Charles Melman avec la présence de P.Guyomard : L'inconscient est le politique -1 (transcription)

Grande Conférence Charles Melman et Patrick-Guyomard EPhEP, Grande Conférence EPhEP, le 22/03/2018                                           

Charles Melman – Bonsoir. Première question : que peut-il bien y avoir de commun entre l’économie psychique et puis l’économie sociale et politique ? Je vois qu’on se frotte le menton dans un état de perplexité avancé. Je dirais que ce qu’il y a de commun, c’est que les règles de l’aliénation y sont identiques. Voilà une assertion audacieuse de ma part que je vais essayer de faire valoir.

L’aliénation est cet ordre qui, sans être pour autant inné, sans être pour autant laissé à l’initiative individuelle, fixe pour chacun d’entre nous les idéaux, les règles de l’échange, l’économie complexe du désir. C’est bien par un mécanisme de cet ordre que chacun de nous, sans savoir, jusqu’à ce soir, d’où il procède ; c’est bien par un mécanisme de cet ordre que chacun est aliéné. En faisant remarquer aussitôt que celle-ci a toujours un prix, c’est celui du renoncement à ce que soit présentifié sur la scène publique, pour chacun, ce qu’il en serait d’une expression sexuelle. C’est le prix que nous payons pour figurer les uns et les autres, honnêtement, pudiquement, sur la scène sociale, c’est-à-dire le renoncement donc à toute expression sexuelle, celle-ci étant réservée à une autre scène que la scène publique, et qui constitue donc (cette autre scène) la scène privée.

Il me semble qu’il y a depuis Freud un progrès considérable qui consiste à souligner que chacun vit ainsi sur deux scènes, une double scène, celle bien sûr de sa présence dans le champ des représentations, sa figuration, qui a ce prix, ce prix de la pudeur ; et puis cette autre scène privée, qui est à proprement parler celle de la vie sexuelle, et qui ne connaît pas de loi, qui est fondamentalement et essentiellement hors norme.

J’avance tout de suite cette remarque, qui est que le refus par l’opinion et par les courants forgés par nos amis intellectuels, que l’on appelle ainsi, le refus de la psychanalyse se trouve légitimé par le fait que, ce qu’effectivement la psychanalyse vient mettre au jour, c’est ce qui ne doit pas venir au jour, c’est-à-dire cette autre scène, dont nous ne pouvons tenir compte, même si elle va s’y exprimer de façon dissimulée à sa manière, dont nous ne pouvons tenir compte dans nos échanges publics.

Présenter l’affaire qui nous concerne, qui nous intéresse comme je l’entame, veut dire que s’exerce donc pour nous une loi générale qui est celle d’un refoulement, que Freud a merveilleusement appelé originaire, puisqu’il est là dès le départ et sans avoir de législateur. Là encore, voilà une législation essentielle, qui sans être celle d’une Cité mais qui pourrait être celle de notre comportement, se dispense de tout législateur. Un refoulement originaire donc, et qui est spécifiquement propre à notre espèce. Sur cette autre scène, nettoyée de la scène publique, se joue une part de notre existence, dont on ne saurait dire quelle est négligeable.

Comme vous le savez, il y a aujourd’hui ce mouvement des neurosciences qui tendrait à établir qu’il n’y aurait pas de coupure dans le monde animal, entre l’animal et l’homme, homme qui après tout n’en serait qu’un exemplaire, serait en continuité. C’est en tout cas ce que révéleraient les explorations faites sur les possibilités du cerveau.

Nous sommes néanmoins là en train d’approcher une différence tout à fait essentielle. Le jour où le spécialiste en laboratoire découvrira que la guenon sur laquelle il expérimente se voile la partie basse de son corps lorsqu’il entre, je crois que ce jour-là il éprouvera une certaine angoisse, et qu’il estimera qu’il y a effectivement quelque chose qui ne va pas très bien, qu’il y a un problème.

Cette distinction entre le privé et le social, ces deux scènes sont essentielles pour avancer dans ce que je vais essayer de démontrer, cette démonstration venant de la part d’un spécialiste de l’économie psychique, dont la propriété justement, de ce fait, est qu’il se balade entre les deux scènes, sur le bord, entre les deux.

La question qu’abordent inévitablement les régimes politiques, tous, est la place de ce curseur entre le public, la scène publique, entre ce qui est autorisé, ce qui est admis, ce qui est correct, moralement et politiquement sur la scène publique et puis l’espace privé.

Ce qui est remarquable, je crois qu’on pourrait le remarquer dès ce départ, c’est que ces régimes politiques sont d’abord curieusement peu nombreux, les possibilités d’organisations sociales sont en petit nombre. Ils sont toujours les mêmes, c’est-à-dire depuis qu’ils ont été recensés il y a 2.600 ans. Ils n’ont pas changé, ils n’ont pas bougé. On n’a toujours pas trouvé mieux que ce qui a été établi à ce moment-là, c’est-à-dire, je me permets de les énumérer : la tyrannie, la royauté, la théocratie, l’aristocratie, et puis enfin la démocratie. Chacun de nous sera sensible au fait que ces régimes sont toujours aussi décevants, et aucun d’eux n’a pu être retenu comme étant la forme idéale de la vie sociale. Ils sont toujours incurables depuis ces premières études faites donc par Platon et par Aristote, malgré notre intelligence et nos capacités, nous n’avons jamais trouvé mieux, et cette incurabilité persiste, outre le fait que nous savons qu’ils sont également, éventuellement, menaçants et dangereux.

