Charles Melman : Où commence la psychose ?

Hôpitaux de Saint-Maurice - Pôle Paris 11, le 25/05/ 2018
L’ENSEIGNEMENT DU VENDREDI
Histoire et logique des théories  et des pratiques de la psychiatrie et de la psychanalyse
Docteurs Martine GROS et Rémi TEVISSEN

Martine Gros – Nous sommes très contents d’accueillir Charles Melman qui nous fait la gentillesse de venir, un peu à la fin de cet enseignement de l’année, sur un thème qu’il a lui-même choisi, qui est un thème auquel nous pensons toujours ou presque tous les jours en clinique. Il s’agit de : « Où commence la psychose ? »

Charles Melman – D’abord, j’ai volontiers accepté la proposition de Martine Gros de vous faire la leçon. C’est une pratique singulière, « la leçon », pratique singulière parce que nous qui sommes ici nous en avons largement « bénéficié ». J’écris « bénéficié » entre guillemets bien sûr, puisque nous avons, chacun de nous, à nous demander dans quelle mesure c’est finalement ces leçons (bonnes ou mauvaises) que nous avons reçues, qui dirigent notre conduite.  Ou bien si ce qui dirige notre façon de faire, notre façon de répondre, relève comme d’habitude de ce qu’il faut appeler le bon sens, plus ou moins bon d’ailleurs, mais avec lequel chacun de nous se retrouve hors toute leçon. Il y a chez chacun de nous ce savoir spontané qui n’est absolument pas inné, qui est un savoir évidemment construit, mais construit justement hors tout enseignement et sinon parfois, quand il s’agit de celui des parents, je dirais d’être « contre ». Comme vous le voyez, c’est une façon, ce que je vous propose là, d’entrer dans cette question que je compte aborder, et dans le fil de ces quelques remarques, attirer votre attention sur le fait que Lacan n’a jamais fait de leçon. C’est bizarre. Ce qu’il faisait c’était donc un séminaire. Un séminaire. Peut-être est-ce qu’on va le faire ce matin. On verra si ce sera une leçon ou un séminaire ?

Un séminaire c’est complètement différent. Un séminaire, ça suppose une élaboration en cours de la pensée. Non pas donc un savoir conclusif, et qui vient être exposé, mais une élaboration en cours de la pensée et, ce qui est essentiel dans le séminaire, c’est que c’est une adresse à un auditoire, dont on attend qu’il contribue. Alors la question, la perplexité dans laquelle l’auditoire se trouve plongé comme l’était d’ailleurs l’auditoire des séminaires de Lacan, c’est contribuer… mais de quelle façon, de quelle façon est-ce qu’on peut contribuer à l’élaboration d’une pensée ?

Est-ce que c’est en objectant ? « Objection ! »  Objection, alors les petits malins diront : « oui, ce qui fait toujours objection à toute élaboration, c’est l’objet ». « Là je suis malin, hein ! » C’est l’objet ? C’est l’objet qui manque ! Et donc, l’objection, c’est que toute assertion se heurte à ceci : c’est que l’objet qu’elle vise, n’est pas détachable ; de ceci que, c’est qu’il manque, que l’objet est manqué. Alors, est-ce que l’auditoire va faire objection ? Et est-ce que cette objection va être simplement de négation de la validité de ce qui a été exposé ?  Voyez : « c’est pas ça ! ». C’est une attitude - la réponse par le « c’est pas ça » - que vous connaissez bien puisque ça a pu organiser tout un style de vie. Tout ça c’est bien joli, ha ! Ha ! C’est peut-être bien séduisant, c’est peut-être bien malin, mais « c’est pas ça ». Ce qui est vrai.

