patronyme qu’il a.

Il a résolu un peu cette question, vous voyez, qu’on appelle de « pousse-à-la-femme » dans la psychose, c’est-à-dire d’être pris pour une femme quand on est un homme. Il l’a résolue en engouffrant des bagels, des hamburgers, des frites et à surtout ne jamais perdre un seul kilo puisqu’il faut qu’il ait l’air balaise ; d’ailleurs il a des tatouages partout, des tee-shirts heavy metal, des tatouages sur les doigts et les mains, il en fait tout le temps. Évidemment, je me suis un peu accrochée avec une institution qui l’a accueilli pendant tout un temps pendant la journée, qui avait entrepris de lui flanquer un contrat thérapeutique - je dis flanquer - un contrat avec de l’éducation thérapeutique ; ce qui est ce qu’on fait avec des patients diabétiques pour leur apprendre comment gérer leur diabète, ce qui est très bien, avec le projet qu’ils maigrissent.

Alors je les ai appelés pour essayer de leur faire entendre de quoi il retournait chez lui et que ça le mettait tout à fait en danger de décompensation, d’aller extrêmement mal sur le plan subjectif, et que certes j’entendais que sur le plan somatique, c’était pas extraordinaire mais que je n’étais pas sûre qu’il survive à un régime physique.

Je crois qu’ils m’ont prise pour une folle. Ils ont prononcé sa sortie quelques mois après pour non-respect du contrat thérapeutique. Il continue à manger, à vérifier quand même qu’il rentre dans le siège de mon bureau quand il s’assoit en face de moi. Je le dis parce qu’il y a aussi la question de l’oralité dans la psychose que je ne vais pas traiter mais qui est encore un autre point.

Je vais parler de l’anorexie puis d’une petite vignette et puis, je vais m’arrêter, on pourra passer aux questions. C’est une jeune fille de 19 ans qui me dit d’emblée « Vous êtes la cinquième ». Elle a un grand pull, très grand, et un grand pantalon, de très grosses chaussures avec des semelles très lourdes, elle va m’apprendre ça, pour dépenser des calories. Je suis la cinquième donc après un psychanalyste, un psychiatre, une nutritionniste et une psychologue, elle compte tout, elle compte les calories qui entrent, celles qui sortent, elle compte les heures à travailler scolairement, les minutes à ne pas travailler, les heures de sport. Je compte les diagnostics qui ont été posés : anorexie-boulimie, troubles du comportement alimentaire, état limite, personnalité borderline, dépression, trouble bipolaire. Aucun ne lui va. Elle est très sérieuse, elle a été hospitalisée deux fois pour des tentatives de suicide et vient de sortir d’un établissement, d’une clinique « nulle », me dit-elle, avec l’accord de ses deux parents. Les tentatives de suicide, ça vient comme ça, c’est tout ce qu’elle dit.

C’est pour donner un peu le ton de l’affaire avec un discours – si on peut dire qu’il y a un discours car tout est chiffré / compté. Elle est fille unique, de deux parents professeurs et elle vit avec eux après une année de tentative de vie seule qui était une catastrophe pour elle. Le point de départ est assez classique : c’est un régime parce qu’elle a eu des remarques, on lui a dit qu’elle était grosse et puis ça s’est emballé. Alors là, elle a repris un peu de poids, elle est prise en charge dans un hôpital de jour une journée par semaine et elle fait des études de sciences sociales et politiques. Elle est prise en charge une fois par semaine dans un lieu spécialisé où elle fait des ateliers et elle mange avec d’autres anorexiques-boulimiques ; c’est important parce que c’est compliqué de suivre des patientes ; même si elle est sortie d’un état de maigreur épouvantable, elle est quand même dans un fonctionnement très anorexique et c’est difficile si en plus on doit tout le temps s’inquiéter, se préoccuper du poids, de l’état. C’est une anorexique moderne contemporaine. Elle a un petit copain avec lequel elle est venue me voir, qui est l’ex-petit copain. Elle a des crises de boulimie une fois par semaine, elle les compte aussi. Ces crises sont compensées - parce qu’aujourd’hui on fait un suivi un peu différent - par la prise de potassium, elle a aussi du Tercian avant les crises pour les calmer et du Diffu K, du potassium après pour les compenser. Elle a aussi un traitement hormonal pour l’aménorrhée. C’est une prise en charge assez récente.