Lorsqu’on s’intéresse à la façon dont le problème a été posé par la philosophie ancienne, on voit bien que les Anciens ne peuvent penser le corps de la Cité que comme un corps organique dont les parties, que ce soient la partie directrice ou les parties soumises, auraient à tenir harmonieusement ensemble pour le bien-être général. C’est bien en tout cas ainsi que dans cet ouvrage toujours sensationnel et qui s’appelle La politique, c’est bien ainsi qu’Aristote pose le problème. Avec cette difficulté mentale qui nous est propre, qui dure, qui persiste, à savoir comment penser l’unité d’un organisme, la Cité, faite donc d’éléments séparés, éventuellement et presque toujours (c’est ce qu’il démontre), conflictuels entre eux. Et quel est donc le référent qui pourrait faire tenir ensemble et fonctionner d’une façon qui serait harmonieuse et satisfaisante pour tous, des parties qui peuvent chacune, évidemment comme cela s’est démontré, refuser l’unité à laquelle elles appartiennent, ou bien vouloir la subvertir et reprendre le pouvoir ?

Il est sans intérêt ici que j’évoque la façon dont Aristote tente de mettre en place ce qu’il en serait d’un bien suprême, d’un Souverain Bien auquel il conviendrait que chacun vienne se soumettre pour assurer cette harmonie ; nous savons en tout cas que celle-ci, ladite harmonie n’est toujours pas réalisée.

Pour ajouter encore un mot à mon introduction sur ce qui était cette réflexion antique, il est bien certain que nous sommes encore émerveillés par ce qui a pu paraître le miracle athénien, c’est-à-dire – c’est bien en ça qu’il est miraculeux – la découverte que le lieu du pouvoir dans la Cité était un lieu vide qu’il convenait à des citoyens tirés au sort, des citoyens quelconques, de venir l’occuper, ce lieu, quelles que soient leurs qualités propres - au demeurant ils n’en avaient pas – et assurer les fonctions telles qu’elles se dégageaient du fait de venir occuper ce lieu, fonctions destinées à assurer le meilleur État, le meilleur régime de la polis, de la Cité.

C’est évidemment ce qu’on peut à juste titre considérer comme un miracle, puisque celui-ci a rapidement été oublié ou effacé pour ne plus concevoir que l’habitation de ce lieu par une autorité tutélaire et rendue responsable du fonctionnement collectif.

Il faut dire que, comme nous le savons, cette démocratie ainsi réalisée est instable et dangereuse, avec une remarque que je me permettrai sur les causes de cette instabilité, en voyant dans les révoltes populaires, ce qui témoigne avant tout de la défection du pouvoir du maître. Je veux dire que cette instabilité des démocraties semble avant tout illustrer le fait qu’à tel ou tel moment de son histoire, le maître n’a pas tenu sa place et n’a pas assuré ses fonctions.

Si vous avez là-dessus quelques doutes, je me permets de vous renvoyer à Démosthène et aux interventions qui nous sont restées de lui, et où sans cesse il essaie de secouer l’assemblée de ses concitoyens pour leur dire qu’ils ne doivent pas hésiter à payer de leur poche, par exemple pour armer la flotte, afin justement d’assurer leur fonction.

Ce qui nous intéresse aussi dans ce départ, dans sa fraîcheur, c’est que la solution platonicienne, c’est-à-dire celle du communisme, illustre le fait que ce qui semble le vice interne de toute Cité, c’est la répartition inégale des biens. Et que c’est cette inégalité dans la répartition des biens qui est la source des tensions entre les groupes, et qui aboutit à la destruction de la communauté ; comme vous le savez, cette communauté allait jusqu’à concerner celle des femmes et des enfants. Autrement dit que le mal réside dans cette inégalité dans l’appropriation des biens.

S’il fallait s’amuser à une brève remarque sur cette démarche, je pense que vous êtes éventuellement sensibles au fait que cette désappropriation des biens pour que l’usage en soit partagé au sein d’une collectivité, est effectivement un courant que l’on peut voir se produire actuellement dans notre milieu et en particulier chez les jeunes, et que cette désappropriation des biens au profit d’un partage de leur usage, y compris éventuellement des femmes, ne peut manquer de retenir notre attention.

Dans ce contexte, ce qui apparaît comme étant le mal c’est l’inégalité. C’est l’inégalité dans la Cité qui va être responsable de ces fractures, de ces brisures, éventuellement de sa disparition. Le mot d’ordre est toujours évidemment dans les exigences de la parité, ces exigences sont toujours actuelles. Mais faisons quand même remarquer au passage, pour m’en servir dans quelques instants, que cette inégalité est toujours le résultat de l’échange. À partir du moment où il va y avoir échange, l’échange qui est le moteur économique de tout groupement social, échange des biens, le résultat à la sortie en sera systématiquement l’inégalité.