Ou bien est-ce qu’on va contribuer en disant «  Ah, c’est formidable ! », « Ah, ce que vous avez dit, c’est absolument génial », « Moi, je suis avec vous, je suis vraiment d’accord », « C’est un progrès. On avance. Vous avancez, moi je vous suis », etc. Alors ça, c’est la position du bon élève. Pas de l’élève râleur. Pas de l’élève qui dénonce la limite du maître, mais le gars qui dit : « Vraiment, comptez-moi parmi vos élèves ». Sauf que, voyez, il y a là un petit problème, c’est que ce gars-là, finalement est-ce qu’il contribue à l’élaboration qui est en cours ? Évidemment, il peut donner quelque assurance, quelque confort narcissique à l’enseignant, disant «  ah oui, j’ai au moins des gens qui m’approuvent », ça ne veut pas dire qui m’entendent. Parce que si les gens avaient entendu tout ce que racontait Lacan, ils n’auraient pas approuvé éventuellement si facilement. Donc est-ce que l’élève, c’est simplement le fidèle, quoi ? Alors, où est-ce qu’il est l’élève ? Parce que s’il est du côté simplement des opposants, des objecteurs – moi, je les appelle des objecteurs d’inconscience, hein ! - Est-ce qu’il est simplement de ce côté des objecteurs ? Est-ce qu’il est du côté des fidèles ? Donc vous voyez comment, face à un enseignement comment nous sommes des pingouins. On est maladroit. On est bête. Et les résultats finalement sont décourageants, aussi bien pour l’enseignant que pour les élèves.

Pourquoi j’aborde les choses de cette façon-là et que je vais pour le moment laisser à ce niveau-là en plan, pour les reprendre, pour les poursuivre par un autre biais.

Il faut reconnaître qu’aucun de nous, et pas plus moi maintenant, n’est le créateur de sa parole. J’ai pu penser avant de venir à ce que j’allais vous raconter mais ce que je vous raconte, je ne dirais pas que c’est ma création. En réfléchissant à ce que je pouvais vous dire sur le thème que j’ai proposé, je me suis dit : « comment est-ce je vais aborder ça ? » D’où me vient le propos que je vous tiens ? Parce que il faut partir de ceci pour traiter notre sujet, c’est que chacun de nous est à proprement parler aliéné. Nous sommes des aliénés. Pourquoi ? Eh bien parce que notre propos nous vient d’ailleurs, et que le plus souvent en général, on ne sait pas ce qu’il nous fait dire. Peut-être qu’après avoir, comme aurait dit Lacan, jacté devant vous, peut-être qu’après je dirais : mais voilà en réalité ce qui m’a animé et ce qui a été moteur de mon propos, ce n’était pas directement l’objet que j’étais supposé traiter mais une autre question, qui me fait problème. Donc il faut partir de ceci : c’est que chacun de nous est aliéné à proprement parler, au sens physiologique du terme, c’est-à-dire que c’est depuis un lieu Autre qu’il est parlé. Il est parlé au nom du « Je », hein ! Mais je, je, je… je ne sais pas  à vrai dire ce qui me fait parler. Et même, comme vous le savez, ça produit un effet de surprise chez le locuteur lui-même : mais qu’est-ce que je vous dis, voire, qu’est-ce qui se révèle de moi à cette occasion ? Ma perversion ? Mon méfait, méfait que j’ai commis ? Ma trahison ? Qu’est-ce ? Qu’est-ce que je raconte ? Donc, partir de ceci, c’est que l’aliénation est notre sort le plus commun. C’est ce que l’on appelle « être normal ».

La différence avec ce qui se passe chez le psychotique, voilà, on y arrive, on y arrive quand même, c’est que lui aussi bien sûr il est parlé. Il est parlé, mais il n’a pas de lieu stable de retrait pour s’écouter parler. C’est-à-dire que ça parle sans lui. Et donc, ce que la psychose révèle, c’est un mode de rapport avec l’Autre, le lieu d’où nous sommes aliénés, qui n’est plus organisé par aucun hiatus : le hiatus où pourrait se tenir le sujet en train de s’écouter parler, d’être entre l’Autre et puis celui (le petit autre) auquel il s’adresse.

Tout à l’heure, quand Martine Gros est venue me chercher, je recevais une patiente qui est en phase maniaque. Elle le sait évidemment et elle réclame de moi des médicaments que je ne donne pas, que je ne prescris pas. Compte tenu de la relation que j’ai avec elle, il n’est pas question que je lui en donne. Elle les réclame au nom, dit-elle, du fait que sa tête et son corps ne font qu’un. Et sa tête et son corps ne faisant qu’un, il n’y a aucune raison pour que je ne soigne pas par des médicaments ce qu’il en est de son mal qui est dans sa tête aussi bien que dans son corps. Pas mal comme raisonnement ! C’est bien raisonné. Ce que je lui ai dit c’est que : ce en quoi consiste sa maladie, c’est précisément le fait que sa tête et son corps ne font qu’un, il n’y a pas de hiatus, et c’est là le problème. C’est une chose très étrange et qui n’est pas très étudiée parce qu’on y  a renoncé. C’était autrefois un grand problème théologique : l’union de l’âme et du corps. Nous, comme nous sommes laïcisés à mort, si j’ose dire, ce genre de question n’intéresse plus, mais c’est effectivement une question majeure. Une question majeure : à savoir de quelle façon ça passe entre ce qui est le commandement, l’impératif, l’injonction, et puis cet organe autre qui est le corps. Ça passe ou ça ne passe pas.