Pendant longtemps les anorexiques avaient des grandes carences et pas de traitement de compensation, alors c’est en même temps parfois des manières pour que ça dure. Elle vient me voir après l’hôpital de jour car il faut pas que ça prenne trop de temps sur le temps compté sur le temps scolaire. Alors vous voyez bien que ce comptage de calories, des crises des heures de travail, rend la question de l’établissement d’un transfert ou même d’un petit lien de confiance assez spécial et qu’il y a chez elle ce côté extrêmement sérieux, aplati, ennuyeux, de la parole qui est très difficile à écouter. L’invitation à la parole est accueillie en général par « avec les parents ça va » « avec les amis ça va » « avec les études ça va ». Évidemment ce comptage qui est à la commande, qui organise les choses, écrase un peu tout désir ; il n’y a pas de rêverie, pas de fantaisie, pas de fantasme, pas d’imaginaire. C’est un temps un peu difficile à tenir ; on est devant ce que Lacan avait appelé avec une formule célèbre « L’anorexique mange rien » ; c’est à dire ce n’est pas qu’elle ne mange rien, c’est qu’elle mange rien : le rien en référence au mystique. On voit bien que là, il y a quelque chose de : être un pur esprit, étudier, ne pas avoir de corps, surtout pas un corps sexué, ne pas être dans la trivialité du désir et le petit ami est d’ailleurs ravalé, ce qui est assez courant, à une sorte d’acolyte, compagnon de ses déplacements ; et son projet - elle me l’explique d’emblée - : « c’est de travailler le plus possible, de réussir ses études, d’avoir des très bonnes notes et que on ne l’entrave pas ». Elle est complètement dans ses études. Vous voyez bien que si on reste dans des interprétations sur ce qui se vit, ce qui se rentre dans le corps, on s’en sort pas, que ce chiffrage de tout rend un peu muet. Donc c’est important de se tenir dans une position où on accepte que ça se déroule comme ça, de temps en temps faire des propositions de parole à côté de la question de la nourriture, un peu dans la vie en sachant pas trop l’avenir du symptôme, pas son issue. Jean Bergès repérait que quand une anorexique se met à parler d’autres choses, quand elle arrête de parler de ce qu’elle mange/ ce qu’elle ne mange pas, elle peut un peu commencer à parler de ce qu’elle n’arrive pas à avaler au sens métaphorique, c’est-à-dire éventuellement des choses avec sa mère, ses parents, enfin c’est un temps un peu long.

Je termine. Les trois fonctions alimentaires, respiratoires et phonatoires sont jointes dans une mécanique harmonieuse de l’oralité. Je n’ai pas du tout parlé ici de ce qu’on a appelé la dé-spécification pulsionnelle, c’est-à-dire la désintrication dans la pulsion, qui peut être propre aux psychoses infantiles ou à la psychose, avec ces patients qui mangent tout et n’importe quoi, qui respirent des aliments, enfin où c’est complètement débridé. […]

Je ne vais pas tout raconter mais c’est pour donner une idée, puisque ce champ de l’oralité est un peu vaste. En préparant je me suis dit, oh là là, c’est très éparpillé, c’est-à-dire qu’il faut quand même un sujet avec un désir qui peut déplier dans le temps ce que la parole implique pour arriver là. Voilà, je vais arrêter mon tour d’horizon de la clinique de l’oralité ce soir, merci pour votre attention et si vous avez des questions elles sont bienvenues.

 

- Bonsoir, je suis Mme E. Quand vous avez parlé de la personne boulimique, cette hâte où il y a un écrasement du temps, comment s’explique ce phénomène ?