Avant d’avancer et d’en venir au point que je souhaite mettre en relief dans cette introduction à mon propos, l’inconscient c’est le politique - phrase forcée, Lacan a dit semble-t-il que c’est la politique, mais ça ne change pas essentiellement le problème, formulation tellement audacieuse et que nous essayons de faire valoir à l’occasion de ces quelques rencontres - eh bien en conclusion, en tout cas de cette introduction que j’ai faite, revenons sur ceci : premièrement le petit nombre de régimes politiques possibles. Deuxièmement : le fait que dans chacun d’entre eux se produiront de façon régulière, prévisible, des réactions susceptibles de mener à la destruction de ce régime. Ce qui marque une sorte de répétition et la systématicité à la fois de ces formes et de leur devenir, nous laisse penser qu’il y a là une rigueur de type scientifique, qu’il ne s’y produit aucune fantaisie. Il ne s’y produit rien qui apparaisse comme invention. Il ne s’y produit rien qui ne paraisse nécessaire, inévitable, et alors même que les citoyens en sont informés, en sont avertis, comme si le processus une fois enclenché allait se poursuivre de lui-même, et y compris vers des issues désagréables. Donc si on veut bien retenir la rigueur de ce dispositif, de ses lois, de son devenir, la systématicité des réactions citoyennes, on est enclin à penser que nous sommes en présence d’une démarche dont la rigueur s’apparente à une rigueur scientifique, qu’après tout nous aimerions peut-être connaître, dévoiler.

Ceux qui ont été bien sûr au plus près de ce dévoilement ont été, et ils ne sont pas très anciens, Marx et ses élèves. Ils ont témoigné de ce que j’évoquais il y a un instant, c’est-à-dire que les lois de l’échange aboutissaient inéluctablement à une inégalité sociale, ce qui se concrétise dans l’accumulation du capital, avec la conclusion politique que l’on sait, c’est-à-dire celle de la révolution populaire qui devait en être le terme salutaire afin d’établir l’égalité jusqu’ici jamais vue.

Ce que nous, nous pouvons, je dirais sans être impertinent, remarquer au passage ici, c’est que finalement les révolutions qui eurent lieu en se réclamant du marxisme, le furent au nom de passions qui semblaient beaucoup plus nationalistes que liées proprement au déséquilibre et à la misère sociale. Que ce sont en tout cas les arguments de type nationaliste qui semblent avoir été le ferment unitaire. Passion nationaliste, alors que, comme nous le savons, Marx avait prédit leur disparition de l’État et de la Nation. Passion nationaliste que l’on va retrouver absolument identique avec le fascisme.

Comme si donc c’était moins la question des besoins à satisfaire, de la misère sociale qui était le moteur de ces révolutions, que la misère que je me permettrais de signaler comme étant celle de la dignité, ce qu’on peut aussi appeler narcissisme des peuples concernés. Cela a été parfaitement illustré par celui qui s’est appelé Mussolini, qui venant du milieu socialiste a simplement vérifié que les tirages de son journal augmentaient à chaque fois que le thème nationaliste y était abordé  et que l’établissement d’un pouvoir politique semblait être beaucoup plus fort, beaucoup plus unitaire, dès lors que c’était la misère de l’identité, de la dignité éprouvée par le peuple, qui œuvrait pour lui permettre de se reconnaître enfin une identité égale, une égalité dans l’identité à l’occasion du régime qui allait ainsi être établi.

Au point où nous en sommes de ce parcours rapide mais qui en tout cas soutient ma démarche, je dirais que nous n’avons absolument pas progressé. Nous n’avons pas progressé parce que la clé de l’affaire, il y en a une, la clé de l’affaire va se manifester dans un domaine complétement inattendu et où personne ne serait allé la chercher, ni même être en mesure de la supposer. Il faut dire que les créateurs eux-mêmes de cette expérience qui s’appelle la cure psychanalytique, n’ont à aucun moment envisagé qu’ils arrivaient ainsi sur le mode d’une production privée, à mettre en mouvement les déterminations essentielles de l’aliénation commune, privée, aussi bien que publique. Avec en outre, en prime, la façon dont ces deux scènes, que j’évoquais au départ, étaient susceptibles de venir se soutenir l’une l’autre.

La surprise de Freud, qui a toujours été et qui est toujours celle des praticiens de cette discipline, c’est le fait de découvrir qu’une situation aussi arbitraire que celle qui invite un locuteur quelconque à se détacher de ses adresses habituelles, et du souci qui ordonne son discours selon les circonstances attendues, que cette invitation donc faite à un locuteur quelconque de se détacher de la sorte de son adresse habituelle pour parler à on ne sait qui, à  il ne sait pas qui -  et même si celui-ci est figuré par celui qui se tient derrière le divan - avec la fantaisie de ce qui est susceptible à ce moment-là de se produire dans son esprit (à qui donc s’adresse-t-il dans ce discours improvisé et parfaitement fantaisiste ?), que cette invitation à la liberté de parole apparente va se révéler régie par une rigueur souterraine puissante.

Non seulement cette adresse va se maintenir dans l’ignorance du destinataire, mais ce destinataire non figuré va être l’objet de cette manifestation étrange d’amour qui s’appelle le transfert, avec ce désir souverain d’être reconnu et aimé par celui qui serait au terme de cette adresse, même si ces figurations restent incertaines ou seulement construites par ce qu’il en est de l’amour que le locuteur lui adresse.