Il y a cette maladie neurologique - il faudra un jour qu’on revienne là-dessus -  qui s’appelle le Parkinson où, justement, entre ce qui commande et le corps, ça bloque. C’est bloqué. Ça ne passe pas. Alors évidemment là, on a de bonnes explications neuro-humorales, c’est vrai, c’est bien.

Mais donc, pour en revenir à la psychose, elle commence, puisque que c’était le titre de la leçon que je voudrais vous donner, elle commence avec ceci : c’est que ce hiatus, cette coupure entre ce que Lacan écrit S1 et S2 se trouve levée ; il n’y a pas de hiatus. Et donc, ça parle, sans limite. Ce qui ne veut pas dire que ça va faire un continu parce que ça va parler, contrairement à moi, par exemple, qui actuellement vous parle depuis un lieu, qui, comme pour la plupart d’entre nous, est un lieu Un, un lieu unique. Eh bien, chez le psychotique, l’une des particularités, c’est que ça va pouvoir se mettre à parler dans ce continu, où le sujet n’a plus son abri, n’a plus son Heim. Cela va pouvoir se mettre à parler de localisations, de trous, variables, divers, inattendus. Je vous renvoie évidemment à la clinique passionnante des délires, passionnante parce que : qu’est-ce qui parle depuis cet endroit là ? Il ne faut pas se demander qu’elle est la personne supposée, comme le fait le psychotique, être le locuteur, mais aller plus loin avec Lacan au niveau de ses élaborations finales : quelle est la structure du trou d’où ça parle ?

Ce que je suis en train de faire remarquer, c’est que notre ambition commune est de parvenir à être animé par un savoir qui ne serait pas approximatif, comme le nôtre, celui dont Descartes a déjà tout de suite très bien parlé (avec des réserves qu’il faudrait ensuite faire mais ce n’est pas le propos), mais avoir enfin le type de savoir qui nous donnerait la prise non plus sur un autre signifiant, mais sur l’objet. Et c’est ce qui arrive à cette patiente : son corps est bien l’objet qu’elle possède tout en en étant du même coup dépossédé puisque c’est lui le maître. En me quittant, elle m’a dit, « oui d’accord je sais, il faut que je me casse… » Il faut que je me casse ! Et elle avait la main là, sur la poitrine parce que la veille, je ne vais pas raconter les détails, mais dans son sous-sol elle a dérapé, et elle s’est cassé une côte. Il y avait donc la présence chez elle d’un « il faut que je me casse » dans ce continu-là, qui la possède, et qui n’a pu se traduire que, non pas dans une manifestation symbolique, mais une manifestation réelle : elle s’est cassée. Voilà.

Pour dire en tout cas que, finalement, notre aspiration commune c’est d’être justement animé par un savoir qui serait d’une maîtrise parfaite, comme celui de ma patiente. Cette aspiration, a son expression évidemment savante, sous la forme de toutes les doctrines dont nous avons pu être les élèves, voire les suiveurs, et elle a son expression évidemment dans ce que l’on appelle plus banalement l’intégrisme. L’intégrisme, c’est être animé par un savoir qui par lui-même n’a pas de faille, mais qui désigne ce qui fait limite comme étant causé par l’étranger. C’est une notion très importante, en dehors, je dirais, de ses aspects sociaux et politiques, parce que ce qui se passe pour le psychotique, c’est que l’Autre est devenu pour lui étranger : un étranger ; et que cette mutation dont on voit bien d’ailleurs comment dans la vie sociale elle est susceptible de provoquer toutes les réactions que nous savons, cette mutation de l’Autre en étranger est une mutation décisive pour le fonctionnement psychique.