- Je ne sais pas vous l’expliquer mais c’est un travail et une remarque d’une psychanalyse de l’ALI qui s’appelle Christiane Lacôte qui a pas mal travaillé ces questions. Dans la boulimie, il y a quelque chose où il n’y a jamais le temps. Il s’agit de s’empiffrer, il y a une espèce d’impératif quand on écoute les gens, c’est posé comme ça ; et c’est une interrogation sur le type d’urgence que ça représente. Parce que parfois il y a une urgence logique : il s’agit d’anticiper, de se décider, de prendre une décision rapide pour ne pas faire n’importe quoi. Mais là, c’est quelque chose qui est complètement écrasé et c’est toute la question de la temporalité.

C’est pour vous indiquer un abord pour entendre / écouter et aider quelqu’un à travailler quelque chose. Le texte de Lacan auquel je me réfère s’appelle Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée ; je suis un peu rapide dans mes dires, j’ai essayé d’évoquer avec vous une manière d’aborder pas par le biais direct, on ne peut pas indiquer à une boulimique le comment faire sauf dans un programme très comportemental : cela existe et il est souvent proposé des programmes de type thérapie comportementale et cognitive qui marchent souvent assez rapidement – alors, pas toujours tout le temps. Mais quelqu’un qui vient parler, on est un peu là pour lui proposer autre chose que juste un traitement de la question. J’ai essayé de faire entendre qu’il ne s’agit pas seulement d’une question de nourriture ; donc il s’agit d’avoir d’autres abords que, juste, comment gérer son frigo en le laissant vide, ne pas descendre avec de l’argent, se priver...

Vous savez il y a un autre petit point clinique, que nous avons un certain nombre d’entre nous rencontré, peut-être plus mixte : quand on doit préparer des examens et qu’on est un peu pressé et que ces examens sont particulièrement importants ou intéressants, il y a beaucoup de personnes qui racontent comme ça, pas forcément à l’occasion de troubles du comportement alimentaire installés, combien à ce moment-là, ils ont immédiatement très faim ; il faut qu’ils aillent impérativement voir le frigo, se faire du thé, manger un truc, alors qu’il faut qu’ils bossent et qu’ils ont pas beaucoup de temps ; qui sont pris par ça. C’est la question de la pulsion, c’est-à-dire qu’ils sont pris par ça, et il faut qu’ils y aillent ; c’est complètement idiot, ils sont les premiers à trouver ça idiot, de devoir aller toutes les 5 mn au frigidaire alors qu’il faut qu’ils apprennent un truc mais ils sont pris par ça ; ce n’est pas une psychopathologie de la vie quotidienne mais un peu. Donc, cette histoire de la hâte, c’était pour faire entendre comment pouvoir déplier la question du temps et du fait que en tant que sujet on se constitue aussi avec une histoire et aussi dans le temps, et dans le temps de parole, et dans le temps de la vie. C’était pour faire entendre cela, qui est un peu particulièrement ramassé, écrasé.

 

- Bonsoir, H. G., je suis en zoom. J’ai été particulièrement intéressée par votre intervention parce qu’il se trouve que je suis dans un service de chirurgie bariatrique. Je rencontre au quotidien beaucoup d’exemples de ce que vous avez évoqué ce soir. J’aimerais amener un petit apport clinique, un petit supplément : en fait les personnes qui viennent - enfin j’en ai l’impression, je prends ça avec beaucoup de mesure parce que je ne suis pas dans la tête des gens qui viennent -, j’ai quand même l’impression que la plupart de ceux qui viennent avec des poids hors normes, sont vraiment dans des situations parfois désespérées et que pour eux l’opération de chirurgie bariatrique se présente comme étant l’intervention de la dernière chance. Et, d’autre part, ce que je remarque aussi, c’est que quand on arrive à des poids qui sont, c’est calculé à ma clinique en termes d’IMC, à une IMC en fait qui révèle donc une obésité sévère voire morbide, cela entraîne quand même des comorbidités qui risquent de mettre en péril la santé voire la vie des personnes qui sont reçues. Et cela, je pense qu’il y a de mon point de vue un vrai problème de santé publique qui va bien au-delà en fait de la prise en charge sur le plan psychothérapeutique de ces gens ; et je me demande si on serait assez de thérapeutes pour enseigner…,  je pense que c’est quelque chose à faire dans le plus jeune âge ; je ne sais pas, mais pour moi c’est un vrai problème de santé publique et on a de plus en plus de jeunes.