Nous resterions là dans une manifestation psychique surprenante, mais qui ne tirerait pas à d’autres conséquences s’il ne se manifestait ceci qui est essentiel : pour le locuteur, se révèle à lui que l’autorité, le pouvoir qu’il attend, qu’il aime, qu’il implore, eh bien le pouvoir, l’autorité, émane de ce lieu énigmatique et habité par un destinataire lui-même énigmatique. C’est de là que vient le pouvoir auquel il est prêt à parfaitement se soumettre dans l’attente, voire dans l’exigence qui peut parfois s’exprimer de façon impérative d’ordres, de prescriptions, de recommandations qui émaneront de ce lieu. Le sujet attend qu’il puisse se mettre en conformité avec ces commandements pour pouvoir enfin réaliser avec le pouvoir ce type d’harmonie guérisseuse de l’angoisse et assurant un indiscutable bien-être.

Il est évident que ce fait, car il s’agit d’un phénomène et je dis bien produit dans certaines circonstances par une mise en place expérimentale inattendue, ce phénomène vient nous informer d’une façon qui n’est pas accessible à la scène publique, à notre pensée commune, cette mise en place vient nous informer d’une façon qui ne semble pas avoir été jusqu’ici, prise en compte par les politologues. C’est ce qui pour nous fait autorité, dans ce qui va être une relation qui se voudrait réciproque, et c’est ce qui, dans l’attente d’une réponse de ce locuteur énigmatique auquel le sujet s’adresse, va être l’axe sur lequel vont se construire tous les pouvoirs. Ceux-ci ont pour propriété de mettre en place à la pointe de cette adresse, ce qui peut être la figure du tyran, celle du roi supposé être bienveillant pour son peuple, celle des meilleurs de la Cité, les aristocrates, voire éventuellement le gouvernement du peuple par le peuple, tel que le réalisait la démocratie athénienne.

J’ai en souvenir des tentatives de dialogue que j’ai pu faire avec un politologue respectable et dûment informé, qui est donc Marcel Gauchet, sur justement ce qu’on appelle les conditions de la liberté ; avec le fait qu’à partir de cette expérience que j’évoque pour nous, il est clair que la liberté - voilà déjà une première indication qui pourrait nous instruire : que la liberté c’est ce dont nous souffrons – il est clair que ce que nous attendons, c’est bien sûr ce dont cette expérience témoigne : c’est bien au contraire la direction, la prise en main qui serait la bonne et qui pourrait nous réconcilier aussi bien avec nos idéaux, qu’avec nos concitoyens, et avec le monde.

Il m’arrive de recevoir des jeunes qui sont émouvants et passionnants pour la raison très simple qu’il leur arrive assez souvent aujourd’hui de ne pas savoir d’où ils viennent du fait de ce que l’on appelle la décomposition de la famille, et du même coup de ne pas savoir où ils vont. C’est-à-dire quels pourraient être leurs engagements. Qu’est-ce qu’ils pourraient désirer ? Y compris d’abord pour eux-mêmes. Ils sont sympathiques en diable, et venant parfaitement illustrer ce qui est pour eux une pathologie que l’on ne peut pas appeler autrement – jugez du scandale de mon propos – pathologie qui est celle de la liberté. Vous vous rendez compte de qu’on est amené à dire dans ce cas-là ! Et cependant à le constater : ils souffrent d’un manque d’aliénation. Il n’y a pas pour eux d’aliénation, il n’y a pas d’ordres auxquels ils puissent se référer et qui viendraient réguler leur conduite. Mais ce qui est frappant, c’est qu’ils viennent trouver l’analyste ! Ça ce n’était pas prévu dans les protocoles initiaux car on venait chez l’analyste surtout pour un refoulement un peu trop dévastateur, un peu trop massif, et dont il s’agissait de se libérer. Voilà bien quand même quelque chose de nouveau et que j’ai essayé en son temps de mettre en relief : que l’on vient maintenant voir l’analyste pour lui demander quel serait le type de refoulement qui serait le bon. C’est en tout cas le type d’expérience auquel, je vous assure, les praticiens qui fonctionnent en ce domaine, sont confrontés avec quelque régularité. De plus il y a cette incidence qui n’est pas négligeable : ces jeunes risquent d’être happés par un prophète quelconque passant à leur périphérie, pour peu qu’il ait un peu de charisme et qu’il soit inspiré pour se référer à des textes. Ils seront happés, avec le sentiment que cette aliénation gagnée, acquise, leur fournit l’identification qui leur faisait défaut. Ils seront dès lors engagés dans un mécanisme, dans une machinerie, elle aussi parfaitement rigoureuse et de laquelle il sera évidemment fort difficile de les sortir.

En faisant remarquer ceci, et qui est quand même à mettre au crédit de ce médecin viennois qui par hasard est tombé sur cette affaire, qui a pris au sérieux ce que lui racontait un confrère, qui a écouté une hystérique, qui a écouté ce qu’elle lui racontait. Alors il s’est trouvé qu’elle s’est mise à aller mieux, que ses symptômes spectaculaires se sont trouvés soulagés, mais que s’est produit quelque chose qui l’a beaucoup embarrassé (ce professeur), c’est qu’elle s’est jetée à son cou. Et que ce brave homme, soucieux de préserver sa famille, a préféré premièrement raconter l’histoire à Freud, et deuxièmement partir en vacances avec sa femme pour avoir un enfant.