Pour tout vous raconter, moi j’ai commencé ma brillante carrière par - c’était il y a longtemps, je vous assure que vous n’étiez pas nés - c’était en 1963, lors des Journées sur la paranoïa et, sans savoir ce que je faisais, j’ai mis la main sur le truc. Vous vous rendez compte. Ça m’a fait tellement peur qu’après j’ai laissé tomber pendant des décennies. Quel truc ? C’est ce que j’ai appelé le phénomène du mur mitoyen ; voyez ce n’est pas resté dans les écrits psychiatriques ! Le mur mitoyen, c’était fondé sur cette remarque purement clinique que chez un délirant le locuteur du délire est toujours de l’autre côté d’une cloison commune ou du plafond. Toujours. Et donc « il va sortir (dans l’esprit du délirant) et puis je voudrais bien l’attraper ce type, je voudrais bien le voir, mais quand il est de l’autre côté, ah, il est passé ! Il est passé là où il était » Et donc, j’ai raconté ce phénomène du mur mitoyen : tout y a été, je dois dire, très bien reçu. D’autant plus reçu que moi je ne savais pas ce que je disais, je ne savais pas ce que j’étais en train de raconter, la mutation que dans la psychose subit la bande de Mœbius. Vous savez tous ce que c’est la bande de Mœbius ? Vous en avez tous rencontré dans votre vie, en descendant l’escalier, paf ! Une bande de Mœbius qui… non ? Vous savez ce que c’est la bande de Mœbius, non ? Qui est ce truc tellement bizarre que Lacan est venu introduire dans la topologie ; vous vous rendez compte : la topologie !

Avec Aristote on avait la topique, la topique c’est bien, ce sont des lieux. La topologie concerne ces espaces bizarres, dont la géométrie est entièrement déterminée par la coupure ! Absolument comme ce que je viens de raconter sur le rôle de la coupure, et les conséquences de la place de la coupure, et de la nature de la coupure. Donc, la bande de Mœbius qui donc, n’a que une seule face et un seul bord, et qui supporte cette dimension très étrange – et que personne n’avait pensée avant le petit père Lacan – et qui supporte la dimension Autre, c’est-à-dire ce qui est le même tout en étant sur l’autre côté ; pas l’autre face, il n’y en a qu’une. C’est la même, mais c’est de l’autre côté. Et ça me donne donc ce sentiment d’intimité et de familiarité avec les propos que je raconte, sauf que dans la psychose ce qui se produit, c’est que cette bande de Mœbius se révèle être une bande biface, avec donc le fait qu’il n’y a plus de communauté de rapport entre le sujet et ce qui est maintenant l’autre côté, c’est-à-dire ce qui prend la figure de l’étranger. C’est amusant cette histoire. C’est d’une simplicité, avouez quand même ! Mais il fallait y penser, bien sûr. Et moi je n’y ai pas pensé, je l’ai fait sans penser, ça m’est venu comme ça. Et quand quelque temps après j’ai dit à Lacan : « Mais j’ai compris ce que j’ai raconté, c’est la transformation de la bande de Mœbius en bande biface ». Il m’a regardé comme si je lui racontais des cracks, c’est-à-dire comme si je n’avais pas su au moment où je l’ai dit ce que … ça ne lui paraissait pas possible qu’au moment où je l’ai dit je ne savais pas de quoi il était question ! Je l’ai dit. Sans doute à partir de ce qui était un investissement de Lacan, le transfert, tout ce que l’on voudra… Mais en tout cas, c’est comme ça que ça marche.

Ce qui se passe dans notre aspiration à la totalité, c’est-à-dire au totalitarisme, c’est la même chose. Il paraît que nous sommes épris de liberté, que nous sommes des amants de la liberté, alors que chacun de nous – soyons sérieux – quand nous nous déplaçons, on entend les chaînes que nous traînons ave nous ! Mais nous sommes, paraît-il, des gens libres.