Cet après-midi, j’avais un jeune homme de 17 ans, il était là et en fait son poids n’était pas vraiment gênant ; en fait, je ne suis pas arrivée à entendre de sa part la raison pour laquelle il venait se faire opérer.

- Je vous remercie, c’est très intéressant ce que vous apportez. En effet, moi j’ai reçu un certain nombre de ces personnes, j’en ai reçu un moment une série ; mais je voulais indiquer là comment un traitement chirurgical à visée médicale n’était pas sans avoir des effets sur le sujet, subjectif donc évidemment. J’ai une patiente dont je ne parle pas là qui va plutôt bien à la suite de cela : sur ce plan-là, ça a été une réussite. Mais je pense que la prise en compte de l’effet psychique de réduction massive, comme cela, du poids et du corps est sûrement délicate et elle n’est pas forcément toujours soutenue suffisamment avec les groupes de patients même si je sais qu’il y a de grandes précautions.

- Je suis dans un service de chirurgie bariatrique un peu précurseur ; ce service a quelques années seulement et il faut savoir que jusque-là les interventions de chirurgie bariatrique n’étaient ni précédées ni suivies d’un accompagnement psychologique ; c’est-à-dire que le patient va voir un psy une fois deux fois, peut-être un nutritionniste pendant quelques temps et ensuite il est laissé dans la nature face à ses propres problèmes. En fait, et il est là le vrai problème, c’est que dans ces cas-là l’opération de chirurgie bariatrique qui devrait intervenir comme étant justement un plus, je veux dire au terme d’une prise en charge psychothérapeutique de longue haleine, en fait intervient comme une solution, vous voyez ce que je veux dire.

- Tout à fait, c’est très important ce que vous dites là mais tant mieux s’il y a un accompagnement psychologique.

-  Concernant la pathologie de boulimie, vous avez évoqué le fait qu’elle est apparue dans les années 70, elle n’existait pas avant ?

-  C’est un repérage parce que le premier article sur la boulimie est de 1973 en Angleterre dans le petit journal scientifique médical. Bien sûr cela a existé avant. Il y a toujours eu de grandes anorexiques mais c’étaient plutôt des mystiques. Les choses qui sont contemporaines, je les ai un peu indiquées dans les cas cliniques. Disons qu’il y en a beaucoup plus et la description de l’anorexie est plus ancienne, c’est en 1873, c’est Charles Lasègue. Charles Lasègue est un psychiatre qui a fait une première description. Il y avait déjà de grandes anorexiques décrites auparavant ; il y a eu des tas de débats à une époque sur les mannequins très maigres, l’affichage de la maigreur, il y avait des campagnes faites avec une anorexique par un photographe italien à une époque pour une marque de pull, oui à une époque on a fait un lien. Disons que cela ne suffit pas.

Il y a une prise en charge qui s’est quand même un petit peu modifiée en France depuis quelques années et améliorée avec des propositions un peu moins bêtement du côté de la surveillance pondérale. Seulement ce sont plus des propositions d’ateliers, de choses corporelles, faire du chant…, sur des modèles qui existent ailleurs. Je parle de cela en rapport avec la personne qui est intervenue sur la chirurgie bariatrique. Mon idée était aussi de dire qu’on peut être amené à rencontrer des choses un peu différentes. Cela existait avant, ce qui est contemporain c’est qu’il y en a plus ; c’est qu’il y a aussi des sites pro-ana, par exemple, pro anorexie, avec des jeunes filles qui vont dessus : alors ça a été interdit il y a une dizaine d’années. Il y a quand même des réseaux là-dessus, il y a des choses un peu nouvelles.