Freud, loin de prendre cette manifestation comme étant justement accessoire, a accepté de prendre en compte le phénomène, pour estimer quoi ? Pour estimer que le travail de la cure consistait à se déprendre de cet attachement, de ce transfert, et qu’il mettait au compte de ce qu’il appelait l’infantilisme généralisé ; il soulignait que les patients qu’il était amenés à voir, les névrosés, semblaient tous marqués par le trait d’un infantilisme persistant, puisque justement ils restaient toujours dans la dépendance d’une autorité, qu’elle soit paternelle ou qu’elle soit maternelle, qu’elle soit professorale ou ce que l’on voudra. Mais qu’au fond, ce à quoi ils renonçaient, c’était de se forger leur propre démarche. Propre démarche voulant dire simplement celle qui aurait été compatible avec la réalisation de leur désir, non plus celle du refoulement de ce désir, mais de son accomplissement. Freud, dans cette découverte, n’a pas hésité un instant pour estimer que cette manifestation, la relation commune à l’autorité et au pouvoir, avait à être résolue – c’est une position éthique ! – non pas par la mise en harmonie avec des textes idéologiques ou sacrés, mais avait à être résolue par ce qu’il en était du renoncement, s’il est possible, à cette source d’inspiration.

Dans cette affaire, l’un de ses suiveurs, Lacan, a poussé le bouchon devant cette autre constatation : l’inquiétude de Freud de voir qu’il ne pouvait se servir que du langage de la psychologie pour aborder l’économie psychique à laquelle il avait affaire. Or le langage de la psychologie est forcément habité par des présupposés qu’il ne nous appartient pas ici d’évoquer. Donc ce suiveur de Freud, le dénommé Lacan, fait remarquer que le moyen matériel physique du processus, que je viens d’évoquer, était le langage. Il n’y avait pas d’autre intermédiaire dans cette affaire que le langage, et qu’il n’était pas très difficile, dans la formation des symptômes et de bien d’autres déterminations, de reconnaître ce qu’il en était de la dépendance de cette espèce animale particulière que nous constituons, en tant qu’elle est habitée par le langage. De telle sorte qu’il a inventé ce terme - il en a inventé beaucoup - mais enfin inventé ce terme qui mérite d’être retenu, ne serait-ce que pour nous amuser, le terme de   « motérialisme », la matérialité du mot, de l’élément matériel, celui dont éventuellement on pouvait attendre, voire espérer une approche scientifique des effets. Scientifique, ça veut dire indépendant des engagements subjectifs propres à tel ou tel. Scientifique veut dire que c’est organisé comme ça, que ça me plaise ou que ça ne me plaise pas, que ça me serve ou que ça me desserve, c’est fait comme ça. Donc Lacan a franchi ce pas supplémentaire en situant l’élément matériel, non plus le langage de la psychologie, l’élément matériel à l’œuvre dans ses formations, en isolant ce qu’il a appelé, en s’amusant et en passant le motérialisme.

Nous avons de ceci des témoignages , et je vais vous en donner ce soir au moins trois, s’il fallait nous convaincre, et qui sont d’ordres différents. Le rassemblement va vous paraître hétéroclite, mais néanmoins ils ont en commun justement le motérialisme.

Le premier témoignage que nous avons et qui n’a pas pu marquer la pensée occidentale pour des raisons très simples qui tiennent aux effets de la traduction. Le témoignage, nous l’avons avec ces recherches herméneutiques faites par des obstinés qui cherchaient à percer le dernier mot du texte sacré, les spécialistes de la Kabbale. Parce qu’on n’arrivera jamais finalement, dans ce transfert amoureux sur l’auteur du texte sacré, à être certain de sa signification ultime, et cela malgré la ponctuation, malgré… enfin bref, peu importe ! Donc cet isolement opéré par les kabbalistes, du fait que ce qui était déterminant, c’était certes le mot mais plus primordialement ce qui constitue le mot, c’est-à-dire la lettre. Finalement le jeu de l’appareil qui donnait son sens au texte, c’était le jeu de la lettre. Voilà l’élément matériel tellement inattendu, tellement surprenant au principe de ce qui viendrait réguler notre espèce, notre rapport à la lettre.

Attendez ce n’est pas rien ! Non pas tellement la voix, celle dont justement l’analysant attend qu’elle se produise de la part de celui auquel il s’adresse, la voix qu’il réclame. Il voudrait bien l’entendre quand même ! Même s’il ne peut rien faire d’autre que de l’entendre. Elle n’est pas dans le signifiant, avec le sens après lequel il court. La lettre elle n’a aucun sens, mais elle est capable par ses agencements de les créer tous (les sens). C’est une relation inaugurale qui s’est trouvée perdue du fait des nécessités de la traduction du texte sacré. Et il est bien évident que la traduction elle va forcément aller au sens. Puisqu’on s’interroge toujours sur la trahison opérée par la traduction, elle est là. Alors on est forcé de se référer au sens, alors que c’est le jeu de la lettre qui l’éclaire ce sens, absolument comme dans l’analyse d’un rêve. Donc incidence première perdue.