Je reçois un jeune homme de 25 ans prototypique, formidable, délicieux, un grand type comme ça, prototypique des jeunes des banlieues. Il en a la dégaine, il en a l’allure, il en a le parler, il ne fout rien, il vit de larcins divers… L’autre jour, il n’est pas venu à son rendez-vous. Où est-ce qu’il était ? « J’étais en examen » En examen à la police. « Ah bon ! Qu’est-ce qu’il y a eu ? » «  Oh rien ! Rien. C’était la nuit, on sortait d’une boîte avec un copain… je ne sais pas, l’argent… je sortais d’une boîte avec un copain. Il s’amusait à regarder si les portières de voitures étaient bien fermées… Et il y avait une voiture de la BAC [Brigade anti-criminalité, ils connaissent  bien les acronymes) qui est passée : «  Mais j’ai absolument rien fait ». L’autre jour, il ne pouvait pas payer sa séance, je lui fais payer évidemment un prix compatible avec ses non-revenus. « Oh, je ne peux pas vous payer aujourd’hui parce que j’ai dû payer une amende », «  Ah bon ! Quelle amende ? », « Ben, je fraude », « Ah bon, quelle fraude ? », « Ben, le métro ». Typique, hein ! Sauf que : premièrement il est pas des banlieues, il est pas d’origine musulmane, et il a une licence universitaire, bien qu’il parle comme un inculte. Qu’est-ce qu’il fait toute la journée ? Rien. Et, il le dit d’ailleurs : « Moi je suis un non-productif ». Il est content de ça, voyez. Parce que, il milite dans ce qui est supposé être l’extrême gauche, mais enfin il a un coup d’œil là-dessus. Il n’est pas aveugle. Il était à la manifestation de la Nuit debout, alors il a quand même fait quelque chose de grand. C’est que, quand F. est arrivé, c’est lui – lui – qui l’a pris par le col et qui l’a… »  «  Qu’est-ce qu’il vous a fait ? », « Eh, ho ! Quand même ! »  

Alors je lui dis « Voilà, vous êtes formidable parce que vous êtes un type complétement libre. Vous êtes libre, vous n’avez aucune obligation, aucune vocation, vous ne faites rien ». Ah, il a des problèmes avec sa copine évidemment, mais enfin passons. Parce qu’évidemment quand il est avec sa copine, ça fait une contrainte ! Donc, comme elle se sent maltraitée, elle préfère se mettre à l’écart. À ce moment-là il court derrière, et puis, quand de nouveau ils sont ensemble…  Voyez une relation à l’objet qui est spécifique, et qui est intéressante, c’est-à-dire à la fois une demande, et en même temps ne pas pouvoir supporter que cette demande soit satisfaite.

Mais j’en reviens à cette question de la liberté : « Ah oui ! Oui, c’est vrai ». Et je lui fais remarquer : « Mais vous voyez, cette liberté, elle n’est pas moins aliénante, elle ne vous asservit pas moins que toute autre injonction. Vous, votre injonction, c’est la liberté. Ça ne vous réussit pas plus d’ailleurs qu’une autre, même plutôt moins ».

 

Donc, cette question de l’intégrisme : Il a été aussi arrêté par la police, parce qu’il voulait partir en Syrie. Je dis bien, il s’est donné le langage, le style et la parole d’un beur qu’il n’est absolument pas. « Je vais partir en Syrie », « Et pourquoi ? », «  Eh bien pour combattre avec les Kurdes. Ah, pas Daech, non-non, pas Daech, les Kurdes ». Ça c’est formidable, voyez. C’est formidable. Je trouve que ce délicieux et grand garçon, c’est une anthologie à lui tout seul ! C’est-à-dire vraiment, la recherche d’un engagement où la mise en jeu serait sa vie. C’est génial. Alors il s’est fait coincer, je ne sais pas à quelle frontière, et comme il a dit que c’était pour les Kurdes et qu’il a dû avoir des contacts qui devaient l’amener là-bas un peu plus tard, mais il n’a pas de passeport, il ne peut plus… etc. Enfin bref !

C’est un effet : Où commence la psychose ? De ce que dans l’évolution, je dirais, de l’opinion et de ce qu’on appelle les mentalités, la limite aujourd’hui tend à n’être plus que celle de la frontière. La psychose commence avec donc d’abord l’établissement d’une frontière : ce qui n’existe pas avec l’Autre. Il n’y a pas de frontière avec l’Autre. Ça circule d’un côté à l’autre sans frontières. Le retour du refoulé : il se fait sans franchir aucune frontière. Il est là, le refoulé, ou pas. Il n’a fait aucun effort spécial pour se produire. Donc la substitution, je dirais, à la relation à l’autre, de la relation installée par une frontière, avec ce qui est devenu l’étranger. Lacan, à la fin de son parcours a dit «  mes chers amis, ce qui vous attend, c’est la ségrégation ». La ségrégation.