J’ai un patient qui a des crises de boulimie et qui va aux outremangeurs anonymes ; c’est un groupe comme les alcooliques anonymes pour les gens qui boulottent, qui mangent beaucoup, où ils trouvent comme cela un peu d’appui. Je pense que c’est important de savoir ce qui existe.

L’anorexie, le fait qu’il y en ait beaucoup plus, on a lié ça à des idées de minceur et ça ne suffit pas. Quand on a une anorexique en face, vous l’avez entendu, j’ai pris quelqu’un d’un peu typique, c’est un discours particulier qui n’est pas prescrit, mais qui vient avec, d’être complètement dans quelque chose de desséché, de très difficile.

 

- Merci beaucoup. À propos de cette anorexique justement, parce que ce que vous décrivez, il y a beaucoup de cas comme cela, de pauvreté d’élaboration ; mais elle vient quand même ? – Oui. - C’est elle qui a choisi de venir ? – Oui. - Donc elle compte le temps où elle est là et parce que c’est dans son programme, ou comment arrivez- vous à tirer… ?

 

- Je ne tire pas trop. J’essaie de tenir parce qu’il faut ; j’essaie d’introduire quelque chose qui est un peu, comment vous dire, un peu artisanal, ce que je vais vous dire, mais après tout on peut aussi être des artisans, d’introduire quelque chose dans la parole qui vient.

Par exemple, quand elle vient sans son petit ami, je lui fais remarquer puisqu’il n’est pas dans la salle d’attente, en attendant qu’elle me parle peut-être d’un peu autre chose, que les études, les calories, ce qu’elle compte… Il faut être assez patient ; je travaille sur mon ennui parfois, mon propre ennui, en me disant que probablement tout ce qu’elle compte…, qu’elle remplit…, dans quoi elle est très vide, c’est aussi quelque chose qui vient combler son propre ennui. D’ailleurs, le travail scolaire lui sert à ne pas penser, c’est ce qu’elle m’explique ; son appétit de travail scolaire, avec lequel elle est complètement engloutie, lui permet, nous dit-elle, de ne pas penser. Donc tenir, entendre cela, en se disant : penser, c’est un peu angoissant et dangereux, mais ce n’est pas très facile, non, non ce n’est pas très facile ; on verra ce que ça donne.

 

- Bonjour, je voulais revenir sur la boulimie, avec les travaux notamment de Henri Laborie sur le stress comme étiologie principale. Pensez-vous que, ces dernières années, l’étiologie autour de la boulimie a évolué ? On voit, par exemple aux États-Unis, qu’il y a des restaurants qui s’appellent Heart Attack Restaurants où on propose des burgers qui font 20 cm et qui sont cuits dans la graisse de canard, où les gens mangent, excusez-moi, à se faire péter la panse.

- Je ne connaissais pas, mais vous m’apprenez quelque chose d’intéressant. Ce sont des restaurants pour les boulimiques alors. Nous sommes dans une grande société marchande donc tout peut être un marché, c’est un peu terrible. Pour l’étiologie, je ne sais pas trop comment déplier votre question. J’entends bien toutes les boulimiques et les quelques boulimiques. Il y a moins d’hommes parce que sans doute du côté homme – il y a des tas de femmes pour qui ce n’est pas un problème –, ils se sentent moins dans quelque chose de solitaire avec la nourriture, c’est plus socialisé, ils mangent avec les autres. Voilà, c’est assez féminin d’être dans un rapport un peu, voire très solitaire, individuel, à la nourriture.