Je reprends cette anecdote, si tant est qu’elle ait quelque intérêt, que j’ai entendue de la bouche de l’intéressé, c’est-à-dire d’un rabbin venu consulter Lacan pour lui demander s’il avait besoin d’une psychanalyse. Et celui-ci, mais peut-être parce qu’il en avait un peu assez, lui a répondu que ce n’était pas nécessaire puisqu’il avait la Kabbale. C’était pousser là encore les choses un petit peu loin. Mais en tout cas, on voit bien comment ça s’est perdu ensuite pour nous.

Le deuxième argument que je compte évoquer est celui que j’ai déjà évoqué pour avancer, c’est-à-dire le fait que l’autorité, par l’opération dite « du transfert », relève, signale ainsi par ladite opération, quel est son domicile. Comme on le sait, dans une révolution, il s’agit toujours d’occuper quelques lieux stratégiques à partir desquels on tient le pouvoir : le Palais d’hiver, la Poste centrale, le Ministère des finances bien sûr. Désormais on occupe un lieu symboliquement fort à partir duquel s’exerce l’autorité, le pouvoir. Les politologues – mais à juste titre, on ne saurait le leur reprocher – ne peuvent aborder, puisque ça ne relève ni de leur expérience ni de leur spéculation, ce fait que le lieu, le domicile du pouvoir est dans l’Autre, c’est-à-dire dans ce lieu d’où nous proviennent nos propres messages.

Si je vous parle, c’est que mes propres messages à moi qui vous parle, « d’où est-ce que ça me vient » ? Ça me vient d’un lieu assurément qui ne se trouve pas déshabité, puisque je fais sans cesse référence à des figures connues qui l’habitent. Mais c’est en tout cas à partir de ce lieu que j’essaie d’appuyer l’autorité de mon propos pour retenir votre attention, voire pour essayer de le valider.

Ce qui sera très difficile pour le psychanalyste, et c’est ce qui a constamment embarrassé Freud et qu’il n’a pas résolu : c’est la question de savoir de qui donnait l’autorité à son propos. Etait-ce une instance justement qui venait en quelque sorte comme pour chacun valider ce qu’il racontait, ou bien était-ce sa propre personne civile, autrement dit le « professeur Freud » qui vous racontait ceci ou cela. Pour résoudre cette impasse, cette impasse comme Freud essayait de faire, en sollicitant la liquidation du transfert,  il faut faire advenir ce lieu d’où vient l’autorité fondamentale pour chacun d’entre nous, comme un lieu vide. C’est-à-dire que pour lui-même, il n’y avait rien, personne qui là puisse venir confirmer, le soutenir dans ce qu’il avançait. Mais il n’a pu que tenter de résoudre la question par ce qu’on a appelé un dogmatisme. Dogmatisme inévitable, puisque dans l’opération que je suis en train d’évoquer, il n’y a personne pour venir justifier l’autorité, la justesse de ce qu’il avance. D’où la façon dont il va essuyer un certain nombre de réclamations, d’oppositions, de vindictes, enfin les tous les mécontentements habituels dans le fonctionnement des groupes, comme s’il était lui, bien sûr, responsable d’une discipline qui, d’être référée à l’autorité traditionnelle, était censée venir s’imposer à chacun, alors que bien entendu elle était faite pour tenter d’affranchir chacun de ladite autorité qu’il était accusé de représenter.

Je lisais hier un propos amusant, dans lequel il était recommandé aux psychanalystes, puisque je m’interrogeais sur la relation des psychanalystes au concept : qu’est-ce qu’ils en font du concept ? Et je lisais cette recommandation amusante, faite par quelqu’un sûrement d’assez naïf, et qui disait que le psychanalyste ne devait avoir ni fidélité ni subordination à l’égard du concept. Oubliant parfaitement que le concept en matière de psychanalyse est justement fait pour essayer de soutenir qu’il ne s’agit d’avoir vis à vis de lui rien qui ne soit de la dimension de la foi (fidélité) ou de la dimension de la soumission au maître, c’est-à-dire de la subordination. Mais justement ledit concept est fait pour ça ! Comment accepter de reconnaître que dans ce mouvement que j’appelle pour m’amuser d’émancipation, c’est-à-dire de sortie de la main qui tient chacun, comment faire pour admettre que justement cette main, elle est sans bras et acéphale. C’est une main qui tient, mais au bout de cette main il n’y a personne. C’est un problème de logique qui a été très bien abordé dans la discipline avec Lacan, en reprenant des axiomes de l’arithmétique, à savoir que le nombre premier c’est le zéro. C’est parce que je le nomme que je le reconnais comme Un, et c’est comme ça que la chaîne peut démarrer, la chaîne des nombres : c’est axiome de Peano. Avec évidement cette difficulté, dont je n’aborde pas maintenant  toutes les incidences qu’elle peut avoir concernant la vie sociale et la vie politique, ce n’est pas là tout de suite mon propos. Cette difficulté je dirais est celle du flottement permanent entre le zéro et le Un.