La ségrégation c’est-à-dire le rassemblement entre semblables, séparés par une frontière de ceux qui sont différents. Donc, vous voyez de quelle manière la psychose peut être aussi bien un phénomène collectif, car cliniquement, et je dirais, topologiquement, ça ne peut être distingué en rien de la psychose. Comment donc la psychose peut parfaitement être collective. Elle n’est pas forcément réservée au pauvre sujet qui se débrouille comme il peut, avec les conséquences que l’on sait. Et peut-être vous ferai-je encore une remarque pour vous rendre sensible, si je peux, la pertinence des références que j’évoque. Cela s’apparenterait à une anecdote si ça n’était pas un peu plus sérieux. Vous avez tous vu dans les informations que vous recevez qu’Obama et sa femme Michelle s’engageaient dans une activité de production de films.

Rémi Tevissen – Le fameux réseau Netflix ?

Charles Melman – Netflix. Qui est un truc génial, Netflix, puisque c’est le moteur du streaming. Autrement dit s’il y a quelque chose que vous voulez voir, vous appuyez sur le bouton adéquat et on vous le sert ! C’est quand même fort. Donc, Obama et Michelle, Barack et Michelle entrent donc dans une activité de production de films, c’est-à-dire qu’ils vont là d’où Trump vient. C’est génial ça. Là je franchis un petit saut. C’est-à-dire que, je ne vais pas évoquer les problèmes de distinction entre le spectacle et la réalité, puisqu’aujourd’hui la réalité pour se rendre acceptable vient se produire dans les émissions de spectacle. Pour qu’un homme politique ait de l’audience, il faut qu’il aille dans une émission de spectacle. Ou alors c’est son show qui deviendra le spectacle. C’est-à-dire que tout se passe comme si notre monde était devenu un écran géant. Le matin très tôt quand je prends le métro, trois voyageurs sur quatre… ouais !

Martine Gros – Oui, presque quatre.

Charles Melman – Impressionnant. Chacun est dans sa bulle. Personne n’est avec les autres. Chacun est dans sa bulle, alors, ça provoque sur les visages des émotions que l’on voit, des rires, il y en a qui rythment la musique, dodelinent. C’est un écran géant, et vous voyez de quelle manière nous allons rejoindre la psychose, c’est que tout se passe comme si nous étions constamment sous un regard – un regard – et comme si nous-mêmes étions constamment filmés. D’ailleurs, quand je vois le look de mes contemporains, j’ai souvent l’impression qu’ils sont lookés pour l’objectif de la caméra. Avec, et je termine enfin, la question suivante : dès lors la compétition entre ceux qui sont ainsi lookés, elle est forcément esthétique. Bien. Et dans cette compétition esthétique, est-ce que c’est l’assassin ou la victime qui sera la représentation la plus accomplie, la plus réussie ? Il serait facile de dire que ce sera les deux, éventuellement en même temps. Nous sommes aujourd’hui dans un désarroi moral absolument évident ! C’est incroyable ! J’entendais ce matin à la radio, premièrement : Weinstein a été convoqué au commissariat. Deuxièmement : la rencontre entre le président nord-coréen Kim Jong-un et Trump n’aura pas lieu. Non, mais écoutez, qu’est-ce qui organise cette hiérarchie ce qui a des conséquences évidemment. Ce qui suppose que cette hiérarchie d’intérêt, d’investissement, est présente chez l’auditeur, qu’il s’agit de capter, qu’il s’agit de retenir. Donc, il ne serait pas difficile de penser que c’est parce que nous fonctionnons aujourd’hui les uns et les autres pour un regard, que nous sommes donc filmés : ce qui d’ailleurs avec les caméras de surveillance est, de plus, pas tout à fait faux. Eh bien, nous entrons effectivement dans une période - je dirais -  où la limite qu’introduit le verbe se trouve désinvestie, face à ce qui est l’exigence de complétude et d’esthétisme de l’image. Dans notre vie quotidienne, ça a forcément quelques conséquences. Alors : où commence la psychose ? On pourrait aussi bien traiter : où finit-elle ? Où est-ce qu’elle finit la psychose, moi je n’en sais rien.