Toutes les boulimiques racontent que la crise de boulimie vient calmer une angoisse. Alors, vous voyez, la patiente dont j’ai parlé, on lui a proposé de prendre un traitement de l’angoisse, du stress on va dire ; elle a un peu de Tercian, c’est un neuroleptique, une petite dose qu’elle prend pour calmer son angoisse. L’anorexique, celle qui compte tout, donc, elle, elle a des gouttes à compter de Tercian qu’elle peut prendre avant sa crise. Alors, ça ne vient pas forcément régler la crise, d’ailleurs sinon personne ne rentrerait dans ce restaurant avec des gros burgers, tout le monde prendrait ses gouttes ou irait faire un jogging. Vous voyez ce qui surgit, c’est une terrible angoisse qui est calmée par manger. La patiente dont je parle qui travaille dans la joaillerie de luxe, raconte comment elle essaie de lutter directement parfois en faisant autre chose, en regardant un film, en essayant de bien manger, en ayant quand même suffisamment de choses dans l’estomac ; et ça ne marche pas, au dernier moment elle craque, elle se planque, elle va ‘bâfrer’ toutes les tablettes de chocolat. Donc effectivement, c’est le discours qui est souvent formulé comme ça. Je n’ai pas regardé si on a fait des travaux autres ; puisque, si on leur ouvre des restaurants au cas où cela leur arrive dans la rue, alors, c’est intéressant parce que cela veut dire qu’ils sont obligés de manger socialement et pas isolés dans un coin. Je ne sais pas si les femmes vont là, parce que c’est très rare une boulimique qui se baffre en public. Elle va en général manger seule, c’est rare.

- Dans ce restaurant, les serveuses sont habillées en infirmière.

- Il faut étudier, c’est une question intéressante. Pour réanimer les gens quand ils font un malaise c’est formidable, alors c’est une solution.

- Il y a un fantasme sexuel ?

-  Les femmes boulimiques mangent hors d’atteinte du regard. Concernant le fantasme, on peut avoir beaucoup d’idées pour elles, les anorexiques. Mais j’ai insisté un peu sur la question de ne pas précéder ce qui va venir de leur énonciation. À la fois, c’est compliqué comme position de pouvoir proposer des choses parce qu’il faut un peu élargir un autre champ que celui de la nourriture, et, en même temps, attendre ce qui va venir, c’est souvent un peu en deçà du sexuel.

 

- Ce qui m’a frappé, ce n’est pas forcément une question, mais vous avez dit qu’au niveau de la boulimie, il y a comme un écrasement du temps, ne serait-ce que du temps de l’appétit ; il y a une hâte qui est évidemment une précipitation, un signe d’angoisse. Alors c’est marrant comment l’opération chirurgicale qui est censée traiter cela s’appelle un court-circuit ; c’est comme si c’était une réponse en miroir de leur angoisse, comme si finalement ça les enfermait dans le même régime subjectif de subir une telle opération.

Alors j’entends bien la remarque de la condisciple de tout à l’heure. Je suis d’accord, il y a un moment, ça devient urgent ; justement on est dans l’urgence, elles arrivent au moment où c’est une urgence réelle, et ce qui me semble compliqué, c’est que ce symptôme qui devient une urgence réelle est celui d’une angoisse et qui ne peut se résoudre qu’en parlant de ce qui les angoisse, de ce qu’elles n’arrivent pas à avaler etc.  Comment fait-on à ce moment-là, quand l’enjeu principal de leur existence est de surtout ne pas parler de ce qui les angoisse parce que sinon elles n’auraient pas besoin de faire un symptôme pareil, et quand même de les amener à en parler parce que c’est la seule issue.

- C’est assez bien formulé, c’est toute la question. Je vous remercie beaucoup.

Pour répondre, juste un dernier mot sur ce drôle de nom de by-pass, qui veut dire effectivement aussi « court-circuit » ; c’est-à-dire que le dispositif chirurgical consiste effectivement à court-circuiter une partie du tube digestif, et effectivement la boulimique court-circuite quelque chose de la parole en allant répondre à l’angoisse quand elle mange ; elle le sait, ce sont des gens intelligents qui racontent bien comment ce n’est pas possible de trouver autrement ; bien sûr ; ça m’a intéressée, tout au début, cette question du court-circuit dans les deux.

Je vous remercie beaucoup pour vos questions.

 

Transcription : Amandine Quéneudec ; relecture : Sandrine Fraisse puis Anne Videau