Enfin dernier argument que je vais évoquer pour vous de façon absolument originale, et j’espère que Patrick Guyomard qui veut bien être avec nous ce soir avant d’intervenir lui-même ultérieurement, que Patrick Guyomard ne m’en voudra pas de traiter. C’est un sujet qui n’est pas traité mais qui à vrai dire me fascine. Donc permettez-moi d’essayer de vous faire partager ma fascination. C’est la vie des groupes psychanalytiques. C’est fascinant ! C’est fascinant, parce que si l’on consent à faire un tout petit pas d’écart et à analyser ce qui s’y produit, on y voit dans un microcosme la naissance, la formation, l’agencement, la distribution, les querelles, les exclusions, les passions, les installations dogmatiques, les refus, la guerre, aussi bien intestine qu’entre groupes. C’est-à-dire on y voit, comme dans un microcosme absolument expérimental, la manière dont se constitue le groupe social à partir justement de cette dépendance à l’endroit de ce que – je reprends ce terme – à l’endroit d’un Autre, du lieu d’où lui viennent les messages auxquels il se réfère, et dont il paraît incompatible avec la vie du groupe que ce lieu puisse être vide. Il lui faut donc à chaque fois assurer  à ses membres la pérennité, la justesse, le bon vouloir, la rectitude, l’honneur, l’intelligence, la bonté, etc., de l’instance à laquelle se réfèrent les arguments d’autorité.

Je me permets de signaler, je veux dire la façon dont là encore de façon parfaitement expérimentale peut se produire ce fait, chez des spécialistes qui ne sont absolument pas versés, ni souvent proches des problèmes de la vie sociale et politique. Il y a eu très tôt autour de Freud des élèves qui se sont engagés dans l’action politique et sociale pour évidemment  se perdre. Mais pour ma génération, j’ai souvent entendu la remarque que le psychanalyste ne pouvait en aucun cas s’engager dans les problèmes de la Cité, dans la mesure où ce n’était pas son domaine et qu’il n’avait pas qualité pour le faire. Ce qui à la fois est apparemment juste et en même temps fondamentalement faux. Puisque, comme j’ai essayé de le souligner dans mon propos de départ, le processus d’aliénation individuelle et collective est strictement le même. C’est le même matériel, c’est le même motérialisme. Ce qui ne veut pas dire que le psychanalyste soit invité à se faire guérisseur, le chantre de ce qui serait enfin la résolution des conflits, puisque déjà le moindre qu’il puisse constater, c’est qu’il ne résout pas le conflit. Il avance peut-être sur la façon de l’aborder, de le traiter ; mais il peut souhaiter que lorsqu’il s’agit d’un conflit entre un homme et une femme que la réciprocité de l’approche par l’un et par l’une puisse permettre d’être moins simpliste qu’ordinairement dans la façon dont ce conflit se règle ou se dérègle. En tout cas il ne règle pas le conflit, mais semble permettre de l’aborder d’une façon honnête. C’est-à-dire qu’il ne s’agirait pas d’un déplacement mais d’une analyse de ce qu’est la propriété de ce conflit, dont je dis bien encore une fois, dans la mesure où il se situe entre personnes, qu’il est peut-être susceptible, dès lors qu’elles sont l’une et l’autre informées, si c’est possible – ça ne se voit pas forcément tous les jours – dès lors d’engager un mode de relation essentiellement différent de ce qu’alimente la bêtise des conflits ordinaires.

La politique – et je m’arrête là-dessus – s’est toujours trompée de cause. S’engager dans une cause politique, ce n’est pas de ma faute et sans doute ai-je pu y verser comme certains qui n’étaient pas nécessairement les plus mauvais, c’est être sûr de se tromper.

Il m’est arrivé d’interroger des puissants politiques au terme de leur parcours pour leur demander s’ils n’avaient pas le sentiment qu’ils s’étaient toujours trompés. Il serait nécessaire de  vérifier leurs parcours, point après lequel il sera possible de poursuivre au cours de ces rencontres et avec l’appui d’un politologue éminent, Dominique Reynié, informé sur ces problèmes et très large d’esprit, avec l’aide de Patrick Guyomard, afin d’essayer de poser les problèmes différemment.

Premier temps assurément indispensable, même si je le dis bien, j’ai pu dans ma discussion, dans mes discussions, dans mes échanges avec cet homme excellant, Marcel Gaucher, constater la limite infranchissable dans la différence des approches, et donc de ce qui pouvait être fait ou pas fait ensemble. Donc je dis bien, voyons en tout cas et sans en attendre quelque bénéfice immédiat ou tardif, voyons si les problèmes peuvent être posés à partir de cette expérience complétement farfelue en la matière, et qui cependant s’avère – quelle surprise ! – souveraine pour aborder des questions majeures et jusqu’ici déplacées qui ne sont pas traitées à leur juste place.

Merci pour votre attention. Bien que ce ne soit pas du tout prévu, Patrick est-ce que tu aurais envie de nous dire un mot ?