Est-ce que vous avez envie de poser une question ? Après la leçon que je vous ai faite et que je vous ai donnée.

Jean-Marc Faucher – Oui, cette question « Où commence la psychose ? ».  Vous avez présenté les choses d’une façon qui heureusement pouvaient s’entendre comme s’il y avait au départ une structure mœbienne et puis qu’elle se transformerait en une bande biface. On pourrait l’entendre différemment, à savoir qu’éventuellement il se produirait ou pas, pour quelqu’un, cette mœbiennisation. C’est-à-dire quelque chose qui effectivement introduirait la structure mœbienne [Ch. Melman – Bien sûr]. Donc il ne s’agirait pas à ce moment-là d’une structure mœbienne qui se serait démœbiennisée, mais d’une mœbiennisation qui ne se serait jamais produite. Voilà. [Ch. Melman – Sans doute]. Et donc, si on revient à cette question « quand commence la psychose ? » ça voudrait dire qu’elle commence extrêmement précocement.

Charles Melman – Sûrement. Il y a vraisemblablement une psychose infantile qui évolue à bas bruit et qui se traduit ou qui ne se traduit pas au moment où il faut passer le bac, c’est-à-dire franchir un gap, un saut, ou même, ce saut franchi, qui trouvera une autre occasion. Mais vous avez raison.

Martine Gros – Moi, je crois que ce sont des psychoses qui commencent dans la période de latence. C’est-à-dire qu’elles se voient moins. La période de latence où il y a une possibilité – pseudo normalisation de la période de latence – qui fait qu’effectivement on ne voit pas. Mais quand on voit ces enfants pour d’autres raisons, ça peut être des frères et sœurs d’ailleurs de ceux qu’on voit [Ch. Melman – Oui], quand on parle avec eux, ils sont capables de nous tenir un discours qui est déjà un discours de psychotique. C’est pour ça, je trouve, qu’il ne faut pas forcément proposer des dessins, des petits jeux, des choses comme ça parce que ces enfants dans la période de latence sont déjà capables de le dire. [Ch. Melman – C’est sûr]. Et à mon avis, je crois que si on peut faire quelque chose c’est vraiment à cette période-là.

Charles Melman – Certainement. Mais oui.

Et puisque je sais que vous aimez les devoirs de vacances…

 

Martine Gros – Ceux qu’on achète et que l’on ne fait jamais, c’est ça ?

Charles Melman – Voilà, exactement ! Vous vous donnez enfin le plaisir de prendre un auteur. On va prendre Artaud, dont, en outre, les œuvres complètes nous sont facilement accessibles. Et vous allez vous poser une question que je trouve, enfin qui m’intéresse ; alors vous voudrez peut-être m’informer sur ce que vous aurez fait : est-ce qu’il est devenu fou ? Parce que lorsque vous voyez ses premiers écrits, c’est un type parfaitement sensé. Est-ce qu’il est devenu fou, lui, par l’écriture ? Parce qu’il en est arrivé par l’écriture à des révélations, si je puis dire absolument essentielles. Et pour que ça vous passionne, commencez par cet écrit qui s’appelle Pour en finir avec l’idée de Dieu. Pour en arriver là, il faut avoir fait un curieux chemin. Et il est vraisemblable que c’est l’écriture qui l’a… Est-ce que, premièrement, cette hypothèse est valide et, deuxièmement, si elle l’est, comment est-ce qu’on peut devenir fou en poussant justement l’écriture à son extrême, c’est-à-dire à l’isolement de la lettre.

Donc n’hésitez pas, vous ne perdrez pas votre temps, et d’autre part comme c’est magnifique son théâtre de la cruauté ! C’était un précurseur, Artaud.

 

Martine Gros – Bien oui, on commence déjà à y penser !

Charles Melman – Ah ! Bon, allez.

Martine Gros – On va beaucoup vous remercier, parce que c’est toujours extrêmement riche et, j’allais dire, en même temps, c’est quand même très lié à la clinique. C’est donc quelque chose à quoi l’on pense quand on voit nos patients.

Charles Melman – Merci Martine. Bien.

 

 

 

Bande de Möbius (Internet : Images)

Bande de Möbius


Le ruban de Mœbius a une seule face. Suivre le point rouge pour constater aussi qu’il n’y a qu’un seul bord.