Patrick Guyomard – Oui enfin, le premier mot que je voulais dire, et je suis sûr que je le fais en tout cas au nom de tous ceux qui sont venus ici pour t’écouter, et puis aussi de tous ceux qui t’écouteront, c’est évidemment et sincèrement de te remercier. De te remercier non seulement pour ce séminaire, mais de l’avoir introduit de cette façon, dont je dirais qu’elle est à la fois assez radicale, directe, qu’elle ne laisse pas tellement d’échappatoires, mais tant mieux ! Qu’elle est effectivement rude et difficile ; et qu’au fond l’une des questions que je me posais, c’était comment entendre cette phrase aussi énigmatique qu’affirmative de Lacan : l’inconscient c’est le ou la politique. Et je trouve que tu en as donné, enfin tu l’as resituée sur son vrai terrain, et tu en as donné des échos extrêmement forts et à reprendre.

Alors évidemment ça a conduit à la question de l’Autre, et à cet Autre dont peut-être nulle part ailleurs, mieux que dans une analyse, on fait l’expérience. À la fois parce qu’on l’appelle, on essaie de s’y fonder, on l’aime en effet sans savoir très bien qui on aime, et on en attend beaucoup et trop.

La seule chose que je voulais dire, mais c’est déjà peut-être commencer ce que j’aimerais développer, c’est qu’au fond, quand tu es parti de la distinction entre le public et le privé, qui est en effet tout à fait essentielle, j’y entendais un écho, tu n’as pas dit le mot mais évidemment c’est là, autour de ce que Freud appelle « l’autre scène », qui est au fond peut-être ce à quoi il tenait le plus et qui est un des mots de l’inconscient, l’autre scène. Il y a une autre scène, elle est Autre, c’est la scène de l’Autre, et comment la fait-on exister et effectivement qu’en fait-on ?

Quant aux Grecs que tu as évoqués, en parlant de Démosthène et des philosophes, ils avaient un traitement particulier de l’autre scène qui peut-être n’est pas sans intérêt pour notre affaire, qu’on y adhère ou pas. Mais dont je pense qu’il éclaire assez une partie de l’intérêt que Freud avait pour les Grecs, jusques et y compris le mythe d’Œdipe.

Les Grecs n’étaient pas du tout monothéistes, ils étaient polythéistes. C’est-à-dire qu’ils étaient assez habitués à ce que la vie des humains soit embarrassée par les affaires des dieux, par les paroles des dieux, les querelles des familles des dieux qui ne laissaient jamais les humains tranquilles, exactement comme Poséidon dans sa haine d’Ulysse ne l’a absolument pas laissé rentrer tranquillement chez lui. Les dieux sont présents. Alors ce n’est pas du tout un abord de l’Autre sous la forme majeure et prioritaire du vide, bien qu’il y ait dans L’interprétation des rêves la question de l’homme phallos ou du mycélium entrepris par Freud sur lequel pousse le champignon du désir. C’est-à-dire qu’il y a à la fois un centre incontestable, mais ce centre n’est pas seulement vide. Et du coup l’affaire des Grecs, peut-être l’affaire de Freud – ça je ne sais pas – c’est de constituer l’autre scène, et dans les tragédies grecques de faire le partage entre le monde des hommes et le monde des dieux, étant donné qu’on part d’une interférence. Quand tu disais que le politique s’est toujours trompé de cause, j’entendrais quelque chose qu’on pourrait dire à peu près de tous les héros grecs, ils se sont peut-être presque toujours trompés sur le partage entre le monde des dieux et le monde des hommes. Au fond le problème grec, c’est l’incapacité et l’impossibilité de poser de façon claire et assignable ce qui relève des dieux et ce qui relève des hommes. Les hommes ont tendance à se prendre pour des dieux, mais aussi les dieux se prennent trop pour des hommes et ne laissent jamais les humains tranquilles. C’est ça l’hybris.

Alors il ne s’agirait pas simplement dans cette affaire de reparler des dieux, quoique ! Mais de faire le lien avec ce que dit Lacan, quand il dit que le champ des dieux c’est le champ du réel, mais le réel évidemment appréhendé d’une façon particulière, c’est toute la question des dieux, pas simplement judéo-chrétiens mais aussi du polythéisme. Du coup l’affaire humaine devient l’affaire de rester humain. C’est la question d’Ulysse : dans un monde où tout pourrait empêcher de l’être (humain), que ce soient les forces de la nature, la jalousie des dieux, les guerres, etc. Et je pense, enfin je crois (parce qu’évidemment ce sera à démontrer), que la question freudienne de l’autre scène, c’est-à-dire non seulement de l’inconscient, mais de la place de l’inconscient, cette question serait : que faire avec l’inconscient ? Comment situer son autorité ? Quelle autorité ça donne à la psychanalyse et pourquoi pas aux psychanalystes ? La question freudienne a toujours été traversée par la nécessité à la fois de reconnaître l’autre scène, mais en même temps de lui laisser un lieu, et de lui laisser une place. Toute la valeur qu’il accordait à la psychanalyse tenait dans cette question. Evidemment je te suis tout à fait quand tu évoques la question du lieu de l’Autre, et qu’on ne peut pas penser l’Autre sans s’interroger sur celle de son lieu.

Ch. Melman – Merci beaucoup, je suis très content de ce que tu avances, parce que je suis déjà en train de fourbir mes arguments. Donc merci beaucoup. A la prochaine fois.